L. M.,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Philippe Gérard, avocat à la Cour de cassation,
contre
S. E., et cons.,
défendeurs en cassation,
représenté par Maître John Kirkpatrick, avocat à la Cour de cassation
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 30 octobre 2001 par la cour d'appel de Liège.
II. La procédure devant la Cour
Le président de section Claude Parmentier a fait rapport.
L'avocat général Xavier De Riemaecker a conclu.
III. Le moyen de cassation
Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
Articles 2260, 2261 et 2276bis, §1er, du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué, réformant le jugement dont appel, «dit pour droit que l'action originaire» introduite par citation du 30 novembre 1992 par le premier défendeur et ses ayants cause «n'est pas prescrite» et, par voie de conséquence, 1° dit recevable mais non fondée l'action du premier défendeur contre le second défendeur et 2° condamne le demandeur à payer au premier défendeur la somme de un franc à titre provisionnel et, au second défendeur, les dépens d'instance et d'appel, aux motifs que «[le second défendeur] fait grief au jugement entrepris d'avoir considéré que l'action originaire des consorts S., introduite par citation du 30 novembre 1992, était prescrite au motif qu'elle a été intentée plus de cinq ans après que [le demandeur] ait été déchargé de sa mission, alors que le dernier acte de sa mission a été accompli le 21 décembre 1987, le jour où l'avocat a tenu le dossier de pièces à la disposition de ses clients pour qu'ils puissent l'emporter», que «[le second défendeur] et les consorts S. articulent que le délai de prescription a commencé à courir au moment où [le demandeur] leur aurait restitué leur dossier, tandis que [le demandeur] estime que le délai a pris cours lorsque ses clients l'ont déchargé de sa mission par lettre du 25 mai 1987; que la doctrine considère, à la lecture des travaux préparatoires, que le législateur a laissé aux tribunaux le soin d'appliquer la notion d' 'achèvement de la mission' cas par cas, par exemple au décès de l'avocat, lors du retrait du dossier par le client, de la remise du dossier au client, de la clôture de la procédure par un jugement ou un arrêt définitif [D. S., .]; que le plus souvent, précise l'auteur précité, le terme de la mission se situera lors de l'accomplissement du dernier acte requis; qu'en l'espèce, l'on se trouve dans le cas d'une résiliation anticipée de la mission par les consorts S., lesquels ont manifesté clairement leur décision par lettre du 25 mai 1987 de L. S., dans les termes suivants: 'je vous décharge donc de toute affaire et de me renvoyer tous mes dossiers'; qu'à bon droit, [le second défendeur] soutient qu'il n'y a pas lieu de confondre la fin du mandat de celle de la mission; que la mission de l'avocat est plus large que le mandat conféré pour l'exercice des procédures à mener pour compte du client, qu'elle comprend tous les actes matériels nécessaires à son exercice, en ce compris la remise du dossier à l'issue du contrat et la conservation des pièces pendant cinq ans; que [.] L. S. entendait bien récupérer les pièces de son dossier et il s'agit bien en l'espèce du dernier acte requis par lui expressément dans la lettre de rupture du contrat; que l'achèvement de la mission ne correspond pas au moment de la rupture des relations contractuelles et la restitution dans les meilleurs délais des pièces de son dossier au client par l'avocat déchargé constitue bien la dernière étape de sa mission; qu'il s'agit bien d'une obligation professionnelle reconnue dans le règlement interne de l'Ordre, qui trouve sa justification dans la nécessité, pour le client, en cas de rupture anticipée, d'assurer au plus tôt sa propre défense ou de la confier à un autre conseil; qu'on observera par ailleurs que la remise immédiate du dossier prend une particulière importance en cas de succession de conseils, pour la poursuite utile des procédures en cours (article 4 du règlement de l'Ordre national des avocats du 12 octobre 1989); qu'il importe peu que l'avocat qui succède puisse accomplir les devoirs urgents nécessaires à la sauvegarde des intérêts du client, dans la mesure où l'Ordre impose la condition d'informer aussitôt le prédécesseur, ce qui signifie que malgré la décision de rupture unilatérale du client, subsistent encore des relations entre le client et le prédécesseur tant que celui-ci n'a pas été honoré ou tout le dossier restitué; qu'il faut encore constater que la recherche de la responsabilité professionnelle d'un avocat se fera habituellement sur la base des pièces du dossier, dont les