S. M. et cons.,
demandeurs en cassation,
représentés par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation,
contre
CENTRE PUBLIC D'AIDE SOCIALE DE HUY et cons.,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître Huguette Geinger, avocat à la Cour de cassation.
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 8 octobre 2001 par la cour d'appel de Liège.
II. La procédure devant la Cour
Le conseiller Didier Batselé a fait rapport.
L'avocat général Xavier De Riemaecker a conclu.
III. Le moyen de cassation
Les demandeurs présentent un moyen libellé dans les termes suivants :
Dispositions légales violées
- articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil;
- articles 2, 23 et 29 du Code judiciaire;
- article 4, spécialement alinéa 1er, de la loi du 17 avril 1878 contenant le Titre préliminaire du Code de procédure pénale.
Décisions et motifs critiqués
La demanderesse et son époux J. D., tant en nom personnel qu'en leur qualité d'administrateurs légaux des biens du demandeur, mineur d'âge à la date des citations introductives de la première instance, ont demandé condamnation du premier défendeur, de la première défenderesse, infirmière, de la deuxième défenderesse, infirmière accoucheuse, et de la troisième défenderesse, en nom personnel et en sa qualité d'administratrice légale des biens de ses deux enfants mineurs, les deuxième et troisième défendeurs, tous trois en tant qu'héritiers du docteur P. M., à les indemniser du préjudice subi par eux en raison des séquelles d'une hypoglycémie dont a été victime le demandeur, alors qu'il était âgé de trois jours et qu'il séjournait au service maternité de la clinique Reine Astrid de Huy, gérée par le premier défendeur.
Les défendeurs ont opposé à la demande, in limine litis, une exception d'irrecevabilité fondée sur le motif que la demande était introduite« alors que le litige était encore pendant devant la juridiction répressive ».
Le premier juge a accueilli l'exception.
Sur appel de la demanderesse, en nom personnel et es qualités, la cour d'appel confirme le jugement par les motifs suivants du premier juge qu'elle s'approprie:
« Attendu qu'en accordant à la partie lésée option entre la juridiction civile et la juridiction répressive, l'article 4 de la loi du 17 avril 1878 implique nécessairement interdiction pour cette partie de porter la même action à la fois devant une et l'autre de ces juridictions (,..);
Attendu que le juge doit se placer au jour de la citation pour apprécier la recevabilité de la demande (...);
Attendu qu'en l'espèce, il est constant que, suite aux faits litigieux, les défendeurs J., P., C.P.A.S. de Huy ainsi que le docteur M. ont été cités devant le tribunal correctionnel de Huy et que la demanderesse S. s'est constituée partie civile en son nom personnel et qualitate qua ; qu'il est par ailleurs acquis qu'au moment de l'introduction de la présente action, la procédure était toujours en cours devant la cour d'appel de Liège ;
Attendu qu'eu égard à l'identité d'objet et de cause des actions qu'en la même qualité la demanderesse Simon a exercées à charge des défendeurs pour la réparation du dommage lui causé à titre personnel et qualitate qua par le fait des défendeurs devant la juridiction répressive, d'abord, et ensuite et simultanément devant la juridiction civile, il échet de dire la présente action irrecevable en tant qu'intentée par ladite demanderesse»;
et par ses motifs propres suivants:
« La question litigieuse est réglée de manière claire et explicite par l'article 4 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code de procédure pénale, de sorte que les solutions imposées par le Code judiciaire en cas de litispendance ne trouvent pas à s'appliquer en l'espèce ;
En d'autres termes, l'hypothèse rencontrée dans le présent différend étant expressément visée par les dispositions précitées du titre préliminaire du Code de procédure pénale, les normes et critères invoqués par (la demanderesse) ne lui sont pas applicables ;
Compte tenu de la nature et de l'objet des différentes actions dont (la demanderesse) a pris l'initiative, c'est à bon droit que le premier juge a, d'une part, estimé devoir se prononcer, comme l'y invitaient les défendeurs (...), sur la recevabilité de la demande et, d'autre part, rappelé que cette recevabilité devait nécessairement être appréciée 'au jour de la citation' (.); dans ces conditions, le premier juge n'était nullement tenu d'examiner si la même demande était toujours pendante devant une juridiction répressive non pas le jour de la citation mais à la clôture des débats (...) ; la demanderesse persiste à perdre de vue non seulement que, lorsqu'elle a fait notifier sa citation introductive, les 28 et 29 septembre 1988, la cour d'appel n'avait pas encore statué sur le recours qu'elle avait introduit contre le jugement prononcé le 7 février 1986 par le tribunal correctionnel de Huy mais en outre que ladite cour, par son arrêt du 20 avril 1989, s'est bornée à lui donner acte de son désistement d'appel».
