Cour constitutionnelle
Arrêt n° 8/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8176
En cause : le recours en annulation des articles 7, 3°, 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023, introduit par l’ASBL « Federatie van de Hotel-, Restaurant-, Caféhouders en Aanverwanten van Vlaanderen » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 28 février 2024 et parvenue au greffe le 29 février 2024, un recours en annulation des articles 7, 3°, 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 (publiée au Moniteur belge du 29 décembre 2023) a été introduit par l’ASBL « Federatie van de Hotel-, Restaurant-, Caféhouders en Aanverwanten van Vlaanderen », l’ASBL « Fédérations d’Hôteliers, Restaurateurs, Cafetiers et Entreprises assimilées de Wallonie », l’ASBL « Union des Hôteliers, Restaurateurs, Cafetiers et Traiteurs de Bruxelles et Entreprises assimilées de Bruxelles », la SRL « Dipro », la SA « Horta », la SRL « Het Pomphuis » et Jelle Senaeve, assistés et représentés par Me Koen Geelen, Me Wouter Moonen et Me Laura Martens, avocats au barreau du Limbourg.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Liesbet Vandenplas, avocate au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 23 octobre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception
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de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1. Les parties requérantes demandent l’annulation des articles 7, 3°, 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023. Ces dispositions modifient le régime des « flexi-jobs », qui s’applique notamment aux travailleurs salariés et aux employeurs qui relèvent de la commission paritaire de l’industrie hôtelière (article 2, § 1er, 5°, de la loi du 16 novembre 2015 « portant des dispositions diverses en matière sociale », ci-après : la loi du 16 novembre 2015). Les parties requérantes estiment justifier d’un intérêt au recours en annulation, en leur qualité d’association professionnelle du secteur horeca dans l’une des trois régions (première à troisième parties requérantes), d’entreprise employant des travailleurs exerçant un flexi-job dans ce secteur (quatrième à sixième parties requérantes) ou de travailleur exerçant un flexi-job dans ce secteur (septième partie requérante). Les quatrième à sixième parties requérantes sont par ailleurs des entreprises liées au sens de l’article 1:20 du Code des sociétés et des associations.
A.2. Le Conseil des ministres souligne que les parties requérantes ne sont actives que dans le secteur horeca et que ce n’est donc que dans cette mesure qu’elles peuvent être affectées par les articles 7, 3°, 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023. Partant, le recours n’est recevable qu’en ce que les dispositions attaquées sont applicables au secteur horeca.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
A.3.1. Le premier moyen, qui se subdivise en trois branches, est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le devoir de minutie et avec le principe du raisonnable.
A.3.2. Les parties requérantes exposent que le devoir de minutie contraint le législateur, lorsqu’il élabore une loi, à tenir compte de données scientifiquement étayées. Quant au principe du raisonnable, il impose au législateur de se préparer convenablement, notamment en consultant des experts, en faisant réaliser des études scientifiques et en se fondant sur des données statistiques. Les parties requérantes critiquent également le recours à une loi-programme pour, comme en l’espèce, mettre en place des mesures ayant des implications financières et fiscales considérables. Une telle méthode empêche tout débat parlementaire approfondi ainsi que la consultation des différentes parties prenantes. Le législateur n’a pas envisagé d’autres mesures ni n’a consulté le secteur horeca.
Par ailleurs, il a été indûment recouru à l’article 84, § 1er, 3°, des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, de sorte que la section de législation du Conseil d’État n’a disposé que d’un délai de cinq jours ouvrables pour émettre un avis au sujet des dispositions attaquées. En conséquence de ce traitement dans l’urgence, l’avant-projet de loi-programme a également été exempté de la réalisation d’une analyse d’impact conformément à l’article 8, § 2, 2°, de la loi du 15 décembre 2013 « portant des dispositions diverses concernant la simplification administrative ».
A.3.3. Le premier moyen, en sa première branche, est dirigé contre l’article 7, 3°, de la loi-programme du 22 décembre 2023, qui a modifié l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du Code des impôts sur les revenus 1992. Du
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fait de cette modification, l’exonération fiscale pour les rémunérations payées ou attribuées en exécution d’un contrat de travail flexi-job ne s’applique qu’à concurrence de 12 000 euros par période imposable lorsque le travailleur exerçant un flexi-job n’est pas pensionné. Les parties requérantes soutiennent que cela fait naître une différence de traitement injustifiée entre les travailleurs exerçant un flexi-job pensionnés et les travailleurs exerçant un flexi-job non pensionnés.
Les parties requérantes estiment qu’en l’espèce, les personnes pensionnées et les personnes non pensionnées sont des catégories de personnes comparables, dès lors qu’elles travaillent toutes dans le secteur horeca sur la base d’un contrat de travail flexi-job. La différence de traitement critiquée poursuit un objectif légitime, à savoir lutter contre les abus et les usages inappropriés du régime des flexi-jobs, et elle repose sur un critère de distinction objectif. Toutefois, ce critère n’est pas pertinent au regard de l’objectif poursuivi par le législateur. Les travaux préparatoires évoquent le fait qu’il ne soit pas requis pour les personnes pensionnées qu’elles soient employées au moins à 4/5e ailleurs, mais ce point est sans rapport avec l’objectif consistant à éviter les abus. Dès lors que la disposition attaquée va ainsi au-delà de ce qui est nécessaire, les parties requérantes estiment qu’elle produit également des effets disproportionnés.
A.3.4. Le premier moyen, en sa deuxième branche, est dirigé contre l’article 183, 2°, de la loi-programme du 22 décembre 2023, qui a complété l’article 4, § 1er, de la loi du 16 novembre 2015 par l’ajout d’un point e). En conséquence de cet ajout, toute occupation dans le cadre d’un flexi-job est impossible si le travailleur est employé au minimum à 4/5e par une entreprise liée au sens de l’article 1:20 du Code des sociétés et des associations. Les parties requérantes soutiennent que cette condition fait naître une différence de traitement injustifiée entre les travailleurs qui sont employés par une entreprise liée et les travailleurs qui sont employés par une entreprise non liée.
Les parties requérantes estiment que les catégories de travailleurs précitées sont suffisamment comparables.
La différence de traitement critiquée poursuit un objectif légitime, à savoir lutter contre les abus et les usages inappropriés du régime des flexi-jobs. En outre, les parties requérantes observent que l’objectif initial de ce régime consistait à garantir la rentabilité du secteur horeca après l’introduction de la caisse enregistreuse, en offrant la possibilité à ce secteur de recourir à une main-d’œuvre flexible. L’exclusion des travailleurs des entreprises liées va à l’encontre de cet objectif initial. En effet, les entreprises liées aussi ont besoin de formes d’emploi flexibles.
La disposition attaquée a pour effet qu’en l’absence de mesures compensatoires, de telles entreprises verront leurs coûts salariaux s’envoler, ce qui favorisera la fraude et le travail au noir. Par conséquent, cette disposition ne repose pas sur un critère de distinction pertinent. Elle produit de surcroît des effets disproportionnés. Le législateur ne démontre pas qu’il existe réellement un risque accru d’abus en cas d’emploi auprès d’une entreprise liée.
A.3.5. Le premier moyen, en sa troisième branche, est dirigé contre l’article 184 de la loi-programme du 23 décembre 2023, qui a modifié l’article 5 de la loi du 16 novembre 2015. En conséquence de cette modification, le montant du flexi-salaire ne peut excéder 150 % du salaire minimum de base, lequel est fixé à 11,19 euros de l’heure pour le secteur horeca. Les parties requérantes soutiennent qu’il en résulte une différence de traitement injustifiée entre les travailleurs exerçant un flexi-job, qui sont soumis à une telle limitation de leur salaire, et les travailleurs disposant d’un contrat de travail régulier, qui sont rémunérés sur la base du salaire barémique. Se fondant sur l’exemple de la fonction de chef de cuisine, les parties requérantes indiquent que, dans le secteur horeca, le salaire horaire minimum perçu dans le cadre d’un contrat de travail régulier peut être considérablement plus élevé que le salaire horaire maximum perçu dans le cadre d’un flexi-job.
