OFFICE NATIONAL DES PENSIONS,
demandeur en cassation,
représenté par Maître Philippe Gérard, avocat à la Cour de cassation,
contre
A. L. M.
défendeur en cassation,
représenté par Maître Cécile Draps, avocat à la Cour de cassation.
I. La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 20 décembre 2000 par la cour du travail de Liège.
II. La procédure devant la Cour
Le conseiller Christine Matray a fait rapport.
Le premier avocat général Jean-François Leclercq a conclu.
III. Les moyens de cassation
Le demandeur présente deux moyens libellés dans les termes suivants :
1. Premier moyen
Dispositions légales violées
Articles 1319, 1320 et 1322 du Code civil.
Décisions et motifs critiqués
Pour rejeter le moyen du demandeur pris, sur pied de l'article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire, de la violation des droits de la défense de l'épouse répudiée lequel faisait valoir que "dans le cadre de la procédure marocaine, l'épouse n'est pas entendue et qu'elle ne peut qu'accepter la répudiation", considérer que "les droits de la défense ont été assurés" et, partant, déclarer l'appel du demandeur non fondé et confirmer le jugement dont appel, l'arrêt attaqué décide qu'"il résulte de l'acte du premier divorce révocable que Madame A. B. O. B. A. fut entendue. Ce même acte précise aussi qu'il y a eu une tentative de conciliation des conjoints qui s'est soldée par un échec. Cette tentative de conciliation implique nécessairement que l'épouse fut convoquée pour faire valoir son point de vue. La preuve de la convocation dans le cadre de la procédure en répudiation est ainsi rapportée".
Griefs
Il ne ressort ni de la traduction du premier acte de divorce révocable dressé le 12 août 1996, ni d'aucune autre pièce de la procédure que la première épouse du défendeur fut convoquée et/ou entendue dans le cadre de la procédure de répudiation unilatérale intervenue au Maroc. Au contraire, il résulte expressément des mentions de la traduction du premier acte de divorce révocable dressé le 12 août 1996 que seul le défendeur a comparu par devant les deux adels-notaires marocains. Il s'ensuit qu'en constatant, pour en faire la raison de sa décision, qu'il résulte de la traduction du premier acte de divorce révocable dressé le 12 août 1996 "que Madame A. B. O. B. A. fut entendue ; (.) que l'épouse fut convoquée pour faire valoir son point de vue" et que "la preuve de la convocation dans le cadre de la procédure en répudiation est ainsi rapportée", la cour du travail déduit de cet acte des énonciations et/ou des affirmations que celui-ci ne contient pas et qui n'y figurent pas. Ce faisant, l'arrêt attaqué attribue à cet acte une portée inconciliable avec ce qu'il constate, affirme et mentionne et, partant, viole la foi qui lui est due.
2. Second moyen
Dispositions légales violées
- articles 3, alinéas 1er et 3, et 6 du Code civil;
- article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire;
- ordre public international belge;
- principe général du droit relatif à l'égalité des droits entre l'homme et la femme, consacré par l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, approuvée par la loi du 13 mai 1955 et par l'article 5 du Protocole n° 7 du 22 novembre 1984 additionnel à ladite Convention de sauvegarde des droits de l'homme.
Décisions et motifs critiqués
Pour rejeter le moyen du demandeur pris, sur pied de l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire, de la violation de l'ordre public belge par la procédure unilatérale de répudiation de droit marocain, déclarer, partant, l'appel du demandeur non fondé et confirmer le jugement dont appel, l'arrêt attaqué décide qu'"il est bien exact que la répudiation demeure une procédure réservée au mari et qu'une discrimination subsiste à l'encontre de l'épouse marocaine. Relevons toutefois que les droits des époux marocains ne sont pas les mêmes durant le mariage. En stricte logique, il faudrait en conclure que le mariage marocain est contraire à l'ordre public belge et ne peut être reconnu. Raisonner de la sorte serait faire fi des différentes cultures qui ont chacune établi une législation et notamment un statut personnel adéquat au style de vie de ces différentes sociétés. Pour cette raison, il convient de vérifier si la décision de répudiation n'est pas contraire à l'ordre public belge 'in concreto' et non 'in abstracto'. Se posent dès lors les questions de savoir si l'épouse a accepté la répudiation et si la répudiation ne s'est pas déroulée au Maroc en fraude de la loi belge. Dans le cas d'espèce, il est, d'autre part, acquis que la première épouse a accepté la répudiation, comme il est établi du reste par des documents qu'elle a consenti à ce que son époux prenne une seconde épouse. En effet après la répudiation elle s'est fait représenter par un conseil lors des diverses procédures réglant les obligations des parties après répudiation, ce qui emporte consentement de celle-ci. On ne peut affirmer que la procédure de répudiation s'est déroulée en fraude de la loi belge. En effet, les époux se sont mariés au Maroc et Madame A. B. O. B. A. réside au Maroc depuis plus de 20 ans. Il en résulte que les juridictions marocaines étaient compétentes pour statuer sur la fin de l'union des conjoints".