Griefs
1. Première branche
Il résulte des termes du jugement du tribunal de première instance de Huy, statuant en matière correctionnelle, du 7 février 1986, visé par l'arrêt, que, si les défenderesses A. J. et L. P. et le docteur P. M. ont été poursuivis pour infraction à l'article 422bis du Code pénal et que le Centre public d'aide sociale de Huy a été cité en qualité de civilement responsable des défenderesses A. J. et L. P., la demanderesse s'est constituée partie civile exclusivement contre A. J., L. P. et le Centre public d'aide sociale de Huy, mais non contre P. M.
L'arrêt n'a donc pu légalement décider, sans violer la foi due à ce jugement, pour dire irrecevable l'action de la demanderesse, en nom personnel et es qualités, contre les héritiers du docteur P. M., que la demanderesse s'était constituée partie civile, durant l'instance pénale qui a été l'objet de ce jugement, contre le docteur P. M., avec cette conséquence implicite que l'action jugée par l'arrêt attaqué, en tant qu'elle était dirigée contre les héritiers du docteur P. M., et la constitution de partie civile de la demanderesse devant le tribunal correctionnel de Huy étaient mues entre mêmes parties (violation des articles 1319 et 1320 du Code civil).
2. Deuxième branche
Il résulte des termes du jugement du tribunal de première instance de Huy, statuant en matière correctionnelle, du 7 février 1986, visé par l'arrêt, que, si A. J., L. P. et P. M. ont été poursuivis, le Centre public d'aide sociale de Huy étant cité comme civilement responsable de A. J. et L. P., ils étaient exclusivement prévenus d'infractions à l'article 422bis du Code pénal, pour « s'être abstenus de venir en aide ou de procurer une aide » au demandeur.
Et il résulte des termes des citations des 28 septembre 1988 et 29 septembre 1988 introductives de l'instance jugée, en degré d'appel, par l'arrêt attaqué que l'action de la demanderesse (et de son époux J. D.), en nom personnel et es qualités, était fondée, notamment sur « une mauvaise organisation du service au moment des faits, qui empêcha les (deuxième et troisième défenderesses) de suivre avec l'attention requise l'évolution de l'enfant », et des conclusions prises par la demanderesse, en nom personnel et es qualités, devant la cour d'appel que la demanderesse faisait, notamment, grief au Centre public d'aide sociale de Huy, défendeur, d' « un grave manque d'organisation dans le personnel de la clinique Reine Astrid » et invoquait sa responsabilité contractuelle, à A. J. et L. P., défenderesses, de ne pas avoir fait appel au pédiatre, malgré sa demande.
Les demandes dont était saisie la cour d'appel, dirigées par la demanderesse contre le Centre public d'aide sociale de Huy, A. J. et L. P., n'avaient donc pas la même cause que la constitution de partie civile formée par la demanderesse contre ces parties devant le tribunal correctionnel de Huy.
Dans l'action jugée par l'arrêt attaqué, en effet, la demande dirigée par la demanderesse contre le Centre public d'aide sociale de Huy trouvait sa cause dans la faute personnelle de ce dernier, alors qu'il n'était cité devant le tribunal correctionnel qu'en qualité de civilement responsable de l'infraction reprochée à A. J. et L. P., et la demande dirigée contre les défenderesses A. J. et L. P. l'était sur une cause distincte de l'infraction pour laquelle elles étaient poursuivies devant le tribunal correctionnel.