Les parties requérantes estiment que les catégories de travailleurs précitées sont comparables. Cependant, la différence de traitement critiquée ne poursuit pas un objectif légitime. Le législateur entend éviter les excès salariaux, mais il ne lui appartient pas de fixer une rémunération de travail maximale. Il s’agit d’une matière relevant de la liberté contractuelle, et donc régie par les employeurs et les travailleurs, dans le cadre ou non d’une convention collective de travail. La différence de traitement critiquée n’est en tout état de cause pas pertinente. Le législateur ne démontre pas que les salaires dans le secteur horeca sont effectivement excessifs. Il perd par ailleurs de vue que ce secteur est en permanence en manque de personnel. Pour remédier à ce problème, il est important que les employeurs puissent fixer les salaires librement, de façon à pouvoir rendre l’emploi suffisamment attrayant.
Le plafonnement du flexi-salaire aura pour conséquence que les candidats travailleurs exerçant un flexi-job se feront rares pour certaines fonctions dans le secteur horeca. Le législateur ne démontre pas non plus qu’une rémunération excédant 150 % du salaire minimum ait réellement un caractère excessif. La disposition attaquée contrevient à l’objectif initial du régime des flexi-jobs, dès lors que la plupart des travailleurs opteront à nouveau
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pour un emploi régulier, avec pour conséquence une augmentation des coûts salariaux et la disparition de la flexibilité visée. Cette disposition allant ainsi au-delà de ce qui est nécessaire, les parties requérantes estiment qu’elle produit également des effets disproportionnés.
A.4.1. Le Conseil des ministres estime que le premier moyen n’est pas fondé.
A.4.2. En ce qui concerne le premier moyen, en sa première branche, le Conseil des ministres fait valoir, à titre principal, que les travailleurs exerçant un flexi-job non pensionnés et les travailleurs exerçant un flexi-job pensionnés ne sont pas des catégories de personnes comparables, compte tenu de la nature des flexi-jobs. En effet, un flexi-job ne peut être exercé que par des personnes non pensionnées ayant une occupation régulière d’au moins 4/5e temps ou par des personnes pensionnées. Les travailleurs non pensionnés disposent déjà d’un revenu issu d’un emploi régulier, pour lequel ils paient des cotisations fiscales et sociales. Pour ces personnes, un flexi-job ne peut avoir qu’un caractère complémentaire. En revanche, pour les personnes pensionnées, qui ne disposent que d’une pension légale limitée, un flexi-job peut constituer plus qu’une simple activité complémentaire, dès lors qu’elles n’ont plus d’occupation régulière auprès d’un autre employeur.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement critiquée est raisonnablement justifiée. Le régime des flexi-jobs est un régime d’exception. Il ressort des travaux préparatoires que le législateur a estimé qu’une modification de ce régime s’imposait, parce qu’il en était régulièrement fait un usage abusif ou inapproprié. La limitation de l’exonération fiscale à une rémunération de 12 000 euros s’inscrit dans cet objectif. Il est pertinent que cette limitation ne s’applique pas aux travailleurs exerçant un flexi-job pensionnés, qui n’ont pas d’occupation d’au moins 4/5e temps auprès d’un autre employeur et pour lesquels, par conséquent, le flexi-job n’a pas nécessairement un caractère complémentaire. Le législateur entendait éviter que, pour des raisons purement fiscales, un travailleur exerçant un flexi-job non pensionné réduise son occupation régulière à temps plein à une occupation à 4/5e temps. L’objectif est que les personnes non pensionnées restent employées autant que possible à temps plein. Il ressort d’un audit de la Cour des comptes que l’on assiste dans le secteur horeca à un glissement de plus en plus fréquent d’un emploi à (quasi) temps plein vers des flexi-jobs, avec pour conséquence une perte significative de revenus et des coûts supplémentaires pour la sécurité sociale (Cour des comptes, « Incidence du plan horeca 2015. Flexi-jobs, travail occasionnel et heures supplémentaires nettes », février 2019, p. 59). Les travailleurs exerçant un flexi-job acquièrent en outre des droits supplémentaires en matière de sécurité sociale, tandis qu’ils ne sont redevables d’aucune cotisation de sécurité sociale. Il est logique que le législateur mette des limites à un tel régime avantageux. La Cour des comptes, aussi, a souligné que le régime des flexi-jobs entraînait des pertes pour la sécurité sociale et qu’il était nécessaire de l’évaluer et de l’ajuster (ibid., p. 74). Le renforcement des conditions pour exercer un flexi-job contribuera de surcroît au bien-être des travailleurs, lesquels disposent en effet généralement aussi d’un emploi régulier et doivent pouvoir prendre suffisamment de repos entre les différentes périodes de travail.
Le Conseil des ministres poursuit en ajoutant que la différence de traitement ne produit pas des effets disproportionnés. Un travailleur exerçant un flexi-job a en règle générale également un emploi régulier, dont il tire un revenu principal. Le fait de limiter l’exonération d’impôt à une rémunération de 12 000 euros par an implique qu’un travailleur exerçant un flexi-job peut gagner mensuellement jusqu’à 1000 euros en plus de ce revenu principal. Il existe en outre différentes autres possibilités pour employer du personnel de manière flexible dans le secteur horeca, comme le régime du travail occasionnel et le régime spécifique des heures supplémentaires. Le législateur est libre de soumettre une exonération fiscale à des conditions supplémentaires, en particulier lorsque l’objectif initial de cette exonération est insuffisamment réalisé. Enfin, le Conseil des ministres estime que le régime des flexi-jobs doit être examiné dans son ensemble. La circonstance que les dispositions attaquées prévoient une série de restrictions à ce régime n’empêche pas que le travailleur exerçant un flexi-job continue à bénéficier d’avantages importants sur le plan de la fiscalité et du droit social. Sans compter que la loi-programme du 22 décembre 2023 a encore davantage élargi le champ d’application de ce régime à d’autres secteurs.
A.4.3. En ce qui concerne le premier moyen, en sa deuxième branche, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que la différence de traitement critiquée est inexistante. L’interdiction d’exercer un flexi-job dans une entreprise liée vaut de la même manière pour tous les travailleurs.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que les parties requérantes ne comparent pas réellement des catégories de personnes. La comparaison repose en effet sur la nature des entreprises concernées, et plus précisément sur la question de savoir si elles sont liées entre elles au sens de l’article 1:20 du Code des sociétés et des associations. En tout état de cause, les entreprises liées et les entreprises non liées ne sont pas comparables.
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À titre infiniment subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement critiquée est raisonnablement justifiée. La mesure attaquée est pertinente au regard de l’objectif d’éviter les abus et/ou les usages inappropriés du statut des flexi-jobs. Le fait d’autoriser l’exercice d’un flexi-job dans une entreprise liée peut aboutir à ce que des employeurs mettent en place des constructions allant à l’encontre de l’objectif initial du régime des flexi-jobs, qui est de remédier aux besoins exceptionnels en personnel dans certains secteurs. En outre, selon le Conseil des ministres, la disposition attaquée ne produit pas d’effets disproportionnés. Cette disposition n’empêche pas le travailleur d’exercer un flexi-job dans n’importe quelle entreprise, pour autant que celle-ci ne soit pas liée à l’entreprise dans laquelle il exerce son emploi régulier. Enfin, le Conseil des ministres rappelle que, tant pour les travailleurs que pour les employeurs, le régime des flexi-jobs est en règle générale particulièrement avantageux, et qu’il existe dans le secteur horeca divers autres régimes permettant un travail flexible.
A.4.4. En ce qui concerne le premier moyen, en sa troisième branche, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que les travailleurs exerçant un flexi-job et les travailleurs disposant d’un contrat de travail régulier ne sont pas des catégories de personnes comparables. En outre, un travailleur exerçant un flexi-job relève en principe des deux catégories, tout travailleur exerçant un flexi-job devant aussi avoir une occupation régulière. L’on n’aperçoit dès lors pas clairement les catégories de personnes que les parties requérantes souhaitent comparer.