correspondances officielles font partie, et qu'il paraît normal que la prescription de l'action ne commence à courir que le jour où le client aura été mis en possession de tous les éléments nécessaires pour prendre sa décision d'agir en responsabilité; que raisonner autrement aboutirait à réduire le délai de prescription de cinq ans prévu par le législateur; que permettre à un avocat de restituer tardivement son dossier, c'est l'autoriser à réduire unilatéralement le temps de réflexion que le législateur a laissé au client pour agir; que du point de vue du client, il est manifeste que ses relations avec l'avocat subsistent tant que son dossier n'a pas été restitué ou encore que le solde des honoraires n'a pas été apuré; que la fin du mandat d'agir n'exclut pas que perdurent encore quelque temps les droits et devoirs de chacune des parties envers l'autre quant à la manière dont doit s'achever le contrat qui s'est mu entre elles; queles travaux parlementaires ne s'y sont pas trompés quand ils évoquent le retrait ou la remise du dossier comme terme utile de la mission; que dans la pratique professionnelle, il est par ailleurs normal que soient facturés au client les frais de tri et d'envoi de celui-ci; que la restitution du dossier n'est pas la conséquence de la rupture mais le dernier acte requis de l'avocat dans l'exercice de sa mission, qu'il s'agisse d'une résiliation unilatérale du client ou de l'achèvement normal du mandat ou du louage d'industrie; quecette manière de raisonner sauvegarde par ailleurs la sécurité juridique dans la mesure où la rupture des relations contractuelles peut être verbale ou tacite, ce qui permet difficilement au bénéficiaire de l'action en responsabilité de connaître le moment exact auquel l'avocat a pu savoir de manière non équivoque que son client mettait un terme à leurs relations; qu'il doit donc être considéré qu'entrent dans la mission de l'avocat des prestations de louage d'industrie, telles les consultations préalables et les plaidoiries, le mandat d'agir au nom du client et la phase d'achèvement de cette mission, par volonté unilatérale ou par le terme normal des devoirs à accomplir, qui comprend diverses étapes tels que notamment le calcul final des honoraires, les demandes de paiement de ceux-ci, le tri et la remise du dossier au client ou à un autre conseil; que l'action originaire introduite le 30 novembre 1992 n'est donc pas prescrite; que le délai de prescription de l'action en responsabilité professionnelle à l'encontre [du demandeur] n'a commencé à courir au plus tôt que le 22 décembre 1987, soit le jour de la réception de la lettre dans laquelle il tient le dossier à la disposition des consorts S.», et enfin qu' «en raison des motifs qui précèdent, l'action subsidiaire originaire en responsabilité intentée à l'égard [du second défendeur] est recevable mais non fondée».
Griefs
En vertu de l'article 2276 bis, § 1er, du Code civil, l'action qui tend à mettre en cause la responsabilité professionnelle d'un avocat est prescrite si elle n'est pas intentée au plus tard cinq ans après l'achèvement de sa mission.
La définition de la notion d'achèvement de la mission de l'avocat, dépend des circonstances entourant la fin des relations entre l'avocat et son client, étant entendu que la Cour de cassation contrôle si, des circonstances qu'il a constatées, le juge du fond a pu légalement déduire l'achèvement (ou non) de la mission de l'avocat sans méconnaître cette notion légale.
Dans certains cas, mais non dans tous, l'achèvement de la mission de l'avocat peut coïncider avec le moment où celui-ci restitue à son client les pièces qui composent son dossier.
Tel peut être le cas lorsque l'avocat a mené la mission qui lui a été confiée sans qu'un autre fait ou un autre acte soit entre-temps venu lui retirer prématurément cette mission.
En revanche, lorsque, précisément, le client exprime de manière non équivoque qu'il met un terme à la mission qu'il avait confiée à son avocat, l'achèvement de la mission de cet avocat coïncide avec le jour où il a pu prendre connaissance de cette décision, et la prescription de l'action en responsabilité pouvant être exercée à son encontre commence à courir dès le lendemain de ce jour.
Dans cette même hypothèse, la prise de cours de la prescription ne coïncide pas avec le jour où, consécutivement à la décision exprimée par le client, ce dernier se voit remettre, ou tenir à sa disposition, les pièces du dossier qu'il a, en vertu de ladite décision, précédemment retiré à son avocat.
La remise des pièces appartenant au client constitue dans ce cas la conséquence nécessaire de l'achèvement de la mission de son avocat.
Au regard de cette dernière hypothèse en particulier, il ne peut, d'autre part, être soutenu que c'est la restitution des pièces au client qui, toujours, marquerait l'achèvement de la mission de l'avocat au motif que la responsabilité de celui-ci ne pourrait être appréciée qu'à l'aune desdites pièces.
Cette thèse, qui fait toujours coïncider l'achèvement de la mission de l'avocat avec la restitution des pièces à son client, est formellement contredite par les termes de l'article 2276bis, § 1er, du Code civil qui oblige l'avocat à conserver lesdites pièces - non autrement définies - durant cinq ans, également à compter de l'achèvement de sa mission.
A supposer que cette thèse ne soit pas formellement contredite par les termes de l'article 2276bis, § 1er, du Code civil, il reste qu'elle est dépourvue de pertinence au regard des distinctions qui peuvent être déduites de cette disposition.
Il échet, en effet, de ne pas confondre les pièces de procédure que l'avocat est légalement tenu de conserver avec les pièces à conviction que l'avocat doit restituer à son client dès que sa mission s'achève.
Lorsque la mission litigieuse a trait à une procédure judiciaire, les pièces qui, le cas échéant, sont susceptibles d'éclairer l'appréciation de la responsabilité de l'avocat sont essentiellement les pièces de procédure (jugements, citations, requêtes, conclusions, etc.) et la correspondance figurant au dossier; ces pièces doivent toutefois être conservées par l'avocat pendant cinq ans à compter de l'achèvement de sa mission, de sorte que, par hypothèse, celui-ci ne peut coïncider avec la restitution desdites pièces au client.
Il suit de ce qui précède qu'en décidant que la prescription de l'action en responsabilité du premier défendeur et des ayants cause de celui-ci, n'avait commencé à courir qu'au plus tôt le 22 décembre 1987, soit le jour de la réception de la lettre dans laquelle le demandeur tint le dossier à leur disposition, bien qu'ayant constaté que les intéressés avaient clairement exprimé leur décision de résilier anticipativement la mission confiée au demandeur par une lettre du 25 mai 1987, l'arrêt attaqué viole l'article 2276bis, § 1er, du Code civil et, pour autant que de besoin, les articles 2260 et 2261 du même code en tant que ces dernières dispositions régissent la computation de toutes les prescriptions édictées par le Code civil.
Cette illégalité affecte également la décision aux termes de laquelle l'arrêt attaqué, sur la base des mêmes motifs, déclare non fondée l'action dirigée contre le second défendeur, chargé par le premier défendeur et les ayants cause de celui-ci d'introduire une action en responsabilité contre le demandeur.
IV. La décision de la Cour
Sur la fin de non-recevoir opposée au moyen par le second défendeur et déduite de ce qu'il critique un motif qui gît en fait;
Attendu que l'achèvement de la mission visé à l'article 2276 bis, § 1er, du Code civil est une notion légale;
Que la fin de non-recevoir ne peut être accueillie;
Sur le moyen:
Attendu qu'aux termes de l'article 2276 bis, § 1er, alinéa 1er, du Code civil, les avocats sont déchargés de leur responsabilité professionnelle et de la conservation des pièces cinq ans après l'achèvement de leur mission;
Que la mission de l'avocat s'achève, notamment, lorsque son client met de façon non équivoque un terme à son mandat;
Attendu que l'arrêt constate, par référence à l'exposé des faits du premier juge, que les auteurs du premier défendeur ont adressé le 25 mai 1987 au demandeur, leur conseil, une lettre contenant la phrase suivante: «Je vous décharge de toute affaire et de me renvoyer tous mes dossiers»;
Attendu qu'en considérant que la prescription de l'action en responsabilité dirigée contre le demandeur n'a pris cours qu'à partir de la réception de la lettre du 21 décembre 1987 par laquelle le demandeur invitait ses clients à reprendre possession de leurs dossiers en son cabinet, l'arrêt viole l'article 2276 bis précité;
Que le moyen est fondé;
Et attendu que la cassation de la décision de l'arrêt relative à la prescription entraîne la cassation de la décision de l'arrêt de déclarer non fondée l'action dirigée contre le second défendeur;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Casse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il reçoit l'appel;
Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé;
Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond;
Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Bruxelles.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où siégeaient le président de section Claude Parmentier, les conseillers Philippe Echement, Didier Batselé, Daniel Plas et Christine Matray, et prononcé en audience publique du vingt mars deux mille trois par le président de section Claude Parmentier, en présence de l'avocat général Thierry Werquin, avec l'assistance du greffier Marie-Jeanne Massart.