Griefs
2.1. Première branche
En vertu de l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire, la répudiation unilatérale de la première épouse du défendeur ne peut avoir d'efficacité en Belgique qu'à la condition de n'être en rien contraire aux principes d'ordre public et aux règles du droit public belge. Le principe de l'égalité entre l'homme et la femme et, plus particulièrement, le principe de l'égalité des droits et des responsabilités des époux lors de la dissolution du mariage fait partie intégrante de l'ordre public international belge. Ces principes sont à ce point absolus et fondamentaux qu'ils ne sauraient tolérer aucun effet quelconque de la loi étrangère ou du jugement étranger qui leur serait contraire, quelle que soit l'intensité du rattachement de la situation avec la Belgique. En outre, ni l'acquiescement ou l'acceptation de l'une des parties, ni l'absence de fraude à la loi ou à la compétence des juridictions du fond ne permettent de reconnaître la décision ou l'institution étrangères contraires à ces principes fondamentaux. En l'espèce, comme le constate l'arrêt attaqué, la répudiation unilatérale, en tant que mode de rupture du lien conjugal étant, selon le droit marocain, réservée au mari et à lui seul, ne respecte pas l'égalité des droits entre l'homme et la femme dans la mesure où "une discrimination subsiste à l'encontre de l'épouse marocaine". Il en résulte que cette institution est contraire aux principes et aux règles visés par l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire et ne pouvait, partant, se voir reconnaître d'effets en Belgique. Il est indifférent à cet égard que, en l'espèce, la première épouse du défendeur ait accepté la répudiation ou encore que les juridictions étaient compétentes pour statuer sur la fin de l'union des conjoints. Il s'ensuit que l'arrêt attaqué, qui reconnaît que la répudiation de la première épouse du défendeur ne respecte pas l'égalité des droits entre l'homme et la femme, mais décide néanmoins que le demandeur doit admettre les effets de cette répudiation, méconnaît la règle que pour produire ses effets en Belgique la décision étrangère ne peut contenir rien de contraire aux principes d'ordre public, ni aux règles du droit public belge (violation de l'article 570, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire). Il viole en outre, en statuant de la sorte, le principe général du droit relatif à l'égalité des droits entre l'homme et la femme visé au moyen ainsi que l'ordre public international belge.
2.2. Seconde branche
L'application en Belgique de la loi étrangère doit être écartée lorsque cette loi va à l'encontre des principes de l'ordre public international belge. La loi marocaine est incompatible avec ces principes en tant qu'elle accorde au mari la faculté de mettre fin au mariage de manière discrétionnaire, à l'insu de la femme, sans que celle-ci ne puisse s'y opposer ni user de la même faculté. Il s'ensuit que l'arrêt, qui relève que la première épouse du défendeur ne pouvait s'opposer à la répudiation, qu'au Maroc la répudiation n'est possible qu'au mari, non à la femme, mais décide néanmoins que le demandeur doit considérer le défendeur comme divorcé, méconnaît la règle que ne peut être appliquée en Belgique la loi étrangère contraire à l'ordre public international belge (violation des articles 3, spécialement alinéa 3, et 6 du Code civil) ainsi que l'ordre public international belge et le principe général du droit relatif à l'égalité des droits entre l'homme et la femme visé au moyen.