L’exemple de la fonction de chef de cuisine qu’elles citent n’est du reste pas pertinent. Le régime des flexi-jobs a en effet pour vocation de remédier aux besoins exceptionnels en personnel, par le recours flexible à du personnel supplémentaire. Or, un chef de cuisine exerce une fonction essentielle dans un établissement horeca. Il est dès lors exclu, en pratique, que celui-ci soit employé sur la base d’un contrat de travail flexi-job.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que la différence de traitement critiquée est raisonnablement justifiée. La limitation du flexi-salaire à 150 % du salaire barémique minimum est dictée par l’objectif d’éviter les excès salariaux. Il y a également lieu de tenir compte de l’objectif consistant à lutter contre les abus et les usages inappropriés du régime des flexi-jobs. Partant, contrairement à ce que les parties requérantes estiment, la disposition attaquée poursuit un objectif légitime. La circonstance que l’établissement de la politique salariale soit traditionnellement réservée aux partenaires sociaux ne conduit pas à une autre conclusion. Le législateur ne saurait renoncer à ses prérogatives pour l’avenir et peut à tout moment régler lui-même, directement, les questions qui sont traitées dans des conventions collectives de travail. À côté de cela, le Conseil des ministres souligne que parmi les objectifs initiaux du régime des flexi-jobs figurait précisément celui de réduire les coûts salariaux élevés. La mesure attaquée s’inscrit dans cet objectif. En ce que les parties requérantes soutiennent que la limitation du flexi-salaire aurait pour effet que les travailleurs ne veuillent plus être employés que sur la base d’un contrat de travail régulier, le Conseil des ministres rappelle que les flexi-jobs doivent rester l’exception, et que l’objectif n’est pas qu’ils remplacent les emplois réguliers. Enfin, la disposition attaquée ne produit pas des effets disproportionnés. En ce que les parties requérantes font valoir que le salaire horaire minimum d’un contrat de travail régulier peut être considérablement plus élevé que le salaire horaire maximum d’un flexi-job, le Conseil des ministres soutient que le flexi-salaire ne saurait être simplement comparé avec les salaires barémiques fixés dans le cadre des conventions collectives de travail sectorielles. En effet, le flexi-salaire est un salaire net, contrairement aux salaires barémiques, qui sont bruts. Les parties requérantes omettent en outre le fait que la vocation des flexi-jobs est d’apporter un revenu complémentaire, et donc que le flexi-salaire est un supplément qui vient s’ajouter au revenu principal du travailleur concerné. Enfin, la disposition attaquée permet de fixer un plafond différent par une convention collective de travail rendue obligatoire par le Roi, et elle prévoit également un salaire minimum de base pour les travailleurs exerçant un flexi-job.
En ce qui concerne le deuxième moyen
A.5.1. Le deuxième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime. Ce moyen est dirigé contre les articles 183, 2° (première branche), et 184 (seconde branche) de la loi-programme du 22 décembre 2023.
A.5.2. Les parties requérantes critiquent le fait que les dispositions attaquées, qui ont été publiées au Moniteur belge du 29 décembre 2023, soient déjà entrées en vigueur le 1er janvier 2024. Ainsi, le législateur a pris des mesures qui ont de graves conséquences financières pour les travailleurs concernés, sans avoir prévu de régime transitoire adéquat. En ce qui concerne l’article 183, 2°, de la loi-programme du 22 décembre 2023, cela a en particulier pour conséquence que les travailleurs exerçant un flexi-job qui étaient employés avant le 1er janvier
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2024 par une entreprise liée seront imposés en tant que travailleurs réguliers à partir de cette date. Le statut de flexi-job de ces travailleurs est par conséquent supprimé avec effet quasi immédiat, sans qu’ils aient eu la possibilité de réorganiser leurs activités ou de chercher une autre occupation. Quant à l’article 184 de la loi-
programme du 22 décembre 2023, les parties requérantes soulignent qu’il n’y avait pas de rémunération maximale pour les travailleurs exerçant un flexi-job avant le 1er janvier 2024. Cela signifie que certains travailleurs se retrouvent presque immédiatement avec un salaire inférieur, ce qu’ils ne pouvaient pas soupçonner au moment de la conclusion du contrat de travail. Il est probable que des travailleurs et des employeurs aient dû en très peu de temps conclure de nouveaux contrats pour adapter la rémunération initialement convenue, afin de rester en conformité avec le régime des flexi-jobs. L’absence de régime transitoire contrevient dès lors aux attentes légitimes des travailleurs et des employeurs concernés, et elle n’est pas justifiée par un motif impérieux d’intérêt général.
A.6.1. Le Conseil des ministres estime que le deuxième moyen n’est pas fondé. Il conteste le fait qu’en l’absence de régime transitoire, les travailleurs exerçant un flexi-job n’aient pas eu le temps de réorganiser leurs activités ou de chercher une autre occupation. La loi attaquée a été adoptée le 22 décembre 2023 et les mesures relatives aux flexi-jobs qu’elle contenait étaient prévisibles depuis bien plus longtemps. Le Gouvernement fédéral avait en effet déjà pris une décision de principe en la matière le 9 octobre 2023 et, le 23 novembre 2023, le projet de loi-programme fut déposé à la Chambre des représentants. À partir de cette dernière date, les textes en projet étaient disponibles en ligne. Il y a également lieu de tenir compte du fait qu’une occupation dans le cadre d’un flexi-job ne peut, par définition, pas être déterminée longtemps à l’avance, puisqu’elle vise à répondre à des besoins exceptionnels en personnel. Plus généralement, le Conseil des ministres n’aperçoit pas en quoi les parties requérantes pouvaient nourrir une attente légitime quant à la continuité, dans des conditions identiques, d’un régime fiscal avantageux.
A.6.2. En ce qui concerne en particulier le deuxième moyen, en sa première branche, le Conseil des ministres expose que le fait qu’un travailleur exerçant un flexi-job reste employé après le 1er janvier 2024 dans une entreprise liée a pour seules conséquences la requalification du contrat en contrat de travail de droit commun et que les cotisations sociales et fiscales ordinaires sont dues. Autrement dit, les conséquences financières de cette mesure sont limitées, d’autant que le travailleur concerné a, par définition, un emploi à (quasi) temps plein ailleurs.
A.6.3. En ce qui concerne le deuxième moyen, en sa seconde branche, le Conseil des ministres souligne, de même, que le dépassement du flexi-salaire maximum aura pour seule conséquence une requalification du contrat en contrat de travail de droit commun. Une telle situation n’empêche pas de pouvoir poursuivre l’occupation concernée, certes sans l’application des conditions avantageuses sur le plan de la fiscalité et du droit social applicables aux flexi-jobs. Au vu de cette requalification, il n’y a aucune obligation non plus de procéder à la conclusion d’un nouveau contrat de travail. Le plafond salarial prévu par la disposition attaquée ne produit en soi pas des effets disproportionnés, d’autant qu’il s’applique uniquement au flexi-salaire, qui ne constitue par définition qu’un revenu complémentaire. Dès lors, contrairement à ce que les parties requérantes soutiennent, la mesure attaquée n’entraîne pas de répercussions financières graves pour les travailleurs concernés.
En ce qui concerne le troisième moyen
A.7.1. Le troisième moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec son article 23, alinéa 3, 1°. Ce moyen est dirigé contre les articles 7, 3° (première branche), 183, 2° (deuxième branche), et 184 (troisième branche) de la loi-programme du 22 décembre 2023.
A.7.2. Selon les parties requérantes, les dispositions attaquées entraînent un recul significatif du degré de protection existant du droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables. Chacune de ces dispositions peut en effet engendrer une forte baisse du revenu des travailleurs concernés. Le législateur ne démontre pas qu’un tel recul est justifié par des motifs d’intérêt général.
A.8.1. Le Conseil des ministres est d’avis que le troisième moyen n’est pas fondé.
