T. P., partie civile,
demandeur en cassation,
représenté par Maître François T'Kint, avocat à la Cour de cassation,
contre
L. M., A., prévenu,
défendeur en cassation,
représenté par Maître Antoine De Bruyn, avocat à la Cour de cassation.
Les décisions attaquées
Le pourvoi est dirigé contre deux arrêts rendus respectivement les 25 avril et 27 juin 2002 par la cour d'appel de Mons, chambre correctionnelle.
La procédure devant la Cour
Le conseiller Albert Fettweis a fait rapport.
L'avocat général Spreutels a conclu.
Maître François T'Kint a déposé une note en réplique aux conclusions du ministère public.
Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé comme suit:
Dispositions légales violées
- Articles 6, 1131, 1382 et 1383 du Code civil;
- Article 3 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du Code d'instruction criminelle [lire Code de procédure pénale].
Décisions et motifs critiqués
Saisis de conclusions par lesquelles le demandeur sollicitait la condamnation du défendeur à lui payer les sommes de 3.315.190 francs à titre de réparation de son préjudice matériel temporaire professionnel, de 3.814.475 francs et de 19.129.020 francs en réparation de son préjudice matériel professionnel permanent et faisant valoir à cet égard (pages 3 et suivantes de ses conclusions de synthèse après réouverture des débats) que non seulement il exerçait au moment de l'accident, sa profession de premier ouvrier boulanger-pâtissier au service de son employeur selon un régime «temps plein» mais que «il était renseigné et déclaré comme exerçant son emploi à temps plein bien que son horaire de travail ait été largement supérieur à un horaire à temps plein; (.) que reste vraie l'affirmation du (demandeur) que sa rémunération réelle nette était égale au double de sa rémunération officielle puisque, pour calculer son dommage matériel professionnel, le (demandeur) s'est fondé sur les rémunérations nettes renseignées dans les comptes individuels qu'il a produits, qu'il a multipliées par deux après avoir démontré que la durée réelle de ses prestations de travail était égale au double de celles pour lesquelles il était officiellement rémunéré et étaient des prestations à temps plein; (.) que (les) horaires de travail (du demandeur) (.) représent(ent) une durée hebdomadaire de travail de 74,30 heures, ce qui correspond à une durée mensuelle de 323 heures; que la rémunération réelle nette du (demandeur) était donc égale au double de sa rémunération officielle; (.) que la rémunération officielle nette du (demandeur) pour une année complète en qualité de premier ouvrier peut donc être évaluée en prenant en considération une moyenne mensuelle de 35.500 francs à augmenter de 2.415 francs de prime, ce qui la porte à 37.915 francs; que sa rémunération mensuelle nette réelle était donc de 75.830 francs; que, majorée de 14,80 %, elle passait à 87.052 francs, ce qui n'a rien d'excessif si l'on réalise à quel horaire de travail le (demandeur) était soumis puisque la rémunération mensuelle de 75.830 francs correspond, pour 323 heures de travail, à 234,76 francs de l'heure; que la perte subie par le (demandeur) en rémunération pour la période allant du 13 janvier 1992 au 31 décembre 1996 qui comporte 59,5 mois, est donc égale à 5.179.594 francs; qu'il y a lieu d'en déduire les interventions de la mutuelle (.); que le solde qui reste dû est donc de 3.315.190 francs», et que (pages 11 et 12) «pour la période allant du 1er janvier 1997 au 31 août 1998, il peut être considéré que la rémunération du (demandeur) aurait été majorée de l'ancienneté et qu'en conséquence c'est à 90.000 francs par mois que sa rémunération nette se serait élevée; (.) que la rémunération qu'il aurait obtenue à partir du 1er septembre 1998 peut, quant à elle, être évaluée à 100.000 francs nets par mois (.)», les juges d'appel, par l'arrêt attaqué prononcé le 25 avril 2002, rejettent partiellement les demandes relatives à la réparation des préjudices matériels professionnels temporaires et définitifs et n'allouent, à ce titre, au demandeur que les sommes de 1.789.061 francs (dommage matériel temporaire), dont à déduire la somme de 1.864.404 francs payée pour cette période par l'organisme du demandeur, et de 2.016.000 francs et de 6.380.912,5 francs (dommage matériel permanent) dont à déduire les interventions de l'organisme assureur, aux motifs que «sans avoir égard aux circonstances de fait postérieures à l'accomplissement des prestations du travail en noir et notamment l'absence de leur déclaration au fisc, la cour [d'appel], considérant que la preuve de la matérialité desdites prestations est suffisamment rapportée, constate que (le demandeur) a exécuté sous l'autorité et la surveillance de son employeur diverses prestations en infraction à des dispositions d'ordre public prises dans le domaine social, et tout particulièrement l'arrêté royal n° 5 du 23 octobre 1978 relatif à la tenue des documents sociaux, la loi du 16 mars 1971 sur le travail contenant les dispositions relatives au temps de travail et de repos et la loi du 27 juin 1969 concernant la sécurité sociale des travailleurs dont divers manquements sont pénalement punissables (notamment, articles 11 à 15 de l'arrêté royal du 23 octobre 1978, 53 à 59 de la loi du 16 mars 1971, 35 à 39 de la loi du 27 juin 1969); que la cause de l'obtention des avantages financiers perçus en noir par (le demandeur) présente dès lors un caractère illicite, rendant illégitime, et partant, irréparable, la lésion de l'intérêt patrimonial en découlant; que seule la lésion de l'intérêt lié aux prestations régulières du travail de premier ouvrier boulanger accompli par (le demandeur) est réparable» et «qu'à défaut d'élément plus précis, la perte prévisible des revenus professionnels mensuels nets que (le demandeur) aurait promérités de façon licite [sera évaluée ex aequo et bono...]».
