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30/01/2025 | BELGIQUE | N°9/2025

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 30 janvier 2025, 9/2025


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 9/2025
du 30 janvier 2025
Numéros du rôle : 7957, 7982, 7983, 7984 et 7986
En cause : les recours en annulation partielle de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés », introduits par Pierre Thiriar et autres, par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, par la Communauté germanophone, par Marc Lazarus et autres et par l’« Orde van Vlaa

mse balies ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 9/2025
du 30 janvier 2025
Numéros du rôle : 7957, 7982, 7983, 7984 et 7986
En cause : les recours en annulation partielle de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés », introduits par Pierre Thiriar et autres, par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, par la Communauté germanophone, par Marc Lazarus et autres et par l’« Orde van Vlaamse balies ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des recours et procédure
a. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 17 mars 2023 et parvenue au greffe le 20 mars 2023, un recours en annulation des articles 8, 10, 13 et 16 de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés » (publiée au Moniteur belge du 24 octobre 2022, deuxième édition) a été introduit par Pierre Thiriar, Elke Van Gompel, Eric De Wachter, Marleen Van Der Voort, B.B., J.F., K.D., R.V., G.W., P.B., F.B., M. D.R., T.L., I. V.H., C.P., B.M., K.D., J.H., D.F., N.S., N.B., B.L., W.T., Y.R., M.M., A.V., T.C., K. V.H., L. V.G., A.B., M.V., E.P., D.V., O.S., I.T., G.K., E. d.K., R.D., L.D., K.L., P.M., D. V.O. et B. V.D.
b. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 21 avril 2023 et parvenue au greffe le 24 avril 2023, l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, assisté et représenté par Me Alexandre Cassart, avocat au barreau de Charleroi, et par
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Me Jean-François Henrotte, avocat au barreau de Liège-Huy, a introduit un recours en annulation partielle des articles 8, 9 et 16 de la même loi.
c. Par requêtes adressées à la Cour par lettres recommandées à la poste le 21 avril 2023 et parvenues au greffe le 24 avril 2023, des recours en annulation de l’article 16 de la même loi ont été introduits par la Communauté germanophone, assistée et représentée par Me Guido Zians et Me Andrea Haas, avocats au barreau d’Eupen, et par Marc Lazarus, Katrin Stangherlin, Nathalie Corman, Axel Kittel, Claudia Kohnen, Andrea Tilgenkamp, Catherine Brocal et l’association de fait « Vereinigung der deutschsprachigen Magistrate », assistés et représentés par Me Denis Barth, avocat au barreau d’Eupen.
d. Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 24 avril 2023 et parvenue au greffe le 26 avril 2023, l’« Orde van Vlaamse balies », assisté et représenté par Me Frank Judo, Me Cedric Jenart et Me Louise Janssens, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation des articles 8 et 9 de la même loi.
Ces affaires, inscrites sous les numéros 7957, 7982, 7983, 7984 et 7986 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- L.H. (partie intervenante dans l’affaire n° 7957);
- A.D. (partie intervenante dans l’affaire n° 7957);
- S. D.V. (partie intervenante dans l’affaire n° 7957);
- L.J., A. V.D.H., S.L., P.L. et Y.V. (parties intervenantes dans l’affaire n° 7957);
- A.B., J.B. et P.T. (parties intervenantes dans l’affaire n° 7957);
- la fondation d’utilité publique « Tijdschrift voor Notarissen », J. V.C., M. D.H. et G.B.
(parties intervenantes dans l’affaire n° 7957);
- l’ASBL « Association des Éditeurs Belges » et l’ASBL « Groep Educatieve en Wetenschappelijke Uitgevers », assistées et représentées par Me Jens Mosselmans, Me Stef Feyen et Me Clara Louski, avocats au barreau de Bruxelles (parties intervenantes dans les affaires nos 7982 et 7986);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Emmanuel Jacubowitz, Me Patrik De Maeyer et Me Clémentine Caillet, avocats au barreau de Bruxelles (dans toutes les affaires).
Les parties requérantes dans les affaires nos 7957, 7983, 7984 et 7986 ont introduit des mémoires en réponse.
Des mémoires en réplique ont été introduits par :
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- les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
- les parties intervenantes dans les affaires nos 7982 et 7986;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 22 novembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Sabine de Bethune et Thierry Giet, a décidé :
- que les affaires ne pouvaient pas encore être déclarées en état,
- d’inviter les parties, à exposer, dans un mémoire complémentaire à introduire le 20 décembre 2023 au plus tard, et à communiquer aux autres parties dans le même délai , leur point de vue concernant le remplacement de l’article 16 attaqué par l’article 38 de la loi du 31 juillet 2023, et l’impact de celui-ci sur les recours et moyens respectifs.
Des mémoires complémentaires ont été introduits par :
- les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7982;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7983;
- les parties requérantes dans l’affaire n° 7984;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Patrik De Maeyer, Me Clémentine Caillet et Me Daisy Daniels, avocate au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 29 mai 2024, la Cour a décidé :
- que les affaires étaient en état et fixé l’audience au 26 juin 2024, toutes les parties étant invitées à se faire assister à l’audience afin de fournir le cas échéant des explications techniques à la demande des membres du siège;
- d’inviter toutes les parties, à communiquer, dans un mémoire complémentaire à introduire le 20 juin 2024 au plus tard, et à échanger aux autres parties dans le même délai, leur point de vue concernant les effets, sur les actuelles affaires, de la loi du 19 décembre 2023
« portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses » et de la loi du 28 mars 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses Ibis ».
Des mémoires complémentaires ont été introduits par :
- les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7982;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7986;
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- les parties intervenantes dans les affaires nos 7982 et 7986;
- le Conseil des ministres.
À l’audience publique du 26 juin 2024 :
- ont comparu :
. Pierre Thiriar, en personne, pour les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
. Me Alexandre Cassart, également loco Me Jean-François Henrotte, pour la partie requérante dans l’affaire n° 7982;
. Me Frank Judo, Me Cedric Jenart et Me Louise Janssens, pour la partie requérante dans l’affaire n° 7986;
. Me Stef Feyen et Me Clara Louski, également loco Me Jens Mosselmans, pour l’ASBL « Association des Éditeurs Belges » et l’ASBL « Groep Educatieve en Wetenschappelijke Uitgevers »;
. Me Daisy Daniels et Me Julien Jouve, avocat au barreau de Bruxelles, également loco Me Patrik De Maeyer et Me Clémentine Caillet, et Laurent Vanaert, expert technique, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Sabine de Bethune et Thierry Giet ont fait rapport;
- les parties précitées ont été entendues;
- les affaires ont été mises en continuation à l’audience du 18 septembre 2024.
Par ordonnance du 26 juin 2024, la Cour a décidé :
- d’inviter toutes les parties, dans un mémoire complémentaire à introduire le 10 septembre 2024 au plus tard par lettre recommandée, et dont elles échangeront une copie dans le même délai, ainsi que par courriel à l’adresse greffe@const-court.be, à formuler une réponse aux questions posées lors de l’audience;
- de mettre les plaidoiries en continuation à l’audience du 18 septembre 2024 à 14.00 heures, uniquement pour s’exprimer sur les réponses aux questions posées.
Des mémoires complémentaires ont été introduits par :
- les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7982;
- la partie requérante dans l’affaire n° 7986;
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- le Conseil des ministres.
À l’audience publique du 18 septembre 2024 :
- ont comparu :
. Pierre Thiriar, en personne, pour les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957;
. Me Alexandre Cassart et Me Antoine Lange, avocat au barreau de Charleroi, pour la partie requérante dans l’affaire n° 7982;
. Me Frank Judo, pour la partie requérante dans l’affaire n° 7986;
. Me Stef Feyen et Me Clara Louski, également loco Me Jens Mosselmans, pour l’ASBL « Association des Éditeurs Belges » et l’ASBL « Groep Educatieve en Wetenschappelijke Uitgevers »;
. Me Daisy Daniels, également loco Me Patrik De Maeyer et Me Clémentine Caillet, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Sabine de Bethune et Thierry Giet ont fait rapport;
- les parties précitées ont été entendues;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Affaire n° 7957
En ce qui concerne la recevabilité de la requête
A.1.1. Le Conseil des ministres soulève que la requête n’a pas été signée et qu’elle n’est donc pas recevable.
A.1.2. Les parties requérantes soutiennent qu’elles ont toutes signé la requête, soit de manière physique, soit de manière électronique (par voie numérique). Elles affirment que toutes les signatures répondent à la définition contenue dans l’article 8.1, 2°, du Code civil et qu’elles sont donc toutes valables. Renvoyant à l’article 3, paragraphe 10, et à l’article 25, paragraphe 1, du règlement (UE) n° 910/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 « sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur et abrogeant la directive 1999/93/CE », elles observent que les
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signatures ne peuvent pas être refusées, dès lors qu’elles répondent aux conditions fixées dans ce règlement. Le contraire entraînerait, selon elles, un formalisme excessif en matière d’accès à la justice.
A.1.3. Le Conseil des ministres renonce à l’exception relative à la non-signature de la requête, dès lors qu’il est apparu que la requête a effectivement été signée.
En ce qui concerne l’étendue du recours
A.2.1. Le Conseil des ministres soulève que, dans leur mémoire en réponse, les parties requérantes demandent également l’annulation des articles 9 et 22 de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés » (ci-après : la loi du 16 octobre 2022), alors que, dans leur requête, elles demandent explicitement l’annulation des seuls articles 8, 10, 13 et 16 de la loi du 16 octobre 2022. En ce que les parties requérantes formulent ainsi une demande d’annulation supplémentaire dirigée contre les articles 9 et 22
précités, cette demande est irrecevable. Il ajoute que le même raisonnement vaut à l’égard des parties intervenantes, qui, par leurs demandes respectives du 6 avril 2023, du 20 avril 2023 et du 21 avril 2023, souhaitent intervenir dans l’affaire n° 7957 et demandent également, dans ce cadre, l’annulation des articles 9 et 22 de la loi du 16 octobre 2022. Le Conseil des ministres relève que des parties qui interviennent sont liées par les limites que les parties requérantes ont fixées dans leur requête. Toute argumentation qui excède ces limites est donc irrecevable.
A.2.2. Par une ordonnance du 22 novembre 2023, la Cour a invité les parties à communiquer leur point de vue sur le remplacement de l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022 par l’article 38 de la loi du 31 juillet 2023
« visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme IV » et sur l’incidence de ce remplacement sur les recours introduits et les moyens invoqués.
A.2.3. Dans leurs mémoires complémentaires, les parties requérantes dans les affaires nos 7983 et 7984
indiquent que leurs recours sont devenus sans objet, dès lors que l’article 16 qu’elles attaquent a été remplacé.
Dans l’affaire n° 7982, la partie requérante indique également, dans son mémoire complémentaire, que son recours en annulation est devenu sans objet en ce qui concerne l’article 16.
Dans leur mémoire complémentaire, les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 soutiennent que le remplacement n’a aucune incidence sur le moyen qu’elles ont exposé. La partie requérante dans l’affaire n° 7986
a répondu qu’elle ne doit pas prendre position, dès lors que l’article 16 ne fait pas l’objet de son recours. Les parties intervenantes dans l’affaire n° 7986 n’ont pas non plus introduit de mémoire complémentaire, pour la même raison.
Enfin, le Conseil des ministres estime, dans son mémoire complémentaire, que les critiques des parties requérantes dans les affaires nos 7957, 7982, 7983 et 7984 sont caduques, dès lors que l’article 16 attaqué a été remplacé et qu’en outre, ce remplacement a permis de remédier à leurs griefs. Dans son mémoire, il aborde encore de nouvelles initiatives législatives par lesquelles la loi du 16 octobre 2022 a été modifiée.
En ce qui concerne le premier moyen
A.3. Les parties requérantes et intervenantes prennent un premier moyen de la violation, par les articles 8, 10, 13 et 16 de la loi du 16 octobre 2022, de l’article 149 de la Constitution, lu en combinaison avec le titre II de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.4.1. Les parties requérantes et intervenantes estiment que les dispositions attaquées violent l’article 149
de la Constitution.
A.4.2. Selon elles, le principe d’une jurisprudence secrète a été instauré parce que les jugements et arrêts de l’ordre judiciaire ne feront plus l’objet d’aucune publicité. Ainsi, en matière civile, il n’y aura plus aucun prononcé public et, en matière pénale, seul le dispositif de la décision judiciaire sera encore prononcé en audience publique.
Tous les jugements et arrêts seront établis sous forme dématérialisée et enregistrés dans le Registre central, la source authentique et unique des décisions de l’ordre judiciaire. Les greffes ne tiendront donc plus de répertoires, de sorte que les justiciables ne pourront par ailleurs plus y consulter les décisions judiciaires. Les parties
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requérantes soulignent que le Registre central n’est pas public et qu’il est uniquement accessible à certaines personnes spécifiquement désignées par la loi et/ou à des fins spécifiques (cf. article 782, § 8, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 8 attaqué). Le même article 8 de la loi du 16 octobre 2022 rend en outre punissable la communication ou la diffusion des jugements et arrêts enregistrés dans le Registre central, puisque ces décisions judiciaires tombent désormais également sous le coup du secret professionnel, visé à l’article 458 du Code pénal.
Du fait de l’article 13, attaqué, de la loi du 16 octobre 2022, la critique précitée relative au caractère secret de la jurisprudence vaut également en ce qui concerne les arrêts de la Cour de cassation. C’est ainsi non seulement la publicité de la jurisprudence mais également l’unité du droit, la formation du droit et la sécurité juridique qui sont menacées de manière immédiate et effective.
A.4.3. Elles soutiennent ensuite que l’article 782, § 8, alinéa 3, du Code judiciaire, tel qu’il a été inséré par l’article 8, attaqué, de la loi du 16 octobre 2022, habilite le Roi à déterminer les modalités et procédures relatives à l’accès au Registre central, alors que, selon l’article 149 de la Constitution, ce pouvoir n’appartient qu’au législateur.
A.4.4. Elles font valoir enfin que les articles 8 et 13 de la loi du 16 octobre 2022 confèrent au juge du fond ou au juge de cassation le pouvoir d’écarter totalement ou partiellement l’application de l’article 149 de la Constitution, en ce qu’ils peuvent interdire totalement ou partiellement la publication de leurs décisions pseudonymisées ou imposer l’omission de certaines parties de la motivation si la publication porte une atteinte disproportionnée aux droits et libertés fondamentaux des intéressés, parmi lesquels le droit à la protection de la vie privée. Il s’agit d’une prérogative judiciaire particulièrement étendue, qui n’est pas suffisamment encadrée par un champ d’application limité, des conditions d’application strictes et claires et des mesures d’accompagnement permettant une autre forme de contrôle public de ces décisions judiciaires.
A.5.1. Les parties requérantes et les parties intervenantes estiment que les dispositions attaquées sont également contraires à d’autres normes de référence.
A.5.2. Étant donné, d’une part, que les décisions judiciaires ne seront plus publiques et qu’elles seront enregistrées uniquement dans une banque de données non accessible au public, et, d’autre part, que des juges pourront décider d’interdire ou de limiter la publicité, les dispositions attaquées violent également l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, qui n’autorise aucune exception à la publicité des décisions judiciaires.
Les articles 8 et 13 attaqués violent également l’article 9, paragraphe 4, de la Convention d’Aarhus, qui garantit l’accès du public aux décisions judiciaires, pour autant que ces décisions portent sur des matières liées à l’environnement.
Enfin, les articles 8, 10 et 13 de la loi du 16 octobre 2022 portent également atteinte au règlement (UE) 2022/868 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2022 « portant sur la gouvernance européenne des données et modifiant le règlement (UE) 2018/1724 (règlement sur la gouvernance des données) »
(ci-après : le règlement sur la gouvernance des données), en ce qu’ils interdisent le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble des données enregistrées dans le Registre central.
A.6.1. Le Conseil des ministres soulève tout d’abord une exception d’incompétence. Il renvoie à l’article 142
de la Constitution et à l’article 1er de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, qui déterminent la compétence de la Cour. Il estime que le premier moyen est irrecevable pour cause d’incompétence de la Cour, dès lors que celle-ci est en réalité invitée à contrôler les dispositions attaquées directement au regard de l’article 149 de la Constitution.
Dans l’exposé du premier moyen, les parties requérantes n’exposent jamais de manière concrète en quoi les articles du titre II de la Constitution seraient violés, indépendamment de toute explication quant à la prétendue violation du titre II de la Constitution dans son ensemble. Selon le Conseil des ministres, le moyen tout entier porte en réalité sur une prétendue violation de l’article 149 de la Constitution et, dans une moindre mesure, de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’article 9, paragraphe 4, de la Convention d’Aarhus et du règlement sur la gouvernance des données. Invoquer la violation de l’ensemble du titre II apparaît dès lors comme un artifice permettant d’invoquer la violation de l’article 149 de la Constitution.
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Le Conseil des ministres soulève également une exceptio obscuri libelli, dès lors qu’il n’est pas satisfait aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989. Il relève que les parties requérantes n’ont pas exposé en quoi les dispositions attaquées violeraient le titre II, à savoir les articles 8 à 32, de la Constitution. Il ne saurait être attendu du Conseil des ministres qu’il démontre la compatibilité des dispositions attaquées avec chacun des articles du titre II.
A.6.2. Les parties requérantes contestent les exceptions. Renvoyant aux travaux préparatoires de la Constitution de 1831, elles soutiennent que les droits fondamentaux contenus dans ledit titre II sont indissociablement liés à l’article 149 de la Constitution, dès lors que les droits et libertés mentionnés dans le titre II
de la Constitution ne sauraient être garantis en l’absence d’une jurisprudence indépendante et publique, qui réponde aux conditions de l’article 149 de la Constitution et de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Deuxièmement, l’exceptio obscuri libelli ne peut pas être admise, dès lors que les parties requérantes ont indiqué les normes de référence qui sont violées, les dispositions qui violent ces normes et la mesure dans laquelle les dispositions attaquées violent les normes de référence. Elles soulignent que le Conseil des ministres a pu prendre position sur le moyen, de sorte que la requête ne manque ni de clarté ni de précision. Selon elles, il n’est pas nécessaire de désigner précisément les articles du titre II de la Constitution que violent les dispositions attaquées, dès lors que ces dernières violent tous les articles du titre II en portant atteinte au droit à une jurisprudence indépendante et publique.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.7. Les parties requérantes et les parties intervenantes prennent un deuxième moyen de la violation, par les dispositions attaquées, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.8.1. Elles estiment que les dispositions attaquées font naître des différences de traitement injustifiées.
A.8.2. Ainsi, tout d’abord, une différence de traitement injustifiée naît entre les justiciables selon qu’ils sont engagés dans une procédure devant l’ordre judiciaire ou devant des juridictions extérieures à l’ordre judiciaire.
Elles soulignent que, par l’effet des dispositions attaquées, les décisions de l’ordre judiciaire ne sont plus accessibles au public, alors que les décisions d’autres juridictions (la Cour constitutionnelle et les juridictions administratives et supranationales) demeurent entièrement accessibles au public. Dans le premier cas, la jurisprudence ne peut faire l’objet d’aucune forme de contrôle public, alors que, dans le second cas, les juridictions restent soumises à un contrôle public.
A.8.3. Ensuite, une différence de traitement injustifiée naît entre les parties au procès. Ainsi, le ministère public aura toujours accès à toutes les décisions de l’ordre judiciaire, alors qu’un prévenu, un accusé ou les parties civiles n’y auront plus accès. Partant, il est également porté atteinte à l’égalité des armes, telle qu’elle est garantie par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.8.4. Enfin, une différence de traitement injustifiée naît entre les justiciables, en ce qui concerne la justification de leur demande ou de leur défense, selon qu’ils font appel ou non à un avocat et selon que cet avocat dispose ou non de ses propres banques de données jurisprudentielles. Ceci aussi porte atteinte à l’égalité des armes, garantie par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.8.5. Les parties qui, par leurs demandes du 6 avril 2023, du 20 avril 2023 et du 21 avril 2023, souhaitent intervenir dans l’affaire n° 7957 ajoutent encore, et les parties requérantes se rallient à leur position dans le cadre de leur mémoire en réponse, qu’une différence de traitement injustifiée naît entre les avocats et les autres professions juridiques telles que celles de notaire et de juriste d’entreprise. Les avocats auront en effet accès aux décisions judiciaires contenues dans le Registre central, dans la mesure où ils agissent ou ont agi pour une partie, alors que les autres professionnels du droit n’ont pas le moindre accès au Registre central dans le cadre de leurs activités professionnelles. Cette seconde catégorie a pourtant tout autant intérêt à pouvoir prendre connaissance de décisions judiciaires contenues dans ce Registre.
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A.9.1. Le Conseil des ministres estime que les dispositions attaquées sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.9.2. En ce qui concerne la première différence de traitement, alléguée, entre justiciables, il affirme qu’il n’est pas question d’une différence de traitement, dès lors que le public continuera à avoir également un accès illimité aux décisions de l’ordre judiciaire. Il observe que la question du maintien de l’accès d’un justiciable à la jurisprudence ne dépend pas de la circonstance qu’une décision judiciaire est prononcée intégralement en audience publique ou non. Il convient d’examiner si, du fait des dispositions attaquées, le public ne peut pas ou peut moins bien exercer un contrôle des décisions de l’ordre judiciaire. Les dispositions attaquées n’ont nullement un tel effet.
L’article 8, attaqué, de la loi du 16 octobre 2022 porte sur des parties du Registre central non accessibles au public, destinées uniquement au soutien et à la numérisation de l’ordre judiciaire. Cette disposition n’empêche nullement la publicité de la jurisprudence par d’autres moyens. Lorsque l’article 8 est entré en vigueur (30 septembre 2023), les articles 782bis et 1109 du Code judiciaire prévoyaient toujours le prononcé des jugements et arrêts à l’audience.
Cela vaut également en matière pénale, conformément aux articles 109, 337 et 346 du Code d’instruction criminelle. Ce n’est que depuis l’entrée en vigueur, le 31 décembre 2023, des articles 10 et 13, attaqués, de la loi du 16 octobre 2022 et des articles 4, 6 et 7 de la même loi qu’en matière pénale, seul le dispositif doit en principe être lu en audience publique, et qu’en matière civile, le jugement est prononcé par écrit ou oralement selon le cas, et, en cas de prononcé oral, le dispositif du jugement au moins doit être lu. Il n’y a toutefois aucune différence de traitement, dès lors qu’au même moment, l’article 9, non attaqué, entrera en vigueur, établissant et ouvrant les parties du Registre central accessibles au public, de sorte que ce dernier (qu’il soit composé de professionnels ou de justiciables) aura accès aux décisions pseudonymisées de l’ordre judiciaire. Le Conseil des ministres renvoie en particulier à l’article 782, § 4, § 5, alinéa 1er, et § 8, alinéa 1er, 2° et 7°, du Code judiciaire, tel qu’applicable à partir du 31 décembre 2023.
Le Conseil des ministres soutient qu’à partir du moment où les décisions de l’ordre judiciaire ne doivent plus être lues intégralement en audience publique, un cadre légal est applicable pour que ces décisions soient rendues disponibles au public, certes sous une forme pseudonymisée. En outre, les parties au procès ont intégralement accès, via la partie non publique du Registre, aux décisions dans les affaires qui les concernent (article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, c), du Code judiciaire). Le principe de la jurisprudence publique reste intact. Ainsi, la jurisprudence pseudonymisée est en principe publiée via le volet public du Registre central (article 10 de la loi du 16 octobre 2022). Si ce n’est pas possible, le juge doit prononcer oralement l’intégralité de la décision ou mettre celle-ci à disposition jusqu’à la fin de l’audience (même article 10). En matière pénale, c’est au moins le dispositif qui doit être prononcé oralement, et tel est également le cas en matière civile, en cas de prononcé oral. En ce qui concerne la Cour de cassation, un prononcé oral du dispositif demeure obligatoire. Les arrêts sont publiés via le volet public du Registre central. Le Conseil des ministres ajoute que l’article 10 attaqué, entre autres, ne change rien à la mise à disposition des décisions aux greffes. Il conclut dès lors qu’à aucun moment, les possibilités de contrôle du public ne sont réduites ou rendues plus difficiles.
A.9.3. En ce qui concerne la deuxième différence de traitement, le Conseil des ministres estime que les dispositions attaquées ne placeraient pas le ministère public dans une position privilégiée par rapport aux autres parties au procès. Ainsi qu’il a été exposé plus haut, le public aura toujours accès à la jurisprudence, soit au moyen du prononcé oral obligatoire, soit via le volet public du Registre central (article 9, 9°, de la loi du 16 octobre 2022).
À cet égard, il renvoie également aux articles 190, 337 et 346 du Code d’instruction criminelle, aux articles 782bis et 1109 du Code judiciaire et aux articles 4, 6 et 7 de la loi du 16 octobre 2022. Ainsi, chacun a accès de la même manière à la partie dans laquelle les questions de droit sont abordées. Le volet interne du Registre central comporte en effet les décisions judiciaires authentiques et non pseudonymisées. L’accès du ministère public à ce volet, ainsi que celui des magistrats du siège, n’est pas illimité. Ainsi, les magistrats ont certes accès aux décisions authentiques et non pseudonymisées qui émanent d’eux-mêmes (article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, a), du Code judiciaire), mais ceci ne vaut donc pas pour la magistrature debout. L’accès pour les membres du ministère public est limité aux cas où, conformément à l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire, ceux-ci font une demande motivée dans le cadre d’une enquête menée par le demandeur ou dans laquelle le demandeur agit professionnellement. Afin que l’égalité des armes soit garantie, les membres du ministère public doivent faire mention des résultats de leurs recherches si l’enquête aboutit à une procédure contradictoire.
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A.9.4. En ce qui concerne la troisième différence de traitement, le Conseil des ministres fait valoir qu’elle repose sur une lecture erronée des articles 8 et 9 de la loi du 16 octobre 2022. Le volet public du Registre central est accessible à tous. Tout justiciable ainsi que tout professionnel juridique a accès à toutes les décisions de l’ordre judiciaire pseudonymisées et publiées via le volet public. Tant que le volet public du Registre central n’est pas instauré, l’accès à la jurisprudence reste garanti par le principe du prononcé public en audience.
La circonstance que certains avocats auraient un accès plus large à une certaine jurisprudence est une conséquence logique du choix de l’avocat de travailler dans des structures de collaboration plus ou moins grandes et dépend également de l’expérience de ce dernier. Cette considération est toutefois tout à fait étrangère aux dispositions attaquées, qui, au contraire, font en sorte que chacun ait accès à davantage de décisions. Ceci permettra en principe de réduire considérablement les disparités en termes de connaissances.
A.9.5. En ce qui concerne la quatrième différence de traitement, le Conseil des ministres soulève qu’il s’agit d’un moyen nouveau (ou d’une branche de moyen nouvelle), qui n’est donc pas recevable.
En ce qui concerne le troisième moyen
A.10. Les parties requérantes et les parties intervenantes prennent un troisième moyen de la violation, par les dispositions attaquées, de l’article 23 de la Constitution et de l’obligation de standstill.
A.11. Elles prônent tout d’abord la nécessité de mettre en place une assistance juridique préventive par toutes sortes d’initiatives visant à rendre les citoyens autonomes sur le plan juridique. Une banque de données accessible au public contenant tous les jugements et arrêts doit – à l’aide des techniques d’intelligence artificielle – permettre à chacun de mieux connaître sa situation juridique et d’estimer les chances de réussite éventuelle de procédures judiciaires. En ne prévoyant pas un accès public gratuit au Registre central et en interdisant le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données contenues dans ce Registre, les dispositions attaquées violent l’article 23 de la Constitution. Les parties requérantes et les parties intervenantes renvoient également au droit à la protection d’un environnement sain, garanti par l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, et à l’article 9, paragraphe 4, de la Convention d’Aarhus, qui règle l’accès aux décisions judiciaires en matière d’environnement.
A.12. Renvoyant à son explication relative à la réfutation du deuxième moyen, le Conseil des ministres estime que l’article 23 de la Constitution n’est pas violé non plus. Il répète que l’accès à la jurisprudence reste public et gratuit. Toute personne, quels que soient ses moyens, conserve le droit acquis à une jurisprudence accessible. L’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données contenues dans le Registre central ne restreint nullement l’accès du public à la jurisprudence de l’ordre judiciaire, certes sous une forme pseudonymisée. L’interdiction précitée porte uniquement sur des données, parmi lesquelles les données à caractère personnel, qui restent encore présentes dans les décisions pseudonymisées telles que les données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats. Selon le Conseil des ministres, le législateur a voulu, par cette interdiction, empêcher une forme de profilage des magistrats et avocats, qui pourrait à bien des égards être utilisée à des fins irresponsables.
Le Conseil des ministres dit ne pas apercevoir en quoi il serait question d’une réduction significative du degré de protection des justiciables, dès lors que l’accès à la jurisprudence pseudonymisée via le Registre central sera le même pour tous.
En ce qui concerne le quatrième moyen
A.13. Les parties requérantes et les parties intervenantes prennent un quatrième moyen de la violation de l’article 40 de la Constitution, lu en combinaison avec le titre II de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.14.1. Elles soutiennent que l’article 40 de la Constitution garantit l’indépendance du pouvoir judiciaire, telle qu’elle est exigée par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette indépendance forme, avec la publicité garantie par l’article 149 de la Constitution, la pierre angulaire sur laquelle reposent les droits et libertés contenus dans le titre II de la Constitution. Selon elles, sans une jurisprudence indépendante et publique, il n’est pas possible de contrôler le respect des droits et libertés mentionnés au titre II.
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Il y a donc lieu de contrôler les dispositions attaquées au regard de l’article 40 de la Constitution et de la disposition conventionnelle précitée pour vérifier si ces dispositions législatives portent atteinte au titre II de la Constitution.
A.14.2. Selon elles, les articles 8, 10 et 13 de la loi du 16 octobre 2022 soustraient, sans justification, au greffier les missions judiciaires qui lui sont conférées en vertu de l’article 168, alinéa 1er, du Code judiciaire, en les confiant à un comité de gestion relevant du pouvoir exécutif. En effet, la responsabilité relative à la tenue et à la gestion de la source authentique des décisions de l’ordre judiciaire est ainsi confiée à un comité de gestion relevant du pouvoir exécutif. Les dispositions attaquées portent ainsi atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire. À cet égard, elles observent encore que le pouvoir exécutif est régulièrement partie au procès devant les juridictions ordinaires et qu’il gérera donc la source authentique des décisions judiciaires dans des litiges auxquels il est lui-même partie. Les dispositions attaquées fournissent également au pouvoir exécutif un accès direct à toutes les décisions judiciaires des juges de l’ordre judiciaire, ce qui permet un contrôle et un suivi directs de n’importe quelle décision rendue par un juge donné dans n’importe quelle affaire. Ceci est d’autant plus problématique que le pouvoir exécutif participe aux procédures de désignation et de nomination des juges. Elles affirment en outre qu’il n’est pas raisonnablement justifié de permettre au Collège des cours et tribunaux de consulter le contenu de toutes les décisions de l’ordre judiciaire. Cet accès permet au Collège et aux chefs de corps de contrôler en permanence le travail des juges. Les parties requérantes et les parties intervenantes estiment dès lors que les dispositions attaquées offrent une possibilité de contrôle qui porte gravement atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
A.14.3. Les dispositions attaquées n’offrent en outre pas la moindre garantie que les données et les métadonnées contenues dans le Registre central ne seront pas privatisées ni commercialisées.
A.14.4. Enfin, elles affirment que l’article 16, attaqué, de la loi du 16 octobre 2022 permet au Roi de s’immiscer, par la formulation de critères visant à déterminer si un arrêt de la Cour de cassation est à ce point pertinent pour l’unité de la jurisprudence ou le développement du droit qu’il nécessite une traduction, dans l’appréciation de la Cour de cassation quant à la question de déterminer les arrêts qui sont pertinents pour l’unité ou le développement du droit. Cette habilitation viole aussi l’indépendance du pouvoir judiciaire.
A.15. En ce qui concerne le quatrième moyen, le Conseil des ministres soulève les exceptions mentionnées en A.6.1 et reprend mutatis mutandis l’argumentation exposée à cet égard dans ce considérant. Le quatrième moyen n’est dès lors pas recevable.
A.16. Les parties requérantes contestent les exceptions, pour les mêmes raisons que celles qui sont mentionnées en A.6.2.
Affaire n° 7982
En ce qui concerne le premier moyen
A.17. La partie requérante prend un premier moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 47 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte) et avec l’article 5, paragraphe 2, du règlement sur la gouvernance des données, par les articles 8 (en ce qui concerne l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), modifié, du Code judiciaire; l’article 782, § 8, alinéa 3, modifié, du même Code; et l’article 782, § 6, alinéa 2, 6°, et alinéa 4, modifié, du même Code), 9, 6°
(modifiant l’article 782, § 5, du Code judiciaire), et 16 (modifiant l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935 « concernant l’emploi des langues en matière judiciaire », ci-après : la loi du 15 juin 1935) de la loi du 16 octobre 2022.
A.18.1. La partie requérante demande, dans la première branche du premier moyen, l’annulation de l’article 782, § 6, alinéa 4, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 8 attaqué, en ce qu’il porte sur l’entité visée à l’article 782, § 6, alinéa 2, 6°, du même Code. Elle demande également l’annulation de l’article 782, § 6, alinéa 6, en ce que les électeurs mentionnés dans cet article sont limités aux personnes visées à l’article 782, § 6, alinéa 2, 1° à 4°, du Code judiciaire.
A.18.2. Dans cette première branche, elle fait valoir qu’en ce qui concerne l’organisation du comité de gestion du Registre central, une différence de traitement injustifiée naît au détriment des avocats, en ce que ceux-ci
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ne disposent que d’une voix consultative et ne peuvent pas participer à l’élection du président et du vice-président du comité de gestion. À cet égard, elle souligne que les avocats ne peuvent consulter le Registre central que de manière limitée et sous certaines conditions. Ainsi les avocats n’ont-ils accès aux décisions non pseudonymisées que dans leurs propres dossiers et, dès que la pseudonymisation sera effective, ils n’auront accès qu’aux décisions judiciaires de la même manière que tous les autres citoyens. Dans le même temps, elle souligne que les représentants du Collège du ministère public siègent au comité de gestion avec une voix délibérative et qu’ils bénéficient ainsi d’un large accès au Registre central (article 782, § 8, 3° à 5°, du Code judiciaire). Il s’agit dès lors d’une différence de traitement, plus précisément en ce qui concerne l’égalité des armes, qui porte atteinte au droit à un procès équitable.