A.8.2. Selon le Conseil des ministres, les dispositions attaquées n’entraînent pas un recul significatif du degré de protection existant du droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables. Le régime des flexi-jobs permet encore aux travailleurs de disposer d’un revenu complémentaire dans des conditions fiscales et
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sociales très avantageuses. De plus, le travailleur se constitue ainsi des droits sociaux, contrairement au travail au noir, qui ne lui offre aucune protection sociale. Il convient également de tenir compte du fait que le travailleur exerçant un flexi-job a, en règle, un travail régulier à (quasi) temps plein auprès d’un autre employeur. En ce qui concerne le troisième moyen, en sa première branche, le Conseil des ministres souligne en particulier le fait que le plafond salarial de 12 000 euros par période imposable est encore particulièrement élevé et ne sera que rarement atteint en pratique. Pour ce qui est du troisième moyen, en sa deuxième branche, le Conseil des ministres souligne que l’interdiction d’exercer un flexi-job dans une entreprise liée a une portée limitée et qu’elle n’empêche aucunement le travailleur concerné d’exercer un flexi-job dans n’importe quelle autre entreprise. Quant au troisième moyen, en sa troisième branche, le Conseil des ministres rappelle que le flexi-salaire ne peut être simplement comparé aux salaires barémiques fixés dans le cadre des conventions collectives de travail sectorielles et que le régime des flexi-jobs vise à fournir au travailleur un revenu complémentaire, qui vient s’ajouter au revenu de l’emploi régulier.
A.8.3. Dans la mesure où il serait tout de même question d’un recul significatif du degré de protection des droits précités, le Conseil des ministres fait valoir que ce recul est en tout état de cause raisonnablement justifié, pour les motifs qu’il a exposés dans le cadre du premier moyen.
-B-
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1. Le recours en annulation porte sur certaines modifications apportées au régime des « flexi-jobs », à savoir la limitation de l’exonération fiscale à une rémunération de 12 000 euros par période imposable (article 7, 3°, de la loi-programme du 22 décembre 2023), l’interdiction d’exercer un flexi-job dans une entreprise liée à l’entreprise dans laquelle le travailleur exerce un emploi régulier (article 183, 2°, de la même loi), et la limitation du flexi-salaire à maximum 150 % du salaire minimum de base (article 184 de la même loi).
B.2. Les flexi-jobs sont une forme d’emploi qui fait l’objet d’un régime spécifique en matière de droit du travail, lequel est associé à un traitement particulier sur le plan de la sécurité sociale et de la fiscalité. Le régime des flexi-jobs est principalement contenu dans la loi du 16 novembre 2015 « portant des dispositions diverses en matière sociale » (ci-après : la loi du 16 novembre 2015). La loi-programme du 22 décembre 2023 a apporté plusieurs modifications à ce régime, notamment parce qu’il était « nécessaire de mettre en place un [...] cadre juridique meilleur et plus étendu pour empêcher les abus et les usages inappropriés du système des flexi-
jobs » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, p. 133).
B.3.1. L’article 4, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 16 novembre 2015 dispose :
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« Une occupation dans le cadre d’un flexi-job est possible lorsque le travailleur salarié concerné a déjà chez un ou plusieurs autre(s) employeur(s) une occupation qui est au minimum égale à 4/5e d’un emploi à temps plein d’une personne de référence du secteur dans lequel les prestations à 4/5e sont exécutées, durant le trimestre de référence T-3, et pour autant que le travailleur salarié, pendant la même période dans le trimestre T :
[...]
e) n’est pas employé par une entreprise affiliée, au sens de l’article 1.20 [lire : 1:20] du Code des sociétés et des associations, à l’entreprise avec laquelle il a un contrat de travail pour un emploi d’au moins 4/5e d’un temps plein d’une personne de référence du secteur ».
Le point e) de cette disposition a été inséré par l’article 183, 2°, attaqué, de la loi-
programme du 22 décembre 2023.
B.3.2. Au sujet de cet article 183, l’exposé des motifs de la loi-programme du 22 décembre 2023 mentionne :
« Afin d’éviter les abus, les personnes ne pourront désormais plus être employées par le même employeur sous un contrat de travail différent pendant le trimestre au cours duquel elles exercent un flexi-job. Une exception est toutefois prévue pour un salarié qui travaille avec un contrat de flexi-job au début d’un trimestre et qui se voit ensuite proposer un contrat à durée indéterminée auprès du même employeur.
Désormais, il ne sera plus possible d’exercer un flexi-job dans une entreprise liée, au sens du Code des sociétés et des associations, à l’entreprise avec laquelle on a un contrat de travail pour un emploi d’au moins 4/5e d’un emploi à temps plein » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, p. 144).
B.4.1. Conformément à l’article 5, § 1er, de la loi du 16 novembre 2015, « le montant du flexisalaire [...] est déterminé dans le contrat-cadre ». L’article 184, 1°, attaqué, de la loi-
programme du 22 décembre 2023 a complété ce paragraphe par la phrase suivante :
« Il ne peut excéder 150 pourcents du salaire minimum de base visé au paragraphe 2, sauf si un plafond différent est fixé par une convention collective de travail rendue obligatoire par le Roi ».
B.4.2. D’après l’exposé des motifs de la loi-programme du 22 décembre 2023, « l’introduction d’un montant maximal pour le flexi-salaire [a pour] but d’éviter les excès salariaux » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, p. 144).
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B.5. L’article 5, § 2, de la loi du 16 novembre 2015, tel qu’il a été remplacé par l’article 184, 2°, attaqué, de la loi-programme du 22 décembre 2023, dispose :
« Le salaire de base visé à l’article 3, 2°, est au moins égal au salaire horaire déterminé sur base du salaire barémique applicable à la fonction exercée par le travailleur exerçant un flexi-
job et fixé par une convention collective de travail.
Pour les travailleurs exerçant un flexi-job qui ne sont pas soumis à la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires, le salaire de base est au moins égal au salaire horaire déterminé sur base du salaire barémique applicable à la fonction exercée par le travailleur, conformément aux règles du statut légal qui lui sont applicables.
Pour les travailleurs exerçant un flexi-job pour lesquels aucun salaire barémique n’a été établi, le salaire de base est au moins égal au salaire horaire déterminé sur la base du revenu minimum mensuel moyen garanti tel que prévu par la convention collective de travail n° 43 du 2 mai 1988 relative à la garantie d’un revenu minimum mensuel moyen.
Par dérogation à l’alinéa 1er, le salaire de base visé à l’article 3, 2°, s’élève au minimum à 10,97 euros par heure pour les activités exercées au sein de la commission paritaire de l’industrie hôtelière (CP 302). Ce montant minimum est adapté à l’indice des prix à la consommation, conformément aux dispositions de la loi du 2 août 1971 organisant un régime de liaison à l’indice des prix à la consommation, des traitements, salaires, pensions, allocations et subventions à charge du trésor public, de certaines prestations sociales, des limites de rémunération à prendre en considération pour le calcul de certaines cotisations de sécurité sociale des travailleurs, ainsi que des obligations imposées en matière sociale aux travailleurs indépendants ».
B.6. En vertu de l’article 194 de la loi-programme du 22 décembre 2023, le chapitre dont font partie les articles 183, 2°, et 184, attaqués, de cette loi est entré en vigueur le 1er janvier 2024.
B.7. L’article 31 de la loi du 21 mars 2024 « portant des dispositions diverses en matière sociale » (ci-après : la loi du 21 mars 2024) – disposition qui n’est pas attaquée devant la Cour –
a remplacé, à l’article 5, § 2, alinéa 4, de la loi du 16 novembre 2015, le chiffre « 10,97 » par le chiffre « 11,19 ». Cette modification produit ses effets à partir du 1er janvier 2024 (article 32
de la loi du 21 mars 2024).
Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 21 mars 2024 que le législateur a commis une erreur lors de la fixation du salaire minimum de base à l’article 5, § 2, alinéa 4, de la loi du 16 novembre 2015, tel qu’il a été inséré par l’article 184, 2°, attaqué, de la loi-programme du
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22 décembre 2023, en ce que, ce faisant, il n’a pas tenu compte de la dernière indexation à 11,19 euros de l’heure (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3663/002, p. 6). Dans le cadre de l’examen des dispositions attaquées, la Cour tient compte de la correction de cette erreur par l’article 31 de la loi du 21 mars 2024.
B.8. Le flexi-salaire et le flexi-pécule de vacances sont exclus de la notion de rémunération, sur la base de laquelle sont calculées les cotisations de sécurité sociale (article 14, § 3bis, de la loi du 27 juin 1969 « révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » et article 23, alinéa 3, de la loi du 29 juin 1981 « établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés »). L’employeur est toutefois redevable d’une cotisation spéciale de 28 % sur le flexi-salaire et sur le flexi-pécule de vacances (article 38, § 3sexdecies, de la loi précitée du 29 juin 1981, tel qu’il a été modifié par l’article 181, non attaqué, de la loi-programme du 22 décembre 2023).
