AXA ROYALE BELGE, société anonyme,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Lucien Simont, avocat la Cour de cassation,
contre
ATELIA EST, et cons.,
défendeurs en cassation,
représentés par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation,
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 24 avril 2001 par la cour d'appel de Liège.
II. La procédure devant la Cour
Le conseiller Christine Matray a fait rapport.
L'avocat général Xavier De Riemaecker a conclu.
III. Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
- articles 1134, 1135, 1165, 1289, 1290, 1291, 1293, 1295 (tel qu'il était applicable avant sa modification par l'article 6 de la loi du 6 juillet 1994), 1298, 1689, 1690 et 1691 (tels que ces deux derniers articles étaient applicables avant leur modification respectivement par les articles 4 et 5 de la loi du 6 juillet 1994) du Code civil;
- principe de l'égalité des créanciers en concours dont font application l'article 184 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales (tel qu'il était applicable à la date de l'arrêt attaqué) et les articles 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire;
- pour autant que de besoin, articles 184 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales, 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire.
Décisions et motifs critiqués
Après avoir constaté que:
«La société de courtage d'assurances société anonyme Mercure compagnie financière et immobilière liégeoise déclarée en faillite par jugement du 5 mai 1993 du tribunal de commerce de Liège avait accepté, respectivement le 2 avril 1976 et le 16 juin 1976, les conditions d'agrément des compagnies d'assurance actuellement fusionnées, dans les termes suivants, en ce qui concerne l'enjeu du litige:
- pour ce qui concerne la société anonyme L'Assurance Liégeoise (devenue société anonyme Royale Belge 1994) (N.B. aux droits et obligations desquelles a succédé la demanderesse):
'l'assureur reconnaît que tous les contrats d'assurance souscrits par l'intermédiaire du producteur restent la propriété de ce dernier. Il en résulte que ce droit peut, en tout temps et librement, être cédé par le producteur à la personne de son choix (.); l'assureur ne peut s'y opposer que dans les cas particuliers suivants: (.) c) aussi longtemps que le solde en sa faveur n'a pas été entièrement liquidé' (article 5 des dispositions générales);
- pour ce qui concerne la société anonyme Royale Belge (N.B. aux droits et obligations desquelles a succédé la demanderesse):
'le producteur a un droit acquis à toutes commissions afférentes aux contrats d'assurance souscrits à son intervention, et ce jusqu'à leur expiration; aucune cession d'affaires ou de portefeuille ne peut cependant être réalisée, entre vifs ou pour cause de décès, avant apurement intégral du compte producteur' (article 4, point 2, § 1er et § 2, des conditions d'agrément de producteur d'assurances).
Le 17 mai 1993, les curateurs de la faillite notifient à tous les assureurs (au nombre de 84) la cession du portefeuille d'assurances de la société anonyme Mercure, en faillite, à la société anonyme Anbel Insurance Group (.), malgré l'opposition du 14 mai 1993 des deux compagnies actuellement fusionnées»;
que:
«même si les dettes réciproques procèdent de contrats juridiques distincts, à savoir un mandat d'encaissement des primes et un contrat de courtage, un lien de connexité étroit unit les dettes qui en découlent, tenant compte de la mise en ouvre par ces contrats d'une opération économique et commerciale unique»;
et que:
«en fonction des accords d'agrément, le courtier est autorisé à présenter à la clientèle les contrats de la Royale Belge et de L'Assurance Liégeoise (N.B. aux droits et obligations desquelles a succédé la demanderesse), d'encaisser pour compte de celles-ci les primes dues sur les contrats conclus à son intervention et de toucher les commissions convenues sur ces primes, en rémunération de ses interventions et frais»;
et encore que:
«le jumelage des deux liens contractuels, leur justification l'un par l'autre, la proportion des commissions en fonction des primes, le caractère général de la pratique et la commune perception des choses par les deux parties qui compensent les dettes en un compte agent indiquent une connexité suffisante»;
et enfin que:
«cette compensation admise au bénéfice des assureurs n'est nullement abusive, s'agissant d'un mécanisme préférentiel admis après la faillite, eu égard à la connexité des dettes réciproques;
que la mise en ouvre de ce mécanisme n'apparaît pas, dans le cas d'espèce, abusive dans le chef des assureurs dont les créances respectives étaient de 2,94 % et 1,38 % de l'ensemble des créances des autres compagnies d'assurances fixée à 115.797.611 francs»;
l'arrêt décide néanmoins que:
«en l'espèce, le solde négatif du compte de la société faillie à l'égard des assureurs (ne) peut être compensé par les commissions échues et à échoir sur les contrats conclus à l'intermédiaire de la société faillite (que) jusqu'au jour où les commissions sont acquises au cessionnaire du portefeuille, soit le 1er juin 1993, suivant l'addendum modifiant l'article 3 de la convention de cession du 14 mai 1993 opposable aux assureurs (.);
que la société de courtage cessionnaire n'est pas tenue des dettes de la société faillie, comme l'exprime d'ailleurs l'article 2 b) de la convention de cession qui est opposable aux assureurs et qui stipule que la vente ne concerne pas les créances et les dettes nées du temps de l'activité des sociétés faillies»;
et que:
«en conséquence, dans la mesure où (la demanderesse) a retenu des commissions depuis le 1er juin 1993 jusqu'au 31 août 1993 relativement aux contrats d'assurance transférés, il y a lieu de la condamner à les rembourser aux (premières défenderesses);
qu'il y a lieu de condamner (la demanderesse) à remettre (aux premières défenderesses) les éléments et pièces justificatives permettant le calcul des commissions effectivement perçues et retenues par (la demanderesse) du 1er juin 1993 au 31 août 1993»;
en se fondant sur les motifs que:
«en sollicitant l'apurement du compte producteur en sa faveur avant toute cession de ce bien, (la demanderesse) sollicite d'être payée par préférence aux autres créanciers;
(.) qu'en vertu du principe de l'égalité des créanciers dont les articles 184 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales (applicable à l'époque de l'arrêt attaqué), 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire font application, tous les biens du débiteur sont le gage commun de ses créanciers à moins qu'il n'y ait entre eux des causes légitimes de préférence; que le principe de l'égalité des créanciers et les articles 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire dérogent nécessairement aux articles 1165, 1134 et 1135 du Code civil puisqu'ils rendent inopposables aux créanciers en concours une convention créant une sûreté réelle non prévue par la loi;
que les sûretés réelles grèvent un ou plusieurs biens du débiteur et confèrent à leur titulaire priorité sur le prix de réalisation du ou des biens qui en sont l'assiette, lesquels se trouvent ainsi affectés, par préférence, au règlement de la dette; [que] les biens grevés sont soustraits à la règle du concours et, à concurrence de la créance du titulaire de la sûreté, échappent à l'emprise des créances chirographaires;
que certaines sûretés réelles procèdent, il est vrai, de la volonté des parties (créancier et débiteur): l'hypothèque conventionnelle et le gage (sous diverses formes) sont des contrats; que ces contrats sont expressément prévus par la loi qui en trace le cadre et en fixe les règles essentielles, auxquelles les parties ne sauraient déroger; que c'est donc bien la loi qui les institue dans leur principe, qui crée la cause de préférence et n'abandonne aux parties que l'initiative de l'attacher, de commun accord, à telle ou telle créance; que toute convention - autre que le gage (sous ses diverses formes) et l'hypothèque - dont l'objet serait de réserver par priorité tel ou tel élément du patrimoine du débiteur au paiement de telle ou telle créance et de le soustraire dans cette mesure à l'emprise des autres créanciers ne saurait recevoir effet;
qu'ainsi, en l'espèce, les clauses litigieuses qui créent en réalité une sûreté réelle au bénéfice de l'assureur puisqu'elles soustraient les contrats d'assurance qui appartiennent au failli à la règle du concours, en les affectant, par priorité, au paiement de la créance de l'assureur ne sont pas opposables aux créanciers de la faillite de la société anonyme Mercure;
qu'il s'en déduit que la cession du portefeuille d'assurance qui comprend les contrats d'assurance souscrits auprès de la société anonyme L'Assurance Liégeoise et de la société anonyme Royale Belge, actuellement fusionnées en (la demanderesse) et qui a été opérée, par convention du 14 mai 1993, par (les seconds défendeurs au profit des premières défenderesses), par avenant du 20 septembre 1993 (.) est valable et opposable à (la demanderesse)»;
ainsi que sur le motif portant:
«qu'en principe, toute compensation après faillite est interdite; qu'exception à ce principe existe entre dettes réciproques qui présentent entre elles un lien de connexité résultant d'un lien étroit de dépendance».
Griefs
La compensation entre une obligation et une créance connexes s'opère nonobstant les droits acquis de tiers sur la créance à compenser; dans ce cas, la compensation ne peut être considérée comme entraînant l'affectation d'un actif au paiement préférentiel d'un créancier en concours; elle est opposable au curateur de faillite, représentant les créanciers du failli titulaire de la créance à compenser; en outre, en tant qu'elle est inhérente aux contrats synallagmatiques et fondée sur l'interdépendance d'obligations réciproques, la compensation entre une obligation et une créance connexes est également opposable au cessionnaire de la créance née de ce contrat synallagmatique.
En l'espèce, sur la base de la constatation que les clauses dont l'arrêt reproduit le texte sont insérées dans des conventions liant la demanderesse et la société faillie qui engendrent la connexité entre, d'une part, l'obligation de la demanderesse de payer à la société faillie les commissions échues et à échoir sur les contrats conclus à son intermédiaire et, d'autre part, la créance de la demanderesse en paiement des primes dues sur lesdits contrats et sur la base de la constatation que n'est pas abusive en l'espèce, l'invocation par la demanderesse de la compensation entre l'obligation et la créance décrites ci-dessus, l'arrêt attaqué ne pouvait ni considérer que les clauses litigieuses invoquées par la demanderesse pour fonder sa demande d'admission de la compensation, ne sont opposables ni aux créanciers de la société faillie représentés par les seconds défendeurs, ni aux premières défenderesses, cessionnaires des créances de commissions échues et à échoir sur les contrats conclus à l'intermédiaire de la société faillie, ni refuser la compensation demandée, sans méconnaître (1°) les effets internes que les clauses litigieuses ont légalement entre les parties contractantes (violation des articles 1134 et 1135 du Code civil); (2°) l'effet externe que les mêmes clauses produisent à l'égard des tiers (violation de l'article 1165 du Code civil), notamment en ce qu'elles sont créatives de connexité, (3°) la portée du principe de l'égalité des créanciers en concours dont font application les articles 184 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales, applicable à la date de l'arrêt attaqué, 7, 8 et 9 de la loi hypothécaire (violation de ce principe général et des dispositions légales précitées qui en font application, ainsi que, en tant que de besoin, desdites dispositions légales), (4°) la notion légale de compensation entre une obligation et une créance connexes [violation des articles 1289, 1290, 1291, 1293, 1295 (tel qu'il est applicable avant sa modification par l'article 6 de la loi du 6 juillet 1994) et 1298 du Code civil], ainsi que les effets légaux de la cession de créance [(violation des articles 1689, 1690 et 1691 du Code civil (tels que ces deux derniers articles étaient applicables avant leur modification respectivement par les articles 4 et 5 de la loi du 6 juillet 1994)].
Il s'ensuit que l'arrêt, qui dit pour droit que les clauses litigieuses invoquées par la demanderesse pour fonder sa demande d'admission de la compensation sont inopposables aux seconds défendeurs, dit pour droit que la convention de cession conclue entre les premières défenderesses et les seconds défendeurs est valable et opposable à la demanderesse, notamment en ce qu'elle porte que les premières défenderesses ne sont pas tenues de toutes les obligations liées de manière connexe aux créances acquises par elles, dit pour droit que la compensation entre les dettes réciproques de la société faillie et la demanderesse relativement aux commissions échues au jour de la faillite et à échoir après la faillite sur les contrats conclus à l'entremise de la société faillie s'opère jusqu'à la date à partir de laquelle (selon la convention de cession) les commissions ont été attribuées aux premières défenderesses et, en conséquence, condamne la demanderesse à remettre aux premières défenderesses les éléments et pièces justificatives permettant le calcul des commissions effectivement perçues et retenues par elle postérieurement à cette date, et condamne la demanderesse à payer aux premières défenderesses les commissions effectivement perçues et retenues par elle postérieurement à cette date ainsi que la somme de 200.000 francs à titre de dommages-intérêts, n'est pas légalement justifié (violation du principe et de toutes les dispositions légales visées au moyen).
IV. La décision de la Cour
Attendu qu'en vertu de l'article 1289 du Code civil, lorsque deux personnes se trouvent débitrices l'une de l'autre, il s'opère entre elles une compensation qui éteint les dettes;
Que, s'analysant en un double payement abrégé, la compensation est un mode d'extinction des obligations réciproques jusqu'à concurrence de la plus faible;
Que l'exception fondée sur la compensation, dont le mécanisme ne suppose pas l'interdépendance des obligations réciproques, n'est pas inhérente à la nature du contrat synallagmatique;
Attendu qu'en cas de cession de la créance née d'un tel contrat, qui a pour effet que les obligations en présence ne sont plus réciproques, il n'est pas dérogé à l'article 1295, alinéa 2, du Code civil qui, dans sa rédaction applicable au litige, prive le débiteur cédé qui n'a pas accepté la cession mais à qui elle a été signifiée du bénéfice de l'exception de compensation lorsque les conditions de celle-ci ne sont réunies qu'après la notification;
Attendu que la constatation entre les obligations
réciproques d'un lien de connexité de nature à justifier que la compensation s'opère entre les débiteurs nonobstant la faillite de l'un d'eux est sans incidence sur les conditions auxquelles l'autre peut, en cas de cession de la créance du failli, opposer au cessionnaire l'exception fondée sur la compensation;
Que, reposant sur le soutènement contraire, le moyen manque en droit;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de mille vingt-six euros vingt centimes envers la partie demanderesse et à la somme de trois cent nonante-sept euros nonante-sept centimes envers les parties défenderesses.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillers Philippe Echement, Christian Storck, Didier Batselé et Christine Matray, et prononcé en audience publique du vingt-six juin deux mille trois par le président de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat général Xavier De Riemaecker, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.