Il s'en déduit que l'arrêt n'a pu, sans violer la foi due au jugement du tribunal de première instance de Huy, statuant en matière correctionnelle, du 7 février 1986, aux citations des 28 septembre 1988 et 29 septembre 1988 introductives de la première instance jugée, en degré d'appel, par l'arrêt attaqué et aux conclusions déposées par la demanderesse devant la cour d'appel, décider que l'action jugée par l'arrêt attaqué et la constitution de partie civile de la demanderesse contre le Centre public d'aide sociale de Huy, A. J. et L. P., durant l'instance pénale qui a été l'objet du jugement du tribunal correctionnel de Huy du 7 février 1986, avaient la même cause (violation des articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil).
A tout le moins, ce décidant, l'arrêt a méconnu la notion de cause d'une demande en justice au sens des articles 23 et 29 du Code judiciaire (violation des articles 2, 23 et 29 du Code judiciaire).
3. Troisième branche
Aux termes de l'article 4 de la loi du 17 avril 1978, « l'action civile peut être poursuivie en même temps et devant les mêmes juges que l'action publique». Cependant, « elle peut aussi l'être séparément» mais, dans ce cas, l'exercice en est suspendu tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique, intentée avant ou pendant la poursuite de l'action civile ».
II se déduit de ce texte que la constitution de partie civile, antérieure, ne fait pas obstacle à l'introduction, par la partie civile, d'une instance civile subséquente en réparation du préjudice qu'elle a subi à la suite de l'infraction. La règle est, sans plus, une application du principe de la litispendance (ou de la connexité): le juge ne peut statuer sur une action dont une autre instance est saisie. Et l'exception de litispendance (ou de connexité) est appréciée à la date de la décision, non de l'introduction de l'instance.
L'exception est dilatoire : dans pareille hypothèse, selon les termes mêmes de la disposition légale citée, « l'exercice » de l'action civile ultérieure « est suspendu tant qu'il n'a pas été prononcé définitivement sur l'action publique ». L'action civile sera poursuivie dès que le juge répressif aura vidé sa saisine - et ce quelle que soit sa décision sur la constitution de partie civile.
Et il se déduit des constatations de l'arrêt que, si la demanderesse, en nom personnel et ès qualités, s'était constituée partie civile devant le tribunal correctionnel de Huy antérieurement à l'introduction de l'action civile dont était saisie la cour d'appel, encore le juge répressif avait-il vidé sa saisine antérieurement au prononcé de l'arrêt attaqué, dès lors que la cour d'appel de Liège, par un arrêt du 20 avril 1989, avait donné acte à la demanderesse de son désistement de l'appel qu'elle avait formé contre le jugement du tribunal correctionnel de Huy du 7 février 1986 statuant sur sa constitution de partie civile.
L'arrêt n'a donc pu légalement décider, par confirmation du jugement dont appel, que l'action de la demanderesse, en nom personnel et es qualités, n'était pas recevable (violation des articles 2 et 29 du Code judiciaire et de l'article 4 de la loi du 17 avril 1878).
IV. La décision de la Cour
Quant à la troisième branche :
Attendu qu'en vertu de l'article 4 de la loi du 17 avril 1878 contenant le Titre préliminaire du Code de procédure pénale, la victime d'une infraction peut, après s'être constituée partie civile devant la juridiction répressive, introduire devant la juridiction civile une action en réparation du dommage résultant de l'infraction;
Que cette disposition ne prévoit pas que la demande ne peut être portée devant le juge civil que lorsque la victime s'est préalablement désistée de l'instance devant le juge pénal;
Attendu qu'en déclarant irrecevable l'action introduite devant le premier juge par la demanderesse en nom personnel et au nom du défendeur, son fils mineur, au motif qu'au moment de l'intentement de cette action, la demanderesse ne s'était pas encore désistée de l'instance pendante devant la juridiction répressive, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision;
Qu'en cette branche, le moyen est fondé;
Sur les autres griefs:
Attendu qu'il n'y a pas lieu d'examiner les deux autres branches du moyen qui ne sauraient entraîner une cassation plus étendue;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il donne acte à la société anonyme «La Médicale» de son intervention volontaire, qu'il statue sur les dépens de cette intervention et qu'il décrète le désistement d'appel de J. D.;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillers Christian Storck, Didier Batselé, Albert Fettweis et Philippe Gosseries, et prononcé en audience publique du dix octobre deux mille trois par le président de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat général Xavier De Riemaecker, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.