B.9.1. En vertu de l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), tel qu’il a été modifié par l’article 7, 1° et 2°, non attaqué, de la loi-programme du 22 décembre 2023, sont exonérées de l’impôt « les rémunérations payées ou attribuées en exécution d’un contrat de travail flexi-job visé à l’article 3, 4°, de la loi du 16 novembre 2015 portant des dispositions diverses en matière sociale pour des prestations par des travailleurs visés à l’article 2, § 1er, alinéas 1er à 5, de la loi précitée, à condition que celles-ci soient effectivement soumises à la cotisation spéciale de 28 p.c. prévue à l’article 38, § 3sexdecies, de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés ».
L’article 7, 3°, attaqué, de la loi-programme du 22 décembre 2023 a complété cette disposition par la phrase :
« Toutefois, lorsque le travailleur n’est pas un pensionné tel que visé à l’article 3, 7°, de la loi du 16 novembre 2015 précitée, la présente exonération ne s’applique qu’à concurrence de 12.000 euros par période imposable ».
B.9.2. À ce sujet, l’exposé des motifs de la loi-programme du 22 décembre 2023
mentionne :
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« Le gouvernement propose d’adapter et d’étendre le régime des flexi-jobs. L’une de ces adaptations concerne l’introduction d’un plafond pour l’exonération fiscale des rémunérations pour un flexi-job pour les non-pensionnés. L’exonération ne vaudra que pour les premiers 12.000 euros sur base annuelle. Pour les pensionnés qui exercent un flexi-job, l’exonération reste illimitée.
Cela se justifie par le fait que les pensionnés ne sont pas soumis à la condition d’emploi à 80 p.c. dans un emploi principal, de sorte que pour eux, le flexi-job ne reste pas nécessairement limité à une activité complémentaire. En outre, un flexi-job ne peut pas empêcher les non-
pensionnés d’augmenter leur emploi régulier au-delà des 80 p.c. d’emploi. Dans ce contexte, une mesure est également prise pour empêcher les personnes actives de passer à des flexi-jobs en passant d’un emploi à temps plein à un emploi à 4/5e. Enfin, une réduction d’impôt est également octroyée aux pensionnés sur leurs revenus de pensions. Cette réduction d’impôt pourrait être négativement affectée si une partie de la rémunération des flexi-jobs devenait imposable par le dépassement de la limite de 12.000 euros » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, pp. 5-6).
B.10. En vertu de l’article 11, alinéa 2, de la loi-programme du 22 décembre 2023, l’article 7, 3°, attaqué, de cette loi est applicable à partir de l’exercice d’imposition 2025.
Quant à la recevabilité
En ce qui concerne l’intérêt
B.11.1. Le Conseil des ministres allègue que les parties requérantes ne sont actives que dans le secteur horeca. Partant, elles ne justifieraient pas d’un intérêt à l’annulation des dispositions attaquées en ce que celles-ci s’appliquent à d’autres secteurs que le secteur horeca.
Le recours est dès lors partiellement irrecevable, selon le Conseil des ministres.
B.11.2. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi spéciale du 6 janvier 1989) imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée.
B.11.3. Les parties requérantes ont la qualité d’association professionnelle du secteur horeca dans l’une des trois régions (première à troisième parties requérantes), d’entreprise
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employant des travailleurs exerçant un flexi-job dans ce secteur (quatrième à sixième parties requérantes) et de travailleur exerçant un flexi-job dans ce secteur (septième partie requérante).
Les quatrième à sixième parties requérantes soutiennent par ailleurs qu’elles sont des entreprises liées au sens de l’article 1:20 du Code des sociétés et des associations.
Les articles 7, 3°, 183, 2°, et 184, attaqués, de la loi-programme du 22 décembre 2023
restreignent les conditions d’exercice des flexi-jobs ainsi que l’exonération fiscale applicable aux rémunérations payées ou attribuées en exécution d’un contrat de travail flexi-job et peuvent donc affecter directement et défavorablement la situation des employeurs et des travailleurs exerçant un flexi-job, notamment dans le secteur horeca. Partant, les quatrième à septième parties requérantes justifient d’un intérêt à l’annulation de ces dispositions. La circonstance que toutes les parties requérantes sont actives dans le secteur horeca, alors que la législation attaquée est applicable également à d’autres secteurs, n’a aucune incidence ni sur la recevabilité du recours, ni sur l’étendue de celui-ci. Le cas échéant, les dispositions qui sont annulées le sont à l’égard de toutes les catégories de travailleurs à qui elles étaient applicables.
Étant donné que l’intérêt des quatrième à septième parties requérantes est établi, il n’est pas nécessaire d’examiner l’intérêt à agir des première à troisième parties requérantes.
B.11.4. L’exception d’irrecevabilité partielle est rejetée.
En ce qui concerne l’étendue du recours en annulation
B.12.1. La Cour doit déterminer l’étendue du recours en annulation sur la base du contenu de la requête.
La Cour peut uniquement annuler des dispositions législatives explicitement attaquées contre lesquelles des moyens sont invoqués et, le cas échéant, des dispositions qui ne sont pas attaquées mais qui sont indissociablement liées aux dispositions qui doivent être annulées.
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B.12.2. Les parties requérantes demandent l’annulation des articles 7, 3°, 183, 2°, et 184
de la loi-programme du 22 décembre 2023. Par le deuxième moyen, elles critiquent en particulier le fait que les articles 183, 2°, et 184 de cette loi sont entrés en vigueur le 1er janvier 2024, sans que le législateur ait prévu des mesures transitoires raisonnables.
B.12.3. Il ressort ainsi suffisamment clairement de l’exposé des moyens invoqués que les critiques formulées par les parties requérantes portent notamment sur le fait que les articles 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 prennent effet à compter du 1er janvier 2024 et que leur recours est donc également dirigé contre l’article 194 de cette loi. En effet, comme il est dit en B.6, cet article dispose que le chapitre dont font partie les articles 183, 2°, et 184, attaqués, entre en vigueur le 1er janvier 2024. Le simple fait qu’il ne soit pas précisé dans la requête que le recours en annulation est également dirigé contre l’article 194 de la loi précitée ne permet pas de déduire en l’espèce, compte tenu de la portée du deuxième moyen invoqué par les parties requérantes, que le recours en annulation serait irrecevable en ce qui concerne les critiques relatives à l’effet dans le temps des articles 183, 2°, et 184, attaqués. Dès lors que l’article 194 de la loi-programme du 22 décembre 2023 règle l’effet dans le temps de ces dispositions, il doit, eu égard à la portée de la requête, être considéré en l’espèce comme indissociablement lié aux dispositions attaquées. Il ressort par ailleurs du mémoire déposé auprès de la Cour par le Conseil des ministres que celui-ci a pu présenter une défense utile en ce qui concerne l’effet dans le temps des dispositions attaquées.
Quant au fond
En ce qui concerne le premier moyen
B.13. Le premier moyen, qui se subdivise en trois branches, est dirigé contre les articles 7, 3° (première branche), 183, 2° (deuxième branche), et 184 (troisième branche) de la loi-
programme du 22 décembre 2023. Ce moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec le devoir de minutie et avec le principe du raisonnable.
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En ce qui concerne le devoir de minutie et le principe du raisonnable, les parties requérantes estiment en substance que les dispositions attaquées ont été mal élaborées.
B.14.1. En vertu de l’article 142, alinéa 2, de la Constitution et de l’article 1er de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour est compétente pour statuer sur les recours en annulation d’une loi, d’un décret ou d’une règle visée à l’article 134 de la Constitution pour cause de violation des règles qui sont établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l’autorité fédérale, des communautés et des régions et pour cause de violation des articles du titre II (« Des Belges et de leurs droits ») et des articles 143, § 1er, 170, 172 et 191 de la Constitution.