A.18.3. Dès lors que les avocats, eu égard à leur rôle, occupent une position particulière dans une procédure judiciaire et agissent souvent en tant qu’adversaires des membres du ministère public, les catégories précitées sont comparables.
A.18.4. Le critère de distinction sur lequel repose la différence est objectif. Il s’agit de deux activités distinctes dont le but est de travailler pour la justice.
A.18.5. La différence de traitement ne poursuit pas un objectif légitime. Le choix du législateur de ne pas donner une voix délibérative aux avocats découle du souci d’éviter que des données du Registre central, qui sont la propriété de l’ordre judiciaire, tombent entre les mains d’entreprises corporatistes qui les utiliseraient de manière inconsidérée. Un tel objectif ne saurait justifier la différence de traitement.
A.18.6. En ordre subsidiaire, la partie requérante estime que la différence de traitement n’est pas justifiée.
L’argumentation qui repose sur l’idée que, d’une part, les avocats défendent uniquement le point de vue de la partie qu’ils représentent dans une procédure et que, d’autre part, les juges sont impartiaux et les membres du ministère public ne peuvent tout de même pas être réduits à une simple partie à cette procédure n’est pas de nature à justifier cette différence. Elle relève que les avocats siègent au comité en tant que représentants des ordres des barreaux, lesquels défendent les intérêts de l’ensemble des justiciables et non de clients individuels.
La mesure attaquée n’est pas appropriée, puisqu’elle ne permet pas d’atteindre l’objectif poursuivi, à savoir améliorer l’administration de la justice. Premièrement, cette mesure viole l’égalité des armes entre les avocats et les magistrats, en particulier les membres du ministère public. Deuxièmement, cette mesure empêche qu’un acteur important de l’administration de la justice puisse faire valoir les intérêts des justiciables. La mesure attaquée n’est pas non plus nécessaire. Enfin, la différence de traitement n’est pas non plus proportionnée. Ce n’est qu’en bénéficiant d’une voix délibérative à part entière que la partie requérante peut jouer un rôle important. Or, la banque de données est appelée à jouer un rôle majeur dans la compréhension et dans le développement du droit.
Selon elle, le fait de discriminer les avocats par rapport aux magistrats ne présente aucun avantage pour la réalisation de l’intérêt général.
A.19.1. Le Conseil des ministres estime que la différence de traitement alléguée dans la première branche repose sur un critère objectif, celui des qualités différentes des acteurs de la justice. Les membres du comité de gestion disposant d’une voix délibérative sont tous membres de la magistrature, à l’exception des représentants du SPF Justice. Du reste, cette voix délibérative des représentants du SPF Justice est limitée à quelques matières liées au fonctionnement interne de l’ordre judiciaire. Il souligne que les représentants des ordres des avocats ne revêtent pas un rôle ni une qualité analogues.
A.19.2. Il affirme que le législateur poursuit un objectif légitime en donnant à l’une des catégories de membres du comité de gestion une voix prépondérante par rapport à celle qu’il confère à la catégorie des représentants de l’ordre des avocats. Ces derniers ne sont qu’observateurs et n’ont qu’une voix consultative. À cet égard, il a voulu faire en sorte que l’organisation du comité soit suffisamment réaliste pour que celui-ci puisse mener à bien sa mission. Il souligne, à ce sujet, la mission principale du comité de gestion, qui consiste à soutenir les membres de l’ordre judiciaire dans leurs missions légales. Selon lui, il est donc logique que le centre de gravité du comité de gestion se situe du côté des représentants des membres de la magistrature, qui ont tous une voix délibérative. Il ajoute encore que, compte tenu de leur rôle dans l’administration de la justice, il est également logique que les membres du ministère public soient représentés avec une voix délibérative. Bien que les avocats, les témoins ou les experts jouent également un rôle important dans une procédure et dans le processus décisionnel judiciaire, les décisions judiciaires n’émanent toutefois pas de ces personnes.
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A.19.3. La mesure attaquée est en outre appropriée et proportionnée. Le Conseil des ministres estime qu’il n’est ni déraisonnable ni disproportionné de ne faire siéger les représentants de l’ordre des avocats au comité qu’avec une voix consultative. Cela ne les empêche pas de faire entendre leur voix par leur présence au comité de gestion, ne fût-ce qu’en tant que conseillers. La différence de traitement ne produit donc pas des effets disproportionnés.
A.20.1. La partie requérante demande, dans la deuxième branche de son premier moyen, l’annulation de l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), et alinéa 3, du Code judiciaire. En ordre subsidiaire, elle demande l’annulation des mots « qui a donné un résultat » contenus dans l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire.
A.20.2. Dans une deuxième branche, la partie requérante dénonce des différences de traitement injustifiées en ce qui concerne l’instauration du Registre central et l’accès à celui-ci par les magistrats du siège. Elle affirme que ceux-ci disposent d’un accès automatique aux sources, qui est bien plus large que l’accès dont disposent les avocats. De plus, elle soutient que l’administration développera également, à l’attention des magistrats, des instruments qui ne seront pas accessibles aux avocats ni au grand public. En outre, les avocats auront l’interdiction de développer eux-mêmes des instruments ou de faire appel à des acteurs commerciaux, puisque le téléchargement massif sera prohibé. Elle relève qu’avant l’instauration du Registre central, les magistrats avaient accès aux instruments disponibles sur le marché commercial, auxquels les avocats aussi pouvaient recourir, ce qui garantissait l’égalité des armes. La création du Registre central et des outils destinés à la magistrature a pour effet de créer un déséquilibre et une asymétrie de l’information, au détriment des justiciables. En effet, les magistrats disposent de la banque de données la plus performante et la plus fiable, alors que les avocats n’y ont pas accès, de sorte qu’ils ne peuvent pas conseiller leurs clients de manière optimale. De plus, les magistrats pourront librement utiliser le Registre central, de sorte que certains l’utiliseront systématiquement et d’autres non. Au demeurant, elle critique également le fait que les magistrats ne doivent mentionner les résultats de la consultation de la banque de données qu’en cas de résultat positif, alors qu’un résultat négatif aussi peut être intéressant pour les parties à la procédure. Elle affirme que les débats prendront encore davantage de temps en raison des discussions relatives aux résultats des recherches, alors que les procédures sont actuellement déjà fort longues. Enfin, elle déplore qu’en dépit de la possibilité de mener un débat contradictoire en ce qui concerne les résultats d’une recherche, la méthodologie de cette recherche ne puisse faire l’objet d’aucun contrôle, sauf par le biais de demandes précises sous la forme de conclusions. Tout ceci porte atteinte au droit à un débat équitable.
A.20.3. La partie requérante soutient que, compte tenu de ce qui précède, il est en outre porté une atteinte discriminatoire au règlement sur la gouvernance des données.
A.21.1. En ce qui concerne la deuxième branche, le Conseil des ministres fait valoir, en ordre principal, que les catégories de personnes comparées ne sont pas comparables. La possibilité d’accès motivé à certaines données contenues dans le Registre central, instaurée par l’article 782, § 8, 2°, b), du Code judiciaire, est réservée à des personnes exerçant une fonction judiciaire ou suivant une formation en vue d’une telle fonction qui sont inscrites sur une liste électronique du SPF Justice. Les avocats ne figurent pas sur cette liste. Ils peuvent donc être clairement distingués de la catégorie des personnes qui ont un accès motivé.
A.21.2. En ordre subsidiaire, en ce que les avocats seraient comparables aux magistrats (en formation), le Conseil des ministres fait valoir que le critère de distinction est objectif. En effet, les avocats ne figurent pas sur la liste visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire.
La mesure poursuit en outre un objectif légitime. Le but principal du législateur consiste à faciliter, par le biais d’un Registre central des décisions judiciaires sous format électronique, les missions légales et donc le fonctionnement interne de l’ordre judiciaire. La mesure est appropriée et proportionnée. Le législateur a recherché un juste équilibre entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel et, d’autre part, les intérêts d’une bonne administration de la justice. Il est plausible que les magistrats doivent, pour réaliser leurs missions, pouvoir accéder aux données contenues dans le Registre central qui ne sont pas accessibles au grand public. Les avocats, par contre, n’ont besoin, eu égard à leur mission de conseil et de représentation de leurs clients en justice, d’accéder à une partie substantielle du Registre central que pour pouvoir se faire une idée de l’état actuel de la jurisprudence dans une certaine matière et pour pouvoir constituer une défense sur la base de cette information. Pour ce faire, un accès aux décisions pseudonymisées contenues dans la banque de données suffit. Selon le Conseil des ministres, le travail d’un avocat ne nécessite en principe pas non
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plus d’accéder aux données à caractère personnel de tiers. Si les avocats souhaitent accéder aux décisions judiciaires authentiques qui concernent leurs clients, ces derniers peuvent les leur transmettre.
Le Conseil des ministres relève encore que le droit à un procès équitable est garanti par cela que, dans le cadre d’une procédure judiciaire, les parties sont informées quant aux résultats d’une recherche effectuée par un magistrat dans la partie non publique du Registre central.
A.21.3. Enfin, le Conseil des ministres fait valoir que l’allégation d’une violation de l’article 5, paragraphe 2, du règlement sur la gouvernance des données est irrecevable, dès lors que la partie requérante ne l’a pas développée. Il ajoute que la lecture combinée des articles 10 et 11 de la Constitution avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec les articles 47 et 52 de la Charte ne conduit pas à une autre conclusion.
A.22.1. La partie requérante demande, dans la troisième branche de son premier moyen, l’annulation de l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire et de l’article 782, § 5, alinéa 6, du même Code, tels qu’ils ont été insérés par les articles 8 et 9 attaqués.
A.22.2. Dans sa troisième branche, elle affirme que l’interdiction de téléchargement massif et le non-
développement, que cette interdiction a pour corollaire, d’outils d’intelligence artificielle portent atteinte au droit à un procès équitable, en ce que les avocats et les justiciables ne disposent pas d’outils équivalents à ceux qui peuvent être mis à la disposition des magistrats.
A.22.3. Elle soutient que l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire, tel qu’il a été inséré par l’article 8
attaqué, s’oppose au développement de moteurs de recherche ou d’outils d’analyse fondés sur l’intelligence artificielle différents de ceux que le gestionnaire du Registre central met probablement à la disposition du public et des avocats. Même si le résultat de recherches effectuées par le juge est soumis au contradictoire, la méthodologie de la recherche et l’existence éventuelle de résultats contraires ne peuvent pas être vérifiées à l’aide d’une autre méthodologie. Elle estime que l’article 149 de la Constitution et le règlement sur la gouvernance des données posent le principe de la publicité des décisions judiciaires et que l’accès à ces données en constitue un corollaire nécessaire. Eu égard à la quantité énorme d’informations, il est nécessaire de pouvoir disposer d’outils performants pour ordonner celles-ci et les rendre accessibles par l’utilisation de filtres ou de recherches précises.
Par ailleurs, elle critique l’article 9 en ce que celui-ci interdit le traitement des données d’identité des magistrats, des greffiers et des avocats afin d’évaluer, d’analyser, de comparer et de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. Selon elle, ceci s’oppose à ce que la jurisprudence propre à un magistrat ou à un tribunal donnés puisse être démontrée de manière manifeste.
A.23. Le Conseil des ministres estime que la troisième branche n’est pas fondée. Selon lui, le droit à un procès équitable n’est pas violé. L’interdiction visée à l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par les articles 8 et 9 attaqués, porte selon lui uniquement sur le téléchargement massif et sur le traitement d’un ensemble de données disponibles dans le Registre central, parmi lesquelles, en particulier, l’identité des magistrats, des avocats et des greffiers. Cette interdiction vise à éviter que les magistrats et les avocats fassent l’objet d’un profilage à des fins irresponsables. En outre, il n’y a pas d’effets disproportionnés. L’interdiction ne limite nullement les possibilités, pour le public, de prendre connaissance des décisions judiciaires individuelles pseudonymisées, via le volet public du Registre central.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.24. La partie requérante prend un deuxième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 149 de la Constitution et avec l’article 16 de la Charte. Elle demande l’annulation de l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire et de l’article 782, § 5, alinéa 6, du même Code, tels qu’ils ont été insérés par les articles 8 et 9 attaqués.
A.25.1. Elle fait valoir que la limitation de l’accès au Registre central authentique et l’interdiction d’utiliser des moteurs de recherche et l’intelligence artificielle en ce qui concerne les décisions contenues dans le Registre doivent être considérées comme une restriction injustifiée de l’exercice de l’activité économique des avocats. Le fait que seuls les magistrats disposent des outils les plus performants et de la jurisprudence la plus récente empêche
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les avocats de conseiller au mieux leurs clients en amont d’une procédure judiciaire et de développer des outils techniques à l’appui de leurs activités professionnelles. Il est ainsi porté atteinte également au droit à un procès équitable et à la publicité de la jurisprudence.
A.25.2. La liberté d’entreprendre de l’avocat n’est certes pas absolue, mais il y est manifestement porté une atteinte disproportionnée. Ainsi, l’interdiction attaquée est, de toute évidence, disproportionnée non seulement à l’objectif primaire d’optimisation du système judiciaire, mais aussi à l’objectif secondaire consistant à protéger les données à caractère personnel figurant dans les décisions judiciaires. Les avocats ne font pas partie du public au même titre que d’autres personnes, puisqu’en tant que participants à la bonne administration de la justice, ils doivent pouvoir exercer leur mission avec les meilleurs outils disponibles, sans distinction vis-à-vis d’autres acteurs. Les mesures attaquées portent atteinte à l’essence du métier d’avocat. Elle estime qu’eu égard aux développements technologiques, elle doit pouvoir utiliser les données contenues dans le Registre central pour alimenter des systèmes d’intelligence artificielle à l’appui de son activité économique. Priver les avocats de ces ressources limite pour eux la possibilité de donner des conseils juridiques pertinents, ce qui nuit à leur activité économique. L’absence d’un accès à toutes les données porte atteinte non seulement à la liberté d’entreprendre des avocats, mais aussi à l’administration de la justice de manière générale car les avocats ont pour mission de défendre les droits et libertés ainsi que le respect de l’état de droit. Un avocat mieux équipé techniquement peut mieux conseiller ses clients et, le cas échéant, les dissuader d’intenter des procédures juridiques inutiles, ce qui est bénéfique pour la société en général et pour le fonctionnement des juridictions en particulier.
A.26. Pour les mêmes raisons que celles qui ont été mentionnées en A.23, le Conseil des ministres estime que le deuxième moyen n’est pas fondé. Il ajoute que la mesure qui consiste à lutter au maximum contre le téléchargement massif répond aux préoccupations de l’Autorité de protection des données. Il rappelle ensuite que la Cour européenne des droits de l’homme estime qu’un prononcé oral ne constitue qu’une des manières pour le public de contrôler les décisions de justice. Le fait qu’il y ait plusieurs formes de garantie de la publicité de la jurisprudence est donc compatible avec le droit à un procès équitable. À cet égard, cette forme doit permettre au public de contrôler les décisions judiciaires. On peut également atteindre cet objectif en mettant la jurisprudence à la disposition du public via le greffe ou via internet. Le législateur a fait un choix légitime en optant pour la publication de la jurisprudence, tout en limitant les prononcés publics. Le fait d’empêcher le téléchargement massif ne restreint pas la faculté des avocats ou des justiciables de prendre connaissance des décisions judiciaires. Il n’est pas porté atteinte à la publicité de la jurisprudence.
En ce qui concerne le troisième moyen
A.27. La partie requérante prend un troisième moyen de la violation, par l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 4 et 149 de la Constitution.
A.28.1. Elle demande l’annulation de l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935, tel qu’il a été remplacé par l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022.
A.28.2. Jusqu’avant l’entrée en vigueur de la loi du 16 octobre 2022, les arrêts de la Cour de cassation rendus en français ou en néerlandais étaient systématiquement traduits vers l’autre langue. Lorsqu’une décision judiciaire qui a été rendue en allemand est attaquée devant la Cour de cassation, celle-ci peut toutefois déterminer la langue de la procédure (article 27bis de la loi du 15 juin 1935). L’article 28 de la loi du 15 juin 1935 prévoyait également une traduction systématique vers l’allemand des arrêts relatifs à des pourvois dirigés contre une décision judiciaire qui avait été rendue en allemand, même si la procédure se déroulait dans une autre langue. La disposition attaquée permet dorénavant à la Cour de cassation de déterminer de manière arbitraire si les arrêts qu’elle a rendus en français ou en néerlandais doivent être traduits vers l’autre langue et si un pourvoi dirigé contre une décision judiciaire qui a été rendue en allemand doit être traduit vers l’allemand. Cela signifie que, d’une part, une partie de la jurisprudence de la Cour de cassation – qui est fondamentale pour l’unité du droit – ne sera plus facilement accessible pour une partie de la population belge, et, d’autre part, qu’un justiciable germanophone pourrait être confronté, à la fin de sa procédure déjà parcourue en allemand, à un arrêt de la Cour de cassation rendu en français ou en néerlandais mais non traduit vers l’allemand. Une partie de la population belge se voit ainsi privée du droit de prendre connaissance de la jurisprudence de la Cour de cassation. Ceci fait également obstacle à l’alimentation
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de systèmes d’intelligence artificielle, alors que ces systèmes ont besoin d’un maximum de données pour pouvoir effectuer des recherches performantes. Renvoyant à l’arrêt de la Cour n° 59/1994 du 14 juillet 1994
(ECLI:BE:GHCC:1994:ARR.059), la partie requérante estime que les dispositions citées aux moyens sont violées.
A.29. Le Conseil des ministres estime que le moyen n’est pas fondé. Selon lui, la mesure attaquée peut recevoir une interprétation conforme à la Constitution, de sorte qu’il n’y a pas violation. La disposition attaquée soumet la traduction vers l’allemand aux mêmes conditions que les traductions vers le français ou le néerlandais, celles de la pertinence de l’arrêt de la Cour de cassation pour l’unité ou le développement du droit. Il renvoie également aux travaux préparatoires dans lesquels le ministre s’est dit conscient de la nécessité de traduire les arrêts de la Cour de cassation vers l’allemand lorsque la décision judiciaire attaquée a été rendue en allemand. La mesure attaquée doit donc être interprétée en ce sens qu’une traduction vers l’allemand de l’arrêt de la Cour de cassation est requise si la décision judiciaire attaquée a été rendue en allemand, sans que cette traduction soit soumise à une quelconque autre condition.
Affaire n° 7983
A.30. La partie requérante prend un moyen unique de la violation, par l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, des articles 4, 10, 11 et 23 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.31.1. La partie requérante soutient qu’une lecture superficielle de la disposition attaquée donne l’impression erronée que le même régime s’applique aux traductions des arrêts de la Cour de cassation, quelle que soit la langue. Il n’y a toutefois pas égalité de traitement, dès lors que les situations de départ ne sont pas identiques.
En ce qui concerne les procédures menées en français ou en néerlandais, un arrêt de cassation est, en tout état de cause, rendu de facto dans la langue des procédures qui ont déjà eu lieu. Dans le cadre des procédures en langue allemande, ceci ne serait possible que dans les conditions très restrictives prévues par la nouvelle loi. Ceci signifierait que le justiciable concerné par une procédure menée en allemand ne peut plus prétendre au moins à la traduction d’un arrêt de la Cour de cassation en allemand Selon elle, ceci entraîne également un recul de ses droits en matière d’emploi des langues.
A.31.2. Se référant aux travaux préparatoires, elle relève que le ministre semble interpréter le régime attaqué en ce sens qu’une traduction vers l’allemand ne sera plus réalisée que si la décision judiciaire attaquée a été rendue en allemand. Selon elle, la différence de traitement alléguée n’est justifiée ni objectivement ni raisonnablement, eu égard en particulier à l’équivalence des régions linguistiques garantie par l’article 4 de la Constitution.
A.31.3. La partie requérante affirme qu’il est également porté atteinte à l’obligation de standstill découlant de l’article 23 de la Constitution si le régime attaqué concerne des procédures qui s’inscrivent dans le cadre des droits garantis par cette disposition constitutionnelle. Elle soutient que les arrêts de la Cour n os 182/2008
(ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.182) et 99/2010 (ECLI:BE:GHCC:2010:ARR.099) sont pertinents, par analogie, et supposent que les arrêts de cassation doivent être traduits vers l’allemand, sans quoi il serait question d’une protection réduite.
A.31.4. Enfin, elle estime qu’il est porté atteinte au droit à un procès équitable. Renvoyant à l’arrêt de la Cour n° 120/2019 du 19 décembre 2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.120), elle considère que le régime donne lieu à un procès inéquitable, dès lors que les justiciables germanophones se voient privés d’une traduction allemande de l’arrêt de cassation. En ce qu’il s’agit d’une procédure pénale, d’autres garanties sont également compromises. Ainsi, l’article 6, paragraphe 3, e), de la Convention européenne des droits de l’homme garantit à une personne poursuivie qu’elle obtiendra une décision dans sa propre langue. Un procès ne saurait être équitable si l’inculpé ne peut pas obtenir la décision judiciaire après traduction dans sa propre langue. Tel est d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit d’une des trois langues nationales reconnues par la Constitution belge.
A.32. Pour les mêmes raisons que celles qui ont été mentionnées en A.29, le Conseil des ministres estime que le moyen unique n’est pas fondé.
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Affaire n° 7984
A.33. Les parties requérantes prennent un moyen unique de la violation, par l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, des articles 10, 11 et 23 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.34.1. Les parties requérantes estiment que la disposition attaquée fait naître une discrimination en ce que les arrêts de la Cour de cassation qui font suite à une décision rendue en langue allemande ne seront plus inconditionnellement traduits vers cette langue et en ce que, partant, les traductions allemandes de cette décision ne peuvent être obtenues qu’aux mêmes conditions que les traductions vers le néerlandais ou vers le français.
Elles renvoient aux articles 27 et 27bis de la loi du 15 juin 1935. Ces dispositions ont pour effet qu’un justiciable francophone ou néerlandophone peut obtenir un arrêt de cassation dans la langue de la décision judiciaire attaquée. Un justiciable germanophone ne dispose pas de ce privilège. En outre, ce dernier est également préjudicié par le fait que la procédure en cassation ne peut pas être menée en allemand. Il n’avait la possibilité d’obtenir une traduction vers l’allemand que sur la base de l’article 28 de la loi du 15 juin 1935. Le régime attaqué a toutefois supprimé cette possibilité. Par ailleurs, il se peut également qu’un magistrat germanophone qui siège dans une chambre germanophone d’un tribunal et qui doit prendre connaissance d’un arrêt de cassation contre une décision judiciaire soit confronté à un arrêt rédigé dans une langue qui lui est étrangère. Bien que le magistrat germanophone maîtrise par définition également le français, il ne connaît pas nécessairement aussi bien le néerlandais. Il est ainsi possible que ce magistrat soit confronté à un arrêt de cassation rendu dans une langue qu’il ne comprend pas aisément. Le même risque existe lorsqu’un pourvoi en cassation est introduit en allemand et que la Cour de cassation décide de mener la procédure dans une langue que le magistrat ne comprend pas.
Même si, le cas échéant, il était conforme à la Constitution que les arrêts de la Cour de cassation dans lesquels les décisions judiciaires attaquées ont été rendues en français ou en néerlandais ne soient pas traduits vers l’autre langue, il est toutefois contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution que des arrêts de cassation dirigés contre des décisions judiciaires rendues en allemand ne soient pas traduits dans cette langue. Une telle identité de traitement injustifiée n’est du reste pas motivée dans les travaux préparatoires.
A.34.2. Elles estiment que le régime attaqué entraîne également un procès inéquitable vis-à-vis des justiciables concernés par des procédures en allemand, dès lors que ceux-ci sont traités différemment des justiciables francophones ou néerlandophones. En ce qu’il s’agit d’affaires pénales, d’autres garanties sont également violées. Elles renvoient en outre à l’article 6, paragraphe 3, e), de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit à la personne poursuivie qu’elle pourra obtenir le prononcé dans son affaire dans la langue qu’elle comprend. Dans le cas contraire, le procès est inéquitable. Tel est d’autant plus le cas s’il s’agit d’une des trois langues nationales officielles.
A.34.3. Elles affirment enfin qu’il est également porté atteinte à l’obligation de standstill découlant de l’article 23 de la Constitution si le régime attaqué concerne des procédures qui s’inscrivent dans le cadre des droits garantis par cette disposition constitutionnelle. Elles soutiennent que les arrêts de la Cour nos 182/2008 et 99/2010
précités sont pertinents par analogie et supposent que les arrêts de cassation doivent être traduits vers l’allemand, sans quoi il serait question, selon elles, d’une restriction de la protection. Elles affirment qu’avant la modification législative attaquée, un justiciable germanophone qui ne pouvait pas obtenir une procédure en allemand devant la Cour de cassation avait le droit absolu d’obtenir une traduction de cet arrêt de cassation vers l’allemand, afin que cet arrêt soit conforme à la langue dans laquelle la décision judiciaire attaquée avait déjà été rendue. Du fait de cette modification législative, ce droit absolu n’existe plus, ce qui entraîne un recul significatif. En outre, ce recul ne fait pas l’objet d’une motivation claire ou raisonnable dans les travaux préparatoires.
A.35. Pour les mêmes raisons que celles qui ont été mentionnées en A.29, le Conseil des ministres estime que le moyen unique n’est pas fondé.
Affaire n° 7986
En ce qui concerne le premier moyen
A.36. La partie requérante prend un premier moyen de la violation des articles 10, 11, 13 et 149 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et
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avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par l’article 782, § 8, alinéa 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été inséré et modifié par l’article 8 de la loi du 16 octobre 2022.
A.37. Elle souligne que l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire prévoit, tant que les débats ne sont pas clos, pour les personnes qui figurent sur la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire et qui introduisent une demande motivée à cette fin, un droit d’accès conditionnel au Registre central pour effectuer une recherche nécessaire (dans le cadre d’une enquête qu’elles mènent ou d’une affaire pendante dans laquelle elles siègent ou dans laquelle elles agissent professionnellement) de décisions judiciaires authentiques et non pseudonymisées. Elle ajoute que l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, c), du Code judiciaire ne permet à l’avocat de consulter ces décisions judiciaires authentiques que si son client est enregistré comme partie au procès et ne lui permet d’aucune manière d’adresser au comité de gestion une demande motivée de pouvoir effectuer une recherche dans le cadre de sa mission de défense des droits de son client dans une affaire concrète.
Selon elle, cette distinction en matière d’accès au Registre central est injustifiée et ne résiste pas au contrôle au regard de l’interdiction de la discrimination.
A.38.1. La partie requérante estime que les catégories de personnes comparées sont comparables, dès lors que les personnes qui en relèvent exercent toutes une mission d’intérêt général dans le respect des obligations déontologiques, en endossant un rôle important dans la procédure judiciaire et en contribuant ainsi à l’administration de la justice. Tel est d’autant plus le cas en matière pénale, où le ministère public est une partie au procès contre l’inculpé, dont l’avocat assure la défense.
A.38.2. De manière générale, le législateur poursuit des objectifs légitimes en créant un Registre central, dont celui de donner l’accès aux personnes qui obtiennent l’autorisation légale à cet effet et celui de garantir le droit au respect de la vie privée en soumettant la demande d’accès au respect de conditions strictes. Le fait d’empêcher les avocats de consulter les décisions judiciaires authentiques ne sert toutefois pas un objectif légitime, selon la partie requérante. Celle-ci conteste l’allégation selon laquelle la distinction entre les personnes qui exercent une fonction judiciaire et celles dont la mission est de représenter d’autres personnes en justice devant les cours et tribunaux poursuit un objectif légitime. Accorder un accès aux magistrats reviendrait en outre à encadrer juridiquement une pratique informelle et non légale existante de consultation par les cours et tribunaux.
Un tel objectif ne saurait justifier l’exclusion des avocats.
A.38.3. Le champ d’application personnel du droit d’accès aux décisions judiciaires authentiques limité strictement par l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire n’est pas pertinent. Aucune motivation convaincante ne justifie la limitation de l’accès de l’avocat à la consultation de décisions judiciaires authentiques aux seules affaires dans lesquelles son client est mentionné en tant que partie. L’exclusion des avocats du groupe des personnes que cette disposition autorise à demander un accès aux décisions authentiques est certes adéquate pour limiter le groupe des utilisateurs du Registre central, mais elle n’est pas fondée sur un critère pertinent.
Au demeurant, la partie requérante conteste l’affirmation selon laquelle les natures différentes des fonctions sont pertinentes pour justifier la distinction entre la magistrature debout et les avocats, en matière d’accès aux décisions judiciaires authentiques contenues dans le Registre central. Elle souligne que les avocats aussi jouent un rôle d’intérêt général important dans l’administration de la justice. La distinction ne peut pas non plus reposer sur une présomption de loyauté, dès lors que les avocats aussi doivent se montrer loyaux, conformément à leurs obligations déontologiques.
A.38.4. La distinction instaurée à l’égard des avocats n’est pas non plus proportionnée à l’objectif du législateur. La partie requérante renvoie d’abord à son exposé relatif au caractère non pertinent de la distinction.
Ensuite, elle relève que la jurisprudence de la Cour confirme l’égalité de principe entre le ministère public et les autres parties au procès, en particulier en ce qui concerne l’égalité des armes et le droit à un procès équitable. Par ailleurs, elle fait valoir qu’elle n’a pas été associée à l’élaboration du projet de loi. Elle n’a pas été consultée en ce qui concerne la gestion, le fonctionnement et l’utilisation du Registre central. Enfin, elle souligne que le législateur lui-même s’est rendu compte que la distinction instaurée était disproportionnée au regard des principes du procès équitable. Ainsi, l’article 782, § 8, alinéa 3, du Code judiciaire dispose que, lorsqu’un magistrat souhaite utiliser le résultat d’une recherche dans son processus décisionnel, toutes les parties à la procédure doivent en être
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informées, afin que le droit au contradictoire soit garanti. Cette obligation n’est toutefois pas applicable au stade de l’enquête, pendant laquelle les magistrats peuvent effectuer des recherches sans la moindre obligation de les signaler. L’obligation n’est pas non plus applicable lorsque les résultats ne sont pas utilisés. Selon elle, il existe une grande liberté de consulter le Registre central sans que cela fasse nécessairement l’objet d’un débat contradictoire, dès lors que le juge détermine subjectivement si les résultats de la recherche ont simplement servi d’inspiration ou de toile de fond ou s’ils ont effectivement été pris en considération dans le processus décisionnel.
Enfin, la distinction opérée est disproportionnée car elle entraîne plusieurs violations du principe de légalité et de l’interdiction de délégation en tant qu’élément du principe de la séparation des pouvoirs. Le législateur laisse en effet au comité de gestion le soin de statuer sur les demandes motivées des magistrats. Or, au sein de cet organe, le centre de gravité se situe du côté des représentants du pouvoir judiciaire lui-même. Le Roi est en outre habilité à déterminer les critères d’appréciation des demandes motivées de fonctionnaires judiciaires. Conférer des délégations aussi étendues au pouvoir exécutif, voire au gestionnaire, n’est pas compatible avec le principe de légalité ni avec la séparation des pouvoirs. Elle renvoie à cet égard à son exposé relatif à la troisième branche du deuxième moyen.
A.39. Les parties intervenantes se rallient à l’exposé du premier moyen de la partie requérante, mais elles soutiennent que l’extension de l’accès au Registre central visée dans cet exposé ne saurait être limitée aux avocats.
Elles ajoutent que les éditeurs (juridiques) jouent également un rôle important dans la compréhension et dans le développement du droit. Elles déplorent que, comme les avocats, les éditeurs n’aient aucun accès de jure au Registre central. Elles soutiennent que les éditeurs juridiques sont des vecteurs d’information entre les sources du droit et les professionnels du domaine et qu’ils créent une plus-value claire.
Ainsi, les éditeurs publient des jugements et arrêts annotés. Ces annotations sont d’un grand intérêt pour une bonne compréhension du droit. Priver les éditeurs d’un accès (illimité) en vue du traitement de la jurisprudence risquerait de compromettre la pratique de l’annotation, ce qui serait néfaste à la compréhension et au développement du droit. Par ailleurs, les éditeurs fournissent de nombreux recueils de jurisprudence, ce qui, selon elles, permet d’avoir une bonne vue d’ensemble de la jurisprudence la plus importante. Pour composer ces recueils, il ne suffit toutefois pas de consulter un arrêt ou un jugement individuel pseudonymisé. Au contraire, de telles publications nécessitent le traitement d’ensembles de données contenues dans le Registre central. De plus, le régime attaqué fait obstacle à de nouveaux développements. Ainsi, les liens hypertextes vers la jurisprudence pourraient ne plus être autorisés, car ils pourraient être vus comme un traitement massif de données contenues dans le Registre central. Il est ainsi fait obstacle à l’utilisation ou au développement de l’intelligence artificielle, ce qui nuit à certains groupes professionnels tels que les avocats, mais aussi à tous les justiciables.
A.40. Le Conseil des ministres soulève tout d’abord que la critique des parties intervenantes selon laquelle les éditeurs (juridiques) n’ont pas accès aux décisions authentiques, telle qu’elle est formulée, est irrecevable, puisqu’il s’agit d’un moyen nouveau. En effet, la réfutation de la critique nécessite un contrôle au regard du principe d’égalité à l’égard d’une catégorie de personnes dont il n’était pas encore question dans la requête.
