FORTIS A.G., anciennement A.G. 1824, s.a.,
demanderesse en cassation,
représentée par Maître Antoine De Bruyn, avocat à la Cour de cassation,
contre
B. F.
défendeur en cassation,
représenté par Maître Johan Verbist, avocat à la Cour de cassation,
La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 15 novembre 1999 par la cour du travail de Bruxelles.
La procédure devant la Cour
Le premier président Pierre Marchal a fait rapport.
Le premier avocat général Jean-François Leclercq a conclu.
Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen libellé dans les termes suivants:
Dispositions légales violées
Articles 1er, 7 et 8, §§ 1er et 2, spécialement § 1er, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail.
Décisions et motifs critiqués
L'arrêt attaqué décide que l'agression dont fut victime le défendeur lorsque, le 12 décembre 1992, vers 6 h 45, il se rendait à pied de son domicile à un établissement dénommé «La Laiterie» situé dans le parc Josaphat à Bruxelles, est un accident sur le chemin du travail, bien qu'il constate que ce jour-là, le défendeur effectuait ce trajet pour la deuxième fois, après s'être rendu à un bancontact et avoir ramené sa voiture chez lui, aux motifsque :
«Le [défendeur] exécutait son travail comme il l'entendait pour autant qu'il satisfasse aux demandes de l'employeur, exemple: le [défendeur] devait sortir les chiens de la 'Laiterie' pour les amener au domicile de l'employeur ou dans un enclos et nettoyer l'endroit où ces chiens avaient passé la nuit.
Il est évident que cette double activité devait se faire avant la mise en état et l'ouverture de l'exploitation concernée et devait se combiner avec un travail à temps plein de maître-nageur et la nécessité de permettre à sa compagne, enceinte à ce moment, de disposer de la voiture commune pour aller à son travail.
L'on peut se demander, d'une part, dans quelle mesure il ne peut y avoir deux fois chemin du travail sur une demi-heure et, d'autre part, en quelle mesure l'interruption du chemin du travail, si elle est peu importante, est justifiée par une cause légitime qui est définie comme suit:(.)
La possibilité laissée à la victime d'accomplir son travail au profit de son employeur, Monsieur C., l'autorisait incontestablement à l'effectuer en plusieurs épisodes. On peut d'ailleurs tenir pour probable que le jour de l'agression, il aurait dû normalement effectuer d'autres tâches (voir déclaration de Monsieur C.: 'Il travaille normalement au bain de Schaerbeek et travaille pour moi après ses heures') et il se serait vraisemblablement et une fois de plus trouvé sur le chemin du travail (soit de sa résidence au lieu de travail, soit du bassin de natation au même lieu de travail).
Ainsi donc, compte tenu de la nature des activités déployées pour Monsieur C, le nombre de 'trajets de travail' était normalement plus important qu'ailleurs.
Il faut signaler en outre qu'il aurait été particulièrement difficile pour le [défendeur] de nettoyer l'endroit où les chiens avaient passé la nuit avant de les enfermer en un autre endroit comme il le fit.
Qu'il ait décidé de remettre à quelques minutes plus tard ce travail, n'avait rien d'anormal, d'autant qu'il y était autorisé et qu'il s'agissait d'effectuer ces tâches avant la réouverture de la 'Laiterie' et que par ailleurs, il avait à remettre sa voiture à sa compagne pour que celle-ci puisse accéder à son lieu de travail.
Il y a lieu de constater qu'effectivement le trajet effectué avant l'agression était celui qui sépare sa résidence du lieu de l'accident.
La cour [du travail] en outre estime, si besoin en est, que l'interruption de très peu d'importance était justifiée à raison de la nécessité dans laquelle se trouvait sa compagne de disposer de la voiture commune.
Cette interruption était tellement peu importante que le [défendeur] fit le trajet à pied pour arriver quelques minutes plus tard au lieu de l'agression dont il fut la malheureuse victime».
Griefs
1. Première branche
L'article 8, § 1er, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail dispose que «le chemin du travails'entend du trajet normal que le travailleur doit parcourir pour se rendre de sa résidence au lieu d'exécution de son travail, et inversement».
Dans la mesure où il décide qu'il importe peu que, au moment de l'agression, le défendeur effectuait une deuxième fois le chemin du travail en moins d'une demi-heure, dès lors qu'il était rentré chez lui pour un motif légitime, l'arrêt viole cette disposition.
En effet, selon ledit article 8, § 1er, précité, n'est un accident sur le chemin du travail que celui qui survient sur le «trajet normal» que le travailleur «doit» parcourir pour se rendre de sa résidence au lieu d'exécution du travail.
En l'espèce, l'arrêt constate que l'accident s'est produit alors que le travailleur parcourait une seconde fois le chemin de sa résidence vers le lieu de son travail après avoir été chercher de l'argent à un bancontact (chaussée d'Helmet) et être ensuite rentré chez lui pour y ramener sa voiture.