En vertu de l’article 30bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989, sont assimilées à des règles répartitrices de compétences au sens de l’article 1er, 1°, de la même loi spéciale « la concertation, l’association, la transmission d’informations, les avis, les avis conformes, les accords, les accords communs et les propositions prévus par la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, à l’exception des accords de coopération visés à l’article 92bis de ladite loi, ainsi que par la loi spéciale du 16 janvier 1989 sur le financement des communautés et Régions ou par toute autre loi prise en exécution des articles 39, 127, § 1, 128, § 1, 129, § 1, 130, § 1, 135, 136, 137, 140, 166, 175, 176 et 177 de la Constitution ».
Sauf à l’égard des mécanismes de fédéralisme coopératif précités, visés à l’article 30bis de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour n’est en principe pas compétente pour contrôler le processus ou les modalités d’élaboration d’une disposition législative.
B.14.2. En ce que les parties requérantes allèguent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le devoir de minutie et avec le principe du raisonnable, leurs griefs ne portent pas sur le contenu des dispositions attaquées, mais sur leur mode d’élaboration. Dans cette mesure, le premier moyen est irrecevable.
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B.15.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.15.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.15.3. Le Conseil des ministres fait valoir que les catégories de travailleurs comparées par les parties requérantes dans chacune des trois branches du premier moyen ne sont pas comparables.
Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. Les différences soulevées par le Conseil des ministres peuvent certes constituer un élément dans l’appréciation des différences de traitement, mais elles ne sauraient suffire pour conclure à la non-comparabilité. En juger autrement viderait de sa substance le contrôle au regard du principe d’égalité et de non-
discrimination.
B.16. Il appartient au législateur d’apprécier dans quelle mesure il est opportun, dans le cadre de sa politique socio-économique, de prendre des mesures en vue d’augmenter le taux d’emploi ou de modifier les conditions relatives aux mesures existantes à cette fin. Il lui appartient, en particulier, de déterminer les exonérations d’impôt y afférentes. En effet, les mesures fiscales constituent un élément essentiel de la politique socio-économique. Le législateur dispose en la matière d’un large pouvoir d’appréciation et ne doit pas démontrer que les mesures déjà prises ne sont pas suffisantes pour atteindre l’objectif poursuivi.
Lorsque le législateur aménage les conditions applicables à une forme de contrat de travail, il relève de son large pouvoir d’appréciation de déterminer les catégories de travailleurs et
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d’employeurs qui relèvent de ce régime, et les modalités qui encadrent ce régime. La Cour ne peut sanctionner un tel choix politique, et les différences de traitement qui en résultent, que s’ils sont dépourvus de justification raisonnable ou s’ils portent une atteinte disproportionnée aux droits des travailleurs et des employeurs concernés.
Première branche
B.17.1. Le premier moyen, en sa première branche, est dirigé contre l’article 7, 3°, de la loi-programme du 22 décembre 2023. Comme il est dit en B.9.1, cette disposition a complété l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du CIR 1992 par une phrase, avec comme conséquence que les personnes non pensionnées ne peuvent bénéficier d’une exonération d’impôt pour les rémunérations payées ou attribuées en exécution d’un contrat de travail flexi-job qu’à concurrence de 12 000 euros par période imposable.
B.17.2. Les parties requérantes allèguent que l’article 7, 3°, de la loi-programme du 22 décembre 2023 n’est pas compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce que cette disposition fait naître une différence de traitement entre les travailleurs pensionnés exerçant un flexi-job et les travailleurs non pensionnés exerçant un flexi-job. Pour les travailleurs relevant de la première catégorie, l’exonération d’impôt prévue à l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du CIR 1992 reste d’application quel que soit le montant des rémunérations perçues, alors que, pour les travailleurs relevant de la seconde catégorie, cette exonération est plafonnée à 12 000 euros par période imposable.
B.18. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2 que les modifications apportées au régime des flexi-jobs par la loi-programme du 22 décembre 2023 ont été dictées par l’objectif consistant à lutter contre les abus et les usages inappropriés de ce régime. Comme le Conseil des ministres le précise dans son mémoire et ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires cités en B.9.2, le législateur entend faire en sorte que les travailleurs exerçant un flexi-job conservent le plus possible un emploi régulier à temps plein et éviter qu’ils ne réduisent cet emploi régulier à un emploi à 4/5e temps, uniquement pour des raisons fiscales ou de sécurité sociale.
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B.19. Au regard de ces objectifs, il est raisonnablement justifié que seules les personnes non pensionnées soient soumises à un plafonnement de l’exonération d’impôt relative aux rémunérations perçues en exécution d’un contrat de travail flexi-job.
En effet, les personnes pensionnées ne sont pas obligées d’avoir une occupation auprès d’un autre employeur pour pouvoir exercer un flexi-job (article 4, § 3, de la loi du 16 novembre 2015). Ainsi, le législateur a pu considérer que, pour les personnes pensionnées, « le flexi-job ne reste pas nécessairement limité à une activité complémentaire » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, p. 5).
En outre, l’article 7, 3°, de la loi-programme du 22 décembre 2023 ne produit pas des effets disproportionnés pour les travailleurs non pensionnés exerçant un flexi-job. Cette disposition a pour seule conséquence que, par période imposable, la partie des rémunérations qui excède 12 000 euros « est toujours imposée comme des rémunérations normales au taux progressif (article 171/1 CIR 92 [...]) » (ibid., p. 6). La limitation de l’exonération d’impôt à concurrence de 12 000 euros permet encore au travailleur exerçant un flexi-job de percevoir un montant non imposé chaque année. Elle ne l’empêche par ailleurs pas de gagner une rémunération annuelle de plus de 12 000 euros en tant que travailleur exerçant un flexi-job. Elle l’empêche uniquement de bénéficier d’une exonération fiscale pour la partie de cette rémunération qui dépasse ce montant. Enfin, une occupation dans le cadre d’un flexi-job a une nature essentiellement complémentaire pour une personne non pensionnée, de sorte que ce travailleur dispose en principe d’un revenu principal provenant d’une autre occupation.
B.20. Le premier moyen, en sa première branche, n’est pas fondé.
Deuxième branche
B.21.1. Le premier moyen, en sa deuxième branche, est dirigé contre l’article 183, 2°, de la loi-programme du 22 décembre 2023. Comme il est dit en B.3.1, cette disposition a complété l’article 4, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 16 novembre 2015 par l’ajout d’un point e), en vertu duquel une occupation dans le cadre d’un flexi-job n’est possible que si le travailleur « n’est pas employé par une entreprise affiliée, au sens de l’article 1.20 [lire : 1:20] du Code des
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sociétés et des associations, à l’entreprise avec laquelle il a un contrat de travail pour un emploi d’au moins 4/5e d’un temps plein d’une personne de référence du secteur ».
B.21.2. Les parties requérantes allèguent que l’article 183, 2°, de la loi-programme du 22 décembre 2023 n’est pas compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce que cette disposition fait naître une différence de traitement entre les travailleurs qui sont employés par une autre entreprise que celle dans laquelle ils exercent un emploi régulier d’au moins 4/5e temps, selon que les deux entreprises sont ou non liées au sens de l’article 1:20 du Code des sociétés et des associations. Ce n’est que si ces deux entreprises ne sont pas liées qu’une occupation dans le cadre d’un flexi-job est possible.
B.22. L’article 1:20 du Code des sociétés et des associations dispose :
« Pour l’application du présent code, il faut entendre par :
1° ‘ sociétés liées à une société ’:
a) les sociétés qu’elle contrôle;
b) les sociétés qui la contrôlent;
c) les sociétés avec lesquelles elle forme un consortium;
d) les autres sociétés qui, à la connaissance de son organe d’administration, sont contrôlées par les sociétés visées sub a), b) et c);
2° ‘ personnes liées à une personne ’, les personnes physiques et morales lorsqu’il y a entre elles et cette personne un lien au sens du 1° ».
B.23. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.3.2 que l’article 183, 2°, de la loi-
programme du 22 décembre 2023 a lui aussi été dicté par l’objectif consistant à lutter contre les abus du régime des flexi-jobs.
B.24. Au regard de cet objectif, il est raisonnablement justifié qu’un individu ne puisse pas exercer un flexi-job dans une entreprise qui exerce un contrôle sur, est contrôlée par, ou forme un consortium avec l’entreprise dans laquelle il exerce son emploi régulier.