A.41.1. À titre liminaire, le Conseil des ministres relève qu’il est établi et qu’il n’est pas contesté que le public, y compris les justiciables et les praticiens du droit (dont les avocats), bénéficiera, en vertu de l’article 9 de la loi du 16 octobre 2022, d’un accès illimité aux décisions pseudonymisées qui émanent de l’ordre judiciaire. Il constate toutefois que la partie requérante part de la prémisse selon laquelle l’accès aux décisions authentiques non pseudonymisées procure un avantage dans le cadre de la procédure par comparaison avec un accès aux seules décisions non pseudonymisées. Du point de vue du contenu, les décisions pseudonymisées concordent entièrement avec les décisions authentiques, à l’exclusion des données suivantes : les données d’identité des personnes physiques (à l’exception des magistrats, des membres du greffe et des avocats); tout élément permettant d’identifier directement ou indirectement les personnes physiques (à l’exception des magistrats, des membres du greffe et des avocats), dans les limites de la lisibilité et de l’intelligibilité; les données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats ou tout autre élément permettant de les identifier directement ou indirectement, sur décision du chef de corps de la juridiction après avis du ministère public, lorsque sa diffusion est de nature à porter atteinte à la sécurité des magistrats, des membres du greffe et des avocats ou de leur entourage; dans les matières pénales qui portent sur les infractions visées aux articles 137 à 141ter, 324bis et 324ter du Code pénal, les données d’identité des magistrats, des membres du greffe ou des avocats, ou tout autre élément permettant de les identifier directement ou indirectement.
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Selon lui, la différence entre les décisions authentiques et les décisions pseudonymisées réside donc dans la présence ou dans l’absence d’éléments permettant d’identifier les personnes physiques et, dans certaines circonstances, les magistrats, les membres du greffe et les avocats. Le contenu des décisions judiciaires et des raisonnements préalables à la résolution des questions juridiques est donc identique dans les deux versions des décisions. Le Conseil des ministres n’aperçoit pas en quoi le fait de pouvoir disposer ou non de l’identité des personnes physiques concernées aurait une quelconque influence sur la qualité de la défense des intérêts des clients des avocats. À supposer que les avocats souhaitent prendre connaissance des décisions authentiques antérieures concernant leurs clients, ces décisions peuvent leur être transmises par leurs clients eux-mêmes, le cas échéant via leur accès au Registre central. Ce constat doit être pris en compte lors de l’évaluation de la question de savoir si les dispositions attaquées portent atteinte au droit à un procès équitable.
A.41.2. Il estime ensuite que les avocats et les personnes mentionnées sur la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire relèvent de catégories différentes qui ne sont pas suffisamment comparables au regard de l’objectif de l’article 8 attaqué.
Renvoyant aux travaux préparatoires, il soutient que le législateur, en créant le volet du Registre central qui n’est pas accessible au public, a voulu faciliter le fonctionnement de l’ordre judiciaire et fournir aux membres de cet ordre des instruments permettant d’améliorer la qualité de la jurisprudence comme service public. Par ailleurs, les finalités journalistiques et scientifiques bénéficient également d’une attention spécifique. Si les avocats sont considérés comme des auxiliaires de justice, ils ne font toutefois pas partie de l’ordre judiciaire et ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des membres de cet ordre. L’amélioration de leur fonctionnement n’est pas visée par l’article 8 attaqué, mais bien par l’article 9, qui prévoit l’accès aux décisions pseudonymisées.
Il ajoute encore que ce n’est pas l’éventuelle qualité de la partie au procès qui est déterminante pour l’application du régime attaqué, mais bien le fait d’exercer ou non une fonction judiciaire, ce qui s’inscrit dans le cadre de l’organisation du service public de la jurisprudence. Ainsi, les avocats ne font pas partie de l’ordre judiciaire. Ils ne dépendent dès lors pas non plus des pouvoirs publics en ce qui concerne leur organisation et leur fonctionnement, et donc la bonne administration de la justice. Les avocats ne se trouvent donc pas dans une situation comparable. Partant, les membres du ministère public ne peuvent pas non plus être assimilés à des avocats en ce qui concerne l’accès au volet non public du Registre central. Dans un procès, il existe une différence manifeste entre le rôle du ministère public, qui vise à faire appliquer la loi dans l’intérêt de la société, et celui des avocats, qui défendent avant tout les intérêts de leurs clients. En outre, le ministère public ne se contente pas de jouer un simple rôle dans un procès. Ainsi, en vertu de l’article 140 du Code judiciaire, il doit veiller à la régularité du service des cours et tribunaux. Il s’agit d’une mission de soutien du fonctionnement de l’ordre judiciaire, ce qui rejoint l’objectif du régime attaqué.
A.41.3. En ordre subsidiaire, en ce que les avocats pourraient être considérés comme étant comparables aux membres de l’ordre judiciaire (et aux magistrats en formation), il y a lieu de constater que les deux catégories ne sont pas traitées différemment au regard des principes de l’égalité des armes et du procès équitable. Premièrement, la différence entre les décisions authentiques et les décisions pseudonymisées réside uniquement dans la présence ou dans l’absence de données à caractère personnel relatives aux personnes physiques concernées par la décision.
Un avocat, dans le cadre de la défense des intérêts de son client, se reposera toujours sur le contenu de la jurisprudence et non sur les données à caractère personnel des personnes physiques concernées par la jurisprudence précitée. L’on n’aperçoit pas en quoi le fait de disposer des données à caractère personnel de personnes physiques concernées par des décisions antérieures pourrait constituer un élément pertinent pour influencer l’issue d’une nouvelle décision. En outre, un avocat peut disposer des décisions authentiques qui concernent son client par le biais de ce dernier, qui a accès à ces décisions authentiques. De plus, le résultat d’une recherche effectuée dans le Registre central par un membre de l’ordre judiciaire doit être communiqué à toutes les parties, afin qu’un débat contradictoire puisse être mené à ce sujet. Ainsi, toutes les parties disposent des mêmes armes. Les avocats, d’une part, et les autres parties et acteurs du procès, d’autre part, ont ainsi accès à des contenus parfaitement identiques en matière de jurisprudence.
A.41.4. En ordre subsidiaire, en ce qu’il serait question d’une différence de traitement, il y a lieu de constater que le critère de distinction appliqué pour l’accès au volet interne du Registre central est objectif. Le législateur a utilisé la qualité du titulaire (en formation ou non) d’une fonction judiciaire comme critère pour déterminer la catégorie des personnes qui peuvent introduire une demande motivée de recherche dans le volet interne du Registre central.
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A.41.5. Le Conseil des ministres rappelle ensuite que l’article 8, attaqué, et l’article 9, non attaqué, de la loi du 16 octobre 2022 visent à faciliter et à améliorer le fonctionnement du pouvoir judiciaire par la numérisation, à garantir la publicité de la jurisprudence afin de faire en sorte qu’un contrôle par le public reste possible et à protéger les données à caractère personnel des personnes physiques concernées par une décision judiciaire. Ces objectifs sont légitimes.
A.41.6. Le choix d’exclure les avocats et de ne pas exclure les membres de l’ordre judiciaire de la possibilité d’introduire une demande motivée en vue de prendre connaissance de décisions authentiques qui ne les concernent pas est raisonnablement justifié au regard des objectifs poursuivis. Le législateur a mis en balance le droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, d’une part, et les intérêts liés à une lecture correcte du droit et à une bonne administration de la justice, d’autre part. Il a recherché un équilibre raisonnable entre la publicité de la jurisprudence et le contrôle de la fonction juridictionnelle, d’une part, et la protection des données à caractère personnel, d’autre part.
Il se conçoit parfaitement que des membres de l’ordre judiciaire aient de temps en temps besoin d’un accès au volet interne du Registre central. Les avocats, en revanche, ont besoin, dans le cadre de leurs activités (conseiller leurs clients et défendre leurs intérêts en justice), d’un accès au contenu matériel des décisions judiciaires afin d’avoir une vue sur l’état de la jurisprudence dans la matière qui les concerne et de pouvoir mener une défense sur cette base. Cet objectif peut parfaitement être atteint au moyen d’un accès aux décisions pseudonymisées dans le volet public du Registre central. Pour défendre des intérêts, un avocat a besoin du contenu de la jurisprudence et non des données à caractère personnel des personnes concernées par cette jurisprudence. En principe, les activités des avocats ne nécessitent pas que les données à caractère personnel de tiers soient communiquées à leurs clients ou à eux-mêmes. De même, l’égalité des armes n’est pas menacée, dès lors que les résultats d’une recherche dans le volet non public sont communiqués aux parties au procès. En ce qui concerne l’accès des membres du ministère public, le Conseil des ministres rappelle leur rôle dans l’application de la loi dans un but d’intérêt général. Il souligne encore que l’accès du ministère public, qui agit dans l’intérêt général, demeure limité aux membres de l’ordre judiciaire, qui sont réputés agir loyalement lorsqu’ils disposent de données à caractère personnel, contrairement aux avocats, qui poursuivent un intérêt particulier et qui, ce faisant, risquent de communiquer des données à caractère personnel à des clients qui peuvent en faire ce qu’ils veulent. Dans le cas de l’accès voulu par la partie requérante, les avocats auraient la possibilité de recueillir des données à caractère personnel sans que les résultats de la recherche justifient un tel accès.
La différence attaquée ne produit pas des effets disproportionnés. Tel n’est pas non plus le cas en ce qui concerne le principe de l’égalité des armes. Les avocats ne se trouvent pas dans une position clairement défavorable par rapport au ministère public. Les deux parties ont en effet accès au volet pseudonymisé du Registre central. À
supposer que le ministère public ait obtenu l’accès, après une demande préalable, à des données issues du volet non public, celles-ci sont soumises au contradictoire. Le ministère public ne disposera donc pas de plus de moyens que les autres parties au procès.
A.41.7. Le Conseil des ministres estime, compte tenu de ce qui précède, qu’il n’est pas porté atteinte à l’article 149 de la Constitution, ni à l’article 13 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour le surplus, il renvoie, en ce qui concerne la réfutation de la critique relative à la violation du principe de la séparation des pouvoirs, au point de vue qu’il a développé dans le cadre du deuxième moyen.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.42. Dans la première branche de son deuxième moyen, la partie requérante soulève la violation des articles 10, 11, 12, alinéa 2, 14, 19, 22, 32, 33, 37, 105, 108 et 149 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7, 11 et 47 de la Charte et avec les articles 14, 17 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire et par l’article 782, § 5, alinéa 6, du même Code, tels qu’ils ont été insérés et modifiés par les articles 8 et 9 de la loi du 16 octobre 2022.
A.43.1. La partie requérante affirme que les dispositions attaquées prévoient une interdiction généralisée du téléchargement massif et du traitement d’un ensemble des données contenues dans le Registre central, alors que la possibilité d’enregistrer des informations accessibles au public et de les traiter comme on l’entend relève de
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l’essence du droit à la liberté d’expression et au respect de la vie privée. Elle souligne que le téléchargement massif et le traitement des données sont des libertés qui découlent de plusieurs dispositions de la Constitution et droits fondamentaux analogues inscrits dans des conventions internationales.
Le législateur a ainsi l’obligation positive de promouvoir le téléchargement massif et le traitement de jugements et arrêts en tant qu’informations accessibles au public. À cet égard, la partie requérante renvoie à l’article 149 de la Constitution, à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et à l’article 14
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantissent la publicité, respectivement, de la jurisprudence, du prononcé et du traitement des affaires. Elle renvoie également à l’article 47 de la Charte. Par ailleurs, elle attire l’attention sur le règlement sur la gouvernance des données et sur l’article 5, paragraphe 1, de la directive (UE) 2019/1024 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 « concernant les données ouvertes et la réutilisation des informations du secteur public (refonte) ». Dès lors que le Registre central constitue un instrument de travail réalisé par et pour le SPF Justice, son contenu relève, selon elle, de l’article 32 de la Constitution, qui garantit la publicité des documents administratifs.
L’autorité publique a également des obligations négatives qui découlent du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée, en ce qu’elle ne peut pas s’immiscer de manière disproportionnée dans la manière dont des personnes s’approprient des informations publiques et veulent ensuite les ordonner, les rendre disponibles et les diffuser en tant qu’informations personnelles ou professionnelles.
A.43.2. Selon la partie requérante, il ressort de la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme qu’une « interdiction illimitée » comme restriction des droits fondamentaux n’est pas admise, d’autant qu’il ressort des travaux préparatoires que cette interdiction n’a fait l’objet d’aucun débat approfondi. Elle relève qu’il ressort des travaux préparatoires que le législateur a voulu, par la mesure attaquée, répondre à une observation figurant dans un avis de l’Autorité de protection des données et à des préoccupations du Collège des cours et tribunaux. Selon elle, l’avis est limité à des recommandations relatives à la fourniture de données à des acteurs du marché actifs dans le développement d’algorithmes à des fins commerciales, de sorte qu’il y avait lieu d’imposer des restrictions strictes en ce qui concerne les finalités pour lesquelles des données à caractère personnel peuvent être traitées afin d’entraîner des algorithmes. L’avis souligne également la nécessité de garantir une pseudonymisation et une anonymisation suffisantes, y compris sur le plan technique. Elle soutient que le législateur a jeté le bébé avec l’eau du bain et qu’il n’a pas suffisamment tenu compte des autres droits fondamentaux. Elle souligne que la section de législation du Conseil d’État n’a pas formulé d’observations.
A.43.3. Le but de protection de la magistrature, voire de la profession d’avocat, invoqué par le législateur n’est pas objectif ni légitime. La partie requérante ne voit pas en quoi un magistrat serait préjudicié s’il s’avérait – à la suite d’une analyse fondée sur l’intelligence artificielle – qu’il adopte toujours une certaine position. Au contraire, ceci l’aiderait à se remettre en question. Enfin, une interdiction quasi absolue, à supposer qu’elle fût admissible, serait disproportionnée à l’objectif poursuivi. Il est en effet possible de prévoir, par des modalités d’exécution, des restrictions techniques permettant de limiter le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de jugements et arrêts. L’interdiction de principe de tels traitements (sans prévoir d’exceptions pour une série de catégories de personnes spécifiques), en plus de les sanctionner pénalement, doit être considérée comme une mesure disproportionnée.
A.44. Les parties intervenantes se rallient à l’exposé de la première branche du deuxième moyen. Elles ajoutent que le législateur justifie l’interdiction du téléchargement massif et du traitement d’un ensemble de données en renvoyant à l’avis de l’Autorité de protection des données. Elles estiment que le législateur a lu dans cet avis des choses qui n’y figurent pas. Elles soutiennent que l’avis n’a nullement préconisé ni exigé une telle interdiction. Selon elles, l’Autorité de protection des données a uniquement exprimé l’inquiétude que des données qui ne seraient pas parfaitement anonymisées tombent dans les mains de tiers malhonnêtes qui risqueraient de les utiliser à des fins commerciales. La question de savoir en quoi cette inquiétude pourrait justifier une interdiction quasi absolue n’est pas expliquée. En outre, il ressort de l’avis que des options techniques permettent d’empêcher que des décisions qui ne sont pas tout à fait anonymes puissent être traitées par n’importe qui.
Le législateur s’est laissé guider de manière trop unilatérale par le souci de protection des données à caractère personnel exprimé par l’Autorité et, à cet égard, a perdu de vue la mise en balance avec d’autres droits fondamentaux, tels que la liberté d’expression. Elles estiment dès lors que le législateur n’a pas correctement mis en balance les intérêts.
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A.45.1. Le Conseil des ministres estime que le deuxième moyen, en sa première branche, n’est pas fondé.
A.45.2. Selon le Conseil des ministres, il n’est pas porté atteinte à la liberté d’expression, telle qu’elle est garantie par l’article 19 de la Constitution. En effet, les dispositions attaquées prévoient un accès en principe illimité aux décisions judiciaires pseudonymisées, de sorte que le public pourra plus que jamais prendre connaissance de la jurisprudence et pourra ainsi contrôler les activités du pouvoir judiciaire. L’interdiction de téléchargement massif et du traitement de données contenues dans ces décisions judiciaires n’empêche pas le public de prendre connaissance du contenu des décisions pseudonymisées via le volet public du Registre central.
Rien ne limite donc la possibilité pour le public de prendre connaissance d’informations et de communiquer celles-
ci, dès lors que ces informations seront accessibles à tous. Le législateur a du reste recherché, dans le droit fil des considérants du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) »
(ci-après : le règlement général sur la protection des données), un juste équilibre entre la protection des données à caractère personnel et la liberté d’expression, d’une part, en prévoyant que toute personne a accès à la jurisprudence pseudonymisée et, d’autre part, en autorisant, moyennant le respect de certaines conditions, un accès à des données à caractère personnel individuelles dans le cadre de finalités journalistiques. Le choix du législateur d’incriminer le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central n’est pas du tout contraire à la liberté d’expression. Cette dernière ne s’oppose pas à ce que des infractions commises dans l’exercice qui en est fait soient punies. Du reste, cette incrimination se justifie. Le législateur veut veiller à ce que les données contenues dans le volet non public et les données pseudonymisées contenues dans le volet public ne soient pas utilisées à mauvais escient. Il souligne que la France prévoit la même interdiction de profilage des acteurs judiciaires. L’interdiction de téléchargement massif et du traitement d’un ensemble de données doit donc être lue à la lumière du fait que cette technique constitue la méthode la plus simple pour ensuite appliquer aux « big data » des algorithmes qui permettraient un profilage. L’interdiction du téléchargement massif et du traitement d’un ensemble de données n’empêche du reste pas que les décisions individuelles seront toujours accessibles au public. Il n’y a donc pas de restriction de la liberté d’expression.
À supposer qu’il soit tout de même question d’une telle restriction, celle-ci est prévue par une loi suffisamment précise et poursuit un objectif légitime qui consiste à protéger contre les abus les données à caractère personnel des personnes concernées par les décisions judiciaires (en ce qui concerne les données non accessibles), ainsi que des magistrats et des autres acteurs de l’administration de la justice (en ce qui concerne les données accessibles au public).
De plus, la restriction est raisonnablement justifiée. Ainsi, l’accès aux décisions pseudonymisées est préservé.
Par ailleurs, une possibilité de traitement soumise au respect de certaines conditions est prévue pour des fins journalistiques. Le législateur a pu considérer que des mesures purement techniques ne suffisaient pas pour protéger les données à caractère personnel des magistrats et avocats, et qu’il fallait également interdire pénalement le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données. Cette interdiction n’est du reste punie que d’une amende.
A.45.3. Le Conseil des ministres n’aperçoit pas en quoi les dispositions attaquées porteraient atteinte à l’article 22 de la Constitution. En tout état de cause, une restriction du droit au respect de la vie privée serait prévue par une loi suffisamment précise et poursuivant un objectif légitime. En outre, la mesure serait raisonnablement justifiée. Il n’aperçoit pas non plus en quoi les dispositions attaquées violeraient l’article 32 de la Constitution, dès lors que cette disposition constitutionnelle porte uniquement sur les documents d’autorités administratives, parmi lesquelles ne comptent pas les cours et tribunaux. L’article 32 de la Constitution ne saurait donc être violé. Au demeurant, la publicité des documents administratifs fait l’objet de plusieurs exceptions censées protéger la vie privée des personnes physiques.
A.45.4. Le Conseil des ministres soulève que le deuxième moyen, en sa première branche, est irrecevable, en ce qu’il est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, parce que la partie requérante n’indique aucunement en quoi il serait question d’une violation du principe d’égalité. En ordre subsidiaire, il estime en outre que le principe d’égalité n’est pas violé. La partie requérante n’a en effet pas identifié deux catégories à l’égard desquelles une différence de traitement serait instaurée.
A.46. Dans la deuxième branche de son deuxième moyen, la partie requérante invoque la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6 de la
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Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, par l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire et par l’article 782, § 5, alinéa 6, du même Code, tels qu’ils ont été insérés et modifiés par les articles 8 et 9 de la loi du 16 octobre 2022.
A.47.1. Selon elle, les dispositions attaquées font naître une distinction injustifiée en ce qui concerne les exceptions à l’interdiction générale de téléchargement massif et de traitement de données contenues dans le Registre central. Elle déduit d’une lecture combinée de l’article 782, § 8, alinéa 1er, 5°, du Code judiciaire avec de l’article 782, § 4, alinéa 2, 6°, 7° et 8°, du même Code que le téléchargement massif et le traitement de jugements et arrêts n’est possible après autorisation que pour trois finalités : le soutien de l’ordre judiciaire, des finalités historiques ou scientifiques et des finalités journalistiques. Une personne, telle qu’un avocat, qui souhaite traiter les données à d’autres fins, pour défendre efficacement ses clients en justice par exemple, ne peut pas invoquer un motif d’exception. Selon elle, cette inégalité de traitement est injustifiée.
A.47.2. Des cas comparables sont traités différemment. Des personnes qui, aux fins d’un service juridique, souhaiteraient obtenir un accès massif à des jugements et arrêts ne sont pas fondamentalement différentes de personnes qui souhaitent un tel accès à des fins historiques, scientifiques ou journalistiques. À supposer que ces catégories de personnes soient tout de même fondamentalement différentes, cette différence de traitement devrait en fait offrir plus de possibilités d’accès ou de traitement aux avocats qu’aux journalistes, historiens ou scientifiques.
A.47.3. L’exclusion des services juridiques ne poursuit pas un objectif légitime. Tel est d’autant plus le cas que le traitement est bien autorisé à des fins journalistiques. Il n’est pas admissible que les journalistes puissent procéder à un traitement complet et que les avocats ne le puissent pas.
A.47.4. Les critères de distinction ne sont ni objectifs ni pertinents. En effet, le risque qu’engendreraient un téléchargement massif ou un traitement d’un ensemble de données par des avocats ne diffère en aucune manière du risque qu’entraînerait une telle possibilité pour les journalistes, les scientifiques et les historiens.
A.47.5. Enfin, la distinction produit des effets disproportionnés. Premièrement, elle compromet l’égalité des armes entre les avocats et les membres de l’ordre judiciaire. Deuxièmement, l’on ne peut raisonnablement expliquer pourquoi une demande formulée par un journaliste, un historien ou un scientifique aurait plus de poids qu’une demande formulée par un avocat souhaitant bénéficier des mêmes possibilités d’analyse des jugements et arrêts, à des fins concrètes.
A.48. Les parties intervenantes se rallient à la deuxième branche du deuxième moyen, en ce que celle-ci vise à faire dire par la Cour qu’il ne peut être remédié à la discrimination alléguée en matière d’exceptions à l’interdiction que dans la mesure où des catégories de personnes supplémentaires, telles que les avocats et, pour autant que nécessaire, les éditeurs, doivent aussi pouvoir prétendre à une dérogation à l’interdiction de principe de télécharger massivement et de traiter un ensemble de données. À supposer que la Cour juge qu’il serait justifié de ne prévoir aucune exception à l’interdiction pour les avocats, cela ne signifierait nullement que le motif d’exception à des fins scientifiques constituerait une discrimination. Si les éditeurs ne pouvaient prétendre à aucun motif d’exception sous la forme d’une autorisation, ils seraient affectés bien plus gravement que les avocats, puisqu’il serait porté une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprise des éditeurs s’ils ne pouvaient plus publier (ni donc traiter) des jugements et arrêts. Partant, l’exception visant les finalités scientifiques est justifiée. À supposer que la Cour juge tout de même que la deuxième branche est fondée, les dispositions attaquées ne doivent être annulées qu’en ce qu’elles n’autorisent pas les avocats à prétendre à une exception à l’interdiction.
A.49.1. Le Conseil des ministres estime que le deuxième moyen, en sa deuxième branche, n’est pas fondé.
A.49.2. En ce qui concerne les exceptions à l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données, l’on peut identifier, d’une part, les personnes qui souhaiteraient télécharger et traiter des données aux fins d’un service juridique (avocats) et, d’autre part, les personnes qui souhaiteraient traiter des données aux fins du fonctionnement de l’ordre judiciaire, ou à des fins journalistiques ou scientifiques. Certes, dit-
il, les avocats peuvent être comparés aux journalistes et aux scientifiques, mais ils ne peuvent nullement être comparés aux membres de l’ordre judiciaire.
A.49.3. Le Conseil des ministres déduit d’une lecture combinée de l’article 782, § 8, alinéa 1er, 5° du Code judiciaire, et de l’article 782, § 4, alinéa 2, 6°, 7° et 8°, du même Code qu’il n’y a aucune différence de traitement par rapport aux journalistes, dès lors que le traitement à des fins journalistiques n’est admis qu’à l’égard
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de données à caractère personnel individuelles spécifiées et qu’il n’est en aucun cas permis de télécharger et de traiter massivement des données. La possibilité de traitement limitée à des fins journalistiques ne relève donc pas du champ d’application de principe de l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données et ne saurait donc être considérée comme une exception à cette interdiction. Le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données à des fins journalistiques sont également interdits, en vertu de l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire.
En ce qui concerne le traitement d’un ensemble de données à des fins scientifiques et à des fins de soutien de l’ordre judiciaire, il existe en revanche une différence de traitement. Toutefois, selon le Conseil des ministres, il n’est pas exclu que l’ordre des avocats et les éditeurs obtiennent, via le gestionnaire, l’accès à des données individuelles ou à des ensembles de données à des fins scientifiques.
A.49.4. Selon le Conseil des ministres, le critère de distinction est clair et objectif. En effet, le gestionnaire pourra facilement constater si une demande de traitement de données poursuit des finalités scientifiques, journalistiques ou de soutien de l’ordre judiciaire ou si cette demande doit servir à d’autres fins.
A.49.5. Le législateur poursuit également un objectif légitime en interdisant le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données. L’interdiction vise à ce que les données à caractère personnel des personnes, magistrats et autres acteurs de l’administration de la justice concernés par la jurisprudence soient protégées contre les abus et les traitements à grande échelle, qui permettraient notamment un profilage. Il est également légitime de prévoir des exceptions à l’interdiction dans le cadre de certaines finalités. Ainsi, la promotion du fonctionnement de l’ordre judiciaire constitue un objectif légitime justifiant qu’une exception soit prévue à l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données. Le caractère légitime de l’exception à des fins scientifiques et journalistiques découle des considérants 50 et 153 du règlement général sur la protection des données.
A.49.6. Les exceptions à l’interdiction sont justifiées par les objectifs que le législateur poursuit. Ce dernier a pu considérer que le traitement de données à caractère personnel par les pouvoirs publics offre des garanties contre des abus qui ne sauraient être offertes si des algorithmes étaient développés dans le cadre d’initiatives privées. Le fait qu’il n’ait pas prévu, pour les avocats qui poursuivent l’intérêt personnel de leurs clients, une exception à l’interdiction de traiter et de télécharger massivement des données ne produit pas non plus des effets déraisonnables. Il n’est en effet pas interdit pour les avocats de télécharger et de traiter des données individuelles issues de décisions accessibles au public : seul le traitement à grande échelle permettant un profilage des magistrats leur est interdit. Selon le Conseil des ministres, ce risque n’existe pas dans le cas d’une autorisation à des fins scientifiques ou de soutien de l’ordre judiciaire. En outre, les avocats ont un accès illimité aux décisions pseudonymisées qui leur permet d’assurer une bonne défense de leurs clients. Le volet public du Registre central permet suffisamment aux avocats d’exercer leurs missions dans de bonnes conditions.
A.50. Les parties intervenantes se rallient à la troisième branche du deuxième moyen. Elles relèvent qu’en ce que la Cour ne jugerait le moyen fondé ni en sa première branche, ni en sa deuxième branche, il faudrait en tout cas suivre le raisonnement de la partie requérante en ce qui concerne l’incrimination. Elles ajoutent encore que l’imprécision alléguée n’est pas qu’illusoire, mais a pour effet dans la pratique que les magistrats ont peur de communiquer des décisions. En effet, l’incrimination est considérée dans la pratique comme étant trop imprécise et trop imprévisible.
A.51. Dans la troisième branche de son deuxième moyen, la partie requérante invoque la violation des articles 12, alinéa 2, et 14, lus en combinaison avec les articles 33, 37, 105 et 108, de la Constitution.
A.52.1. La partie requérante estime que les dispositions attaquées répriment le téléchargement massif ou le traitement d’un ensemble de données de manière imprécise et imprévisible, sans même régler les éléments essentiels de l’incrimination, de sorte que le principe de légalité, tant formelle que matérielle, est violé.
A.52.2. L’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire prévoit une réserve quant à l’interdiction de principe de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central, et ce, à
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des fins journalistiques, à des fins de soutien de l’ordre judiciaire et à des fins historiques et scientifiques, en ce que ces personnes y sont autorisées « dans les conditions déterminées par le gestionnaire ».
La délégation au gestionnaire viole le principe de légalité formelle en matière pénale, lu en combinaison avec la séparation des pouvoirs, en ce que les éléments essentiels de l’incrimination ne sont pas réglés mais sont transférés et en ce que ce transfert va au-delà d’éléments techniques ou limités, et en ce que les prérogatives du pouvoir exécutif sont violées par les pouvoirs législatif et judiciaire.
En l’espèce, les éléments essentiels de l’incrimination sont transférés au gestionnaire. Ce n’est qu’à partir du moment où on connaît les conditions sur la base desquelles on peut obtenir un accès au Registre central pour télécharger ou traiter massivement des données qu’on connaît les éléments essentiels. Ainsi, le législateur n’a, à tout le moins, pas défini lui-même les infractions de manière suffisamment claire. Il s’agit en outre d’une délégation non pas au Roi, mais bien au « gestionnaire », à savoir le comité de gestion du Registre central des décisions de l’ordre judiciaire créé par le Service public fédéral Justice. Cette délégation soulève trois questions.
Ainsi, en accordant directement des compétences réglementaires à des parties du pouvoir exécutif, le législateur s’immisce directement dans le fonctionnement interne de ce pouvoir. Ceci va à l’encontre des prérogatives du Roi, telles qu’elles sont garanties par les articles 33, 37, 105 et 108 de la Constitution. De plus, un transfert de compétences réglementaires aux services publics ne peut avoir lieu que dans le cas de mesures techniques ou à portée limitée, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Troisièmement, le gestionnaire est composé principalement de magistrats. Une compétence réglementaire substantielle est ainsi transférée au pouvoir judiciaire, ce qui constitue une violation de la séparation des pouvoirs.
A.52.3. En ordre infiniment subsidiaire, les dispositions attaquées ne répondent pas non plus au principe de légalité matérielle. Le segment de phrase « Sauf exceptions prévues en vertu de l’alinéa 1er, le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central, sont interdit » est en effet à ce point vague qu’on n’aperçoit pas clairement quelles exceptions permettraient d’autoriser un téléchargement massif ou un traitement d’un ensemble de données. L’article 782, § 8, alinéa 1er, du Code judiciaire indique seulement qui a accès au Registre central. On n’aperçoit donc pas clairement si l’exception en matière de téléchargement massif est applicable à toutes les personnes mentionnées dans le premier alinéa ou uniquement à celles qui obtiennent une autorisation complémentaire pour ce faire. En d’autres termes, il est renvoyé, pour une exception à un acte punissable, à l’autorisation d’effectuer un acte tout à fait différent, sans qu’existe la moindre justification à cet égard dans les travaux préparatoires.
A.53.1. Le Conseil des ministres estime que le deuxième moyen, en sa troisième branche, n’est pas fondé.
A.53.2. Il soutient qu’il n’est pas porté atteinte au principe de légalité formelle en matière pénale.
L’infraction concerne le téléchargement massif ou le traitement non autorisés d’un ensemble de données contenues dans le Registre central. Les conditions spécifiques qui vont de pair avec cette autorisation ne sauraient être caractérisées comme des éléments essentiels de l’incrimination. Il est clair pour tout le monde qu’on commet une infraction si on télécharge ou traite massivement un ensemble de données sans autorisation.
De plus, le Conseil des ministres conteste qu’il soit question d’une délégation excessive d’une compétence réglementaire. Ainsi, les articles 33, 105 et 108 de la Constitution ne s’opposent pas à ce que, dans une matière technique, des compétences exécutives spécifiques soient confiées à un organe du pouvoir exécutif, à condition qu’elles portent sur des mesures dont le but a été déterminé par le législateur, en particulier dans des matières techniques et complexes. Selon lui, il est en l’espèce satisfait à ces conditions. Ainsi, le législateur a délimité les finalités pour lesquelles une autorisation peut être demandée. Pour le surplus, il s’agit d’une précision technique des conditions. Enfin, il n’est pas non plus question d’une délégation d’une compétence réglementaire au pouvoir judiciaire.
A.53.3. Il estime que le principe de légalité matérielle n’est pas violé. Il ressort de la requête que la partie requérante a pu elle-même identifier plusieurs catégories de personnes qui ne relèvent pas de l’interdiction pénale de télécharger massivement et de traiter un ensemble de données, de sorte qu’elles peuvent, si nécessaire, déduire a contrario quand il est question ou non d’une violation de l’interdiction.
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En ce qui concerne le troisième moyen
A.54. La partie requérante prend un troisième moyen de la violation, par l’article 782, § 6, du Code judiciaire, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.55.1. Elle invoque une différence de traitement injustifiée, en ce que le représentant mandaté par l’« Orde van de Vlaamse balies » (Ordre des barreaux flamands) pour siéger au comité de gestion n’y dispose que d’une voix consultative, contrairement aux autres représentants.
A.55.2. Selon elle, la différence de traitement ne repose pas sur un critère pertinent. Elle soutient que les avocats jouent un rôle important dans l’administration de la justice et que, en plus de défendre les intérêts de leurs clients, ils œuvrent également à l’intérêt général dans le cadre de leur service juridique. Eu égard au pouvoir décisionnaire du comité de gestion, on ne peut pas tout simplement exclure des votes un acteur aussi important.
Selon elle, le principe d’égalité s’oppose à ce que les représentants des barreaux ne disposent que d’une voix consultative, alors que des représentants délégués par le Collège du ministère public disposent d’une voix délibérative. Elle estime que les avocats, en tant qu’auxiliaires de justice, sont, au même titre que le ministère public et les greffiers, des acteurs de la justice qui fournissent une contribution essentielle aux activités judiciaires, lesquelles aboutissent à une décision de justice. Il ne saurait être admis que la présence d’avocats au comité de gestion avec une voix délibérative compromettrait le fonctionnement de la gestion du Registre central. Cet argument ainsi que l’argument selon lequel les décisions n’émanent pas des avocats ne sauraient justifier la distinction contestée.
A.56. Le Conseil des ministres estime que le troisième moyen n’est pas fondé. Bien qu’il s’agisse de catégories de personnes comparables, la différence de traitement alléguée qui consiste à ce que les représentants des avocats ne siègent qu’avec une voix consultative repose sur un critère objectif de distinction, à savoir la qualité des représentants. Les membres du comité de gestion ayant voix délibérative, à l’exception des représentants du SPF Justice qui ne disposent que d’une voix délibérative limitée à des matières spécifiques, relèvent tous de la magistrature. Les avocats qui représenteraient les ordres n’ont pas cette qualité.
Le législateur a réglé la composition et a défini les droits de vote d’une manière qui, selon lui, garantit que le comité de gestion peut au mieux accomplir ses missions, compte tenu de l’intérêt général. Le volet interne du Registre central vise à soutenir le fonctionnement des membres de l’ordre judiciaire. C’est la raison pour laquelle le législateur a choisi de donner à certains représentants un droit de vote à part entière. Le fait que le centre de gravité du pouvoir décisionnel se situe au niveau des membres de l’ordre judiciaire est dès lors tout à fait logique.
Renvoyant aux travaux préparatoires, il relève encore que le choix d’accorder aux représentants du ministère public un droit de vote à part entière concorde avec cet objectif. La gestion du Registre central en tant qu’instrument de travail de l’ordre judiciaire (volet interne), d’une part, et en tant qu’outil de publication de la jurisprudence, d’autre part, a pu être confiée de manière prépondérante aux acteurs qui sont à l’origine de la jurisprudence ou qui ont pour mission de veiller en toute indépendance à la bonne administration de la justice. Le fait que la section de législation du Conseil d’État était d’avis que les avocats devaient siéger au comité de gestion ne signifie toutefois pas que le législateur ne pouvait pas placer le centre de gravité du pouvoir décisionnel au niveau d’autres acteurs.
En tout état de cause, les ordres peuvent faire entendre leur voix au comité de gestion. Ainsi, la différence en matière de droit de vote ne produit pas des effets disproportionnés.
Quant aux mémoires complémentaires
A.57. Dans l’affaire n° 7957, certaines parties requérantes ont introduit un mémoire complémentaire dans lequel elles indiquent que la loi du 19 décembre 2023 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses » (ci-après : la loi du 19 décembre 2023) a reporté au 1er avril 2024 l’entrée en vigueur de la loi du 16 octobre 2022, en ce qui concerne le volet externe du registre. Elles observent également que l’article 46 de la loi du 28 mars 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses Ibis » (ci-après : la loi du 28 mars 2024) a remplacé, dans l’article 22, alinéa 3, de la loi du 16 octobre 2022, la date du 31 mars 2024 par celle du 1er septembre 2025.
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Elles exposent qu’il résulte des modifications antérieures que le Registre central pourrait être opérationnel au plus tôt le 1er septembre 2025. Selon elles, il n’y a entre-temps plus aucune source authentique des jugements et des arrêts. Depuis le 1er septembre 2023, il est porté atteinte à l’article 1380, alinéa 1er, du Code judiciaire, qui contient le droit d’obtenir du greffe copie ou extrait de n’importe quelle décision judiciaire, et ce, sans devoir justifier du moindre intérêt. Depuis le 1er avril 2024, il n’est, en l’absence d’un volet externe opérationnel du Registre central, pas non plus question d’une publicité effective de la jurisprudence, étant donné que les juges ne lisent pas intégralement leurs jugements en audience publique ni ne mettent ceux-ci à la disposition du public jusqu’à la fin de l’audience. Il n’est, selon elles, plus non plus matériellement possible, dans l’intervalle, de rattraper l’arriéré d’encodage des décisions judiciaires dans le Registre central. Tout ceci démontre que les moyens invoqués sont fondés.
A.58. La partie requérante dans l’affaire n° 7986 observe que, par l’ajout de l’avis du bâtonnier à l’article 9, 6°, de la loi du 16 octobre 2022, l’article 11 de la loi du 19 décembre 2023 a certes quelque incidence sur son recours en annulation, mais que cela ne change rien à sa critique de constitutionnalité. Elle souligne par ailleurs que l’article 46 de la loi du 28 mars 2024, en remplaçant la date du 31 mars 2024 par celle du 1er septembre 2025, modifie l’article 22, alinéa 3, de la loi du 16 octobre 2022, mais que cette modification a toutefois une incidence limitée. Pour le surplus, elle commente le régime relatif au Registre central des dossiers pénaux.
A.59.1. La partie requérante dans l’affaire n° 7982 observe que l’article 16 de la loi du 19 décembre 2023
apporte plusieurs modifications d’ordre linguistique dans la version française de l’article 782 du Code judiciaire, tel qu’il a été remplacé par la loi du 16 octobre 2022. Selon elle, le remplacement des mots « en tant que conseiller » par les mots « avec voix consultative » dans la version française de l’article 782, § 6, alinéa 4, du Code judiciaire ne répond pas à sa critique de constitutionnalité. Selon elle, il est toujours question d’une différence de traitement injustifiée à l’égard des avocats.
A.59.2. Elle ajoute que les articles 22, 23, 24, 26 et 27 de la loi du 19 décembre 2023 modifient les articles 4, 6, 7, 10 et 13 et de la loi du 16 octobre 2022, lesquels ne sont pas visés dans son recours initial. Ces modifications ont toutefois pour conséquence qu’aucune voie de recours ne peut être mise en œuvre contre des décisions relatives à la portée d’une pseudonymisation ni contre des décisions interdisant la publication d’un jugement pseudonymisé ou omettant une partie des motifs des jugements pseudonymisés. Elle estime que, de ce fait, le droit à un procès équitable est violé. Même si son recours initial ne portait pas sur les dispositions modifiées, elle estime que ce recours doit désormais être étendu à ces dispositions.
Selon elle, l’article 25 de la loi du 19 décembre 2023 ne cause aucun préjudice.
A.59.3. Enfin, elle n’a pas d’observations concernant la loi du 28 mars 2024.
A.60. Les parties intervenantes dans les affaires nos 7982 et 7986 relèvent que l’article 28 de la loi du 19 décembre 2023 a reporté l’entrée en vigueur du volet externe au 1er avril 2024 et que les articles 22, 23, 24, 26
et 27 de la même loi comblent une lacune dans la loi du 16 octobre 2022 en prévoyant que, lorsque les cours et tribunaux font usage de la possibilité d’interdire la publication d’une décision pseudonymisée ou d’omettre une partie de la motivation, la décision judiciaire doit être lue dans son intégralité ou mise à la disposition du public dans la salle d’audience, jusqu’à la fin de l’audience.
Ces modifications démontrent, selon elles, que les dispositions de la loi du 16 octobre 2022 qu’elles attaquent sont contraires à l’article 149 de la Constitution. Elles soutiennent aussi que la loi du 16 octobre 2022 fait naître une différence de traitement injustifiée entre les deux volets du Registre central, étant donné que la publication d’un jugement ou d’un arrêt pseudonymisé ou d’une partie de la motivation peut être abandonnée. Elles soulignent également que cette différence de contenu constitue une entrave au développement des activités des éditeurs qui n’ont pas un accès privilégié au volet interne.
Le report de l’entrée en vigueur et le fait que le Registre central ne soit pas opérationnel créent aussi une insécurité juridique pour les maisons d’édition en ce qui concerne l’accès au Registre central.
A.61. Dans les affaires nos 7957, 7983, 7984 et 7986, le Conseil des ministres estime, dans son mémoire complémentaire, que la loi du 19 décembre 2023 a apporté trois modifications aux dispositions attaquées.
Premièrement, la version française de l’article 782 du Code judiciaire a fait l’objet de légères corrections.
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Deuxièmement, le bâtonnier du barreau s’est vu attribuer une fonction consultative en ce qui concerne les décisions relatives à la pseudonymisation des données des avocats en cas de risques de sécurité. Troisièmement, il a été précisé que, lorsqu’une juridiction utilise la possibilité d’interdire ou de limiter la publication d’une décision pseudonymisée, une autre forme de publication doit être respectée. Enfin, l’entrée en vigueur du volet externe du Registre central a été reportée de trois mois afin de finaliser la composante technique pour la pseudonymisation automatique.
Le Conseil des ministres estime que les dispositions attaquées ne violent pas l’article 149 de la Constitution.
En ce qui concerne la loi du 28 mars 2024, il observe que les modifications ne portent que sur l’article 22 de la loi du 16 octobre 2022, qui concerne les modalités de la signature électronique. Pour le surplus, les dispositions de la loi du 28 mars 2024 n’ont aucun rapport avec les dispositions attaquées. Toutes les dispositions attaquées sont actuellement entrées en vigueur.
A.62. Dans l’affaire n° 7982, le Conseil des ministres reprend, dans son mémoire complémentaire, ce qui est mentionné en A.61.
A.63. Par ordonnance du 26 juin 2024, la Cour a demandé aux parties de répondre aux questions soumises par la Cour lors de l’audience du 18 septembre 2024.
-B-
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1. Les recours tendent à l’annulation partielle de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements, tenant des assouplissements temporaires concernant la signature électronique par des membres ou entités de l’ordre judiciaire, et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés » (intitulé modifié par l’article 37 de la loi du 31 juillet 2023 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme IV », ci-après : la loi du 31 juillet 2023)
(ci-après : la loi du 16 octobre 2022).
B.2.1. La loi du 16 octobre 2022 modifie diverses dispositions du Code d’instruction criminelle, du Code judiciaire et de plusieurs autres lois. Elle s’inscrit dans une tentative de modernisation et de numérisation de la justice, en particulier en ce qui concerne la publicité et l’accessibilité de la jurisprudence.
B.2.2. Auparavant, le législateur avait instauré un régime visant à concrétiser la publicité de la jurisprudence en limitant le prononcé public à la lecture du dispositif, ainsi qu’à faire publier le texte intégral des décisions judiciaires dans une banque de données des jugements et
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arrêts de l’ordre judiciaire accessible au public (voy. la loi du 5 mai 2019 « modifiant le Code d’instruction criminelle et le Code judiciaire en ce qui concerne la publication des jugements et des arrêts »; ci-après : la loi du 5 mai 2019). À cette fin, des modifications ont également été apportées, d’une part, aux articles 190, 337, 344 et 346 du Code d’instruction criminelle et, d’autre part, aux articles 780, 782bis et 1109 du Code judiciaire.
Néanmoins, la pratique a montré que la loi du 5 mai 2019 présentait des lacunes qui empêchaient la création d’une banque de données de qualité reprenant des jugements et des arrêts (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2754/001, p. 3).
B.2.3. La loi du 16 octobre 2022 a abrogé la loi du 5 mai 2019 (article 18), avant l’entrée en vigueur de cette dernière, ce qui a eu pour effet que les modifications précitées qui étaient apportées dans le Code d’instruction criminelle et dans le Code judiciaire ne sont jamais entrées en vigueur (article 22, alinéa 4).
B.3.1. Les recours concernent principalement le titre 2 (« Dispositions visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements ») de la loi du 16 octobre 2022.
Dans un premier chapitre de ce titre, la loi du 16 octobre 2022 modifie les articles 163
(article 2), 176 (article 3), 190 (article 4), 209 (article 5), 337 (article 6) et 346 (article 7) du Code d’instruction criminelle.
Dans un deuxième chapitre, elle modifie les articles 782 (articles 8 et 9), 782bis (article 10), 783 (article 11), 794 (article 12) et 1109 (article 13) du Code judiciaire.
Dans un troisième chapitre, elle modifie d’autres lois. Est ainsi remplacé l’article 28, alinéa 2, de la loi du 15 juin 1935 « concernant l’emploi des langues en matière judiciaire » (ci-
après : la loi du 15 juin 1935) (article 16).
Dans un cinquième chapitre (articles 19 et 20), elle énumère des dispositions transitoires.
Enfin, au titre 4 (article 22), elle règle les dates d’entrée en vigueur et de fin de vigueur des dispositions. Par l’article 28 de la loi du 19 décembre 2023 « portant dispositions en matière de
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digitalisation de la justice et dispositions diverses » (ci-après : la loi du 19 décembre 2023) et, ensuite, par l’article 46 de la loi du 28 mars 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses Ibis », le législateur a reporté la date d’entrée en vigueur des articles 9, 10 et 13 de la loi du 16 octobre 2022 – initialement prévue le 31 décembre 2023 – d’abord au 1er avril 2024, tandis que l’article 8 de cette même loi est entré en vigueur le 30 septembre 2023.
B.3.2. Une première partie des modifications se rapporte à la façon dont peuvent être prononcées les décisions judiciaires (article 190, alinéa 3, du Code d’instruction criminelle et renvois à cet article dans d’autres dispositions; article 337, alinéa 2, 1ère phrase, du Code d’instruction criminelle; articles 782bis et 1109 du Code judiciaire).
Une deuxième partie des modifications, qui porte sur le mode de publication, concerne la dématérialisation des décisions judiciaires. Il s’agit de dispositions relatives à l’établissement et à la signature de décisions judiciaires généralement rendues par voie numérique (article 782, §§ 1er et 2, du Code judiciaire).
La troisième partie des modifications se rapporte à la création, aux objectifs, à la gestion et au contenu du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire, ainsi qu’à l’accès aux données qui y sont enregistrées et à leur utilisation : la création en tant que banque de données de jurisprudence (article 782, § 4, alinéa 1er, du Code judiciaire), les objectifs (article 782, § 4, alinéa 2, du même Code) et la gestion (article 782, § 6, du même Code), l’enregistrement obligatoire des décisions de l’ordre judiciaire dans le Registre central (article 782, § 3, du même Code), les données à enregistrer (article 782, § 5, alinéa 1er, du même Code), la pseudonymisation (article 782, § 5, alinéas 3 à 5 et 7, du même Code), la gestion des accès (article 782, § 8, du même Code), les interdictions relatives à telle ou telle utilisation des données (article 782, § 5, alinéa 6, et § 8, alinéa 2, du même Code).
Une quatrième et dernière partie concerne la traduction des arrêts de la Cour de cassation (article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935).
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B.3.3. Par la loi du 16 octobre 2022, le législateur entendait combler les lacunes de la loi du 5 mai 2019 et permettre la création d’une banque de données où seraient enregistrées toutes les décisions de l’ordre judiciaire (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2754/001, pp. 3
et 4). Il souhaitait créer un cadre légal clair et adéquat pour la création d’une base de données contenant toutes les décisions de l’ordre judiciaire (ibid., p. 3).
Outre la révision précitée, un nouveau régime a été adopté pour la traduction des arrêts de la Cour de cassation. Le législateur visait à cerner encore davantage les obligations linguistiques imposées, en raison du volume croissant d’arrêts rendus et de la plus-value, selon lui limitée, des traductions (ibid., p. 35).
Quant à l’objet des recours
B.4.1. Dans leur requête, les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 demandent uniquement l’annulation des articles 8, 10, 13 et 16 de la loi du 16 octobre 2022. Leur recours est donc dirigé, d’une part, contre les articles 782, 782bis et 1109 du Code judiciaire et, d’autre part, contre l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935.
B.4.2. La partie requérante dans l’affaire n° 7982 demande l’annulation partielle des articles 8, 9 et 16 de la loi du 16 octobre 2022.
Il ressort de l’exposé dans la requête que cette partie demande en substance l’annulation de certaines parties des dispositions modificatives. Ainsi sollicite-t-elle l’annulation de l’article 782, § 6, alinéa 4, du Code judiciaire, en ce qu’il porte sur l’entité visée à l’article 782, § 6, alinéa 2, 6°, du même Code. Elle demande l’annulation de l’article 782, § 6, alinéa 6, du Code judiciaire, en ce qu’il réserve le vote aux seules personnes visées à l’article 782, § 6, alinéa 2, 1° à 4°, du même Code. Elle poursuit l’annulation de l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), et alinéa 3, du Code judiciaire. À titre subsidiaire, elle sollicite l’annulation des mots « qui a donné un résultat » à l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire. Elle demande également l’annulation de l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire et de l’article 782, § 5,
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alinéa 6, du même Code. Enfin, elle réclame l’annulation de l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935.
B.4.3. La partie requérante dans l’affaire n° 7983 et les parties requérantes dans l’affaire n° 7984 sollicitent l’annulation de l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022. Elles demandent ainsi l’annulation de l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935, qui a été remplacé par cette disposition.
B.4.4. La partie requérante dans l’affaire n° 7986 sollicite l’annulation des articles 8 et 9
de la loi du 16 octobre 2022. Ainsi qu’il ressort de l’exposé dans sa requête, le recours est dirigé contre l’article 782, § 8, alinéas 1er et 2, du Code judiciaire, contre l’article 782, § 5, alinéa 6, du même Code et contre l’article 782, § 6, alinéas 3 et 4, dudit Code.
B.4.5. Les parties requérantes et les parties intervenantes dans l’affaire n° 7957
demandent, respectivement dans leur mémoire en réponse et dans leur mémoire en intervention, l’annulation des articles 9 et 22 de la loi du 16 octobre 2022.
B.5.1. L’article 782 du Code judiciaire, tel qu’il a été remplacé par l’article 8 de la loi du 16 octobre 2022, modifié par l’article 9 de cette même loi, par l’article 25 de la loi du 19 décembre 2023, et ensuite modifié à nouveau par l’article 14 de la loi du 25 avril 2024
« portant organisation des audiences par vidéoconférence dans le cadre des procédures judiciaires » et par l’article 23 de la loi du 15 mai 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses II », dispose :
« § 1er. Le jugement est établi sous forme dématérialisée. Le Roi détermine les conditions techniques auxquelles le jugement établi sous forme dématérialisée doit satisfaire.
S’il est impossible d’établir le jugement sous forme dématérialisée conformément à l’alinéa 1er, il peut être établi sous forme non-dématérialisée.
§ 2. Avant son prononcé, le jugement est signé par les juges qui l’ont rendu et par le greffier.
L’alinéa 1er ne s’applique cependant pas si le juge ou les juges estiment que le jugement peut être prononcé immédiatement après les débats. Dans ce cas, le jugement est signé dans les trois jours par les juges qui l’ont rendu et par le greffier.
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Si le jugement est établi sous forme dématérialisée, il est signé en apposant une signature électronique qualifiée au sens de l’article 3.12 du règlement (UE) n° 910/2014 du Parlement européen et du Conseil du 23 juillet 2014 sur l’identification électronique et les services de confiance pour les transactions électroniques au sein du marché intérieur et abrogeant la directive 1999/93/CE.
§ 3. Dès que le jugement est signé conformément au paragraphe 2, il est enregistré dans le Registre central visé au paragraphe 4.
§ 4. Il est institué auprès du Service Public Fédéral Justice un registre dénommé « Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire », ci-après dénommé « Registre central ».
Le Registre central est une banque de données informatisée ayant comme objectifs :
1° l’enregistrement et la conservation centralisés des jugements sous forme dématérialisée afin de faciliter l’exécution des missions légales de l’ordre judiciaire;
2° de servir comme source authentique, visée à l’article 2, alinéa 1er, 6°, de la loi du 15 août 2012 relative à la création et à l’organisation d’un intégrateur de services fédéral, des jugements dont la minute ou une copie dématérialisée de la minute, certifiée conforme par le greffier, y est enregistrée;
3° de permettre la consultation par voie électronique des données enregistrées dans le Registre central, visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 1° à 3°, par les personnes et acteurs qui sont en droit de les consulter en application du paragraphe 8, alinéa 1er, 2°;
4° le traitement des données enregistrées dans le Registre central, visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 1° à 3°, afin d’améliorer la qualité de ces données;
5° le traitement des données enregistrées dans le Registre central, visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 4°, afin d’optimaliser l’organisation de l’ordre judiciaire, permettant une gestion plus efficace, un meilleur soutien de politiques, une meilleure analyse de l’impact des modifications législatives et une meilleure affectation des moyens humains et logistiques au sein de l’ordre judiciaire;
6° le traitement des données enregistrées dans le Registre central afin de soutenir les membres de l’ordre judiciaire, repris dans la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, dans l’exécution de leurs missions légales;
7° le traitement d’un ensemble de données ou des données individuelles enregistrées dans le Registre central, à des fins historiques ou scientifiques;
8° le traitement de données individuelles spécifiées enregistrées dans le Registre central, visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 1° à 3° à des fins journalistiques;
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9° la mise à disposition du public des jugements pseudonymisés, dans le cadre de leur publicité au sens de l’article 149 de la Constitution, qui a entre autres pour finalité la transparence de et le contrôle sur le fonctionnement du pouvoir judiciaire;
10° le traitement à des fins statistiques, dans les limites déterminées par le titre 4 de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel, des données enregistrées dans le Registre central, visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 4°.
§ 5. Dans le Registre central, les données suivantes sont enregistrées :
1° la minute du jugement établi conformément au paragraphe 1er, alinéa 1er;
2° une copie dématérialisée de la minute du jugement établi sous forme non-dématérialisée conformément au paragraphe 1er, alinéa 2, certifiée conforme par le greffier;
3° les métadonnées nécessaires pour atteindre les finalités visées au paragraphe 4, alinéa 2, à savoir :
a) les données relatives à la juridiction qui a rendu le jugement;
b) les données relatives au jugement;
c) les données relatives à l’audience à laquelle le jugement a été rendu;
d) les données d’identification nécessaires des personnes mentionnées dans le jugement;
e) le numéro d’identification unique du jugement;
f) les données dont la loi exige qu’elles soient associées au jugement après son établissement.
4° les jugements pseudonymisés visés aux articles 782bis et 1109 et aux articles 163, 176, 190, 209, 337 et 346 du Code d’instruction criminelle, et tout jugement dont la juridiction qui l’a rendu ordonne qu’il doit être publié sous forme pseudonymisée via le Registre central.
Le Roi détermine, après avis du gestionnaire visé au paragraphe 6, alinéa 1er, et de l’Autorité de protection des données, les données exactes visées à l’alinéa 1er, 3°, qui sont enregistrées dans le registre.
Préalablement à l’enregistrement d’un jugement dans le Registre central en vue de sa conservation comme donnée visée à l’alinéa 1er, 4°, les données suivantes sont pseudonymisées au sens de l’article 4, 5), du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE, ceci conformément aux standards techniques et pratiques en vigueur au moment de la pseudonymisation:
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1° les données d’identité des personnes physiques mentionnées dans le jugement, à l’exception des données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats;
2° tout élément du jugement permettant d’identifier directement ou indirectement les personnes physiques mentionnées dans le jugement, à l’exception des magistrats, des membres du greffe et des avocats, dans les limites de la lisibilité et de la compréhension du jugement;
3° par dérogation aux 1° et 2°, sur décision du chef de corps de la juridiction après avis du ministère public ou, s’il s’agit de la sécurité d’un avocat ou de son entourage, du bâtonnier compétent, lorsque sa diffusion est de nature à porter atteinte à la sécurité des magistrats, des membres du greffe, des avocats ou de leur entourage, les données d’identité de ces personnes mentionnées dans le jugement ainsi que, dans les limites de sa lisibilité et de sa compréhension, tout élément du jugement permettant d’identifier directement ou indirectement ces personnes;
4° par dérogation aux 1° et 2°, les données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats mentionnées dans le jugement qui concerne des affaires pénales relatives aux infractions visées aux articles 137 à 141ter, 324bis et 324ter du Code pénal, ainsi que, dans les limites de sa lisibilité et de sa compréhension, tout élément du jugement permettant d’identifier directement ou indirectement ces personnes.
Si la pseudonymisation visée à l’alinéa 3 a lieu de manière automatique moyennant des techniques informatiques, le résultat de cette pseudonymisation automatisée est soumis à un contrôle humain. Le Roi désigne l’instance qui est chargée de ce contrôle. Cette instance dépend directement du pouvoir judiciaire ou agit sous son contrôle.
Tout intéressé qui estime que certaines données non pseudonymisées mentionnées dans un jugement pseudonymisé doivent l’être conformément à l’alinéa 3 peut, à ces fins, introduire une demande écrite auprès de l’instance, désignée par le Roi, chargée du contrôle humain visé à l’alinéa 4.
Les données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. La violation de cette interdiction est punie de la peine visée à l’article 227 de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel.
Le Roi détermine, après avis du gestionnaire et de l’Autorité de protection des données, les modalités de la pseudonymisation visée à l’alinéa 3 et du contrôle humain visé à l’alinéa 4.
Le Roi détermine les conditions techniques auxquelles la copie dématérialisée visée à l’alinéa 1er, 2°, doit satisfaire.
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§ 6. Un comité de gestion du Registre central des décisions de l’ordre judiciaire et du système de vidéoconférence de la Justice, ci-après dénommé ‘ gestionnaire ’, est institué auprès du Service Public Fédéral Justice.
Le gestionnaire est composé de :
1° quatre représentants mandatés par le Collège des cours et tribunaux;
2° deux représentants mandatés par la Cour de Cassation;
3° deux représentants mandatés par le Collège du ministère public;
4° deux représentants mandatés par le Service Public Fédéral Justice;
5° un représentant mandaté par l’Ordre des avocats à la Cour de cassation;
6° un représentant mandaté par l’Ordre des Barreaux francophones et germanophone;
7° un représentant mandaté par l’Orde van Vlaamse Balies;
8° un représentant mandaté par l’Institut de Formation Judiciaire, comme observateur;
9° un représentant mandaté par la cellule stratégique du ministre de la Justice, comme observateur.
Les représentants visés à l’alinéa 2, 4°, ont voix délibérative pour ce qui concerne l’utilisation des moyens, les aspects techniques et les parties du Registre central accessibles au public, pour autant que ces dernières n’aient aucune incidence sur le contenu ou la compréhension des jugements pseudonymisés. Ils siègent comme observateur dans les matières qui portent uniquement sur le fonctionnement interne de l’ordre judiciaire.
Les représentants visés à l’alinéa 2, 5° à 7°, siègent avec voix consultative.
Le gestionnaire est présidé par un président, qui est assisté par un vice-président, tous les deux magistrats du siège.
Le président et le vice-président sont élus parmi les membres visés à l’alinéa 2, 1° et 2°, par les membres visés à l’alinéa 2, 1° à 4°, pour un mandat renouvelable de trois ans.
Si le président élu est un membre visé à l’alinéa 2, 1°, le vice-président est élu parmi les membres visés à l’alinéa 2, 2°, et [inversement].
En cas d’égalité des voix, la voix du président est prépondérante.
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Le gestionnaire met en place et gère le fonctionnement du Registre central. Il a plus spécifiquement pour mission :
1° de surveiller le respect des objectifs du Registre central et de l’absence maximale de téléchargement massif non-autorisé de jugements ou données;
2° de superviser le fonctionnement du Registre central, y compris la supervision de la politique d’accès et d’en exercer le contrôle;
3° l’autorisation écrite et conditionnelle des tiers visés au paragraphe 8, alinéa 1er, 5°, pour les traitements visés au paragraphe 4, alinéa 2, 6°, 7° ou 8°;
4° de surveiller l’afflux des décisions de l’ordre judiciaire dans le Registre central;
5° de superviser l’infrastructure technique du Registre central;
6° de rapporter régulièrement sur le fonctionnement du Registre central et sur l’exercice des missions visées aux 1° à 5°.
Le rapport visé à l’alinéa 9, 6°, est déposé annuellement auprès du ministre de la Justice et du délégué à la protection des données visé au paragraphe 8, alinéa 1er, 2°, d). Le rapport est public.
Le Roi détermine les modalités de composition et de fonctionnement du gestionnaire.
§ 7. Les entités représentées au sein du gestionnaire visées au paragraphe 6, alinéa 2, 1° à 4°, agissent, pour ce qui concerne le Registre central, en qualité de responsables conjoints du traitement, au sens de l’article 26 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE.
Les entités visées à l’alinéa 1er n’assument pas de responsabilité de traitement dans les matières dans lesquelles elles siègent comme observateur.
§ 8. Ont accès au Registre central :
1° pour déposer, compléter ou rectifier les données visées au paragraphe 5, alinéa 1er, les personnes reprises dans la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, dont ces données émanent, dans les limites de leurs missions légales;
2° pour consulter les données visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 1° à 3° :
a) les personnes reprises dans la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, dont ces données émanent, dans les limites de leurs missions légales;
b) sur demande motivée, les personnes reprises dans la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, en vue d’une recherche nécessaire d’un ou de plusieurs jugements spécifiés dans le cadre d’une enquête menée par le demandeur ou dans le cadre d’une
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affaire pendante devant le demandeur ou dans laquelle le demandeur agit professionnellement, et dans laquelle les débats ne sont pas encore clos;
c) les parties à un jugement enregistré dans le Registre central ainsi que, le cas échéant, leur avocat ou représentant en justice, la consultation restant limitée à ce jugement et aux données y afférentes;
d) le délégué à la protection des données désigné par les responsables conjoints du traitement, dans les limites de ses missions légales;
e) les autres personnes et acteurs que ceux visés aux a) à d) à qui un jugement enregistré dans le Registre central doit être notifié conformément à la loi, ou qui d’une autre manière doivent avoir accès à un tel jugement ou partie de jugement conformément à la loi, la consultation restant limitée à ce jugement ou à cette partie de jugement;
3° à titre exceptionnel, lorsque les exigences de leur mission rendent cet accès indispensable, et pour le traitement des données visé au paragraphe 4, alinéa 2, 4°, les personnes, désignées par le gestionnaire, chargées de la gestion technique et opérationnelle du Registre central, agissant dans le cadre de leur fonction;
4° pour le traitement des données visé au paragraphe 4, alinéa 2, [5°] :
a) les autorités judiciaires chargées de la gestion et de l’organisation des cours et tribunaux;
b) les services chargés de l’analyse statistique auprès des entités représentées au sein du gestionnaire visées au § 6, alinéa 2, 1° à 4° et 8°;
5° pour le traitement des données visé au paragraphe 4, alinéa 2, 6°, 7° ou 8°, les tiers autorisés par écrit par le gestionnaire, dans les conditions déterminées par le gestionnaire;
6° pour le traitement des données visé au paragraphe 4, alinéa 2, 10°, les autorités publiques;
7° les données individuelles visées au paragraphe 5, alinéa 1er, 4°, sont publiques.
Sauf exceptions prévues en vertu de l’alinéa 1er, le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central, sont interdit[s]. La violation de cette interdiction est punie de la peine visée à l’article 222 de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel.
Dans le cas d’une consultation telle que visée à l’alinéa 1er, 2°, b), qui a donné un résultat, les parties sont informées de la consultation et de son résultat en temps utile afin de pouvoir exercer leur droit au contradictoire y relatif au stade contradictoire de la procédure dans laquelle la demande a été faite ou de la procédure qui suit l’enquête dans laquelle la demande a été faite.
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Le Roi détermine, après avis du gestionnaire et de l’Autorité de protection des données, les modalités de l’accès au Registre central ainsi que les procédures relatives à cet accès, y compris les paramètres pour apprécier la motivation visée à l’alinéa 1er, 2°, b, et la manière dont la demande visée à ce même b) est introduite.
Quiconque, à quelque titre que ce soit, participe à la collecte ou à l’enregistrement des données dans le Registre central, ou au traitement ou à la communication des données qui y sont enregistrées, ou a connaissance de telles données, le cas échéant, est tenu d’en respecter le caractère confidentiel. L’article 458 du Code pénal lui est applicable.
Lorsque le gestionnaire constate une utilisation injustifiée de l’accès au Registre central, il porte cela à la connaissance de l’autorité compétente en vertu de la loi, pour intenter une procédure disciplinaire en ce qui concerne l’utilisateur concerné.
§ 9. Les données enregistrées dans le Registre central sont conservées pour une durée indéterminée.
§ 10. Le Roi détermine, après avis du gestionnaire et de l’Autorité de protection des données, les modalités techniques et matérielles de mise en place et de fonctionnement du Registre central, qui ne peuvent toutefois avoir aucune incidence sur le contenu ou la compréhension des décisions judiciaires enregistrées dans le Registre central ».
B.5.2. L’article 782bis du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 10 de la loi du 16 octobre 2022 et par l’article 26 de la loi du 19 décembre 2023, dispose :
« Le jugement est prononcé par écrit ou oralement par le président de la chambre qui l’a rendu, même en l’absence des autres juges et, sauf en matière répressive et le cas échéant en matière disciplinaire, du ministère public. En cas de prononcé oral, le président lit au minimum le dispositif du jugement. La feuille d’audience fait mention du prononcé, ainsi que du mode du prononcé.
Le jugement pseudonymisé est publié via le Registre central visé à l’article 782, § 4, dans un délai raisonnable.
Si la publication visée à l’alinéa 2 est impossible, le président prononce le jugement oralement dans son intégralité, ou le met à la disposition du public dans la salle d’audience jusqu’à la fin de l’audience. La publication visée à l’alinéa 2 est faite dès que l’impossibilité cesse d’exister.
Sans préjudice de l’alinéa 2, le président de la chambre qui a rendu le jugement peut, dans tous les cas, soit d’office soit à la demande motivée d’une des parties, décider de ne pas limiter le prononcé oral du jugement en audience publique au dispositif.
La juridiction qui rend le jugement peut, par dérogation à l’alinéa 2 et par décision motivée qui est reprise dans le jugement, d’office ou à la demande d’une partie, et après avoir entendu les parties, interdire la publication du jugement pseudonymisé ou décider d’omettre dans le
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jugement pseudonymisé accessible au public certaines parties de la motivation de ce jugement si la publication de ce jugement pseudonymisé ou des parties concernées de ce jugement porte atteinte de manière disproportionnée au droit à la protection de la vie privée des parties ou d’autres personnes impliquées dans l’affaire, ou à leurs autres droits fondamentaux ou libertés fondamentales reconnus dans la Constitution et dans les instruments internationaux qui lient la Belgique. Si la juridiction fait usage de cette possibilité, le jugement est prononcé dans son intégralité, ou est mis à la disposition du public dans la salle d’audience jusqu’à la fin de l’audience. La décision de la juridiction sur l’étendue de la pseudonymisation ou interdisant la publication du jugement pseudonymisé, n’est susceptible d’aucun recours.
Toutefois, lorsqu’un président de chambre est légitimement empêché de prononcer, conformément aux alinéas 1, 2 ou 4, le jugement au délibéré duquel il a participé dans les conditions prévues à l’article 778, le président de la juridiction peut désigner un autre juge pour le remplacer au moment du prononcé.
Après le prononcé visé aux alinéas 1er, 3 ou 4, les parties peuvent consulter immédiatement l’intégralité de la décision au greffe.
Dans les cas visés à l’article 782, § 2, alinéa 2, la décision peut être consultée dès qu’elle a été signée ».
B.5.3. L’article 1109 du Code judiciaire, tel qu’il a été remplacé par l’article 13 de la loi du 16 octobre 2022, et modifié ensuite par l’article 27 de la loi du 19 décembre 2023, dispose :
« § 1er. L’arrêt est signé dans les huit jours du prononcé par les magistrats qui l’ont rendu et par le greffier.
§ 2. Le dispositif de l’arrêt est prononcé en audience publique par le président, en présence du ministère public et avec l’assistance du greffier.
Le président peut, soit d’office, soit à la demande motivée d’une partie, décider de ne pas limiter le prononcé de l’arrêt en audience publique au dispositif.
L’arrêt pseudonymisé est publié via le Registre central visé à l’article 782, § 4, dans un délai raisonnable.
La cour peut, par dérogation à l’alinéa 3 et par une décision motivée qui est reprise dans l’arrêt, d’office ou à la demande d’une partie, et après avoir entendu les parties, interdire la publication de l’arrêt pseudonymisé, ou décider d’omettre, dans l’arrêt pseudonymisé accessible au public, certaines parties de la motivation de cet arrêt si la publication de cet arrêt pseudonymisé ou des parties concernées de cet arrêt porte atteinte de manière disproportionnée au droit à la protection de la vie privée des parties ou d’autres personnes impliquées dans
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l’affaire, ou à leurs autres droits fondamentaux ou libertés fondamentales reconnus dans la Constitution et dans les instruments internationaux qui lient la Belgique. Si la cour fait usage de cette possibilité, l’arrêt est prononcé dans son intégralité, ou est mis à la disposition du public dans la salle d’audience jusqu’à la fin de l’audience.
§ 3. Sans préjudice des articles 1114, alinéa 3, 1115 et 1116, dans les huit jours du prononcé de l’arrêt, le greffier en notifie une copie non signée à l’avocat à la Cour de cassation ou à l’avocat de chacune des parties et aux parties qui n’ont pas d’avocat.
Cette notification est faite par voie électronique à l’adresse électronique professionnelle de l’avocat ou, s’agissant d’une partie qui n’a pas d’avocat, à l’adresse judiciaire électronique de celle-ci ou, à défaut, à la dernière adresse électronique qu’elle a fournie dans le cadre de la procédure en cassation. Si aucune adresse électronique n’est connue du greffier, ou si la notification électronique a manifestement échoué, la notification est faite par simple lettre ».
B.6. L’article 28 de la loi du 15 juin 1935, dont les alinéas 2 et 3 ont été modifiés par l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, disposait, avant la modification de cette dernière disposition par l’article 38 de la loi du 31 juillet 2023 :
« Les arrêts de la Cour de Cassation sont prononcés dans la langue de la procédure.
Les arrêts rendus en français ou en néerlandais que la Cour considère, conformément aux critères déterminés par le Roi après avis de la Cour, comme étant suffisamment pertinents pour l’unité de la jurisprudence ou le développement du droit, sont traduits respectivement en néerlandais ou en français.
Si la décision attaquée a été rendue en allemand, et que l’arrêt de la Cour est considéré, conformément aux critères visés à l’alinéa 2, comme étant suffisamment pertinent pour l’unité de la jurisprudence ou le développement du droit, l’arrêt est en outre traduit dans cette langue.
Les traductions sont établies sous le contrôle des membres de la Cour de cassation désignés à cet effet par le premier président ».
L’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, attaqué dans le cadre des recours présentement examinés, a été intégralement remplacé par l’article 38 de la loi du 31 juillet 2023 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme IV ».
Le remplacement de l’article 16, attaqué, de la loi du 16 octobre 2022 est entré en vigueur le 1er septembre 2023. Dans sa version initiale, l’article 16 de la loi du 16 octobre 2022, qui fait l’objet des recours présentement examinés, n’a jamais sorti ses effets, étant donné qu’il
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n’aurait dû entrer en vigueur que le 30 septembre 2023. Ainsi, le remplacement initial de l’article 28, alinéas 2 et 3, de la loi du 15 juin 1935 – résultant de l’article 16, attaqué – a en substance été annihilé par l’article 38 de la loi, précitée, du 31 juillet 2023.
Partant, les recours dans les affaires nos 7957, 7983 et 7984 sont sans objet en ce qu’ils sont dirigés contre cette disposition.
B.7. Le Conseil des ministres objecte, dans l’affaire n° 7957, que le recours en annulation des articles 9 et 22 de la loi du 16 octobre 2022 n’est pas recevable.
B.8. La Cour doit limiter son examen aux dispositions dont l’annulation a été demandée dans la requête.
L’extension du recours, demandée par les parties requérantes et intervenantes dans l’affaire n° 7957, à une disposition qui n’est pas attaquée dans la requête n’est dès lors pas recevable.
B.9. La Cour examine les recours dans les seules limites de ce qui est dit en B.5 à B.8 en ce qui concerne leur objet.
Quant au fond
En ce qui concerne les moyens
B.10.1. Les parties requérantes contestent le nouveau régime concernant la publicité et la publication des décisions judiciaires, tel qu’il est organisé par les articles 8, 10 et 13, attaqués, de la loi du 16 octobre 2022, ou une ou plusieurs de ses modalités.
B.10.2. Les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 critiquent les articles 782, 782bis et 1109 du Code judiciaire, tels qu’ils ont été modifiés par les articles 8, 10 et 13 attaqués. Elles prennent un premier moyen de la violation de l’article 149 de la Constitution, lu en combinaison avec le titre II de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne
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des droits de l’homme. Ce moyen peut être compris en ce sens qu’il est reproché au législateur d’avoir instauré un système de jurisprudence secrète, en violation du principe de légalité. Les parties requérantes prennent un deuxième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elles soutiennent que le régime fait naître des différences de traitement injustifiées quant au contrôle par le public et au droit à un procès équitable. Elles prennent un troisième moyen de la violation de l’article 23 de la Constitution et de l’obligation de standstill qu’il contient, en ce que n’est pas prévue la création d’une banque de données gratuite et accessible au public et en ce que le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données sont interdits. Elles prennent enfin un quatrième moyen de la violation de l’article 40 de la Constitution, lu en combinaison avec le titre II de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que le Registre central est géré par le pouvoir exécutif.
B.10.3. La partie requérante dans l’affaire n° 7982 critique trois modalités de ce nouveau régime : les voix délibératives au sein du comité de gestion et la (vice-)présidence de ce dernier, l’accès aux décisions authentiques dans le Registre central (c’est-à-dire son volet interne) et les actes interdits (téléchargement massif, traitement d’un ensemble de données et profilage des magistrats et des avocats) en ce qui concerne des données figurant au Registre central.
Eu égard, d’une part, aux règles relatives aux voies délibératives et à la (vice-)présidence du comité de gestion (première branche du premier moyen) et, d’autre part, aux règles relatives à l’accès aux décisions judiciaires authentiques dans le Registre central (deuxième branche du premier moyen), la partie requérante dénonce une différence de traitement discriminatoire entre les magistrats et les avocats. Elle pointe, dans les deux cas de figure, une violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 47 et 52 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte) et avec l’article 5, paragraphe 2 du règlement (UE) 2022/868 du Parlement européen et du Conseil du 30 mai 2022 « portant sur la gouvernance européenne des données et modifiant le règlement (UE) 2018/1724 (règlement sur la gouvernance des données) » (ci-après : le règlement (UE) sur la gouvernance des données). En ce qui concerne l’accès limité des avocats au volet interne, elle pointe également une violation de la liberté
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d’entreprise. Elle dénonce une violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution et avec l’article 16 de la Charte (deuxième moyen).
En ce qui concerne enfin les dispositions interdisant le téléchargement massif, le traitement d’un ensemble de données dans le Registre central et le profilage (troisième branche du premier moyen et deuxième moyen), la partie requérante invoque la violation du droit à un procès équitable, du droit à la publicité de la jurisprudence et de la liberté d’entreprise, en ce que le développement d’outils d’intelligence artificielle est rendu impossible. Elle prend ce moyen (en cette branche) de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 149 de la Constitution ainsi que, d’une part, avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 47 et 52 de la Charte et avec l’article 5, paragraphe 2, du règlement (UE) sur la gouvernance des données, et, d’autre part, avec l’article 16 de la Charte.
B.10.4. La partie requérante dans l’affaire n° 7986 critique aussi trois modalités de cette nouvelle réglementation : les voix délibératives au sein du comité de gestion et la (vice-)
présidence de ce dernier, l’accès aux décisions authentiques dans le Registre central (c’est-à-
dire son volet interne) et les actes interdits (téléchargement massif, traitement d’un ensemble de données et profilage des magistrats et des avocats) en ce qui concerne des données figurant au Registre central.
Pour ce qui est de l’accès au Registre central, elle dénonce une différence de traitement injustifiée, dans la mesure où les avocats n’ont en aucune façon la possibilité d’introduire auprès du comité de gestion une demande motivée pour pouvoir effectuer une recherche dans le cadre de leurs fonctions de défenseurs des intérêts d’un client, alors qu’un droit d’accès conditionnel est prévu pour les personnes qui figurent sur la liste électronique mentionnée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire. Elle prend un premier moyen de la violation des articles 10, 11, 13 et 149 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
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En ce qui concerne l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central, elle critique l’interdiction proprement dite (première branche du deuxième moyen). Elle allègue en la matière la violation des articles 10, 11, 19, 22 et 32 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, lu en combinaison avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7, 11 et 47 de la Charte et avec les articles 14, 17 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Elle formule ensuite des griefs contre les exceptions permises à cette interdiction, au motif que n’est pas prévue une exception au bénéfice des avocats (deuxième branche du deuxième moyen). Elle dénonce la violation des articles 10 et 11, lus en combinaison avec l’article 149, de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Enfin, elle conteste l’incrimination du non-respect de l’interdiction, au motif que cette incrimination méconnaîtrait le principe de légalité formelle et matérielle en matière pénale (troisième branche du deuxième moyen). Elle dénonce la violation des articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 33, 37, 105 et 108 de la Constitution.
En ce qui concerne la règle relative aux voix délibératives des représentants au sein du comité de gestion, elle dénonce une différence de traitement injustifiée entre les avocats et les magistrats. Elle prend un troisième moyen de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
B.11. Le Conseil des ministres soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité en ce qui concerne les moyens invoqués dans l’affaire n° 7957.
Tout d’abord, il fait valoir que les premier et quatrième moyens ne sont pas recevables, pour cause d’incompétence de la Cour. Il objecte ainsi que la Cour n’est pas compétente pour exercer un contrôle directement au regard des articles 40 et 149 de la Constitution.
Deuxièmement, il observe qu’il n’est pas satisfait aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, étant donné que les parties requérantes, dans leur exposé de ces moyens, omettent d’expliciter dans quelle mesure le titre II, à savoir les articles 8 à 32, de la Constitution serait violé. Troisièmement, il fait valoir que les parties
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requérantes, dans leur mémoire en réponse, dans le prolongement de ce qu’ont fait les parties intervenantes dans leur mémoire en intervention, soulèvent une différence de traitement supplémentaire (une comparaison supplémentaire) et, partant, un moyen nouveau.
Il soulève deux exceptions d’irrecevabilité dans l’affaire n° 7986.
Tout d’abord, il soutient que la critique formulée par les parties intervenantes dans leur mémoire en intervention au sujet de l’absence d’accès des éditeurs aux décisions authentiques figurant dans le Registre central n’est pas recevable, étant donné qu’il s’agit d’un moyen nouveau. Ensuite, il fait valoir que le deuxième moyen, en sa première branche, n’est pas recevable en ce que cette branche est prise de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution parce que la partie requérante n’a nullement expliqué en quoi il serait question d’une discrimination.
B.12.1. En vertu de l’article 142, alinéa 2, de la Constitution et de l’article 1er de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour est compétente pour statuer sur les recours en annulation d’une loi, d’un décret ou d’une règle visée à l’article 134 de la Constitution pour cause de violation des règles qui sont établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l’autorité fédérale, des communautés et des régions et pour cause de violation des articles du titre II (« Des Belges et de leurs droits ») et des articles 143, § 1er, 170, 172 et 191 de la Constitution.
B.12.2. Ni l’article 142 de la Constitution ni l’article 1er de la loi spéciale du 6 janvier 1989 ne confèrent à la Cour la compétence de contrôler des dispositions légales directement au regard des articles 40 et 149 de la Constitution.
B.12.3. L’article 40 de la Constitution dispose :
« Le pouvoir judiciaire est exercé par les cours et tribunaux.
Les arrêts et jugements sont exécutés au nom du Roi ».
L’article 149 de la Constitution dispose :
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« Tout jugement est motivé. Il est rendu public selon les modalités fixées par la loi. En matière pénale, son dispositif est prononcé en audience publique ».
Les dispositions constitutionnelles précitées garantissent les principes de l’indépendance du pouvoir judiciaire, de la publicité des décisions de justice et, partant, de la jurisprudence, comme autant d’éléments fondamentaux de l’état de droit. Par ailleurs, ces garanties ne visent pas uniquement la protection des justiciables à titre individuel, mais elles revêtent également un caractère collectif, en ce sens qu’elles constituent des exigences institutionnelles pour le pouvoir judiciaire.
Ces garanties sont étroitement liées à l’article 13 de la Constitution, qui inclut un droit d’accès au juge compétent. Ce droit serait vidé de tout contenu s’il n’était pas satisfait aux exigences du procès équitable garanti notamment par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ces garanties doivent dès lors être prises en compte lors de tout examen au regard de l’article 13 de la Constitution.
B.13.1. Pour satisfaire aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, les moyens de la requête doivent faire connaître, parmi les règles dont la Cour garantit le respect, celles qui seraient violées ainsi que les dispositions qui violeraient ces règles et exposer en quoi ces règles auraient été transgressées par ces dispositions.
B.13.2. Les moyens soulevés par les parties requérantes dans les affaires nos 7957 et 7986
ne satisfont que partiellement à ces exigences, étant donné qu’en ce qui concerne les différentes dispositions conventionnelles et constitutionnelles auxquelles ils renvoient, il n’est pas suffisamment exposé en quoi ces normes seraient violées par les dispositions attaquées.
La Cour examine les moyens dans la mesure où ils satisfont aux exigences précitées.
B.14. L’article 87 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, contrairement à l’article 85, ne permet pas que des moyens nouveaux soient formulés dans le mémoire. Il n’appartient pas aux parties requérantes de modifier, dans leur mémoire en réponse, les moyens du recours tels qu’elles les ont elles-mêmes exposés dans la requête.
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Un grief formulé pour la première fois dans un mémoire en réponse mais qui diffère du grief exposé dans la requête constitue un moyen nouveau et, à ce titre, il est irrecevable. Les griefs formulés par les parties intervenantes ne peuvent aussi être pris en compte que dans la mesure où ils se rattachent à des moyens soulevés dans les requêtes et où ils peuvent être considérés comme des observations contenues dans un mémoire.
La Cour examine les moyens et les griefs dans la mesure où ils sont déjà contenus dans les requêtes.
B.15. Étant donné que les moyens soulevés respectivement dans les affaires nos 7957, 7982
et 7986 se recoupent dans une large mesure, la Cour les examine conjointement.
La Cour examine d’abord l’essence et les fondements du régime de publicité des décisions judiciaires (le mode de publication, que ce soit via le Registre central ou non), avant d’examiner plus spécifiquement certaines modalités de ce régime (le rôle, l’organisation et le fonctionnement du comité de gestion, l’accès au Registre central et les actes interdits en ce qui concerne les données qui y figurent).
En ce qui concerne le mode de publication
B.16. Les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 prennent en substance plusieurs moyens de la violation des articles 10, 11, 13 et 23 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Elles font valoir que les articles 8, 10 et 13, attaqués, de la loi du 16 octobre 2022, qui modifient les articles 782, 782bis et 1109 du Code judiciaire, mettent en place un système de jurisprudence secrète, en raison de l’accès limité au Registre central, de l’absence d’un volet accessible au public dans la banque de données de la jurisprudence, de la façon dont une décision judiciaire peut être prononcée (un simple prononcé écrit dans une « banque de données secrète et non accessible »), de la possibilité d’interdire la publication dans le registre d’une
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décision judiciaire, en tout ou en partie, et de la pseudonymisation généralisée des jugements et des arrêts qui sont publiés via le Registre central (premier moyen). Sous cet angle, le régime ne garantirait pas au citoyen l’accès à une banque de données accessible au public et gratuite, reprenant les décisions de l’ordre judiciaire (troisième moyen). Le régime attaqué ferait donc naître des différences de traitement injustifiées entre justiciables (deuxième moyen, partim).
B.17. Le régime attaqué, d’une part, crée une banque de données au sein du Service public fédéral Justice, à savoir le « Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire » (ci-après :
le Registre central), où sont enregistrés tous les jugements (article 782, § 3 et § 4, alinéa 1er, du Code judiciaire) conformément au cadre légal prévu à cette fin (article 782, §§ 5 à 10, du Code judiciaire), et, d’autre part, modifie l’établissement (article 782, §§ 1er et 2, du Code judiciaire)
et le mode de prononcé des jugements (articles 782bis et 1109 du Code judiciaire).
La nouvelle banque de données et les modifications relatives au mode de prononcé sont liées.
B.18.1. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
À cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
[...]
2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique;
[...]
4° le droit à la protection d’un environnement sain;
[...] ».
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B.18.2. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. L’article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu’impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l’alinéa 2 de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
B.18.3. L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.18.4. Le droit à l’aide juridique visé par le Constituant a pour objectif de procurer aux citoyens « une assistance judiciaire leur permettant de défendre leurs intérêts légitimes » (Doc.
parl., Sénat, S.E. 1991-1992, n° 100-2/3°, p. 19). Il s’agissait d’éviter qu’un citoyen soit privé de la jouissance d’un droit ou de la faculté de se défendre en raison d’un manque de connaissances juridiques ou d’une aptitude insuffisante à se défendre socialement (ibid., p. 19).
À cette fin, le Constituant a confié au législateur « non seulement une mission structurelle consistant à repenser l’assistance judiciaire, mais aussi l’obligation morale d’assurer la viabilité de la nouvelle structure et de fournir les moyens nécessaires à cet effet » (ibid., p. 19).
B.18.5. Il ne saurait être déduit de ce qui précède que l’intention du Constituant, lorsqu’il a inscrit le droit à l’aide juridique parmi les droits garantis à l’article 23 de la Constitution, était de viser, au-delà des modalités de l’assistance judiciaire et de l’aide juridique, l’accès aisé et gratuit de tout citoyen à toutes les décisions de justice. Une information juridique correcte et complète concourt certes à garantir la jouissance des droits et l’aptitude à se défendre mais ce constat n’implique pas que l’obligation de standstill en matière d’aide juridique, contenue dans l’article 23 de la Constitution, s’impose au législateur lorsqu’il légifère en matière de publicité des jugements et arrêts.
B.18.6. Au surplus, l’article 9, paragraphe 4, de la Convention d’Aarhus, que les parties invoquent en combinaison avec l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, ne contient pas
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davantage de garantie, en matière de publication des décisions de justice, que l’article 149 de la Constitution.
B.18.7. Le troisième moyen dans l’affaire n° 7957, qui est pris de la violation de l’article 23 de la Constitution et de l’obligation de standstill, n’est pas fondé.
B.19.1. La Cour examine les griefs pris de la violation des articles 10, 11 et 13, lus en combinaison avec l’article 149, de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’homme.
B.19.2. Depuis la révision constitutionnelle du 22 avril 2019, l’article 149 de la Constitution n’exige plus que toutes les décisions judiciaires soient prononcées en audience publique, mais il garantit le principe de la publicité de ces décisions (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54–2628/001, p. 4).
B.19.3. L’article 149, deuxième phrase, de la Constitution dispose que les jugements sont rendus publics « selon les modalités fixées par la loi ». Il revient au législateur de définir le mode de publication des jugements, lequel doit réaliser un juste équilibre entre, d’une part, les rapides évolutions technologiques relatives aux formes de publication et, d’autre part, la protection de la vie privée et familiale, visée à l’article 22 de la Constitution et à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Sénat, 2018-2019, n° 6-486/2, p. 6; Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54–2628/006, p. 4).
En continuant en revanche à exiger que le dispositif du jugement en matière pénale soit au moins prononcé en audience publique (article 149, troisième phrase, de la Constitution), le Constituant visait à répondre à une préoccupation exprimée au sein de la société (Doc. parl., Sénat, 2018-2019, n° 6-486/2, p. 6).
B.19.4. Lors de la révision de l’article 149 de la Constitution, le Constituant s’est inspiré des exigences qui découlent de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54–2628/006, pp. 2 et 3).
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La portée de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties qu’offrent ces deux dispositions forment un tout indissociable.
B.19.5. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit que toute personne a droit à ce que sa cause soit « entendue […] publiquement » et que « le jugement doit être rendu publiquement ».
La publicité du prononcé consacrée dans cette disposition conventionnelle est censée offrir des garanties contre une justice privée qui ne permet pas un contrôle public (CEDH, 2 juin 2022, Straume c. Lettonie, ECLI:CE:ECHR:2022:0602JUD005940214, § 124). Cette garantie a pour but de lutter contre l’arbitraire et de maintenir la confiance dans les cours et tribunaux (CEDH, 8 décembre 1983, Pretto e.a. c. Italie, ECLI:CE:ECHR:1983:1208JUD000798477, § 21; 11 février 2010, Raza c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2010:0211JUD003146508, § 53). Elle ne s’oppose pas à ce qu’un prononcé soit rendu public d’une manière autre que par sa lecture en audience publique (CEDH, 21 septembre 2006, Moser c. Autriche, ECLI:CE:ECHR:2006:0921JUD001264302, § 101;
2 juin 2022, Straume c. Lettonie, précité, § 126). Lorsque seul le dispositif d’une décision est lu en audience publique, le grand public doit avoir accès d’une autre manière à cette décision et aux motifs qui la fondent (CEDH, 17 janvier 2008, Ryakib Biryoukov c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2008:0117JUD001481002, §§ 38 à 46; 2 juin 2022, Straume c. Lettonie, précité, §§ 130 à 133).
Cette disposition conventionnelle implique donc que non seulement les parties au procès, mais aussi le grand public doivent avoir accès à une décision judiciaire d’une manière ou d’une autre, le cas échéant après l’application de techniques permettant de ne pas rendre publiques certaines parties de cette décision, afin de préserver les intérêts légitimes ou les droits d’autrui (CEDH, 16 avril 2013, Fazliyski c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2013:0416JUD004090805, §§ 65 à 69; 16 novembre 2021, Vasil Vasilev c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2021:1116JUD000761015, §§ 115 à 117).
Plus particulièrement, il convient de trouver un juste équilibre entre, d’une part, la publicité des procédures juridiques, nécessaire pour préserver la confiance dans les cours et tribunaux, et, d’autre part, les intérêts d’une partie ou d’une tierce personne à voir les données à caractère
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personnel qui la concernent rester confidentielles (CEDH, 6 octobre 2009, C.C. c. Espagne, ECLI:CE:ECHR:2009:1006JUD000142506, § 35).
B.20. La Cour doit apprécier si le régime attaqué offre les garanties et satisfait aux exigences qui découlent des dispositions constitutionnelles et conventionnelle visées en B.19.1.
En particulier, la Cour doit vérifier si la législation applicable respecte ces exigences et offre ces garanties en toutes circonstances, sans donc permettre qu’il soit porté atteinte à ces exigences et garanties. À cette fin, la Cour doit examiner tant le mode de prononcé que le régime de publication des décisions judiciaires dans le Registre central.
B.21.1. En vertu de l’article 782bis du Code judiciaire, en matière civile, le jugement est prononcé oralement – à tout le moins en ce qui concerne le dispositif – ou par écrit (article 782bis, alinéa 1er). Ainsi, en matière civile, en principe, un jugement peut désormais être prononcé intégralement par la seule voie écrite. Par ailleurs, il peut être décidé expressément que le prononcé oral ne se limitera pas au seul dispositif, de sorte que le jugement peut être prononcé oralement dans son intégralité (article 782bis, alinéa 4, du Code judiciaire).
Dans le cadre d’un prononcé oral, les parties peuvent consulter l’intégralité de la décision au greffe immédiatement après ce prononcé oral, sauf si celui-ci suit directement les débats (article 782bis, alinéas 7 et 8, du Code judiciaire). Du reste, cette possibilité pour les parties de consulter le jugement au greffe s’applique également en cas de simple prononcé par écrit (en ce sens, article 782bis, alinéa 7).
En ce qui concerne la Cour de cassation, l’article 1109, § 2, alinéa 1er, du Code judiciaire prévoit que le dispositif des arrêts est prononcé en audience publique, de sorte qu’un simple prononcé par écrit est exclu. Dans ce cas également, il est possible de décider que le prononcé oral ne se limitera pas au dispositif (article 1109, § 2, alinéa 2).
Quel que soit le mode de prononcé, écrit ou oral, tout jugement ou arrêt prononcé est enregistré dans le Registre central (article 782, § 3, du Code judiciaire).
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B.21.2. Le Registre central est une grande banque de données de jurisprudence instituée auprès du Service public fédéral Justice (article 782, § 4, du Code judiciaire). Dans ce Registre sont en effet enregistrées toutes les décisions de l’ordre judiciaire (Doc. parl., Chambre, 2021-
2022, DOC 55–2754/001, pp. 10 et 13). Le Registre central est constitué d’un volet interne et d’un volet externe (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/004, p. 20).
B.21.3. Le volet interne sert de source authentique des jugements et arrêts qui y sont enregistrés, que ceux-ci aient été prononcés oralement ou par écrit. Le principe de base est que toutes les décisions de l’ordre judiciaire sont établies au format numérique sous forme dématérialisée, sauf en cas de problème technique ou de décision « à l’hôtel du président », et signées électroniquement (article 782, § 1er, alinéa 1er, et § 2, alinéa 3, du Code judiciaire).
Ces jugements établis au format numérique et signés sont enregistrés dans le Registre central (article 782, § 5, alinéa 1er, 1°, du même Code). Si le recours au format numérique est impossible, les décisions peuvent être établies sous forme non dématérialisée (article 782, § 1er, alinéa 2, du même Code). Dans ce cas, une copie dématérialisée de la minute du jugement et certifiée conforme par le greffier est enregistrée dans le Registre central (article 782, § 5, alinéa 1er, 2°, du même Code).
L’accès au volet interne du Registre central est limité et conditionnel (article 782, § 8, alinéa 1er, du Code judiciaire). Ainsi, les parties et leurs avocats ou leurs représentants en justice peuvent consulter le jugement en leur cause dans son intégralité (article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, c), du même Code). Sur autorisation du comité de gestion, un accès conditionnel, à des fins scientifiques ou historiques, peut être accordé à des données ou à un ensemble de données spécifiques (article 782, § 8, alinéa 1er, 5°, du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 782, § 4, alinéa 2, 7°, du même Code). Sur autorisation, l’obtention à des fins journalistiques d’un accès conditionnel à des données individuelles spécifiques est également possible (article 782, § 8, alinéa 1er, 5°, du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 782, § 4, alinéa 2, 8°, du même Code).
B.21.4.1. Le volet externe, quant à lui, contient les décisions judiciaires pseudonymisées, auxquelles le public a librement accès (article 782, § 5, alinéa 1er, 4° et § 8, alinéa 1er, 7°, du Code judiciaire).
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En effet, le jugement ou l’arrêt pseudonymisé est en principe enregistré dans le Registre central (article 782, § 5, alinéas 1er, 4°, et 3, du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 782bis, alinéa 5, et avec l’article 1109, alinéa 3, du même Code), sauf décision judiciaire motivée d’interdiction partielle ou totale (article 782bis, alinéas 2 et 5, et article 1109, § 2, alinéas 3 et 4, du Code judiciaire). Le jugement ou l’arrêt pseudonymisé doit du reste être publié dans un délai raisonnable (article 782bis, alinéa 2, et article 1109, § 2, alinéa 3, du Code judiciaire).
En cas d’enregistrement de la décision judiciaire dans le Registre Central, le président lit au minimum le dispositif du jugement et peut, soit d’office soit à la demande motivée d’une des parties, décider de ne pas se limiter au dispositif (articles 782bis, alinéa 4 et 1109, § 2, alinéas 1er et 2, du Code judiciaire). Après le prononcé, les parties peuvent en outre consulter immédiatement l’intégralité de la décision au greffe (article 782bis, alinéa 7, du Code judiciaire).
Le volet externe du registre a pour finalité la mise en œuvre concrète de la publicité des décisions et, partant, de la jurisprudence. La mise à disposition des jugements et arrêts pseudonymisés vise ainsi à la transparence et au contrôle du pouvoir judiciaire par le public (article 782, § 4, alinéa 2, 9°, du Code judiciaire).
B.21.4.2. La pseudonymisation est une mesure de protection des données à caractère personnel qui implique « le traitement de données à caractère personnel de telle façon que celles-ci ne puissent plus être attribuées à une personne concernée précise sans avoir recours à des informations supplémentaires, pour autant que ces informations supplémentaires soient conservées séparément et soumises à des mesures techniques et organisationnelles afin de garantir que les données à caractère personnel ne sont pas attribuées à une personne physique identifiée ou identifiable » (article 4, 5), du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 « relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (règlement général sur la protection des données) », ci-après :
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le règlement général sur la protection des données, auquel renvoie l’article 782, § 5, alinéa 3, du Code judiciaire).
La pseudonymisation diffère de l’anonymisation en ceci qu’il est possible de procéder à l’identification au moyen d’informations supplémentaires conservées séparément.
L’anonymisation complète des décisions judiciaires conduirait à la suppression de tous les éléments spécifiques de la cause et rendrait ces décisions incompréhensibles. C’est la raison pour laquelle le législateur a opté pour la pseudonymisation.
Ainsi, les données d’identité relatives à des personnes physiques qui sont mentionnées dans un jugement ainsi que tous les éléments qui permettent d’identifier celles-ci directement ou indirectement sont pseudonymisés, à l’exception de ceux qui se rapportent aux magistrats, aux membres du greffe et aux avocats (article 782, § 5, alinéa 3, 1° et 2°, du Code judiciaire). Il s’agit, par exemple, de remplacer les données d’identité des personnes physiques par le rôle que ces personnes ont dans la procédure (par ex. demandeur, défendeur ou expert judiciaire) ou d’omettre la mention de leur domicile. Dans des circonstances de sécurité particulières, les données d’identité précitées et les éléments relatifs aux magistrats, aux membres du greffe et aux avocats peuvent également faire l’objet d’une pseudonymisation, tandis que cette pseudonymisation est automatique dans les affaires liées à des infractions terroristes ou à la criminalité organisée (article 782, § 5, alinéa 3, 3° et 4°, du Code judiciaire).
En ce qui concerne les autres éléments, la pseudonymisation est limitée afin que la décision judiciaire ne soit pas dénuée de sens. Les éléments qui permettent une identification directe ou indirecte des personnes physiques qui sont mentionnées dans un jugement, à l’exception des magistrats, membres du greffe et avocats, ne sont pseudonymisés que dans la mesure où la lisibilité et l’intelligibilité du jugement ou de l’arrêt ne sont pas compromis (article 782, § 5, alinéa 3, 2° à 4°, du Code judiciaire).
La pseudonymisation – qui peut avoir lieu de manière automatisée moyennant des techniques informatiques pour autant que son résultat soit soumis à un contrôle humain (article 782, § 5, alinéa 4, du Code judiciaire) – n’exclut pas que tout intéressé puisse solliciter une pseudonymisation additionnelle du jugement ou de l’arrêt (article 782, § 5, alinéa 5, du Code judiciaire).
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B.21.4.3. Par la pseudonymisation précitée, le législateur vise à réaliser « un équilibre […]
entre, d’une part, la garantie de la publication des décisions judiciaires, requise par la Constitution, et la transparence et le contrôle du fonctionnement du pouvoir judiciaire qu’elle entraîne et, d’autre part, la recherche de la protection des données à caractère personnel des personnes physiques concernées par les décisions judiciaires publiées, compte tenu notamment du caractère de facto permanent des données (à caractère personnel) publiées en ligne » (Doc.
parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 28).
B.22.1. La lecture en audience publique d’un jugement ou d’un arrêt dans son intégralité satisfait aux conditions et exigences citées en B.19.2 à B.19.4.
B.22.2. Lorsque seul le dispositif de la décision judiciaire est prononcé en audience publique ou qu’une décision judiciaire est prononcée exclusivement par écrit, le respect des garanties et exigences citées en B.19 impose la mise en place d’un mode complémentaire de publication de cette décision judiciaire qui soit de nature à permettre le contrôle de la part du public.
B.22.3. En application de l’article 782 du Code judiciaire, le public accède librement aux décisions judiciaires publiées sous forme pseudonymisée dans le volet externe du Registre central. Le choix du législateur de ne rendre publique qu’une version pseudonymisée des décisions judiciaires vise à tenir compte à la fois du respect des garanties et exigences qui découlent de l’article 149 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, et du droit au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel, garanti par l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison notamment avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le législateur pouvait estimer que la publication de décisions judiciaires dans leur intégralité dans une banque de données en ligne librement accessible au public porterait une atteinte disproportionnée à ce droit, compte tenu de l’exposition très large et permanente qu’elle entraînerait. Toutefois, en délimitant la pseudonymisation, le législateur a recherché un juste équilibre entre, d’une part, la publicité des décisions judiciaires et, d’autre part, les droits, précités, relatifs au respect de la vie privée. Ainsi, cette pseudonymisation ne peut avoir pour
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effet de rendre les décisions judiciaires illisibles ou incompréhensibles, ce qui signifie que les motifs factuels et juridiques déterminants qui fondent la décision judiciaire ne peuvent être omis. Les aspects particuliers, individuels et concrets de la décision ne sont pas occultés et, en cas de doute quant à la clarté de la décision, même pseudonymisée, le droit à la publicité l’emporte en principe sur celui du droit au respect de la vie privée. Du reste, les données relatives aux magistrats, aux membres du greffe et aux avocats ne sont en principe pas pseudonymisées.
B.22.4. Par ailleurs, l’article 782 du Code judiciaire n’affecte pas la possibilité pour toutes les parties requérantes de demander au greffe de la juridiction, en vertu de l’article 1380 du Code judiciaire, l’expédition, la copie ou l’extrait de toute décision judiciaire authentique.
L’article 1380 du Code judiciaire permet à tout justiciable de prendre connaissance d’un jugement qu’il a identifié, ce qui est nécessaire pour garantir le respect de l’obligation constitutionnelle de publicité des décisions de justice, fixée à l’article 149 de la Constitution. Il revient aux juridictions concernées d’appliquer cette disposition, dans le respect des règles applicables en matière de protection des données à caractère personnel et en tenant notamment compte du droit de contrôler la manière dont est rendue la justice ou du droit ou de l’intérêt spécifique que le justiciable fait valoir relativement à sa propre situation.
B.22.5. Partant, l’article 782 du Code judicaire, tel qu’il a été remplacé et modifié par la loi du 16 octobre 2022, ne viole pas l’article 13, lu en combinaison avec l’article 149, de la Constitution.
B.22.6. En application de l’article 782bis, alinéa 3, du Code judiciaire, un simple prononcé par écrit n’est pas autorisé lorsque la décision judiciaire pseudonymisée ne peut être publiée via le Registre central. Dans une telle hypothèse, la décision judiciaire doit soit être prononcée dans son intégralité, soit être mise à la disposition du public dans la salle d’audience, jusqu’à la fin de l’audience. Cela étant, dès que cette impossibilité cesse d’exister, la version pseudonymisée doit être publiée via le Registre central.
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B.22.7. Les travaux préparatoires de la loi du 16 octobre 2022 précisent, à cet égard :
« Le nouvel alinéa 3 prévoit la situation de l’impossibilité de la publication dans le Registre central, par exemple lorsque le jugement intégral ne peut, pour des raisons techniques, être enregistré dès sa signature dans le Registre central conformément à l’article 782, § 3, du Code judiciaire. Dans ce cas, le président de la chambre qui a rendu le jugement devra prononcer le jugement dans son intégralité en audience publique ou le mettre à la disposition du public dans la salle d’audience jusqu’à la fin de l’audience. Cet alinéa prévoit enfin que la publication visée à l’alinéa 2 doit quand même être faite dès que l’impossibilité cesse d’exister » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2754/001, pp. 31 et 32).
B.22.8. L’article 782bis, alinéa 3, du Code judiciaire ne permet donc pas qu’il soit dérogé à l’obligation de publication pseudonymisée du jugement via le Registre central, mais autorise uniquement que cette publication soit postposée jusqu’à ce que l’impossibilité technique empêchant celle-ci ait pris fin. En tout cas, la publication doit avoir lieu dans un délai raisonnable, comme l’article 782bis, alinéa 2, le prévoit.
B.22.9. Compte tenu de ce qui est dit en B.22.8, l’article 782bis, alinéa 3, du Code judiciaire ne viole pas l’article 13, lu en combinaison avec l’article 149, de la Constitution.
B.22.10. En application des articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire, tels qu’ils ont été modifiés et remplacés par la loi du 16 octobre 2022, la juridiction peut interdire la publication de la décision judiciaire pseudonymisée ou ordonner l’omission de certaines parties de la motivation dans la version pseudonymisée de la décision consultable par le public, si la publication de cette décision pseudonymisée ou des parties concernées de cette décision porte une atteinte disproportionnée au droit à la protection de la vie privée des parties ou d’autres personnes impliquées dans l’affaire, ou à leurs autres droits ou libertés fondamentaux.
Le législateur a voulu cadrer strictement l’usage de cette possibilité. Premièrement, cet usage est limité aux cas dans lesquels les droits fondamentaux des personnes concernées par le
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jugement seraient limités de manière déraisonnable, ce qui signifie qu’il doit s’agir de cas tout à fait exceptionnels. Deuxièmement, ce même usage est soumis à une obligation de motivation par une décision distincte dans le jugement ou l’arrêt. Troisièmement, toutes les parties doivent avoir été préalablement entendues sur le sujet.
B.22.11. Par la loi, non attaquée, du 19 décembre 2023, législateur a cependant prévu un mode de publication alternatif en pareil cas. En effet, la décision judiciaire doit être soit prononcée oralement dans son intégralité, soit mise à la disposition du public dans la salle d’audience, jusqu’à la fin de l’audience (articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire).
Bien que la loi du 19 décembre 2023 ne fasse pas l’objet des recours présentement examinés, la Cour peut, lors de l’examen des moyens invoqués contre les dispositions attaquées de la loi du 16 octobre 2022, tenir compte, le cas échéant, des dispositions de la loi du 19 décembre 2023, en ce que la critique que ces moyens contiennent porte sur les modalités de publicité de la jurisprudence.
B.22.12. Avant leur modification par la loi du 19 décembre 2023, les articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire n’établissaient pas de mode complémentaire de publication de ces décisions judiciaires qui permette le contrôle par le public dans le cas d’une interdiction de publication de la décision ou d’une omission de certaines parties de la décision. Les différentes conditions instaurées par le législateur dans de telles hypothèses, rappelées en B.22.10, ne visent en effet pas à garantir la publicité des décisions judiciaires. Ce n’est que par la loi du 19 décembre 2023 que le législateur a établi de tels modes complémentaires de publicité des décisions judiciaires, en prévoyant, dans les cas visés aux articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire, que l’arrêt ou le jugement est prononcé dans son intégralité ou est mis à disposition du public dans la salle d’audience, jusqu’à la fin de l’audience.
Comme il est dit en B.22.1, la lecture en audience publique d’un jugement ou d’un arrêt dans son intégralité satisfait aux conditions et exigences citées en B.19.2 à B.19.4.
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La Cour ne voit en revanche pas en quoi une mise à disposition de l’arrêt ou du jugement dans la salle d’audience jusqu’à la fin de l’audience, sans autre garantie pourrait satisfaire à l’exigence de la publicité des décisions de justice et du contrôle, qui en découle, par le public..
En effet, contrairement au prononcé en audience publique et à la diffusion via le « volet externe » du Registre central, la mise à disposition précitée ne permet pas une prise de connaissance effective, en toutes circonstances, des motifs de la décision. Celle-ci dépend alors des circonstances de l’espèce, notamment la longueur et la complexité de la décision, mais également la durée nécessaire à chaque membre du public, selon ses caractéristiques propres, pour accéder à la copie et en prendre connaissance.
B.22.13. En ce qu’ils ne prévoient pas un mode de publication des décisions judiciaires moyennant des garanties permettant un contrôle effectif du public, les articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire, tels qu’ils ont été modifiés et remplacés par la loi du 16 octobre 2022, violent l’article 13, lu en combinaison avec l’article 149 de la Constitution.
B.22.14. La Cour doit encore vérifier si l’entrée en vigueur à différentes dates des diverses parties de la loi du 16 octobre 2022, telles que le mode de prononcé, le volet interne et le volet externe du Registre central, n’entraîne pas le non-respect, pendant une période déterminée, des garanties et exigences rappelées en B.19.1, si bien qu’il serait question d’une jurisprudence secrète parce que le contrôle par le public ne serait pas possible.
Bien que le volet interne du Registre central soit entré en vigueur le 30 septembre 2023 et que le volet externe ne soit entré en vigueur que le 1er avril 2024, force est de constater qu’il n’est pas question, pendant cette période intermédiaire, d’une jurisprudence secrète échappant au contrôle exercé par le public, que le Registre central soit opérationnel sur le plan juridique ou dans la pratique.
Ainsi, à compter du 30 septembre 2023, les jugements doivent encore être rendus au format non dématérialisé – c’est-à-dire au format papier – si le Registre central n’est pas opérationnel en raison de problèmes techniques ou de son inexistence sur la base des articles 190, alinéa 4, 337, alinéa 5, et 346, alinéa 4, du Code d’instruction criminelle et de l’article 782bis, alinéa 3,
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du Code judiciaire. À compter du 30 septembre 2023 et tant que le volet externe du Registre central visant à réaliser la publicité de la jurisprudence ne sera pas entré en vigueur et ne sera pas effectivement consultable, les décisions judiciaires doivent en principe être prononcées oralement dans leur intégralité, sauf dans des circonstances exceptionnelles et à la condition qu’en pareil cas, la décision soit intégralement mise à la disposition du grand public selon une autre méthode, afin qu’il soit satisfait à l’exigence de publicité énoncée à l’article 149 de la Constitution (Cass., 29 novembre 2011, ECLI:BE:CASS:2011:ARR.20111129.1; 6 mars 2023, ECLI:BE:CASS:2023:ARR.20230306.3N.1).
B.22.15. Bien qu’afin de protéger les personnes physiques concernées par les jugements, la publication des décisions judiciaires soit limitée à leur version pseudonymisée – ce qui permet au public d’exercer un contrôle de manière générale –, la législation attaquée prévoit également un accès conditionnel aux décisions judiciaires intégrales et authentiques (cf. le volet interne) à des fins journalistiques et scientifiques (ou historiques) (article 782, § 8, alinéa 1er, 5°, du Code judiciaire). Cette façon de procéder garantit ainsi à certaines personnes l’accès à des informations dans le cadre d’objectifs spécifiques. Ces derniers doivent du reste être interprétés de manière large (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, pp. 15-16).
En outre, comme il est dit en B.22.4, l’article 1380 du Code judiciaire ne cesse pas d’être applicable.
Ainsi, selon le cas, il est possible de consulter des jugements spécifiés ou un ensemble de jugements. Cette technique de publicité passive de la jurisprudence permet ainsi l’exercice d’un contrôle particulier des décisions judiciaires.
B.23. Il ressort de ce qui est dit en B.22.4 que l’article 782 du Code judiciaire permet au grand public de prendre connaissance, sous une forme ou sous une autre, des décisions judiciaires et des motifs qui les fondent. Par conséquent, il apparaît qu’en prévoyant la publication à l’attention du grand public de jugements et d’arrêts pseudonymisés, par le biais du volet externe du Registre central et en limitant l’accès aux jugements authentiques dans leur intégralité (volet interne), quand bien même l’on tiendrait compte de la date d’entrée en vigueur
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des composantes respectives du Registre central et des modifications du cadre légal, l’article 782 du Code judiciaire ménage un juste équilibre entre, d’une part, les exigences en matière de publicité des décisions judiciaires découlant de l’article 149 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et, d’autre part, la protection de la vie privée et des données à caractère personnel.
B.24.1. Le contrôle de la législation attaquée au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, ne conduit du reste pas au constat d’une violation.
B.24.2. Les différences de traitement soulevées par les parties requérantes entre certaines catégories de personnes qui découlent de l’application de règles différentes concernant le mode de publication des décisions juridictionnelles dans des circonstances différentes ne sont pas discriminatoires en soi – indépendamment du fait qu’une différence de traitement dans des matières où l’État fédéral et les entités fédérées disposent de compétences propres ou lorsqu’une réglementation est mise sur pied en vertu d’une convention internationale n’est pas en soi considérée comme étant incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Il ne pourrait être question de discrimination que si l’application de ces règles entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.24.3. Les différences de traitement entre les justiciables qui sont invoquées par les parties requérantes, selon que ceux-ci se font assister ou non par un avocat et que ce dernier dispose ou non d’une banque de jurisprudence personnelle plus ou moins fournie, le sont sur la base d’une prémisse erronée selon laquelle les avocats bénéficiant d’un accès plus large au volet interne du Registre central en raison de leurs pratiques professionnelles disposeraient d’un avantage par rapport aux autres avocats et aux justiciables en général. Premièrement, cet accès d’un avocat au volet interne (sur lequel s’appuierait sa banque de données personnelle) est limité aux décisions individuelles dans les affaires où l’avocat est intervenu. Deuxièmement, du fait de la pseudonymisation et de ses limites, la différence entre les décisions figurant dans le volet interne et celles qui sont enregistrées dans le volet externe n’est pas telle que les points de droit ne sont pas exprimés de la même manière. Tous les avocats disposent à cet égard du même accès aux mêmes informations que n’importe quel justiciable. Par conséquent, la législation attaquée ne viole pas le principe d’égalité, ni celui de l’égalité des armes.
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B.25. La législation attaquée ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149, deuxième phrase, de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
En ce qui concerne le rôle, l’organisation et le fonctionnement du comité de gestion du Registre central
B.26. Les parties requérantes dans les affaires nos 7957, 7982 et 7986 critiquent également les modalités relatives au Registre central en ce qui concerne le rôle, la composition et le fonctionnement du comité de gestion, ainsi que les voix délibératives attribuées au sein de ce comité.
B.27. Les missions légales du comité de gestion sont décrites de manière générale comme l’institution et la gestion du Registre central (article 782, § 6, alinéa 9, du Code judiciaire) et portent en particulier sur les devoirs suivants : veiller au respect des objectifs du Registre central et à l’absence maximale de téléchargements massifs non autorisés de jugements ou données;
superviser le fonctionnement du Registre central et la politique d’accès à ce dernier; autoriser de manière écrite et conditionnelle des tiers à procéder à certains traitements; surveiller l’afflux des décisions de l’ordre judiciaire dans le Registre central; superviser l’infrastructure technique du Registre central et présenter des rapports réguliers sur le fonctionnement du Registre central et sur l’exercice de ses missions.
B.28. Le comité de gestion est composé de représentants mandatés par neuf catégories de parties prenantes (article 782, § 6, alinéa 2) : le Collège des cours et tribunaux (4), la Cour de cassation (2), le Collège du ministère public (2), le Service public fédéral Justice (2), l’Ordre des avocats à la Cour de cassation (1), l’Ordre des barreaux francophones et germanophone (1), l’« Orde van Vlaamse balies » (1), l’Institut de formation judiciaire (1) et la Cellule stratégique du ministre de la Justice (1). Les représentants de la magistrature assise désignent parmi les représentants du Collège des cours et tribunaux et de la Cour de cassation, d’une part, un président, dont la voix est prépondérante en cas d’égalité des voix, et d’autre part, un vice-
président, qui ne peut appartenir à la même catégorie de magistrats du siège (article 782, § 6, alinéas 5 à 8).
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B.29. Le droit de vote de ces représentants respectifs est attribué et déterminé par catégorie. Les représentants des magistratures assises et debout ont voix délibérative (article 782, § 6, alinéas 3 et 4, a contrario). Les représentants du Service public fédéral Justice ont voix délibérative dans un nombre limité de matières et siègent pour le reste en qualité d’observateurs (article 782, § 6, alinéa 3). Les représentants des avocats ont uniquement voix consultative (article 782, § 6, alinéa 4). Les autres membres siègent seulement en tant qu’observateurs.
B.30.1. Les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 soutiennent que la législation attaquée porte atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire en ce qu’elle retire au greffier, qui, en tant que membre de l’ordre judiciaire, exerce une fonction judiciaire, la tâche de conserver la source authentique des décisions judiciaires, pour confier celle-ci au comité de gestion en tant que branche du pouvoir exécutif (quatrième moyen). Leur moyen est en substance pris de la violation des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 40 et 149 de la Constitution et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
Les parties requérantes dans les affaires nos 7982 et 7986 soutiennent que la réglementation relative à la (vice-)présidence du comité de gestion et la répartition des voix délibératives au sein de celui-ci discriminent la catégorie professionnelle des avocats (première branche du premier moyen dans l’affaire n° 7982 et troisième moyen dans l’affaire n° 7986, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme).
B.30.2. Pour apprécier la constitutionnalité du rôle du comité de gestion en tant que gestionnaire du Registre central, qui est la source authentique des décisions judiciaires, la Cour doit d’abord examiner la composition de ce comité, son fonctionnement et les voix délibératives en son sein.
B.31. Les représentants mandatés par la magistrature (Cour de cassation, Collège des cours et tribunaux et Collège du ministère public) jouissent de voix délibératives à part entière, alors que les autres catégories qui mandatent un représentant ne disposent que d’une voix délibérative limitée (Service public fédéral Justice) ou d’une voix consultative (barreaux), voire
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siègent en tant qu’observateurs. Ainsi, les représentants des magistrats disposent en toutes circonstances d’une voix délibérative, alors que les représentants des barreaux, dans les mêmes circonstances, ne disposent que d’une voix consultative. Seuls les représentants mandatés par la Cour de cassation ou le Collège des cours et tribunaux peuvent en outre être élus (vice-
)président. Les représentants des barreaux ne sont pas davantage éligibles à la (vice-)présidence.
B.32. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés.
B.33. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure contestée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.34. Le législateur entend déterminer le poids des voix des représentants d’une manière qui permette au mieux au comité de gestion d’exercer ses missions.
Ainsi, le législateur poursuit un objectif légitime.
B.35. La différence de traitement relative au caractère plénier de la voix délibérative et à l’élection à la (vice-)présidence du comité de gestion repose sur le rôle joué par les différents acteurs dans l’administration de la justice et sur leurs titres et qualités.
Ce critère de distinction est objectif.
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B.36. Il est pertinent, aux fins de garantir l’efficacité du fonctionnement du comité de gestion, de donner à certains acteurs une voix délibérative à part entière et à d’autres une voix exclusivement consultative, tout comme il est pertinent de prévoir, pour d’autres acteurs encore, la seule possibilité de siéger en tant qu’observateurs.
La Cour doit encore vérifier si le choix de conférer à des magistrats une voix délibérative à part entière est raisonnablement justifié.
B.37. En ce qui concerne la voix délibérative des magistrats du siège, l’exposé des motifs du projet de loi initial mentionne :
« Le centre de gravité du comité de gestion, est constitué des représentants du Pouvoir judiciaire, qui ont tous voix délibérative. Ceci est logique, car les décisions reprises dans le Registre central sont rendues par le Pouvoir judiciaire » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 18).
La représentation des magistrats du ministère public et leur droit de vote, d’une part, ainsi que la différence de traitement avec les avocats, d’autre part, sont justifiés comme suit dans les travaux préparatoires :
« Au sens le plus strict, le ministère public est, en effet, ‘ seulement ’ une partie à la cause, à l’instar de l’avocat qui représente son client en justice. Dans ce contexte, le rôle du ministère public doit toutefois être envisagé de manière plus large. On peut avant tout affirmer que le ministère public accomplit ses tâches légales de recherche et de poursuites de manière indépendante, équitable et dans l’intérêt de la société et ne peut dès lors pas être comparé avec une autre partie dans une procédure pénale. Ce point de vue a déjà été confirmé à plusieurs reprises dans des arrêts de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle. Il est avancé par exemple que :
a) le droit à un procès équitable implique également que, dans le système répressif belge, le ministère public communique au juge tous les éléments à décharge du prévenu dont il dispose (…) et que jusqu’à preuve du contraire, le ministère public est présumé intervenir loyalement (Cass. (2e ch.) AR P.01 1239. N);
b) le ministère public est certes partie à l’instance pénale, mais une partie au caractère particulier : il intervient dans l’intérêt général et remplit un service public relatif à la recherche et la poursuite des infractions et à l’exercice de l’action publique, alors que l’accusé défend uniquement son intérêt personnel (Cass. (2e ch.) AR P.10 0119.N).
[…]
c) le ministère public a notamment pour mission d’assister les juges dans l’interprétation de la loi et dans l’application de celle-ci aux causes qui leur sont soumises. Ce devoir
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d’assistance implique celui d’éclairer impartialement le juge sur la solution que le procès comporte aux yeux de la loi, (…) (Cass. (2e ch.) AR P.13 1869.F).
Le ministère public joue un rôle particulier en matière civile également. Ainsi, certains éléments doivent, à peine de nullité, être obligatoirement communiqués au ministère public (voir articles 764 et suivants du Code judiciaire). Sur la base de cette communication, le ministère public peut intervenir d’office dans ces matières civiles lorsqu’une situation pouvant compromettre l’ordre public risque d’apparaître. À peine de nullité, l’avis du ministère public doit être mentionné dans le jugement et un pourvoi en cassation peut être formé si la communication au ministère public n’a pas eu lieu dans les cas où la loi le prescrit. Enfin, le législateur a chargé le ministère public, par le biais de l’article 140 du Code judiciaire, de veiller à la régularité du service des cours et tribunaux. En ce sens, il semble indiqué que, contrairement aux ordres des avocats, le ministère public soit représenté au sein du comité de gestion du Registre central » (ibid., pp. 19-20).
En ce qui concerne la représentation des avocats et leur droit de vote, le projet de loi initial fournit encore les explications suivantes :
« Malgré le fait que d’autres acteurs, comme les parties, le cas échéant leurs avocats, d’éventuels témoins ou experts judiciaires désignés, jouent un rôle important dans la procédure judiciaire et dans la formation des décisions de l’ordre judiciaire, ces décisions n’émanent pas d’eux. Pour cette raison, mais également pour assurer une gestion du Registre central viable, il a été opté pour ne pas reprendre, dans le gestionnaire, des représentants de ces acteurs ou de leurs associations représentatives ou organes représentatifs » (ibid., pp. 18 et 19).
B.38. Le projet de loi initial a été remanié par voie d’amendement pour attribuer une voix consultative aux représentants des ordres des avocats. Cet amendement a été justifié comme suit :
« Concrètement, l’Ordre des Barreaux Flamands (OVB), l’Ordre des Barreaux Francophones et Germanophones [sic] (OBFG) et l’Ordre des Avocats à la Cour de Cassation pourront chacun mandater un représentant comme conseiller au comité de gestion du Registre central. L’avocat est un acteur important de la justice qui, par le développement de la position de la partie qu’il représente dans les mémoires et les plaidoiries, apporte une contribution créative importante à l’avancement du droit en général, et au processus qui conduit finalement au prononcé d’une décision judiciaire en particulier. Ceci justifie la présence, en tant que conseil au sein du comité de gestion, d’un représentant mandaté par l’OVB, d’un représentant mandaté par l’OBFG et d’un représentant mandaté par l’Ordre des avocats de la Cour de cassation. Pour l’OVB et l’OBFG, ce rôle est également une extension de leur mission légale telle que décrite à l’article 495, deuxième alinéa, du Code judiciaire, à savoir ‘ prendre les initiatives et les mesures utiles en matière de formation, de règles disciplinaires et de loyauté professionnelle, ainsi que pour la défense des intérêts de l’avocat et du justiciable ’.
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Il est également précisé que les représentants des ordres communautaires (OVB et OBFG)
et de l’Ordre des avocats à la Cour de cassation siègent en tant que conseillers pour toutes les questions traitées par le comité de gestion. Ainsi, les barreaux auront l’occasion de faire connaître leur point de vue » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2754/003, p. 3).
B.39. L’on peut déduire des travaux préparatoires que l’attribution d’un vote différent aux différentes parties prenantes est justifiée par leurs rôles respectifs dans l’administration de la justice. Il en ressort également que le législateur a principalement voulu confier la gestion du Registre central à des acteurs dont émanent ces décisions judiciaires (cf. la fonction juridictionnelle) ou sur qui repose la tâche de prodiguer des conseils ou d’intenter une action en toute indépendance.
B.40. Le Registre central doit servir d’instrument de travail de et pour l’ordre judiciaire (cf. le volet interne) et concrétiser la publication de la jurisprudence par le biais d’une composante du Registre central (cf. le volet externe). Dans l’attribution du droit de vote, le législateur a pu tenir compte de la circonstance que le Registre central doit, d’une part, servir de manière prépondérante d’instrument de travail pour les membres de l’ordre judiciaire (tant les magistrats du siège que le ministère public) et, d’autre part, permettre la publication de la jurisprudence, ce qui a toujours été une tâche inhérente aux organes juridictionnels. En réservant une voix délibérative aux seuls représentants des acteurs qui constituent le groupe cible premier d’utilisateurs du Registre central dans le cadre de son objectif visant à soutenir les membres de l’ordre judiciaire, le législateur permet que des décisions relatives à l’institution et à la gestion du Registre central, et surtout à ses missions particulières, soient calibrées prima facie sur ce groupe cible et sur ses besoins et préoccupations. À cet égard, il est également pertinent de n’attribuer qu’une voix consultative aux représentants des avocats, eux qui ont surtout intérêt au fonctionnement du volet externe – une composante – du Registre central.
Admettre le contraire reviendrait à permettre aux avocats de codiriger le registre comme instrument de travail de l’ordre judiciaire.
Il n’est donc pas dénué de justification raisonnable que seuls les représentants des magistrats jouissent d’une voix délibérative à part entière dans la gestion et l’institution d’une
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banque de données de la jurisprudence et que le (vice-)président ne puisse être élu que dans les rangs de cette catégorie d’acteurs amenés à rendre les décisions judiciaires enregistrées.
B.41. Les parties requérantes ne démontrent pas que l’attribution de voix délibératives à part entière aux représentants des magistrats et de voix simplement consultatives aux représentants des barreaux produirait des effets disproportionnés pour la catégorie professionnelle des avocats, en particulier en ce qui concerne l’exercice de leur mission consistant à assister leurs clients sur le plan juridique. En effet, une voix consultative permet aussi d’exercer de l’influence et d’exprimer un point de vue, dont il peut être tenu compte, le cas échéant.
Elles ne démontrent pas non plus que l’impossibilité pour les représentants des barreaux de se faire élire (vice-)président aurait des conséquences disproportionnées pour les avocats, en particulier dans l’exercice de leur mission consistant à offrir une assistance à leurs clients.
B.42. Il ressort de ce qui précède que l’article 782, § 6, alinéas 3 à 6, du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6
de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.43. La Cour examine ensuite si le rôle du comité de gestion porte atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.44. La séparation des pouvoirs est un principe général de droit qui doit être interprété conformément au texte de la Constitution. L’indépendance du pouvoir judiciaire garantie par le principe général de la séparation des pouvoirs porte par conséquent sur l’indépendance fonctionnelle des magistrats.
Nonobstant l’importance croissante accordée aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance du pouvoir judiciaire dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ni l’article 6, paragraphe 1, ni aucune autre disposition de la Convention européenne des droits de l’homme ne prescrivent a priori de modèle constitutionnel théorique spécifique concernant l’interaction admissible entre les différents pouvoirs (CEDH, grande chambre, 6 mai 2003, Kleyn e.a. c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:2003:0506JUD003934398, § 193; grande chambre, 6 novembre 2018, Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal,
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ECLI:CE:ECHR:2018:1106JUD005539113, § 144). Une certaine interaction entre les trois pouvoirs n’est pas seulement inévitable, elle est également nécessaire, pour autant qu’aucun d’entre eux n’empiète sur les fonctions et compétences des autres (CEDH, grande chambre, 1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, ECLI:CE:ECHR:2020:1201JUD002637418, § 215).
B.45. Les principes de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance, tels qu’ils sont garantis par les articles 13 et 40 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, ne s’opposent pas à ce que des décisions judiciaires authentiques – une activité étroitement liée à la fonction juridictionnelle – et, plus généralement, la gestion de la banque de données de jurisprudence soient confiées à une entité instituée en dehors de l’organisation judiciaire, pour autant que l’indépendance fonctionnelle à l’égard de ses membres continue d’être garantie et que l’apparence d’indépendance dans le prononcé des décisions ne soit pas compromise.
B.46. En ce qui concerne l’autonomie du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, il convient de se référer à la loi du 18 février 2014 « relative à l’introduction d’une gestion autonome pour l’organisation judiciaire » (ci-après : la loi du 18 février 2014). Cette loi porte sur la gestion des moyens du pouvoir judiciaire.
Avant l’entrée en vigueur de la loi du 18 février 2014, cette gestion était assurée pour l’essentiel par le Service public fédéral Justice, sous la responsabilité du ministre de la Justice.
Par la loi du 18 février 2014, le législateur visait à « l’autonomisation de la gestion de l’organisation judiciaire » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3068/001, p. 4).
Auparavant, la répartition et le déploiement de moyens tels que les TIC relevaient de la compétence discrétionnaire du ministre de la Justice, mais le législateur, par la loi du 18 février 2014, a souhaité amorcer une gestion autonome au sein de l’organisation judiciaire, ce qui constituait selon lui une entreprise de longue haleine.
Les travaux préparatoires de la loi du 18 février 2014 exposent, en la matière :
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« Le processus d’autonomisation suppose que des capacités de gestion soient transférées du Service public fédéral Justice à l’organisation judiciaire. Aujourd’hui, cette capacité de gestion n’est pas suffisamment présente au sein de l’organisation judiciaire. Un transfert immédiat de la responsabilité de gestion vers les entités locales n’est dès lors actuellement pas possible ni souhaitable. Il faut d’abord développer l’indispensable capacité de gestion. Cela concerne tant les connaissances en matière de management et l’expérience que le développement d’une organisation, de structures et d’instruments en appui. Sur le plan organisationnel, de nombreuses étapes doivent être franchies. De telles adaptations nécessiteront la flexibilité requise de la part des organisations et dans la réglementation » (ibid., p. 5).
Le législateur a donc conçu la loi du 18 février 2014 comme une première étape vers une autonomisation de la gestion de l’organisation judiciaire.
B.47.1. La création et la gestion du Registre central sont assurées par le comité de gestion, qui a été institué auprès du Service public fédéral Justice (article 782, § 6, alinéas 1er et 9, du Code judiciaire).
Ainsi, la numérisation de la jurisprudence, le développement de moyens TIC ainsi que l’organisation et la gestion de la banque de données de la jurisprudence, en d’autres termes l’infrastructure TIC censée soutenir la prise et la conservation des décisions judiciaires, ne sont pas confiés à un organe établi au sein du pouvoir judiciaire.
Par conséquent, le législateur n’a pas conçu l’établissement et la gestion du Registre central comme une mission dont le pouvoir judiciaire pouvait s’acquitter de manière autonome.
B.47.2. Le législateur estimait qu’une gestion autonome du Registre central par l’Ordre judiciaire n’était pour l’heure pas opportune étant donné que les magistrats disposent d’un poids prépondérant au sein du comité de gestion (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–
2754/004, p. 20). Le ministre de la Justice a également déclaré que le choix d’organiser la banque de données au sein du Service public fédéral Justice était délibéré, étant donné que la gestion autonome de l’ordre judiciaire (cf. la loi du 18 février 2014), notamment en ce qui concerne les TIC, était encore en cours (Compte rendu intégral, Chambre, 10 janvier 2024, CRIV 55 COM 1243, p. 24).
B.48.1. En vertu de l’article 782, § 6, alinéa 9, du Code judiciaire, le comité de gestion assure la gestion et l’institution du Registre central, qui a notamment pour objectif de servir de
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source authentique des jugements dont la minute ou une copie dématérialisée est enregistrée (article 782, § 4, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire). Ainsi, le Registre central constitue une banque de données où sont conservées des données qui sont collectées et gérées par une instance et qui ont valeur de données uniques et originales au sujet d’une personne ou d’un fait juridique, de telle sorte que d’autres instances ne doivent plus collecter ces mêmes données (cf. article 2, alinéa 1er, 5° et 6°, de la loi du 15 août 2012 « relative à la création et à l’organisation d’un intégrateur de services fédéral »).
B.48.2. Ces données enregistrées dans le Registre central sont plus particulièrement les minutes des jugements dématérialisés (numériques) (article 782, § 5, alinéa 1er, 1°, du Code judiciaire) et la copie dématérialisée de la minute du jugement certifiée conforme par le greffier sous forme dématérialisée (sur papier) (article 782, § 5, alinéa 1er, 2°, du même Code).
B.48.3. Outre les parties au procès, le public aussi doit pouvoir compter sur le fait que les décisions judiciaires authentiques (cf. le volet interne ou la minute numérique) ou les décisions judiciaires pseudonymisées (cf. le volet externe) figurant dans le Registre central émanent bien de l’instance juridique chargée de dire le droit dans un litige en particulier, sans la moindre forme d’ingérence de la part du pouvoir exécutif. Cette préoccupation est d’autant plus actuelle qu’il est désormais fréquent que le pouvoir exécutif soit partie prenante dans des litiges soumis au juge.
B.48.4. Les minutes numériques sont générées de facto par la constitution du jugement sous forme dématérialisée dans l’application de gestion des dossiers de l’ordre judiciaire. Après signature électronique, les minutes numériques sont automatiquement enregistrées dans le Registre central grâce à une interconnexion directe avec l’application de gestion des dossiers (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 13). Ainsi, la signature par le(s)
juge(s) et par le greffier garantit l’authenticité de la décision judiciaire versée au Registre. Cela vaut également, mutatis mutandis, pour les jugements exceptionnellement établis au format papier. Ces jugements sont signés à la main par le(s) juge(s) et par le greffier. Ils sont ensuite « dématérialisés », puisque le greffier en enregistre une copie dématérialisée certifiée conforme dans le Registre central. Ici aussi, l’intervention du greffier sert à garantir l’authenticité de la
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décision ainsi enregistrée. L’accès ultérieur à ces décisions judiciaires enregistrées dans le Registre central (dites « données authentiques ») est aussi soumis à des règles strictes, de sorte que seuls les membres de l’ordre judiciaire dont les décisions enregistrées émanent (p. ex. : le juge et le greffier) peuvent encore les compléter ou les améliorer, par ailleurs uniquement dans les limites de leurs missions légales (voy. p. ex. article 800 du Code judiciaire).
Il n’est pas porté atteinte à l’indépendance fonctionnelle des magistrats. En outre, les garanties précitées, la composition du comité de gestion et les droits de vote attribués en son sein, ainsi que les tâches expresses du comité lui-même anticipent la crainte que la localisation, auprès du pouvoir exécutif, de la gestion du Registre central compromette l’indépendance du pouvoir judiciaire, en particulier la conservation des décisions authentiques. Le comité de gestion veille ainsi au respect des objectifs du Registre central, à commencer par son fonctionnement en tant que source des décisions authentiques, au développement d’outils, ainsi qu’à la politique d’accès à la source authentique des décisions judiciaires et à son contrôle. Il convient en particulier de noter que, compte tenu de leur surreprésentation numérique et de leur voix prépondérante au sein du comité de gestion, les représentants des magistrats du siège (c’est-à-dire le pouvoir judiciaire) peuvent systématiquement s’opposer à des développements, à des usages ou à des abus du Registre qui affecteraient l’indépendance ou la confiance dans la conservation des décisions judiciaires authentiques.
Ces garanties permettent suffisamment, en ce qui concerne la fonction du Registre central en tant que source authentique de la jurisprudence et instrument destiné à concrétiser la publication à l’égard du public, de préserver la confiance nécessaire dans l’indépendance de la justice.
B.48.5. Le législateur a donc pu estimer, sans méconnaître les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la séparation des pouvoirs et avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, qu’il appartenait à un comité de gestion institué auprès du pouvoir exécutif, d’assurer la gestion et l’institution du Registre central, lequel sert d’espace de conservation pour la source authentique des décisions judiciaires.
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En ce qui concerne l’accès aux décisions judiciaires authentiques
B.49. Les parties requérantes dans les affaires nos 7957, 7982 et 7986 critiquent également la législation, attaquée, concernant l’accès aux décisions judiciaires authentiques dans le Registre central (le volet interne).
B.50. L’accès aux décisions authentiques non pseudonymisées dans le Registre central (le volet interne) est strictement réglementé (article 782, § 8, alinéa 1er, du Code judiciaire).
L’accès à ce volet est dès lors réservé à des catégories bien définies de personnes agissant à des fins ou pour des usages bien circonscrits.
Certaines catégories de personnes peuvent consulter dans le Registre central les décisions et les métadonnées qui sont mentionnées à l’article 782, § 5, alinéa 1er, du Code judiciaire :
- les membres de l’ordre judiciaire figurant sur la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire peuvent, dans les limites de leurs missions légales (2°, a)), consulter leurs propres décisions ainsi que les métadonnées y associées;
- ces mêmes membres de l’ordre judiciaire peuvent, sous certaines conditions (demande motivée, recherche nécessaire dans le cadre d’une enquête menée par le demandeur ou dans le cadre d’une affaire pendante devant le demandeur ou dans laquelle le demandeur agit professionnellement, et dans laquelle les débats ne sont pas encore clos) (2°, b)), consulter d’autres décisions spécifiques et les données y associées;
- les parties, ainsi que leurs avocats ou représentants en justice peuvent également consulter les décisions rendues dans leurs causes ainsi que les métadonnées y associées (2°, c));
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- le délégué à la protection des données peut aussi consulter les décisions et les métadonnées y associées, dans les limites de ses missions légales (2°, d));
- les autres acteurs à qui un jugement enregistré dans le Registre central doit être notifié conformément à la loi ou qui doivent y avoir un accès en tout ou en partie conformément à la loi peuvent également consulter le jugement ou une partie de jugement dans le Registre central (2°, e)).
Certaines catégories de personnes ont accès au volet interne du Registre central en vue du traitement des données :
- sous conditions, les personnes, désignées par le gestionnaire, chargées de la gestion technique et opérationnelle du Registre central en vue de l’amélioration de la qualité des données (3°);
- les autorités judiciaires chargées de la gestion et de l’organisation des cours et tribunaux (4°, a)) et les services chargés de l’analyse de statistiques auprès des entités représentées au sein du gestionnaire, y compris l’Institut de formation judiciaire (4°, b)), afin d’optimiser l’organisation de l’ordre judiciaire, pour une gestion plus efficace, un meilleur soutien de politiques, une meilleure analyse de l’impact des modifications législatives et une meilleure affectation des moyens humains et logistiques au sein de l’ordre judiciaire;
- sous certaines conditions, les tiers autorisés par écrit par le gestionnaire, afin de soutenir les membres de l’ordre judiciaire dans l’exécution de leurs missions légales, à des fins historiques ou scientifiques ou journalistiques (5°);
- les autorités publiques, à des fins statistiques concernant les jugements pseudonymisés (6°).
B.51. Les parties requérantes dans les affaires nos 7957, 7982 et 7986 soutiennent en substance que l’accès au volet interne du Registre central (les décisions authentiques) est soumis à des règles discriminatoires, qui sont contraires à l’égalité des armes, en ce que les avocats et les magistrats, en particulier le ministère public, ne bénéficient pas du même accès.
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Elles critiquent ainsi, d’une part, l’accès dont bénéficient les magistrats (article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire), et, d’autre part, l’absence d’un accès similaire au bénéfice des avocats (le cas échéant, le droit d’accès limité des avocats au volet interne) (deuxième moyen dans l’affaire n° 7957, partim; deuxième branche du premier moyen dans l’affaire n° 7982; deuxième moyen dans l’affaire n° 7982; premier moyen dans l’affaire n° 7986).
Elles prennent (les branches de) ces moyens de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 13 et 149 de la Constitution, avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
B.52. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés.
B.53. Le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, implique l’égalité des armes pour les parties au procès, à laquelle le droit à la contradiction est étroitement lié. Il s’ensuit que chaque partie doit avoir la possibilité de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son ou ses adversaires (CEDH, 27 octobre 1993, Dombo Beheer B.V.
c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:1993:1027JUD001444888, § 33; 12 mars 2003, Öcalan c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2003:0312JUD004622199, § 140; 24 avril 2003, Yvon c. France, ECLI:CE:ECHR:2003:0424JUD004496298, § 31).
Ce droit est également garanti par l’article 14, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par un principe général de droit.
B.54. Il convient tout d’abord de remarquer que la fonction juridictionnelle nécessite en soi la mention de données à caractère personnel des acteurs qui contribuent à la bonne administration de la justice, à l’instar des magistrats, du personnel du greffe, des avocats et des experts judiciaires, mais aussi des parties ou des tiers. En outre, par la nature même de la fonction juridictionnelle, les décisions judiciaires comprennent toute une série de données à
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caractère personnel en lien avec la spécificité de la cause soumise au juge, de sorte que les parties concernées savent clairement que les décisions se rapportent à leur cause spécifique.
L’institution du Registre central s’accompagne de la collecte d’une grande quantité de telles données (volet interne), étant donné que cette banque de données de jurisprudence sert d’espace de conservation pour les décisions judiciaires authentiques. Il en découle que l’accès aux données enregistrées dans le Registre central est par définition un accès à des données à caractère personnel.
B.55. Lorsqu’il règle l’accès aux décisions judiciaires authentiques dans le Registre central (le volet interne), le législateur doit non seulement tenir compte de l’égalité des armes mais également de l’obligation constitutionnelle et conventionnelle de protéger les citoyens en ce qui concerne leurs données à caractère personnel et les informations personnelles contenues dans les décisions judiciaires.
B.56. Eu égard à la nécessité de réduire au strict nécessaire les ingérences dans les droits fondamentaux des citoyens, le législateur a pu, afin de régler l’accès au Registre central, distinguer différentes catégories de personnes qui peuvent obtenir un accès aux décisions judiciaires authentiques, notamment en fonction de leurs missions légales et, le cas échéant, moyennant le respect de certaines conditions.
B.57. Compte tenu de l’objectif du Registre central qui consiste à « faciliter l’exécution des missions légales de l’ordre judiciaire » (article 782, § 4, alinéa 2, 1°, du Code judiciaire) et de la nécessité de limiter au strict nécessaire l’accès aux données à caractère personnel, il est pertinent d’accorder l’accès aux décisions authentiques du Registre central (le volet interne)
aux membres de l’ordre judiciaire figurant sur la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire (notamment les magistrats du siège et le ministère public).
En effet, un tel accès permet en principe aux magistrats d’exercer leurs tâches en ayant connaissance de tous les précédents ou antécédents judiciaires des parties concernées figurant dans le Registre central. Cette consultation est importante pour comprendre l’implication de personnes dans d’autres décisions judiciaires, puisqu’elle permet de prendre connaissance de
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données à caractère personnel qui sont pseudonymisées dans le volet externe (article 782, § 5, alinéa 3, du Code judiciaire). Cet accès n’est donc pas destiné à la consultation de décisions judiciaires dans le but de s’informer sur des points de droit tranchés. Les membres de l’ordre judiciaire précités peuvent, pour ce faire, consulter le volet externe du Registre, comme toute autre personne.
À la lumière de ce qui précède, il n’est donc pas pertinent d’accorder aux avocats un accès similaire. En effet, la représentation des intérêts d’un client n’exige pas de donner un tel accès aux avocats, puisque, d’une part, ils ont accès aux décisions judiciaires authentiques concernant leur client (article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, c), du Code judiciaire) et qu’ils sont informés lorsque leur client ou des tiers sont visés dans le résultat d’une recherche lancée par un membre de l’ordre judiciaire (article 782, § 8, alinéa 3) et que, d’autre part, ils ont accès, comme toute autre personne, à toutes les décisions judiciaires pseudonymisées dans le Registre central (cf. le volet externe), de sorte qu’ils peuvent suffisamment s’informer quant aux points de droit pertinents dans leur affaire et ainsi conseiller correctement leurs clients.
B.58. Par ailleurs, l’accès au volet interne du Registre central qui est accordé aux magistrats ne dépasse pas les limites de ce qui est nécessaire pour faciliter l’exercice de leurs missions légales. Ainsi, les recherches que lancent les magistrats dans les décisions judiciaires authentiques du Registre central ne sont pas illimitées, étant donné que cet accès au Registre est soumis au respect de conditions procédurales et matérielles. À cette fin, le magistrat qui souhaite un accès doit introduire une demande motivée en vue d’une consultation. En outre, la recherche doit être nécessaire et s’inscrire dans le cadre d’une enquête menée par le demandeur ou dans le cadre d’une cause pendante devant lui ou dans laquelle il agit professionnellement.
De plus, la recherche est limitée à une ou plusieurs décisions judiciaires spécifiées.
À cela s’ajoute que l’accès conditionnel et limité, sur demande motivée, au bénéfice des membres de l’ordre judiciaire, en particulier des magistrats du ministère public, ne produit pas des effets disproportionnés pour les autres parties à une procédure judiciaire, étant donné qu’il faut, si une consultation du Registre telle que visée à l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, b), du Code judiciaire fournit un résultat, informer en temps utile les parties de cette consultation et de ce résultat afin qu’elles puissent en la matière exercer leur droit au contradictoire (article 782, § 8, alinéa 3, du Code judiciaire).
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À cet égard, il peut du reste être admis non seulement que les particuliers ont connaissance des décisions judiciaires les concernant, mais aussi qu’ils peuvent à tout moment les consulter soit eux-mêmes soit par l’intermédiaire de leur avocat. Si une recherche ne fournit pas de résultat, aucune partie n’est préjudiciée. Par conséquent, il est raisonnablement justifié que seul un résultat « positif » doive faire l’objet d’une communication, étant donné qu’il s’agit d’une recherche dans les décisions authentiques et non pseudonymisées qui ne se démarquent de celles du volet externe que par la pseudonymisation. Du reste, une partie peut elle-même se prévaloir d’un résultat négatif au motif qu’on ne peut pas la retrouver dans les (méta)données du Registre central après une tentative d’accès fondée sur l’article 782, § 8, alinéa 1er, 2°, c), du Code judiciaire, ce que le gestionnaire peut confirmer le cas échéant.
B.59. Les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 soutiennent également que l’accès au Registre dont bénéficient les chefs de corps et le Collège des cours et tribunaux (article 782, § 8, alinéa 1er, 4°, a), du Code judiciaire) viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 40 de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cet accès mettrait en péril l’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.60.1. Le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire ne s’oppose pas en soi à ce que les autorités judiciaires en charge de l’organisation et de la gestion des cours et tribunaux (le Collège des cours et tribunaux, les comités de gestion et le chef de corps; voy. notamment les articles 181 et 185/1 du Code judiciaire) aient accès au Registre central pour le traitement des données qui y sont enregistrées, pourvu que cet accès se limite à l’objectif lié à la mission légale des autorités judiciaires, à savoir optimiser l’organisation de l’ordre judiciaire en vue d’une gestion plus efficace, d’un meilleur soutien des politiques, d’une meilleure analyse de l’incidence des modifications législatives et d’une meilleure affectation des moyens humains et logistiques au sein de l’ordre judiciaire. À cet égard, le législateur a explicitement prévu que le traitement des données ne peut conduire à évaluer, à analyser, à comparer ou à prédire les pratiques professionnelles réelles ou supposées des magistrats (article 782, § 5, alinéa 6, du Code judiciaire). Afin que l’exercice de la fonction juridictionnelle dans des affaires individuelles ne soit pas affecté, il y a lieu de considérer que cet accès des autorités judiciaires
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ne peut jouer le moindre rôle, ni exercer la moindre influence dans la désignation, la nomination ou les sanctions disciplinaires des magistrats.
B.60.2. Sous réserve de l’interprétation mentionnée en B.60.1, l’article 782, § 8, alinéa 1er, 4°, a), du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 40 de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.61. Enfin, les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 font aussi valoir que l’habilitation conférée au Roi de déterminer les modalités de l’accès au Registre ainsi que les procédures y relatives, visées à l’article 782, § 8, alinéa 4, du Code judiciaire, viole le principe de légalité consacré à l’article 149 de la Constitution.
B.62. L’article 149, deuxième phrase, de la Constitution dispose que la publicité des jugements est déterminée par la loi. Le Constituant a laissé au législateur le soin de déterminer lui-même les modalités de la publication. Cette disposition exprime la volonté du Constituant de réserver au législateur fédéral le soin de mettre en place une réglementation des aspects essentiels de la publicité des jugements. Elle garantit ainsi qu’une assemblée délibérante démocratiquement élue décide en cette matière.
Bien que cette disposition réserve la compétence normative dans cette matière au législateur fédéral – qui doit en régler les éléments essentiels -, elle n’exclut pas de laisser au Roi un pouvoir d’exécution limité (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54–2628/001, pp. 4-5; 2017-2018, DOC 54–2628/006, pp. 4-5).
Une telle délégation n’est pas contraire au principe de légalité, pour autant que l’habilitation soit définie de manière suffisamment précise et qu’elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été préalablement fixés par le législateur.
B.63. L’article 782, § 8, alinéa 4, du Code judiciaire habilite le Roi à déterminer, après avis du gestionnaire et de l’Autorité de protection des données, « les modalités de l’accès au Registre central ainsi que les procédures relatives à cet accès, y compris les paramètres pour
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apprécier la motivation visée à l’alinéa 1er, 2°, b) et la manière dont la demande visée à ce même b) est introduite ».
B.64. Dans les travaux préparatoires, cette disposition est justifiée comme suit :
« L’alinéa 3 du paragraphe 8 habilite le Roi à déterminer, après avis du gestionnaire du Registre central et de l’Autorité de protection des données, les modalités de l’accès au registre ainsi que les procédures relatives à cet accès, y compris les paramètres pour apprécier la motivation visée à l’alinéa 1er, 2°, b). Cela concerne le cas où d’autres membres de l’ordre judiciaire que ceux dont émane le jugement introduisent une demande motivée d’accès à un jugement en vue d’une recherche nécessaire dans le cadre d’une enquête menée par les demandeurs ou dans le cadre d’une affaire pendante devant les demandeurs ou dans laquelle les demandeurs agissent professionnellement. Le Roi est également habilité à déterminer les modalités d’introduction de la demande motivée précitée. D’autres modalités que le Roi peut déterminer sur la base de cette habilitation sont, par exemple, les règles et procédures de vérification des accès, laquelle doit fournir des garanties suffisantes, ou de la création d’un système de journalisation nécessaire pour permettre un contrôle adéquat de l’accès au Registre central et de l’utilisation de celui-ci » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 25).
B.65. Compte tenu, d’une part, du libellé clair de l’article 782, § 8, alinéa 1er, du Code judiciaire, qui dispose que l’accès au volet externe du Registre central est public (7°) et que toutes les autres possibilités d’accès au volet interne du Registre (1° à 6°) sont soumises à des conditions, et, d’autre part, des travaux préparatoires, l’habilitation attaquée doit être comprise en ce sens qu’elle vise uniquement les procédures et modalités d’accès au volet interne du Registre central prévu par la loi et la manière concrète d’exercer le droit d’accès au volet externe. En juger autrement signifierait que l’essence de la publication, à savoir l’accès public au volet externe, pourrait être soumise au respect de règles et de procédures, ce qui compromettrait la publicité active des décisions de justice et, partant, de la jurisprudence qu’ambitionne le législateur. L’habilitation attaquée ne porte donc pas sur la publication des décisions de justice et de la jurisprudence en soi, telle qu’elle est visée à l’article 149, deuxième phrase, de la Constitution.
Partant, le principe de légalité invoqué par les parties requérantes n’est pas violé.
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En ce qui concerne les dispositions interdisant l’utilisation des données dans le Registre central
B.66. Enfin, les parties requérantes dans les affaires nos 7982 et 7986 critiquent les dispositions interdisant l’utilisation des données du Registre central (article 782, § 5, alinéa 6, et § 8, alinéa 2, du Code judiciaire).
B.67.1. L’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire dispose :
« Sauf exceptions prévues en vertu de l’alinéa 1er, le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central, sont interdit[s]. La violation de cette interdiction est punie de la peine visée à l’article 222 de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel ».
B.67.2. Ainsi, le législateur interdit en principe le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central et sanctionne pénalement le non-respect de cette interdiction. Des exceptions à cette interdiction de principe sont aussi prévues.
Il ressort des travaux préparatoires que les exceptions portent sur les cas dans lesquels une autorisation peut être conférée par le gestionnaire, sous conditions et à des fins déterminées (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 24).
Ainsi, la lecture combinée du paragraphe 8, alinéa 1er, et du paragraphe 4, alinéa 2, de l’article 782 du Code judiciaire permet de conclure que les traitements de données dans le Registre central, c’est-à-dire les opérations (en ce compris le téléchargement massif) concernant un ensemble de telles données – au-delà de décisions individuelles ou spécifiées –, ne relèvent pas de l’interdiction précitée s’ils servent aux trois fins suivantes :
1) le traitement visant à soutenir les membres de l’ordre judiciaire figurant sur la liste électronique visée à l’article 315ter, § 1er, alinéa 1er, dans l’exercice de leurs missions légales (6°)
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Il ressort des travaux préparatoires que cet objectif est de permettre d’abord le développement technologique d’outils, par des tiers, notamment à l’aide de l’intelligence artificielle, afin de soutenir les membres de l’ordre judiciaire :
« Il s’agit notamment du développement des outils informatiques ou développement et entraînement des algorithmes qui devront soutenir les magistrats dans l’exécution de leurs missions légales. ‘ Soutenir ’ implique que le membre de l’ordre judiciaire qui se fait soutenir par un algorithme ou un outil informatique, maintiendra son rôle [central], et aura toujours le dernier mot. [Soutien] par des algorithmes ou des outils informatiques inclut par exemple le traitement de ces données par des algorithmes qui assisteraient les magistrats en amont/dans la préparation de leur décision, par exemple par le ‘ case law enhancement ’, à savoir le recours à des techniques de traitement du langage naturel (Natural Language Processing) pour identifier et créer de nouvelles options de recherche (outre les recherches par mot-clé ou en texte intégral)
et/ou pour établir un lien entre les données du Registre central et les données d’autres sources pertinentes (par exemple banque de données de législation, banque de données de doctrine, …).
On peut également penser, par exemple, à la création de synthèses automatiques de décisions judiciaires.
Les membres de l’ordre judiciaire (magistrats, greffiers, etc.) pourront également consulter les décisions judiciaires pseudonymisées enregistrées dans le registre au moyen d’un moteur de recherche performant, développé sur base de cet objectif, ce qui signifie que ces parties publiques du Registre central deviendront pour eux un instrument de travail important » (ibid., pp. 14-15).
Les travaux préparatoires pointent ensuite les risques et les dangers d’un développement ou d’une utilisation privés, échappant à tout contrôle, d’outils fondés sur l’intelligence artificielle, pour consulter la banque de données de jurisprudence et exploiter les données qu’elle contient :
« Le ministre indique qu’il a préféré que le débat sur l’intelligence artificielle ait lieu dans un second temps. Le groupe de travail sera constitué dans les semaines à venir. Ce n’est pas un débat anodin. Des balises doivent être posées. L’utilisation des algorithmes doit être correct[e].
Quid si une personne décide de lancer un site qui indique la prévisibilité des décisions judiciaires ? Qui pourrait garantir que les algorithmes utilisés sont corrects ? Pour pouvoir faire usage de l’intelligence artificielle, il faut d’abord un contrôle par une commission éthique, pour vérifier l’exactitude de ce qui est publié » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–
2754/010, p. 6).
Les travaux préparatoires exposent également la raison pour laquelle l’exception à l’interdiction de principe ne s’applique pas en ce qui concerne le soutien à d’autres secteurs :
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« Le ministre indique que l’ordre judiciaire sera propriétaire de la banque de données, et pas les avocats. Il s’agit de décisions issues du pouvoir judiciaire indépendant. Il y a donc une différence entre le pouvoir judiciaire – l’État – et le secteur privé. Si les algorithmes sont développés par l’administration, sous la supervision de l’ordre judiciaire, il y a plus de garanties que ceux-ci seront développés correctement. C’est l’ordre judiciaire lui-même qui donnera les balises, et le comité de gestion jouera un rôle à cet égard. Il est donc normal de traiter différemment l’ordre judiciaire et le secteur privé. En outre, notre législation prévoit une disposition similaire à celle prévue en droit français » (ibid., p. 8).
2) le traitement à des fins historiques ou scientifiques (7°)
Les travaux préparatoires indiquent :
« La septième finalité concerne le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central à des fins historiques ou scientifiques, dans le cadre duquel l’expression ‘ à des fins scientifiques ’ doit être interprétée au sens large, comme dans le règlement général sur la protection des données, et couvre, par exemple, le développement et la démonstration de technologies, la recherche fondamentale, la recherche appliquée et la recherche financée par le secteur privé (voir considérant 159 du règlement). Conformément au considérant 160 du même règlement, la recherche historique comprend les recherches historiques à proprement parler ainsi que les recherches à des fins généalogiques, étant entendu que le règlement ne devrait pas s’appliquer aux personnes décédées. Cette disposition doit être lue conjointement avec le paragraphe 8, alinéa 1er, 5°, en projet. Il en découle que seuls les tiers autorisés par écrit par le gestionnaire pourront procéder à un tel traitement, dans les conditions déterminées par le gestionnaire » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 15);
3) le traitement à des fins journalistiques (8°)
Les travaux préparatoires exposent :
« Cette finalité est liée au considérant 153 du Règlement général sur la protection des données, qui précise que les États membres devraient adopter des dispositions législatives aux fins d’assurer un équilibre entre la protection des données à caractère personnel, d’une part, et le droit à la liberté d’expression et d’information, d’autre part. De plus, il est indiqué que pour tenir compte de l’importance du droit à la liberté d’expression dans toute société démocratique, il y a lieu de retenir une interprétation large des notions liées à cette liberté, telles que le journalisme. Concrètement, il s’agit du traitement de données individuelles spécifiées, afin de limiter au maximum les abus. Dans ce cadre, il convient également d’expliquer que cette disposition doit être lue conjointement avec le paragraphe 8, alinéa 1er, 5°, en projet. Il en découle que seuls les tiers autorisés par écrit par le gestionnaire pourront procéder à un tel traitement, dans les conditions déterminées par le gestionnaire » (ibid., p. 16).
B.67.3. L’article 782, § 5, alinéa 6, du Code judiciaire dispose :
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« Les données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées. La violation de cette interdiction est punie de la peine visée à l’article 227 de la loi du 30 juillet 2018 relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements de données à caractère personnel ».
B.68.1. Les parties requérantes dans l’affaire n° 7957 soutiennent que l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données viole l’article 23 de la Constitution, en ce qu’elle entrave l’autonomie des individus sur le plan juridique.
La partie requérante dans l’affaire n° 7982 allègue que l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données fait obstacle au développement de moteurs de recherche et d’outils d’analyse basés sur l’intelligence artificielle (qui diffèrent des outils qui seront mis à la disposition des magistrats et du public) et compromet la qualité de la prestation de services juridiques par les avocats, ce qui met en péril l’égalité des armes et l’accessibilité d’une énorme quantité de données, qui sont les corollaires de la publication (troisième branche du premier moyen) et de la liberté d’entreprise des avocats (deuxième moyen). En ce qui concerne l’interdiction de profilage, elle fait valoir que celle-ci empêche la mise en évidence de la jurisprudence propre au magistrat du siège (troisième branche du premier moyen).
Elle dénonce la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 5, paragraphe 2, du règlement sur la gouvernance des données (troisième branche du deuxième moyen) et avec l’article 16 de la Charte (deuxième moyen).
La partie requérante dans l’affaire n° 7986 soutient, dans la première branche du deuxième moyen, que l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données porte atteinte à l’obligation de garantir de manière générale l’accès à la jurisprudence, qu’elle empêche le public de prendre connaissance des décisions judiciaires comme vivier de réflexions et d’informations et, enfin, qu’elle constitue une ingérence dans le mode d’appropriation de ces informations publiques, dans leur ordonnancement à des fins professionnelles ou privées et dans leur mise à disposition, ainsi que dans leur diffusion. Elle allègue en cela la violation des articles 10, 11, 19, 22 et 32 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 149 de
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la Constitution, avec les articles 6, 8 et 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec les articles 7, 11 et 47 de la Charte et avec les articles 14, 17 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Dans la deuxième branche du deuxième moyen, elle dénonce une discrimination, en ce que des exceptions à l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données sont prévues à des fins de soutien des membres de l’ordre judiciaire ainsi qu’à des fins journalistiques, historiques ou scientifiques, alors qu’aucune exception n’est instaurée au bénéfice des avocats aux fins d’une protection juridique effective. Elle dénonce la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 149 de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Dans la troisième branche du deuxième moyen, elle critique l’incrimination du non-respect de l’interdiction, en ce que, d’une part, contrairement au principe de la séparation des pouvoirs, les éléments essentiels de l’incrimination ne sont pas établis par le législateur, étant donné que l’accès au Registre central à des fins de soutien de l’ordre judiciaire et à des fins journalistiques, scientifiques ou historiques dépend des conditions fixées par le comité de gestion, et en ce que, d’autre part, le libellé de l’exception à l’interdiction est à ce point vague qu’il ne permet pas d’identifier clairement les exceptions qui existent précisément. Elle dénonce la violation des articles 12 et 14, lus en combinaison avec les articles 33, 37, 105 et 108, de la Constitution.
B.68.2. Comme il est dit en B.18.5, il ne saurait être inféré de l’article 23 de la Constitution une obligation pour le législateur d’autoriser le téléchargement massif et le traitement des données enregistrées dans le Registre central.
Le troisième moyen dans l’affaire n° 7957 n’est pas fondé.
B.69.1. L’article 19 de la Constitution dispose :
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« La liberté des cultes, celle de leur exercice public, ainsi que la liberté de manifester ses opinions en toute matière, sont garanties, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de ces libertés ».
L’article 19 de la Constitution interdit que la liberté d’expression soit soumise à des restrictions préventives, mais non que les infractions qui sont commises à l’occasion de l’usage de cette liberté soient réprimées.
B.69.2. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à la liberté d’expression, qui comprend la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. L’article 11 de la Charte aussi garantit le droit à la liberté d’expression, qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées. L’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantit également la liberté précitée.
B.69.3. En ce qu’ils reconnaissent le droit à la liberté d’expression, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 11, paragraphe 1, de la Charte et l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ont une portée analogue à celle de l’article 19 de la Constitution, qui reconnaît la liberté de manifester ses opinions en toute matière.
Dès lors, les garanties fournies par ces dispositions forment, dans cette mesure, un ensemble indissociable.
B.69.4. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme n’accorde pas aux individus un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique, ni n’oblige cette dernière à les leur communiquer. Toutefois, un tel droit ou une telle obligation peuvent naître, premièrement, lorsqu’une décision judiciaire contraignante a imposé leur divulgation et, deuxièmement, dans des circonstances où l’accès à ces informations est indispensable à l’exercice du droit à la liberté d’expression de l’individu, notamment à la liberté de recevoir et de communiquer des informations, et où le refus de l’accès constituerait une ingérence dans l’exercice de ce droit (CEDH, grande chambre, 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2016:1108JUD001803011, § 156). Il est question d’une telle ingérence lorsque (a) l’accès aux informations est une condition nécessaire à l’exercice du droit
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de recevoir et de diffuser des informations ou des idées conformément aux obligations et aux responsabilités pertinentes, (b) l’information porte sur un sujet d’importance générale pour la société, (c) l’accès est sollicité par une personne agissant en qualité de chien de garde public et (d) les informations souhaitées sont prêtes et disponibles (ibid., §§ 157 à 170).
B.69.5. Pour que les décisions judiciaires soient soumises à l’obligation de publicité passive visée à l’article 10 de la Convention, l’objet spécifique de la décision judiciaire individuelle doit revêtir une importance sociale suffisante pour démontrer la nécessité de cette publication (CEDH, décision, 29 août 2017, Sioutis c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2017:0829DEC001639314, §§ 28 à 30). De plus, les personnes qui souhaitent obtenir cet accès en vue d’informer le public doivent agir en qualité de chien de garde public, par exemple en tant que journalistes ou scientifiques (CEDH, grande chambre, 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie, précité, § 168).
B.69.6. La liberté d’expression peut, en vertu de l’article 10, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme, être soumise, sous certaines conditions, à des formalités, conditions, restrictions ou sanctions, en vue, notamment, de la protection de la santé publique, de la réputation ou des droits d’autrui. Les exceptions dont elle est assortie appellent toutefois « une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière contraignante » (CEDH, grande chambre, 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2015:1020JUD001188210, § 87).
Une ingérence dans la liberté d’expression précitée doit être prévue par une loi suffisamment accessible et précise. Elle doit donc être formulée en des termes clairs et suffisamment précis pour que chacun puisse – en s’entourant au besoin de conseils éclairés –
prévoir, à un degré raisonnable, dans les circonstances de la cause, les conséquences d’un acte déterminé. Ces exigences ne peuvent cependant pas aboutir à une rigidité excessive, qui empêcherait de tenir compte des circonstances ou conceptions sociales changeantes dans l’interprétation d’une norme législative (CEDH, grande chambre, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, ECLI:CE:ECHR:2007:1022JUD002127902, § 41;
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grande chambre, 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2015:1015JUD002751008, §§ 131 à 133). Il doit ensuite être démontré que la restriction est nécessaire dans une société démocratique, qu’elle répond à un besoin social impérieux et qu’elle est proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
B.70.1. L’article 22 de la Constitution dispose :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit ».
B.70.2. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».
B.70.3. L’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose :
« 1. Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes illégales à son honneur et à sa réputation.
2. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes ».
B.70.4. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l’article 22
de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).
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La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un ensemble indissociable.
B.70.5. Le droit au respect de la vie privée, tel qu’il est garanti dans les dispositions constitutionnelles et conventionnelles précitées, a pour objectif essentiel de protéger les individus contre toute ingérence dans leur vie privée.
Dans le contexte de la protection des données à caractère personnel, la Cour européenne des droits de l’homme insiste sur le fait que le terme « vie privée » ne peut s’interpréter de manière restrictive. Cette interprétation large recoupe celle de la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel du 28 janvier 1981 (ci-après : la Convention n° 108), dont le but est « de garantir, sur le territoire de chaque partie, à toute personne physique […] le respect de ses droits et de ses libertés fondamentales, et notamment de son droit à la vie privée, à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel la concernant », ces dernières étant définies comme « toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable » (CEDH, grande chambre, 16 février 2000, Amann c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2000:0216JUD002779895, § 65 ; 30 janvier 2020, Breyer c. Allemagne, ECLI:CE:ECHR:2020:0130JUD005000112, § 74).
B.70.6. Le droit au respect de la vie privée n’est toutefois pas absolu. L’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme n’excluent pas une ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit, pourvu que cette ingérence soit prévue par une disposition législative suffisamment précise, qu’elle réponde à un besoin social impérieux dans une société démocratique et qu’elle soit proportionnée à l’objectif légitime qu’elle poursuit.
Le législateur dispose en la matière d’une marge d’appréciation. Cette marge n’est toutefois pas illimitée : pour qu’une norme soit compatible avec le droit au respect de la vie privée, il faut que le législateur ait ménagé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. La Cour européenne des droits de l’homme tient compte, dans l’appréciation de cet équilibre, des dispositions de la Convention n° 108 (CEDH, 25 février 1997, Z c. Finlande,
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ECLI:CE:ECHR:1997:0225JUD002200993, § 95; grande chambre, 4 décembre 2008, S. et Marper c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:2008:1204JUD003056204, § 103).
La Convention n° 108 comprend notamment les principes en matière de traitement de données à caractère personnel : licéité, loyauté, transparence, limitation de la finalité, proportionnalité, exactitude, limitation de la conservation, intégrité et confidentialité, et responsabilité.
B.70.7. Dans le champ d’application du droit de l’Union européenne, l’article 22 de la Constitution, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 7 de la Charte garantissent des droits fondamentaux analogues (CJUE, grande chambre, 9 novembre 2010, C-92/09 et C-93/09, Volker und Markus Schecke GbR et Hartmut Eifert, ECLI:EU:C:2010:662), alors que l’article 8 de cette Charte vise spécifiquement la protection des données à caractère personnel. La Cour de justice de l’Union européenne estime que le respect du droit à la vie privée dans le traitement de données à caractère personnel, quelles qu’elles soient, porte sur des informations concernant une personne physique identifiée ou identifiable (CJUE, grande chambre, 9 novembre 2010, C-92/09 et C-93/09, précité, point 52;
16 janvier 2019, C-496/17, Deutsche Post AG, ECLI:EU:C:2019:26, point 54).
La compatibilité d’une disposition législative avec les articles 7 et 8 de la Charte, lus en combinaison avec l’article 22 de la Constitution, ne peut être examinée par la Cour qu’en ce que la disposition attaquée relève du champ d’application du droit de l’Union (CJUE, grande chambre, 26 février 2013, C-617/10, Åklagaren, ECLI:EU:C:2013:105, points 17 et suiv.).
En l’espèce, il convient de tenir compte du règlement général sur la protection des données.
B.70.8. À l’appui de l’application des dispositions précitées de la Charte, la partie requérante dans l’affaire n° 7986 invoque la directive (UE) 2019/1024 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 « concernant les données ouvertes et la réutilisation des informations du secteur public (refonte) » (ci-après : la directive (UE) 2019/1024).
L’article 1er, paragraphe 2, de la directive (UE) 2019/1024 dispose :
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« La présente directive ne s’applique pas :
[…]
h) aux documents dont l’accès est exclu ou limité en application de règles d’accès pour des motifs de protection des données à caractère personnel, et aux parties de documents accessibles en vertu desdites règles qui contiennent des données à caractère personnel dont la réutilisation a été définie par la loi comme étant incompatible avec la législation concernant la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel ou comme portant atteinte à la protection de la vie privée et de l’intégrité de la personne concernée, en particulier au regard des dispositions de droit de l’Union ou de droit national sur la protection des données à caractère personnel;
[…] ».
Il découle de cette disposition que les décisions judiciaires pseudonymisées accessibles dans le Registre central, compte tenu de ce qui est dit en B.21.4.3, ne relèvent pas du champ d’application de la directive précitée.
Dans un même temps, le règlement sur la gouvernance des données n’est d’application que dans la mesure où la réutilisation de données est autorisée, étant donné qu’il n’institue aucune obligation d’autoriser cette dernière (article 1, paragraphe 2). Il appartient donc au législateur de décider s’il autorise la réutilisation et dans quels cas. Par réutilisation, il faut comprendre l’utilisation, par des personnes physiques ou morales, de données détenues par des organismes du secteur public, à des fins commerciales ou non commerciales autres que l’objectif initial de la mission de service public pour lequel les données ont été produites (article 2, 2)).
Ce n’est que si la réutilisation est effectivement autorisée que les conditions et la procédure visant à faciliter et évaluer la demande de réutilisation doivent satisfaire aux exigences énoncées dans le règlement sur la gouvernance des données (article 5).
L’article 5, paragraphe 2, du règlement sur la gouvernance des données dispose :
« Les conditions applicables à la réutilisation sont non discriminatoires, transparentes, proportionnées et objectivement justifiées en ce qui concerne les catégories de données et les finalités de la réutilisation, ainsi que la nature des données pour lesquelles la réutilisation est autorisée. Ces conditions ne sont pas utilisées pour restreindre la concurrence ».
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L’article 782, § 8, alinéa 2, attaqué, du Code judiciaire et l’article 782, § 5, alinéa 6, attaqué, du même Code déterminent uniquement les cas où une réutilisation est soit autorisée, soit interdite. Partant, les dispositions d’interdiction ne relèvent pas du champ d’application de l’article 5, paragraphe 2, précité, qui fixe les conditions en cas de réutilisation.
Dès lors que les dispositions d’interdiction attaquées concernent le traitement de données à caractère personnel relevant du champ d’application du règlement général sur la protection des données, les articles 7 et 8 de la Charte doivent être lus en combinaison avec l’article 22 de la Constitution.
B.71. Les droits fondamentaux consacrés aux articles 7 et 8 de la Charte n’apparaissent pas non plus comme étant des prérogatives absolues (CJUE, grande chambre, 16 juillet 2020, C-311/18, Data Protection Commissioner, ECLI:EU:C:2020:559, point 172).
Conformément à l’article 52, paragraphe 1, première phrase, de la Charte, toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par celle-ci, dont le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 7 et le droit à la protection des données à caractère personnel consacré à l’article 8, doit être prévue par la loi, respecter le contenu essentiel de ces droits et, dans le respect du principe de proportionnalité, être nécessaire et répondre effectivement à des objectifs d’intérêt général ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui (CJUE, grande chambre, 6 octobre 2020, C-623/17, Privacy International, ECLI:EU:C:2020:790, point 64).
B.72.1. En prévoyant, à l’article 32 de la Constitution, que chaque document administratif – notion qui, selon le Constituant, doit être interprétée très largement – est en principe public, le Constituant a érigé le droit à la publicité des documents administratifs en un droit fondamental.
B.72.2. Selon le Constituant, les principes consacrés à l’article 32 de la Constitution sont valables à l’égard de toutes les autorités administratives et, concrètement, cette notion
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d’« autorité administrative » doit recevoir l’interprétation la plus large, en ce que le droit à la publicité des documents administratifs constitue un droit fondamental.
B.72.3. Le fait que le Registre central soit géré comme espace de conservation des décisions judiciaires authentiques et pseudonymisées constitue toutefois une mission à ce point indissociablement liée à l’exercice de la fonction juridictionnelle que, dans l’exercice des missions énumérées à l’article 782, § 6, alinéa 8, du Code judiciaire, le comité de gestion institué auprès du SPF Justice, visé à cet article 782, § 6, du même Code n’est pas une autorité administrative soumise à l’obligation de publication prévue par l’article 32 de la Constitution.
B.73. La liberté d’entreprendre, telle qu’elle est garantie par l’article 16 de la Charte, ne peut être conçue comme une liberté absolue. Elle ne fait pas obstacle à ce que la loi, le décret ou l’ordonnance règle l’activité économique de personnes et d’entreprises.
Les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par la Charte et par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne peuvent néanmoins être admises à la condition qu’elles soient instaurées par la loi, qu’elles respectent la substance de ces droits et libertés, qu’elles répondent à des raisons impérieuses d’intérêt général ou aux exigences de la protection des droits et libertés d’autrui, qu’elles soient propres à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et qu’elles n’aillent pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (CJUE, grande chambre, 22 janvier 2013, C-283/11, Sky Österreich GmbH, ECLI:EU:C:2013:28, points 45 à 50; 4 mai 2016, C-477/14, Pillbox 38 (UK) Ltd, ECLI:EU:C:2016:324, points 157 à 160; grande chambre, 13 novembre 2018, C-33/17, Čepelnik d.o.o., ECLI:EU:C:2018:896, point 42). Par conséquent, le législateur compétent n’agirait de manière déraisonnable que s’il limitait la liberté d’entreprendre sans qu’existe la moindre nécessité ou si cette limitation était disproportionnée au but poursuivi.
B.74.1. Le législateur a choisi non seulement de pseudonymiser les données accessibles au public, mais également d’en limiter l’utilisation.
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Il convient de rappeler à cet égard que les données à caractère personnel dans le Registre central, même sous forme pseudonymisée, restent des données à caractère personnel. Or, tout traitement de données à caractère personnel constitue une ingérence dans le droit à la protection des données à caractère personnel et, souvent, dans le droit au respect de la vie privée. Compte tenu de la large disponibilité (en l’espèce illimitée dans le temps et dans l’espace) et de la nature des données enregistrées dans le Registre central, la libre utilisation d’une énorme quantité de données (ce que l’on appelle le « big data »), quoique pseudonymisées, affecterait non seulement le droit à la protection des données à caractère personnel, mais également le droit au respect de la vie privée.
B.74.2. Les droits précités ne sont pas absolus. Ils doivent être mis en balance avec d’autres droits fondamentaux et ceux des tiers. Il appartient au législateur de trouver un équilibre à cet égard.
Dans cette optique, le législateur peut permettre, voire imposer les traitements directs de données à caractère personnel, ou bien les exclure ou les interdire.
B.74.3. À cet égard, l’usage totalement libre de données dans le Registre central donnerait également lieu à la constitution ou au développement de banques de données de jurisprudence privées (à des fins soit professionnelles, soit personnelles ou domestiques), publiques (par les autorités publiques à des fins informatives ou explicatives) ou commerciales, toutes susceptibles ensuite, grâce à l’utilisation analytique de l’intelligence artificielle, de devenir des espaces propices à la consultation et à la diffusion d’idées et de perspectives nouvelles en lien avec la jurisprudence enregistrée (entre autres, par l’analyse, l’évaluation, la comparaison ou la prédiction de pratiques professionnelles de magistrats, de membres du greffe et d’avocats), ainsi qu’au développement de services commerciaux donnant accès à ce volume conséquent de décisions de jurisprudence par le biais de moteurs de recherche et d’autres moyens analytiques, non seulement pour les prestataires de services juridiques tels que les avocats (en vue d’une défense en justice), mais également pour tous les justiciables.
Par conséquent, l’interdiction de principe de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données dans le Registre central, y compris l’interdiction du profilage, affecte en substance le mode d’accessibilité et d’utilisation des données dans le Registre central en vue d’exercer un contrôle sur la fonction juridictionnelle, d’informer les justiciables ou d’étayer une
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argumentation. Ces dispositions d’interdiction peuvent donc altérer directement ou non la publicité des décisions des juridictions et de la jurisprudence, le droit à un procès équitable, le droit à la liberté d’expression et la liberté d’entreprendre.
Puisque la violation des dispositions d’interdiction est punissable pénalement, le principe de légalité en matière pénale est également applicable.
B.74.4. La Cour doit non seulement vérifier si les dispositions d’interdiction attaquées en matière d’utilisation des données dans le Registre central sont prévues par une norme législative suffisamment claire en tant qu’ingérences dans les droits précités, mais également si elles sont appropriées et nécessaires à la réalisation des objectifs poursuivis, et examiner si elles n’entraînent pas une limitation déraisonnable des droits de tiers.
B.75.1. L’ingérence dans les droits précités est fixée par une norme législative, qui prévoit l’interdiction de certains actes en lien avec les données dans le Registre central. Ainsi, l’article 782, § 8, alinéa 2, du Code judiciaire interdit le « téléchargement massif » et le « traitement d’un ensemble » de « données enregistrées dans le Registre central ». La réutilisation des données d’identité de trois acteurs qui contribuent à l’administration de la justice est également proscrite (article 782, § 5, alinéa 6, du Code judiciaire), si elle a pour conséquence l’évaluation, l’analyse, la comparaison ou la prédiction de leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées (interdiction de profilage).
B.75.2. Les parties requérantes soutiennent que le libellé de ces dispositions légales manque de clarté et est trop vague, de sorte que les personnes concernées ne peuvent qu’insuffisamment adapter leur comportement. Elles allèguent également que le législateur n’a pas réglé lui-même tous les éléments essentiels de cette matière.
B.75.3. Une norme doit être énoncée de façon suffisamment précise pour permettre à la personne concernée de régler sa conduite : celle-ci doit être en mesure – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir les conséquences possibles d’un acte déterminé sans que l’on tombe dans une rigidité excessive (CEDH, grande chambre, 15 octobre 2015, Perinçek c. Suisse, précité, §§ 131 à 133). Cela vaut même dans les cas où l’ingérence dans les droits et libertés consacrés par la Convention a pris la forme d’une interdiction sanctionnée pénalement
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(CEDH, 6 février 2001, Tammer c. Estonie, ECLI:CE:ECHR:2001:0206JUD004120598, §§ 34
à 38).
B.75.4. Le législateur a choisi d’incriminer les violations tant de l’interdiction de profilage que de l’interdiction de principe de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données, de sorte qu’il convient également de tenir compte de l’article 12, alinéa 2, de la Constitution.
B.75.5. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
B.75.6. En ce qu’ils exigent que toute infraction soit prévue par une norme suffisamment claire, prévisible et accessible, l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 15, paragraphe 1, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ont une portée analogue à celle de l’article 12, alinéa 2, de la Constitution. Les garanties fournies par ces dispositions, qui visent l’aspect substantiel du principe de légalité des incriminations, forment dès lors, dans cette mesure, un tout indissociable.
B.75.7. En attribuant au pouvoir législatif la compétence pour déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles, l’article 12, alinéa 2, de la Constitution garantit à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle de la disposition constitutionnelle précitée procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est ou non punissable. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
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Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.75.8. Par ailleurs, le principe de légalité en matière pénale ne va pas jusqu’à obliger le législateur à régler lui-même chaque aspect de l’incrimination. Une délégation à une autre autorité n’est pas contraire à ce principe, pour autant que l’habilitation soit définie de manière suffisamment précise et porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur.
B.75.9. L’article 33 de la Constitution dispose :
« Tous les pouvoirs émanent de la Nation.
Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution ».
L’article 37 de la Constitution dispose :
« Au Roi appartient le pouvoir exécutif fédéral, tel qu’il est réglé par la Constitution ».
L’article 105 de la Constitution dispose :
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« Le Roi n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois particulières portées en vertu de la Constitution même ».
L’article 108 de la Constitution dispose :
« Le Roi fait les règlements et arrêtés nécessaires pour l’exécution des lois, sans pouvoir jamais ni suspendre les lois elles-mêmes, ni dispenser de leur exécution ».
B.75.10. Lorsqu’une disposition constitutionnelle spécifique, tel l’article 12 de la Constitution, offre la garantie que les éléments essentiels d’une matière donnée doivent être déterminés par une assemblée délibérante démocratiquement élue, elle englobe la garantie offerte par les autres dispositions qui règlent les rapports entre les pouvoirs législatif et exécutif.
Ceci vaut également en ce qui concerne les principes de légalité et de séparation des pouvoirs qui sont invoqués dans les griefs.
B.76.1. Bien que ni la disposition attaquée, ni les travaux préparatoires ne contiennent une définition précise des notions utilisées par le législateur, rien dans les travaux préparatoires n’indique qu’il faudrait conférer à ces termes une signification autre que celle de leur usage courant.
Par conséquent, l’interdiction se rapportant à un « ensemble de données enregistrées dans le Registre central » doit se comprendre ainsi qu’elle ne vise pas les actes en lien avec une décision judiciaire individuelle uniquement.
Bien que le législateur n’ait pas défini le concept de « traitement », ce mot doit se comprendre à la lumière de l’objectif poursuivi par le législateur de protéger au mieux les données à caractère personnel des personnes concernées par des décisions judiciaires, de sorte qu’il convient à cet égard de tenir compte des précisions apportées à ce terme dans la législation pertinente, en particulier dans la définition du terme « traitement » à l’article 4, 2), du règlement général sur la protection des données, comme étant « toute opération ou tout ensemble d’opérations effectuées ou non à l’aide de procédés automatisés et appliquées à des données ou des ensembles de données à caractère personnel, telles que la collecte, l’enregistrement, l’organisation, la structuration, la conservation, l’adaptation ou la modification, l’extraction, la consultation, l’utilisation, la communication par transmission, la diffusion ou toute autre forme
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de mise à disposition, le rapprochement ou l’interconnexion, la limitation, l’effacement ou la destruction ».
B.76.2.1. Bien que les notions précitées, en raison de l’absence de critères précis en vue de leur application concrète, laissent au juge une certaine liberté d’appréciation, elles doivent toutefois aussi être comprises à la lumière de l’objectif poursuivi par le législateur et de l’économie du régime.
B.76.2.2. Il peut en effet être déduit des travaux préparatoires et de l’économie générale de la loi que le législateur avait pour objectif de mettre à disposition via le Registre central les données judiciaires individuelles pseudonymisées, afin de satisfaire à la publicité des décisions juridictionnelles et de la jurisprudence.
B.76.2.3. Le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre national ne sont possibles qu’aux seules fins fixées par la loi et moyennant une autorisation écrite du gestionnaire, aux conditions que ce dernier détermine. Il n’est donc pas permis de procéder sans autorisation au « téléchargement massif » ou au « traitement » d’un ensemble de données dans le Registre central.
B.76.2.4. Il ressort ainsi des travaux préparatoires que l’interdiction de « téléchargement massif » et de « traitement d’un ensemble » de données enregistrées dans le Registre central est principalement destinée à empêcher toute technique de traitement analytique et prédictive (par ex. les algorithmes) sur ces « big data » (Doc parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/007, p. 7) et que des mesures techniques sont déployées pour concrétiser cette interdiction. À cet égard, les travaux préparatoires indiquent :
« Des moyens à la pointe sont mis en œuvre afin d’empêcher de manière maximale techniquement le téléchargement en masse (‘ bulk downloading ’) et [le] ‘ scraping ’ de décisions pseudonymisées publié[es] via le Registre central (ou de données qu’elles contiennent) » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2754/001, p. 21).
En tout état de cause, le législateur, en interdisant le traitement d’un ensemble de données, ciblait le « scraping » des données enregistrées dans le Registre central. Dans le présent contexte du traitement de données, le « scraping » est une façon de collecter des données
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d’internet et de les rassembler (en l’occurrence en les mettant à disposition sur un site public), la plupart du temps dans une banque de données centralisée ou dans un tableur, en vue d’une consultation ou d’une analyse ultérieure des données obtenues.
Au surplus, il ressort des travaux préparatoires que « le caractère public des données pseudonymisées individuelles enregistrées dans le Registre central s’oppose au traitement d’un ensemble de données pseudonymisées enregistrées dans le Registre central », ce dernier traitement n’étant possible « que pour les finalités définies par la loi et moyennant l’autorisation par écrit du gestionnaire, dans les conditions déterminées par lui » (ibid., pp. 30 et 31).
B.76.2.5. L’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre national doit par conséquent être interprétée comme n’empêchant pas de télécharger séparément plusieurs décisions judiciaires individuelles et, le cas échéant, de soumettre celles-ci à des traitements déterminés comme, par exemple, la publication dans une revue juridique ou l’intégration dans une base de données juridique commerciale, dans le respect de la réglementation applicable en matière de protection des données à caractère personnel. Ce qui est interdit, c’est le traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central en tant qu’ensemble.
B.76.3. Il ne peut pas être reproché au législateur de n’avoir pas établi d’opérations ou de critères qui soient à ce point précis que le juge ne disposerait pas du moindre pouvoir d’appréciation, dans une matière caractérisée par une grande diversité de situations et par des développements techniques continus relatifs au traitement de données sur internet.
Si la formulation et le libellé de l’interdiction peuvent donner lieu à une large application, il n’en demeure pas moins que le juge doit tenir compte de ce qui est exposé en B.76.2, lorsqu’il examine le non-respect de cette interdiction.
B.76.4. Compte tenu de ce qui est dit en B.76.2, les notions ainsi employées par le législateur permettent à toute personne d’évaluer préalablement les conséquences de ses actes.
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B.76.5. Le législateur a également réglé lui-même l’incrimination en rendant pénalement répréhensible le non-respect de l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central. C’est lui-même aussi qui fixe tous les aspects essentiels de l’incrimination, tels que l’infraction, l’interdiction et ses exceptions –
qui sont admises moyennant l’octroi d’une autorisation. L’infraction consiste en substance en cela que les actes interdits sont posés sans l’autorisation exigée à cet effet ou dans le non-respect des conditions de l’autorisation.
La circonstance que cette autorisation doit être donnée par un gestionnaire, qui peut assortir cette autorisation de conditions, ne signifie pas que le comité de gestion détermine un aspect essentiel de l’acte punissable. En effet, la compétence attribuée à ce comité n’est pas de nature réglementaire et ne l’autorise qu’à prendre des décisions individuelles accordant au demandeur à titre personnel, le cas échéant moyennant le respect de conditions, une simple autorisation de télécharger massivement et/ou de traiter un ensemble de données enregistrées dans le Registre central. L’élément essentiel de l’infraction réside dès lors uniquement dans l’incrimination du non-respect de l’interdiction de procéder au téléchargement ou au traitement d’un ensemble de données enregistrées dans le Registre central sans une autorisation ou en violation de celle-ci.
B.76.6. Il résulte de ce qui précède que le principe de légalité en matière pénale, découlant de l’article 12, alinéa 2, de la Constitution, n’est pas violé.
B.77. En interdisant le profilage, le législateur souhaitait essentiellement empêcher le classement, l’évaluation ou l’étiquetage des acteurs individuels qui contribuent à l’administration de la justice, ce qui pourrait à l’inverse ouvrir la porte à des formes de forum shopping, à une augmentation des demandes en récusation, à des formes de « picorage » chez les avocats, au risque d’un modèle concurrentiel de comparaisons sans nuance ou biaisé au sein de la profession des avocats ou encore à une forte défiance de la part du public dans la personne même de l’avocat ou du juge.
L’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données dans le Registre central vise principalement à protéger les données à caractère personnel et, par là même, la vie privée, d’une part, des personnes concernées par les décisions judiciaires et, d’autre part, des magistrats, membres du greffe et avocats qui contribuent à l’administration de
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la justice - et dont les noms ne sont, à ce titre, pas pseudonymisés - contre les effets indésirables, voire contraires à l’éthique, des traitements ultérieurs des décisions judiciaires mises à disposition à grande échelle, même sous forme pseudonymisée. Il ressort en effet des travaux préparatoires qu’en adoptant cette interdiction, le législateur a eu le souci, d’une part, de renforcer l’interdiction du profilage des magistrats, des avocats et des membres du greffe et, d’autre part, d’adopter une attitude très prudente en ce qui concerne le développement et l’autorisation de l’utilisation de techniques d’intelligence artificielle (par ex. des algorithmes)
sur les données du Registre central (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/007, pp. 6
et 7; DOC 55–2754/004, p. 30).
B.78. L’article 10 de la Convention ne s’oppose pas à ce que des acteurs qui contribuent à la bonne administration de la justice, une institution fondamentale et une responsabilité des autorités publiques dans un État de droit démocratique, puissent, en tant que tels, faire l’objet de critiques personnelles relatives aux actes qu’ils posent en leur qualité officielle – en dehors de l’hypothèse d’attaques gravement préjudiciables et dénuées de fondement sérieux –, critiques qui dépassent ce que doivent supporter de simples particuliers, pour autant que ne soient pas franchies en cela les limites de la protection de la réputation (CEDH, 11 mars 2003, Lešník c. Slovaquie, ECLI:CE:ECHR:2003:0311JUD003564097, § 54; 14 février 2008, July et SARL Libération c. France, ECLI:CE:ECHR:2008:0214JUD002089303, § 74; grande chambre, 23 avril 2015, Morice c. France, ECLI:CE:ECHR:2015:0423JUD002936910, §§ 131
et 132).
Bien que le fonctionnement du système juridique relève de l’intérêt général et que le public doive pouvoir vérifier, par voie de presse ou autre, que les acteurs qui contribuent à l’administration de la justice remplissent leurs lourdes charges d’une manière qui soit conforme à l’objectif qui fondent leur tâche, il y a lieu de prendre en compte le rôle particulier des acteurs qui, eu égard à ce rôle central, contribuent à la bonne administration de la justice (CEDH, 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, ECLI:CE:ECHR:1995:0426JUD001597490, § 34; 20 mai 1998, Schöpfer c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:1998:0520JUD002540594, § 29). En effet, l’intérêt général requiert que ces derniers, à commencer par les magistrats et les avocats, puissent (continuer de) bénéficier de la confiance du public (CEDH, 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, précité, § 34; 21 mars 2002, Nikula c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2002:0321JUD003161196, § 45; 11 mars 2003, Lešník c. Slovaquie, précité, § 54). Il peut donc s’avérer nécessaire de les protéger, étant donné qu’ils ne sont pas forcément
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en mesure de réagir, eu égard à leur devoir de réserve (CEDH, 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche, précité, § 34; 30 octobre 2012, Karpetas c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2012:1030JUD000608610, § 68; grande chambre, 23 avril 2015, Morice c. France, précité, § 128).
L’article 8 de la Convention exhorte aussi à prendre des mesures de protection de la vie privée dans le cadre de la publication des décisions judiciaires (CEDH, 6 octobre 2009, C.C.
c. Espagne, précité, §§ 31 à 41). L’article 10 de la Convention ne s’oppose pas à ce que des mesures de protection des données à caractère personnel soient prises pour empêcher tout traitement ultérieur de telles données déjà rendues publiques, a fortiori à grande échelle, dès lors que ce traitement irait au-delà de l’objectif que poursuivaient les autorités avec la publication de ces données à caractère personnel mêmes (CEDH, grande chambre, 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2017:0627JUD000093113, §§ 189 et 190).
B.79. Il peut être déduit de la jurisprudence citée en B.78 que les objectifs mentionnés en B.77, qui se rapportent tous à la bonne administration de la justice, sont légitimes.
B.80. Du reste, les mesures attaquées sont adéquates pour atteindre les objectifs poursuivis, étant donné qu’elles peuvent contribuer à ce que la confiance du public dans les acteurs de l’administration de la justice ne soit pas tout simplement compromise et à ce que les développements technologiques concernant le traitement des données soient appréhendés avec prudence, plus particulièrement en ce qui concerne l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le contexte large de l’administration de la justice.
B.81.1. Bien que le profilage puisse sembler utile à ceux qui souhaitent s’y livrer, le législateur a pu raisonnablement considérer, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, que l’interdiction était nécessaire à la réalisation de l’équilibre qu’il a voulu établir entre les droits et les intérêts concernés.
En effet, l’interdiction légale d’utiliser des données d’identité à des fins de profilage permet de protéger les personnes physiques dont les données sont publiques pour des raisons de publicité de la justice et de confiance dans celle-ci, en évitant toutes les conséquences de cette méthode d’exploitation des données, lesquelles sont définies en B.81.5, alinéa 3.
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Cette interdiction se limite du reste au strict nécessaire. Ainsi, elle porte uniquement sur la réutilisation de données d’identité des magistrats, des membres du greffe et des avocats, de sorte qu’aucun profil ne peut être établi pour ces trois catégories de personnes.
Afin de garantir l’effectivité de cette interdiction de profilage, le législateur a raisonnablement pu estimer qu’il était utile de prohiber également les actes préparatoires nécessaires à la réalisation d’un profilage, à savoir le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données. En effet, le profilage exige le traitement d’une grande quantité de données (un ensemble), ce que rend possible ce téléchargement massif. En outre, mutatis mutandis, cela contribue également de manière générale, tant à la protection des données à caractère personnel qu’au droit au respect de la vie privée des personnes concernées par les décisions judiciaires pseudonymisées. Par ailleurs, l’interdiction de téléchargement massif et du traitement d’un ensemble de données fournit également la base légale à des mesures techniques qui, d’après les travaux préparatoires, seront utilisées pour élaborer la banque de données (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55–2754/001, p. 21).
B.81.2. À cela s’ajoute que les interdictions attaquées n’empêchent pas que les membres du public aient un accès illimité aux décisions pseudonymisées et puissent ainsi s’informer du contenu de la jurisprudence pour exercer leur contrôle sur celle-ci et se forger ensuite une opinion qu’ils pourront également partager avec des tiers. Elles ne font pas davantage obstacle à ce que des prestataires de services juridiques, tels que les avocats, puissent prendre connaissance des décisions judiciaires individuelles pour ensuite fournir une aide à leurs clients et se servir de cette jurisprudence pseudonymisée comme d’un instrument permettant d’étayer ou de réfuter des arguments.
B.81.3. Enfin, l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données n’est pas absolue. Le législateur a prévu des exceptions à l’interdiction de principe de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données. Il est également légitime que le législateur prévoie diverses exceptions afin de tenir compte d’autres objectifs ou intérêts.
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Lorsque le téléchargement massif et le traitement d’un ensemble de données sont motivés par des fins scientifiques ou historiques ou par l’objectif d’apporter un soutien aux membres de l’ordre judiciaire dans l’exercice de leurs missions légales, ces actes portant sur des données enregistrées dans le Registre central sont autorisés. Cela n’implique pas qu’il soit permis à ces fins d’utiliser les données d’identité de magistrats, de membres du greffe et d’avocats, en vue d’un profilage. Cette interdiction de profilage relative à la réutilisation de ces données demeure applicable.
B.81.4. En ce qu’est alléguée l’absence, pour les avocats, d’une exception similaire à celle dont bénéficient les journalistes et les scientifiques, il convient de constater que les avocats parlent uniquement en leur nom propre et au nom de leurs clients, ce qui les distingue entre autres des journalistes et des scientifiques, qui assurent un rôle intrinsèquement différent dans la société en tant que chiens de garde publics (CEDH, grande chambre, 23 avril 2015, Morice c. France, précité, §§ 116, 122 et 168). Il n’est donc pas dénué de justification raisonnable que la même exception à l’interdiction ne soit pas prévue pour les avocats.
B.81.5. Dans la mesure où est alléguée une différence de traitement concernant la possibilité de développer des outils d’aide à la recherche ou d’analyse des données du Registre central, en ce qu’une exception à l’interdiction de principe est prévue pour soutenir les membres de l’ordre judiciaire, alors que tel n’est pas le cas pour le secteur privé (par ex. les avocats ou les maisons d’édition), cette différence de traitement repose sur un critère objectif.
La différence de traitement est également pertinente à la lumière des objectifs cités en B.67.2, qui consistent, d’une part, à offrir un soutien aux membres de l’ordre judiciaire dans l’exercice de leurs missions légales, et d’autre part, à répondre à la préoccupation légitime de protéger, autant que faire se peut, les données à caractère personnel et surtout de se prémunir des risques et des dangers liés à l’utilisation de l’intelligence artificielle ou de garder ces derniers sous contrôle.
Il n’est donc pas sans justification raisonnable que le développement de moyens technologiques et de l’intelligence artificielle en lien avec des données à caractère personnel,
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telles que des décisions judiciaires, soit exclusivement autorisé pour soutenir les membres de l’ordre judiciaire, afin que des moyens techniques et l’intelligence artificielle analytique, qui peuvent comporter des risques graves de corrélation fautive et de résultat incorrect, susceptibles d’entraîner une diffusion d’informations erronées, ne puissent être développés que de manière contrôlée – c’est-à-dire à l’initiative et sous la supervision de l’ordre judiciaire – dans un environnement de travail limité.
Il n’est par ailleurs pas déraisonnable que le législateur ait adopté une position de principe en estimant que l’on ne pouvait laisser au secteur privé, à des fins autres que le soutien à une mission publique, le soin de développer ces outils en lien avec les données à caractère personnel que le pouvoir judiciaire a dû traiter par nécessité dans le cadre de la résolution de litiges ainsi que l’usage de ressources s’appuyant sur l’intelligence artificielle. L’absence d’une exception à des fins privées ou commerciales ne produit par ailleurs pas des effets disproportionnés pour l’exercice de la prestation de services juridiques et n’entrave donc pas la liberté d’entreprise des avocats ou des maisons d’édition juridiques.
B.81.6. L’égalité des armes n’est pas non plus violée. L’utilisation et le développement d’outils technologiques pour divulguer à des fins commerciales des décisions judiciaires figurant dans le Registre central ne sont pas interdits, pour autant qu’il ne soit pas fait usage de l’intelligence artificielle sur un ensemble de données collectées par téléchargement massif (ce qu’on appelle le « big data »). Cela signifie que les acteurs commerciaux et les avocats peuvent toujours sélectionner eux-mêmes des décisions judiciaires individuelles, comme ils ne manquent d’ailleurs pas de le faire depuis des années, et procéder au traitement de celles-ci en cherchant notamment des juridictions, des mots, des phrases, des articles de loi, des lieux, des dates, des périodes, sans téléchargement massif ni traitement d’un ensemble de données enregistrées du Registre central, afin d’établir en quoi consiste la jurisprudence à tel moment ou à tel endroit, en les associant ou non à de la législation et/ou à de la doctrine dans leurs banques de données privées munies de moteurs de recherche propres, de sorte que les avocats peuvent, sur la base de ces données et de leur expérience personnelle, conseilleur leurs clients quant aux procédures possibles et quant à leurs droits.
B.82. Enfin, la Cour doit encore vérifier si l’éventuelle sanction du non-respect de l’interdiction produit des effets disproportionnés.
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Le non-respect de l’interdiction de téléchargement massif et de traitement d’un ensemble de données est puni d’une amende de 250 à 15 000 euros par renvoi à la peine prévue à l’article 222 de la loi du 30 juillet 2018 « relative à la protection des personnes physiques à l’égard des traitements des données à caractère personnel ». Par référence à la peine prévue à l’article 227 de la loi du 30 juillet 2018 précitée, le non-respect de l’interdiction de profilage est puni d’une amende de 100 à 20 000 euros.
Ainsi, le non-respect de ces deux interdictions est uniquement puni d’une amende. Le juge dispose à cet égard d’une large marge entre l’amende minimale et l’amende maximale pour prononcer une sanction appropriée à l’infraction.
B.83. Ainsi, la publicité des décisions judiciaires, le droit à l’égalité des armes et la liberté d’opinion et d’entreprise ne sont pas restreints de manière disproportionnée.
B.84. Les moyens dans les affaires nos 7957, 7982 et 7986 ne sont pas fondés.
111
Par ces motifs,
la Cour
1. annule les articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire, tels qu’ils ont été remplacés par la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l’ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d’assises relative à la récusation des jurés » et modifiés par la loi du 19 décembre 2023 « portant dispositions diverses en matière civile et judiciaire », en ce qu’ils ne prévoient pas un mode de publication supplémentaire des décisions judiciaires qui permette un contrôle effectif par le public;
2. sous réserve des interprétations mentionnées en B.22.8, en B.60.1 et en B.81.6, rejette les recours pour le surplus.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 9/2025
Date de la décision : 30/01/2025
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

1. Annulation (articles 782bis, alinéa 5, et 1109, § 2, alinéa 4, du Code judiciaire, tels qu'ils ont été remplacés par la loi du 16 octobre 2022 et modifiés par la loi du 19 décembre 2023 « portant dispositions diverses en matière civile et judiciaire », en ce qu'ils ne prévoient pas un mode de publication supplémentaire des décisions judiciaires qui permette un contrôle effectif par le public) 2. Rejet des recours pour les surplus (sous réserve des interprétations mentionnées en B.22.8, en B.60.1 et en B.81.6)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les recours en annulation partielle de la loi du 16 octobre 2022 « visant la création du Registre central pour les décisions de l'ordre judiciaire et relative à la publication des jugements et modifiant la procédure d'assises relative à la récusation des jurés », introduits par Pierre Thiriar et autres, par l'Ordre des barreaux francophones et germanophone, par la Communauté germanophone, par Marc Lazarus et autres et par l'« Orde van Vlaamse balies ». Droit judiciaire - Modernisation et numérisation de la justice - Publicité et accessibilité de la jurisprudence - Mode de la publicité - Comité de gestion du Registre central - Accès aux décisions judiciaires authentiques dans le Registre central - Interdictions concernant l'utilisation des données du Registre central


Origine de la décision
Date de l'import : 12/02/2025
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2025-01-30;9.2025 ?

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