IV. La décision de la Cour
Sur le premier moyen :
Attendu que le premier acte de divorce révocable dressé le 12 août 1996 constate que «ce divorce [.] est survenu après [.] échec de la tentative de conciliation entre [les époux]» et que «les deux conjoints connaissent la portée des présentes, dont acte pris à leur encontre, alors qu'ils se trouvaient en parfait état de capacité légale, leur identité dûment établie»;
Attendu que l'arrêt énonce qu'il résulte de cet acte que l'ex-épouse du défendeur «fut entendue; [que] ce même acte précise aussi qu'il y a eu une tentative de conciliation des conjoints qui s'est soldée par un échec; [que] cette tentative de conciliation implique nécessairement que l'épouse fut convoquée pour faire valoir son point de vue; [que] la preuve de la convocation dans le cadre de la procédure en répudiation est ainsi rapportée»;
Que, par ces considérations, l'arrêt donne de l'acte précité une interprétation qui n'est pas inconciliable avec ses termes;
Que le moyen manque en fait;
Sur le second moyen:
Quant à la première branche:
Attendu que l'arrêt constate que, «le 9 août 1996, après avoir reçu l'autorisation du juge-notaire, [le défendeur a] requi[s] devant deux adels-notaires qu'il soit pris acte qu'il divor[çait] de sa première épouse», que «l'acte est intitulé 'acte de premier divorce révocable'» et que, «selon le consul du royaume du Maroc, le divorce [.] est définitif et irrévocable depuis le 10 novembre 1996»;
Qu'il ressort de l'arrêt que la cour du travail a considéré que, pour apprécier si cette répudiation peut sortir ses effets en Belgique, il lui appartenait, «au vu de l'article 570 du Code judiciaire», de vérifier «notamment [.] si la décision ne contient rien de contraire aux principes d'ordre public, ni aux règles de droit public belge»;
Attendu que les jugements régulièrement rendus par un tribunal étranger, relativement à l'état des personnes, produisent, en règle, leurs effets en Belgique, indépendamment de toute déclaration d'exequatur;
Qu'ils ne sont toutefois tenus, en Belgique, pour régulièrement rendus que s'ils satisfont aux conditions énoncées dans l'article 570 du Code judiciaire;
Attendu qu'en vertu de l'alinéa 2, 1°, de cet article, la décision ne peut contenir rien de contraire aux principes d'ordre public, ni aux règles du droit public belge;
Que l'ordre public s'entend, au sens de cette disposition, de l'ordre public international belge;
Attendu qu'une loi d'ordre public interne n'est d'ordre public international belge que si, par les dispositions de cette loi, le législateur a entendu consacrer un principe qu'il considère comme essentiel à l'ordre moral, politique ou économique établi en Belgique;
Attendu que le moyen, en cette branche, soutient qu'il serait contraire à l'ordre public international belge de reconnaître quelque effet à une décision étrangère mettant fin au lien conjugal en vertu d'une loi qui, en réservant au mari le droit de provoquer cette rupture, méconnaît l'égalité des droits entre l'homme et la femme;
Attendu que, si l'arrêt admet que, dans la loi marocaine en conformité de laquelle le lien conjugal a été rompu, «une discrimination subsiste à l'égard de l'épouse marocaine», il considère qu'«il convient de vérifier si la décision de répudiation n'est pas contraire à l'ordre public belge 'in concreto' et non 'in abstracto'», qu'en l'espèce, «il est [.] acquis que la première épouse [du défendeur] a accepté la répudiation» et qu'«on ne peut affirmer que la procédure de répudiation s'est déroulée en fraude de la loi belge» dès lors que «les époux se sont mariés au Maroc» où la première épouse du défendeur «réside [.] depuis plus de vingt ans»;
Que, par ces considérations, l'arrêt justifie légalement sa décision que le défendeur doit, en vertu de la répudiation litigieuse, être considéré en Belgique comme divorcé de sa première épouse;
Qu'en cette branche, le moyen ne peut être accueilli;
Quant à la seconde branche:
Attendu que l'arrêt ne décide pas d'appliquer en Belgique la loi marocaine relative à la répudiation mais y reconnaît les effets d'une répudiation intervenue au Maroc en vertu de cette loi;
Qu'en cette branche, le moyen manque en fait;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi ;
Condamne le demandeur aux dépens.
Les dépens taxés à la somme de cent seize euros quatre centimes envers la partie demanderesse.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, troisième chambre, à Bruxelles, où siégeaient le premier président Pierre Marchal, les conseillers Christian Storck, Paul Mathieu, Christine Matray et Sylviane Velu, et prononcé en audience publique du vingt-neuf avril deux mille deux par le premier président Pierre Marchal, en présence du premier avocat général Jean-François Leclercq, avec l'assistance du greffier adjoint Christine Danhiez.