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En effet, une telle condition rejoint la condition selon laquelle le travailleur « n’est pas employé auparavant ou en plus dans le cadre d’un autre contrat de travail ou une affectation statutaire avec l’employeur pour lequel il exerce le flexi-job » (article 4, § 1er, alinéa 1er, a), de la loi du 16 novembre 2015, tel qu’il a été remplacé par l’article 183, 1°, non attaqué, de la loi-programme du 22 décembre 2023). La disposition attaquée permet d’éviter que les employeurs mettent en place des constructions pour contourner cette condition et emploient ainsi leurs travailleurs fixes partiellement dans le cadre d’un flexi-job.
En outre, l’article 183, 2°, de la loi-programme du 22 décembre 2023 ne produit pas d’effets disproportionnés. La portée de la condition instaurée par cette disposition est limitée, dès lors qu’elle ne fait qu’empêcher la conclusion d’un contrat de travail flexi-job dans la situation spécifique où le travailleur concerné a déjà une occupation régulière dans une entreprise liée. Pour le surplus, la disposition attaquée ne rend pas le recours au régime des flexi-jobs impossible ou excessivement difficile, ni pour les employeurs, ni pour les travailleurs.
B.25. Le premier moyen, en sa deuxième branche, n’est pas fondé.
Troisième branche
B.26. Le premier moyen, en sa troisième branche, est dirigé contre l’article 184 de la loi-
programme du 22 décembre 2023. Comme il est dit en B.4.1 et en B.5, cette disposition a modifié l’article 5 de la loi du 16 novembre 2015. En conséquence de cette modification, le flexi-salaire ne peut en principe excéder 150 % du salaire minimum de base (article 5, § 1er, de la loi du 16 novembre 2015). Le salaire minimum de base est égal au salaire horaire déterminé sur la base du salaire barémique applicable à la fonction exercée par le travailleur exerçant un flexi-job et fixé par une convention collective de travail (article 5, § 2, alinéa 1er, de la même loi). Par dérogation à ce qui précède, le salaire fixe de base pour les activités exercées au sein de la commission paritaire de l’industrie hôtelière s’élève au minimum à 11,19 euros de l’heure (article 5, § 2, alinéa 4, de la même loi, tel qu’il a été modifié par l’article 31 de la loi du 21 mars 2024).
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B.27. Les parties requérantes soutiennent que l’article 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 n’est pas compatible avec le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce que cette disposition fait naître une différence de traitement, sur le plan des conditions salariales, entre les travailleurs exerçant un flexi-job et les travailleurs qui ont une occupation régulière. Il ressort de l’exposé développé dans la requête que les parties requérantes critiquent spécifiquement le régime dérogatoire applicable à la commission paritaire de l’industrie hôtelière, tel qu’il a été établi à l’article 5, § 1er et § 2, alinéa 4, de la loi du 16 novembre 2015.
Par conséquent, la Cour limite son examen à la différence de traitement entre les travailleurs exerçant un flexi-job du secteur horeca et les travailleurs ayant une occupation régulière dans ce même secteur. Le flexi-salaire des travailleurs relevant de la première catégorie ne peut excéder 150 % du salaire minimum de base, qui est fixé à 11,19 euros de l’heure, alors que les travailleurs relevant de la seconde catégorie peuvent prétendre au moins au salaire barémique, sans qu’un plafond salarial leur soit appliqué.
B.28. Comme il ressort des travaux préparatoires cités en B.4.2, l’instauration d’un montant maximal pour le flexi-salaire a été dictée par l’objectif d’éviter des excès salariaux.
Cet objectif s’inscrit dans l’objectif plus large du législateur consistant à lutter contre les abus et les usages inappropriés du régime des flexi-jobs. En ce qui concerne spécifiquement le régime dérogatoire qui s’applique à la commission paritaire de l’industrie hôtelière, « il a été décidé de conserver le régime en matière de flexi-salaire tel qu’il a été envisagé à l’origine pour [cette commission paritaire] », « [é]tant donné que dans ce secteur, le coût salarial est déterminant et que le défi des pics de main-d’œuvre et des tensions sur le marché du travail pèse lourd » (Doc. parl., Chambre, 2023-2024, DOC 55-3697/001, p. 134).
Contrairement à ce que font valoir les parties requérantes, la circonstance que les conditions salariales sont, en pratique, généralement fixées dans le cadre d’une convention collective de travail ne rend pas les objectifs du législateur illégitimes. Par ailleurs, comme la Cour l’a jugé par son arrêt n° 145/2004 du 15 septembre 2004 (ECLI:BE:GHCC:2004:ARR.145), « les lois, dans leurs dispositions impératives, priment les conventions collectives, ainsi que le reconnaît surabondamment l’article 51 de la loi du 5 décembre 1968 [‘ sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires ’]. Cette loi n’impliquait nullement que le législateur eût renoncé – il ne le peut d’ailleurs pas – au pouvoir de régler lui-même, directement, les questions qui sont traitées dans des conventions collectives de travail » (B.7.4).
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B.29. Au regard des objectifs précités, il est raisonnablement justifié de prévoir un plafond salarial pour une occupation dans le cadre d’un flexi-job, mais pas pour une occupation régulière dans ce même secteur. Il appartient au législateur de déterminer concrètement la méthode de calcul d’un tel plafond. Il n’apparaît pas que l’instauration d’un flexi-salaire maximum calculé sur la base d’un salaire minimum de base fixe, qui déroge aux salaires barémiques fixés par une convention collective de travail, produise des effets disproportionnés pour les travailleurs exerçant un flexi-job dans le secteur horeca. En effet, comme il est dit en B.19, une occupation dans le cadre d’un flexi-job a une nature essentiellement complémentaire et le travailleur dispose en principe d’un revenu principal provenant d’une autre occupation. En l’espèce, le flexi-salaire maximum est égal à 150 % de 11,19 euros de l’heure, ce qui revient à un salaire horaire maximum de 16,80 euros. Le flexi-salaire est un salaire net (article 3, 2°, de la loi du 16 novembre 2015), complété du flexi-pécule de vacances, qui s’élève à 7,67 % du flexi-salaire (article 5, § 3, de la même loi), et pour lequel le travailleur peut en principe bénéficier de l’exonération d’impôt visée à l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du CIR 1992. Le salaire minimum de base est par ailleurs indexé (article 5, § 2, alinéa 4, de la même loi). Enfin, la disposition attaquée permet qu’un plafond différent soit fixé par une convention collective de travail rendue obligatoire par le Roi (article 5, § 1er, de la même loi).
B.30. Le premier moyen, en sa troisième branche, n’est pas fondé.
En ce qui concerne le deuxième moyen
B.31.1. Le deuxième moyen, qui se subdivise en deux branches, est dirigé contre les articles 183, 2° (première branche), et 184 (seconde branche) de la loi-programme du 22 décembre 2023. Ce moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime.
B.31.2. Les parties requérantes critiquent en substance le fait que les articles 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 produisent leurs effets à partir du 1er janvier 2024, sans que le législateur ait prévu des mesures transitoires raisonnables. Il y a dès lors lieu, comme il est dit en B.12.3, de considérer que ce moyen est également dirigé contre l’article 194
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de la loi-programme du 22 décembre 2023, en vertu duquel les articles 183, 2°, et 184, attaqués, de cette loi sont entrés en vigueur le 1er janvier 2024.
B.31.3. Eu égard à leur connexité, la Cour examine les deux branches du moyen conjointement.
B.32. Il appartient en principe au législateur, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’estimer s’il est nécessaire ou opportun d’assortir celle-ci de dispositions transitoires. La Cour ne pourrait censurer ce choix que si le régime transitoire ou son absence est dénué de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime. Tel est le cas lorsqu’il est porté atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie déterminée de justiciables sans qu’un motif impérieux d’intérêt général puisse justifier l’absence d’un régime transitoire établi à leur profit. Le principe de confiance est étroitement lié au principe de la sécurité juridique, qui interdit au législateur de porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt que possèdent les justiciables d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.33. Les articles 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 prévoient, pour l’un, une interdiction d’exercer un flexi-job dans une entreprise liée à l’entreprise dans laquelle le travailleur a une occupation régulière et, pour l’autre, un montant maximum pour le flexi-salaire. Ces dispositions sont entrées en vigueur le 1er janvier 2024, soit trois jours après leur publication au Moniteur belge du 29 décembre 2023.