Tout comme le trajet reste normal si le détour est important mais imputable à la force majeure, un second trajet n'est normal que si le retour à la résidence se justifiait par la force majeure ou était en rapport avec l'exécution du travail. Ce n'est qu'à ces conditions que l'on peut parler d'un (second) trajet «normal» que le travailleur «doit» parcourir.
En revanche, il n'est pas normal s'il est seulement dû à la nécessité de «ramenerson véhicule à sa compagne enceinte pour ensuite revenir terminer son travail».
Le fait que le défendeur aurait pu, le jour des faits, se trouver une deuxième fois sur le chemin du travail en raison des nécessités ou des particularités de son travail est, en l'espèce, sans incidence possible puisque l'arrêt admet lui-même que le défendeur était rentré chez lui non pas pour un motif de force majeure ou lié à son travail, mais pour que sa compagne puisse disposer de la voiture commune.
Il s'ensuit qu'en décidant que lors de son agression, le défendeur effectuait le trajet normal entre sa résidence et le lieu de son travail, bien qu'il eût quitté celui-ci moins d'une demi-heure avant pour «remettre sa voiture à sa compagne», l'arrêt viole les dispositions citées en tête du moyen et plus particulièrement l'article 8, § 1er, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971 qui définit le chemin du travail.
2. Seconde branche
N'est pas davantage légalement justifiée la décision selon laquelle l'accident serait survenu sur le chemin (normal) du travail vu qu'il s'est produit après «une interruption de très peu d'importance (et) justifiée à raison de la nécessité dans laquelle se trouvait la compagne du (défendeur) de disposer de la voiture commune».
Le retour du travailleur à sa résidence, fût-ce pour un motif légitime, constitue éventuellement une interruption justifiée du travail mais n'est certainement pas une interruption du chemin du travail ou du trajet normal que le travailleur doit parcourir pour se rendre à son travail. Par sa nature même, l'interruption du chemin du travail ne peut se produire que lorsque le trajet est en cours.
N'est en tout cas pas un accident survenu après «une interruption de très peu d'importance et justifiée .» du chemin du travail, l'accident dont a été victime le défendeur lorsqu'il effectuait à nouveau le trajet de sa résidence au lieu de son travail, après être rentré chez lui pour y ramener la voiture à sa compagne.
En outre, une «interruption» du chemin du travail pour des motifs purement personnels n'est pas légitime.
Le trajet que le travailleur doit parcourir pour se rendre de sa résidence au lieu de son travail ne peut être considéré comme normal que lorsque l'interruption, dont la durée n'est pas importante, est justifiée par un motif légitime.
Il s'ensuit que l'accident survenu au défendeur qui se rendait une deuxième fois à son travail en moins d'une demi-heure après avoir ramené son véhicule à sa compagne ne peut en aucun cas être considéré comme un accident survenu après une interruption peu importante et légitime du chemin du travail. En le considérant, l'arrêt viole l'article 8, § 1er, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971.
La décision de la Cour
1. Quant à la première branche:
Attendu qu'aux termes de l'article 8, § 1er, alinéa 2, de la loi du 10 avril 1971 sur les accidents du travail, le chemin du travail s'entend du trajet normal que le travailleur doit parcourir pour se rendre de sa résidence au lieu de l'exécution du travail, et inversement;
Attendu que la notion de trajet normal se définit par rapport à l'espace et au temps; que cette définition n'exclut pas que le trajet soit parcouru à plusieurs reprises en vue d'exécuter le travail convenu;
Attendu que l'arrêt constate que le défendeur était autorisé à exécuter son travail «en plusieurs épisodes»; que l'arrêt constate ensuite qu'après s'être rendu en voiture sur le lieu de l'exécution du travail, le défendeur avait interrompu celui-ci, qu'il était revenu à sa résidence et qu'il s'était alors rendu pour la seconde fois, mais à pied, de celle-ci vers le lieu de l'exécution du travail; que l'arrêt constate enfin que, se trouvant sur ce trajet, le défendeur a été agressé par des inconnus;
Que, par ces constatations, l'arrêt justifie légalement sa décision que le défendeur se trouvait sur le chemin du travail;
Que le moyen, en cette branche, ne peut être accueilli;
2. Quant à la seconde branche:
Sur la fin de non-recevoir opposée par le défendeur à cette branche du moyen et déduite du défaut d'intérêt:
Attendu que, la décision étant légalement justifiée par les constatations reproduites dans la réponse au moyen, en sa première branche, le moyen, en cette branche, critique des considérations surabondantes, partant, ne saurait entraîner la cassation;
Que la fin de non-recevoir est fondée;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi;
Condamne la demanderesse aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de quatre-vingt-neuf euros soixante-six centimes envers la partie demanderesse et à la somme de soixante-sept euros six centimes envers la partie défenderesse .
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le premier président Pierre Marchal, les conseillers Christian Storck,
Daniel Plas, Christine Matray et Sylviane Velu, et prononcé en audience publique du vingt-sept janvier deux mille trois par le premier président Pierre Marchal, en présence du premier avocat général Jean-François Leclercq, avec l'assistance du greffier adjoint Christine Danhiez.