Griefs
Les articles 1382 et 1383 du Code civil obligent celui qui, par sa faute, a causé du dommage, à le réparer intégralement, de manière telle que la personne lésée se retrouve dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si la faute qu'elle allègue n'avait pas été commise.
Certes, le dommage, dont la totalité doit être réparée par l'auteur de l'acte illicite, doit être certain et ne peut résulter de la privation d'un avantage illégitime.
Mais le droit que la victime a de réclamer la réparation intégrale de son préjudice ne saurait être exclu que si elle ne peut prétendre, à l'égard de l'auteur de la faute, a être rétablie dans la situation antérieure à l'acte fautif.
La circonstance que les revenus professionnels dont la victime a été privée à la suite de l'acte illicite n'ont pas fait l'objet d'une déclaration à l'impôt des personnes physiques et de la perception des cotisations de sécurité sociale est sans aucune incidence sur l'obligation de l'auteur de l'acte illicite de réparer le dommage subi par la victime à la suite de la privation de ces revenus qui ne constituent pas, de ce seul fait, un avantage illégitime dont la perte ne devrait pas être compensée, les prestations de travail, en raison desquelles la victime percevait ces rémunérations, dont l'exécution a été rendue impossible par la faute de l'auteur de cet acte illicite, n'étant pas contraires à l'ordre public ou aux bonnes mours en soi et ne le devenant pas davantage parce que les revenus qu'elles ont générés n'ont pas été soumis à la perception de l'impôt ou des cotisations de sécurité sociale des travailleurs salariés ou qu'ils résulteraient de prestations de travail effectuées en contravention aux lois sur la durée du travail.
Il n'appartient pas, dès lors, à l'auteur responsable des lésions subies par la victime qui ont empêché celle-ci d'effectuer les prestations de service qu'elle réalisait avant la survenance de l'acte fautif, pour tenter d'éluder son obligation de réparer intégralement les suites dommageables de celui-ci, de faire valoir que les rémunérations perçues par la victime et dont celle-ci a été privée par sa faute, échappaient à l'impôt et aux cotisations de sécurité sociale, en tout ou en partie, dès lors que les prestations de service en vertu desquelles ces rémunérations étaient payées, n'étaient pas elles-mêmes contraires à l'ordre public ou aux bonnes mours. Ce n'est, en effet, que si la cause elle-même des rémunérations, c'est-à-dire les prestations effectuées par la victime, sont contraires à des dispositions d'ordre public ou aux bonnes mours qu'il est permis de considérer que l'avantage qu'en retire la victime est illégitime et que, partant, son indemnisation doit être exclue.
D'où il suit que, tout en admettant que le demandeur faisait la preuve des prestations de service réelles qu'il assurait avant l'accident et que lesdites prestations représentaient le double de celles qui résultaient des documents produits aux débats, l'arrêt attaqué qui refuse d'en tenir compte et indique qu'il s'impose de n'avoir égard qu'aux revenus professionnels déclarés ayant été soumis à la perception des cotisations de sécurité sociale des travailleurs salariés, pour le calcul des indemnités auxquelles le demandeur peut prétendre en vue de la réparation de ses dommages matériels professionnels temporaire et permanent, méconnaît la notion légale de dommage licite réparable et l'obligation d'indemnisation intégrale du dommage résultant d'un acte fautif.
La décision de la Cour
A. En tant que le pourvoi est dirigé contre l'arrêt du 25 avril 2002:
Sur le moyen:
Attendu que les articles 1382 et 1383 du Code civil obligent l'auteur d'un acte fautif à réparer le dommage causé par cet acte dès lors que ce dommage est certain et qu'il ne consiste pas en la privation d'un avantage illicite;
Attendu que la perception de rémunérations provenant d'un travail au noir, constitue, en règle, un avantage illicite dont la perte ne peut donner lieu à réparation;
Que le moyen qui revient à soutenir le contraire, manque en droit;
B. En tant que le pourvoi est dirigé contre l'arrêt du 27 juin 2002:
Attendu que le demandeur ne fait valoir aucun moyen;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne le demandeur aux frais.
Lesdits frais taxés en totalité à la somme de cent nonante-six euros trente centimes dont vingt-quatre euros douze centimes dus et cent septante-deux euros dix-huit centimes payés par le demandeur.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre, à Bruxelles, où siégeaient Marc Lahousse, président de section, Francis Fischer, Jean de Codt, Frédéric Close et Albert Fettweis, conseillers, et prononcé en audience publique du quatorze mai deux mille trois par Marc Lahousse, président de section, en présence de Jean Spreutels, avocat général, avec l'assistance de Fabienne Gobert, greffier adjoint principal.