B.34.1. Le Conseil des ministres soutient que les mesures attaquées étaient prévisibles bien avant la publication de la loi-programme du 22 décembre 2023, notamment parce que le projet de loi-programme était déjà consultable en ligne depuis son dépôt à la Chambre des représentants.
B.34.2. La publication d’un projet de loi sur le site web de la Chambre ne peut toutefois pas, par sa nature même, notamment en raison de son caractère purement informatif et de son absence de force obligatoire, suffire à justifier l’absence de mesures transitoires raisonnables.
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B.35.1. Le Conseil des ministres fait également valoir qu’en tout état de cause, le non-
respect des conditions attaquées ne compromet pas la validité juridique de l’occupation en tant que telle, mais aboutit simplement à sa requalification en occupation régulière. Il se réfère à l’article 26 de la loi du 16 novembre 2015, qui dispose :
« Lorsqu’un employeur déclare un travailleur conformément à l’article 7/1 de l’arrêté royal du 5 novembre 2002 instaurant une déclaration immédiate de l’emploi, en application de l’article 38 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux alors que ce travailleur ne remplit pas les conditions pour l’exercice d’un flexi-job et déclare celui-ci néanmoins en tant que travailleur exerçant un flexi-
job dans la déclaration trimestrielle prévue à l’article 21 de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, l’occupation est considérée comme une occupation classique et les cotisations classiques de sécurité sociale dues pour cette occupation calculées sur le flexisalaire sont augmentées avec un pourcentage du flexisalaire à fixer par le Roi, qui n’est pas inférieur à 50 % et pas supérieur à 200 % du flexisalaire ».
B.35.2. Si l’occupation est considérée comme une occupation régulière, cela a pour conséquence, conformément à cette disposition, que les cotisations ordinaires de sécurité sociale sont dues pour cette occupation. Ces cotisations sont calculées sur la base du flexi-
salaire et augmentées d’un pourcentage de ce salaire à fixer par le Roi, qui n’est pas inférieur à 50 % et pas supérieur à 200 % du flexi-salaire. L’article 3 de l’arrêté royal du 13 décembre 2016 « portant exécution de la loi du 16 novembre 2015 portant des dispositions diverses en matière sociale en ce qui concerne les flexi-jobs et portant adaptation de certains arrêtés royaux concernant les réductions des cotisations de sécurité sociale » a fixé ce pourcentage à 125 %.
Si les conditions prévues par les dispositions attaquées ne sont pas respectées, le travailleur ne pourra pas non plus bénéficier de l’exonération d’impôt visée à l’article 38, § 1er, alinéa 1er, 29°, du CIR 1992.
Par ailleurs, il n’est pas à exclure que la requalification en occupation régulière ait également des répercussions sur le plan du droit du travail, notamment pour ce qui est de la fixation du salaire. Les travaux préparatoires de la loi du 16 novembre 2015 mentionnent à ce sujet :
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« Si les conditions légales pour travailler sous le système du flexi-job ne sont pas remplies, l’occupation doit être considérée comme une occupation classique et les règles générales, autant au niveau du droit du travail, qu’au niveau du fiscal et du parafiscal, devront être appliquées.
Le travailleur salarié devra par conséquent être payé selon les barèmes salariaux qui lui sont applicables. Les obligations fiscales et parafiscales doivent également être remplies sur base de ces barèmes salariaux, même si on en vient à constater après que les prestations aient été effectuées que les conditions ne sont pas remplies » (Doc. parl., Chambre, 2014-2015, DOC 54-1297/001, p. 8).
B.36.1. Préalablement au début de la première occupation, l’employeur et le travailleur exerçant un flexi-job doivent conclure un contrat-cadre, qui contient notamment l’identité des parties et qui fixe le flexi-salaire (article 6 de la loi du 16 novembre 2015). En tant que tel, le contrat-cadre ne contient encore aucune occupation concrète et n’oblige pas non plus l’employeur et le travailleur exerçant un flexi-job à réellement commencer une occupation.
Pour ce faire, ils doivent, en respectant les conditions fixées dans le contrat-cadre, conclure un contrat de travail flexi-job distinct, qui vaut pour une durée déterminée ou pour un travail nettement défini (article 8 de la même loi). Il appartient à l’employeur de proposer un contrat de travail flexi-job au travailleur, et il appartient à ce dernier d’y souscrire ou non.
B.36.2. Il peut être admis que le traitement avantageux sur le plan de la fiscalité et du droit social dont bénéficie une occupation dans le cadre d’un flexi-job constitue l’un des motifs déterminants pour lesquels l’employeur et le travailleur choisissent une telle forme d’occupation. La requalification d’une occupation qui répondait à toutes les conditions d’exercice d’un flexi-job au moment de la conclusion du contrat de travail flexi-job peut avoir pour effet que des cotisations fiscales et sociales sont dues, si bien que, si les parties en avaient eu préalablement connaissance, elles n’auraient pas conclu ce contrat ou l’auraient conclu à des conditions essentiellement différentes. Si, ainsi qu’il ressort de l’examen du premier moyen, les objectifs poursuivis par le législateur peuvent justifier l’instauration des mesures attaquées en tant que telles, ils ne justifient par contre pas que ces mesures prennent effet sans période transitoire et dans les trois jours suivant leur publication au Moniteur belge. Il ne pouvait pas être raisonnablement attendu des employeurs et des travailleurs qu’ils procèdent, entre le 29 décembre 2023 et le 1er janvier 2024, à une révision des conditions d’un contrat de travail flexi-job en cours, lesquelles ont d’ailleurs été partiellement fixées dans le contrat-cadre précité, ou à une résiliation de ce contrat de travail flexi-job, de manière à éviter une requalification en occupation régulière.
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B.37. En ce qu’il a pour effet que les articles 183, 2°, et 184 de la loi-programme du 22 décembre 2023 sont applicables aux contrats de travail flexi-job conclus avant la publication de cette loi au Moniteur belge, l’article 194 de la même loi viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime et avec le principe de la sécurité juridique.
B.38. Le deuxième moyen est fondé.
En ce qui concerne le troisième moyen
B.39. Le troisième moyen, qui se subdivise en trois branches, est dirigé contre les articles 7, 3° (première branche), 183, 2° (deuxième branche), et 184 (troisième branche) de la loi-programme du 22 décembre 2023. Ce moyen est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec son article 23, alinéa 3, 1°. Selon les parties requérantes, les dispositions attaquées conduisent à un recul significatif du degré de protection existant du droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, sans qu’existe une justification à cet égard.
B.40.1. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. Ces droits comprennent notamment le droit, invoqué par les parties requérantes, à des conditions de travail et à une rémunération équitables (article 23, alinéa 3, 1°). L’article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu’impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l’alinéa 2 de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
B.40.2. L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
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B.40.3. Comme il est dit en B.16, le législateur dispose en matière socio-économique d’un large pouvoir d’appréciation pour déterminer les mesures à adopter en vue de réaliser les objectifs qu’il s’est fixés.
B.40.4. L’obligation de standstill ne peut toutefois s’entendre comme imposant à chaque législateur, dans le cadre de ses compétences, de ne pas toucher aux modalités des conditions de travail et de la rémunération prévues par la loi. Elle leur interdit d’adopter des mesures qui marqueraient, sans justification raisonnable, un recul significatif des droits garantis par l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution, mais elle ne les prive pas du pouvoir d’apprécier la manière dont ces droits sont le plus adéquatement assurés.
B.41. Sans qu’il soit nécessaire d’établir si les dispositions attaquées occasionnent un recul significatif du degré de protection du droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, il peut être constaté que ce recul est en tout état de cause raisonnablement justifié, ainsi qu’il ressort de l’examen du premier moyen.
B.42. Le troisième moyen n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour
- annule l’article 194 de la loi-programme du 22 décembre 2023, en ce qu’il a pour effet que les articles 183, 2°, et 184 de la même loi sont applicables aux contrats de travail flexi-job conclus avant la publication de cette loi au Moniteur belge;
- rejette le recours pour le surplus.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen