Cour constitutionnelle
Arrêt n° 16/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8211
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 167, § 2, de la loi de principes du 12 janvier 2005 « concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus », posée par la commission d’appel néerlandophone du Conseil central de surveillance pénitentiaire.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par décision du 29 avril 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 6 mai 2024, la commission d’appel néerlandophone du Conseil central de surveillance pénitentiaire a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 167, § 2, de la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus viole-t-il les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il exclut à l’égard des personnes internées la possibilité de réclamation et de recours visée aux articles 18 et 163 à 166 de cette loi, lorsque l’administration pénitentiaire, dans les limites de la marge d’appréciation que lui confère la décision de la chambre de protection sociale, décide dans quelle prison ou section de défense sociale la personne internée sera privée de liberté, de sorte que cette dernière, contrairement au détenu condamné, ne dispose pas d’une voie de recours adaptée à son statut pour soumettre la décision discrétionnaire de l’administration pénitentiaire au contrôle d’une juridiction indépendante, à savoir la commission d’appel ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Jürgen Vanpraet, avocat au barreau de Flandre occidentale, a introduit un mémoire.
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Par ordonnance du 20 novembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 13 novembre 2023, le tribunal de l’application des peines de Gand, chambre de protection sociale, décide que J.H., interné, « est placé sur le champ dans l’établissement suivant : [la section de défense sociale à]
Merksplas/Turnhout/Gand, dans l’attente d’un reclassement adéquat ».
Le 8 janvier 2024, J.H. est transféré de la prison de Gand vers celle de Turnhout. Le 9 janvier 2024, il introduit auprès du directeur général de l’administration pénitentiaire une réclamation contre ce transfèrement. Par une décision du 11 janvier 2024, ce dernier déclare cette réclamation irrecevable. Aux termes de cette décision, « la direction Gestion de la détention (DGD) ne décide pas le transfèrement de [J.H.]. Celui-ci étant interné au sein d’un [établissement pénitentiaire], ce n’est pas l’administration pénitentiaire, mais bien [la chambre de protection sociale] qui est compétente ».
Le 12 janvier 2024, J.H. interjette appel de cette décision devant la commission d’appel néerlandophone du Conseil central de surveillance pénitentiaire, qui est la juridiction a quo. Par une décision du 29 avril 2024, celle-
ci considère que le jugement précité du 13 novembre 2023 octroie à l’administration pénitentiaire une compétence discrétionnaire, en ce qu’il prévoit le transfèrement vers la section de défense sociale à « Merksplas/Turnhout/Gand » et qu’il ne désigne par conséquent pas une institution en particulier. Selon la juridiction a quo, une personne internée, contrairement à un détenu, n’a pas la possibilité d’introduire auprès du directeur général de l’administration pénitentiaire une réclamation contre son transfèrement ni, par la suite, de former appel de la décision concernant cette réclamation, conformément aux articles 163 à 166 de la loi de principes du 12 janvier 2005 « concernant l’administration des établissements pénitentiaires ainsi que le statut juridique des détenus ». Une personne internée ne dispose pas non plus d’un recours contre la décision de la chambre de protection sociale ordonnant son transfèrement dans une autre institution. Il découle en effet de l’article 78 de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement » (ci-après : la loi du 5 mai 2014) que cette décision ne peut pas faire l’objet d’un pourvoi en cassation. C’est pour ce motif que la juridiction a quo pose à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Selon le Conseil des ministres, la réponse à la question préjudicielle n’est plus utile à la solution du litige. Par une décision du 17 juin 2024, le tribunal de l’application des peines de Gand, chambre de protection sociale, a en effet accordé à J.H. une libération à l’essai. Cette libération est notamment soumise à la condition que
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J.H. dispose d’une résidence fixe, « en commençant par le circuit de soins médico-légal de […], et en cas de changement, [qu’il communique] la nouvelle résidence au ministère public et au service compétent des Communautés, c’est-à-dire à l’assistant de justice chargé de la guidance ». Le 19 juin 2024, J.H. est transféré de la prison de Turnhout vers le centre de soins psychiatriques mentionné dans la décision précitée. J.H. n’a par conséquent plus intérêt au recours qu’il a introduit contre la décision du directeur général de l’administration pénitentiaire du 11 janvier 2024.
A.2. Le Conseil des ministres soutient par ailleurs que la question préjudicielle repose sur une prémisse manifestement erronée et qu’elle n’appelle par conséquent pas de réponse. La juridiction a quo considère en effet que l’administration pénitentiaire dispose d’une compétence discrétionnaire pour désigner l’établissement dans lequel l’internement sera exécuté. Or, il découle des articles 19 et 35 de la loi du 5 mai 2014 que la décision concernant le placement ou le transfèrement de la personne internée appartient à la chambre de protection sociale, qui doit définir concrètement un établissement, au sens de l’article 3, 4°, b), c) et d), de cette loi. Il ne saurait donc être question de la moindre compétence décisionnaire de l’administration pénitentiaire. Selon le Conseil des ministres, la circonstance que la chambre de protection sociale a, dans le litige au fond, indiqué plusieurs établissements vers lesquels J.H. pouvait être transféré ne conduit pas à une autre conclusion. La question de savoir si la chambre de protection sociale a ainsi agi conformément aux articles 19 et 35 de la loi du 5 mai 2014 relève de l’application de ces dispositions, ce qui n’est pas du ressort de la Cour.
-B-
B.1. La question préjudicielle porte sur les voies de recours dont dispose une personne internée en ce qui concerne la désignation de l’établissement au sein duquel l’internement sera exécuté.
B.2. Les juridictions d’instruction et les juridictions de jugement peuvent ordonner l’internement d’une personne (1°) qui a commis un crime ou un délit portant atteinte à ou menaçant l’intégrité physique ou psychique de tiers et (2°) qui, au moment de la décision, est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et (3°) pour laquelle le danger existe qu’elle commette de nouveaux faits tels que visés au 1° en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque (article 9, § 1er, de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement des personnes », ci-après : la loi du 5 mai 2014). L’internement de personnes atteintes d’un trouble mental est une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société (article 2, alinéa 1er, de la même loi).
B.3.1. L’article 19 de la loi du 5 mai 2014 dispose :
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« Le placement est la décision par laquelle la chambre de protection sociale désigne, dans l’urgence ou non, l’un des établissements visés à l’article 3, 4°, b), c) et d) dans lequel l’internement sera exécuté.
Le transfèrement est la décision par laquelle la chambre de protection sociale désigne, dans l’urgence ou non, l’un des établissements visés à l’article 3, 4°, b), c) et d) dans lequel la personne internée devra être transférée, pour des raisons liées à la sécurité ou à la dispense de soins appropriés ».
B.3.2. En vertu de l’article 3, 4°, de la loi du 5 mai 2014, on entend par « l’établissement » :
« a) l’annexe psychiatrique d’une prison;
b) l’établissement ou la section de défense sociale organisé par l’autorité fédérale;
c) le centre de psychiatrie légale organisé par l’autorité fédérale, désigné par arrêté délibéré en Conseil des ministres, sur la proposition des ministres qui ont la Justice, la Santé publique et les Affaires sociales dans leurs attributions;
d) l’établissement reconnu par l’autorité compétente, qui est organisé par une institution privée, une Communauté ou une Région ou par une autorité locale, qui est en mesure de dispenser les soins appropriés à la personne internée et qui a conclu un accord concernant le placement, tel que visé au 5° relatif à l’application de la présente loi ».
B.4.1. L’article 25 de la loi du 5 mai 2014 dispose :
« La libération à l’essai est une modalité d’exécution de la décision d’internement par laquelle la personne internée subit la mesure de sûreté qui lui a été imposée dans le cadre d’un trajet de soins résidentiel ou ambulatoire, moyennant le respect des conditions qui lui sont imposées pendant le délai d’épreuve ».
B.4.2. En vertu de l’article 36, 2°, de la loi du 5 mai 2014, le jugement d’octroi de la libération à l’essai précise que la personne internée doit avoir une adresse fixe et, en cas de changement d’adresse, communiquer sans délai l’adresse de sa nouvelle résidence au ministère public et, le cas échéant, au service compétent des communautés chargé de la guidance.
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B.4.3. L’article 60, § 1er, de la loi du 5 mai 2014 dispose qu’en cas de révocation de la libération à l’essai, la personne internée « est placée dans un établissement visé à l’article 3, 4°, b), c) et d), désigné par la chambre de protection sociale ».
B.5.1. L’article 78 de la loi du 5 mai 2014 dispose :
« Les décisions de la chambre de protection sociale relatives à l’octroi, au refus ou à la révocation de la détention limitée, de la surveillance électronique, de la libération à l’essai, de la libération anticipée en vue de l’éloignement du territoire ou de la remise et à la révision conformément à l’article 62, la libération définitive et la décision d’internement d’un condamné prise conformément à l’article 77/7, sont susceptibles de pourvoi en cassation par le ministère public et l’avocat de la personne internée ».
B.5.2. En ce qui concerne cette disposition, la Cour de cassation a jugé :
« Il découle de l’article 78 de la loi sur l’internement qu’aucun pourvoi en cassation n’est ouvert contre la décision de placement du demandeur en section de défense sociale à Merksplas, Turnhout ou Anvers.
Dans la mesure où il est également dirigé contre cette décision, le pourvoi en cassation n’est pas recevable » (Cass., 14 janvier 2020, ECLI:BE:CASS:2020:ARR.20200114.2N.18).
B.6.1. La loi de principes du 12 janvier 2005 « concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus » (ci-après : la loi de principes) fixe les règles de base relatives à l’exécution des peines privatives de liberté et, corollairement, au statut juridique des détenus.
B.6.2. Les articles 17 et 18 de la loi de principes disposent :
« Art. 17. Les détenus sont placés dans une prison ou une section ou bien transférés dans une prison ou une section en tenant compte de la destination ou d’autres critères comme prévu à l’article 14 ou 15 et, pour les condamnés, en tenant compte du plan de détention individuel.
Art. 18. § 1er. Sans préjudice de dispositions légales contraires, le placement ou le transfèrement des détenus est décidé par des fonctionnaires de l’administration pénitentiaire désignés à cet effet par le directeur général.
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[...]
§ 2. Toute décision de placement ou de transfèrement prise par les fonctionnaires visés au § 1er peut faire l’objet d’une réclamation comme prévu au titre VIII, chapitre III ».
B.6.3. Les articles 163 à 166 de la loi de principes constituent le chapitre III (« De la réclamation contre le placement ou le transfèrement et recours contre la décision concernant la réclamation ») du titre VIII (« Du traitement des plaintes et des réclamations contre le placement ou le transfèrement ») de cette loi.
En vertu de l’article 163, § 1er, de la loi de principes, le détenu peut introduire auprès du directeur général de l’administration pénitentiaire une réclamation contre la décision de placement ou de transfèrement visée aux articles 17 et 18. Dans les quatorze jours qui suivent la réception de la réclamation, le directeur général informe le détenu par écrit de sa décision motivée (article 164, § 2, de la loi de principes). Le détenu peut introduire auprès de la commission d’appel du Conseil central de surveillance pénitentiaire un recours contre cette décision (article 165, § 1er, de la loi de principes). Le recours est introduit au plus tard le septième jour à compter de la date à laquelle le détenu a été informé de la décision contestée (article 165, § 2, de la loi de principes).
B.6.4. L’article 167 de la loi de principes forme le titre IX (« Disposition temporaire ») de cette loi. Il dispose :
« § 1er. Sauf dispositions contraires, les dispositions de la présente loi sont applicables aux personnes internées sur la base des articles 7 et 21 de la loi du 9 avril 1930 de défense sociale contre les anormaux, les délinquants d’habitude et les auteurs de certains délits sexuels, en attendant qu’une loi détermine le statut juridique applicable à ces personnes.
§ 2. Les articles 17, 18 et 163 à 166 inclus relatifs au placement et au transfèrement ne sont pas applicables aux personnes visées au § 1er.
[...] ».
B.7. La commission d’appel néerlandophone du Conseil central de surveillance pour l’administration pénitentiaire, qui est la juridiction a quo, demande à la Cour si l’article 167, § 2, de la loi de principes est compatible avec les articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de
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l’homme, « en ce qu’il exclut à l’égard des personnes internées la possibilité de réclamation et de recours visée aux articles 18 et 163 à 166 de cette loi, lorsque l’administration pénitentiaire, dans les limites de la marge d’appréciation que lui confère la décision de la chambre de protection sociale, décide dans quelle prison ou section de défense sociale la personne internée sera privée de liberté, de sorte que cette dernière, contrairement au détenu condamné, ne dispose pas d’une voie de recours adaptée à son statut pour soumettre la décision discrétionnaire de l’administration pénitentiaire au contrôle d’une juridiction indépendante, à savoir la commission d’appel ».
B.8.1. Le litige au fond concerne le transfèrement de J.H., interné, de la prison de Gand vers celle de Turnhout. Le tribunal de l’application des peines de Gand, chambre de protection sociale, avait précédemment décidé qu’il serait placé dans la section de défense sociale à « Merksplas/Turnhout/Gand ». J.H. a introduit auprès du directeur général de l’administration pénitentiaire une réclamation contre son transfèrement vers la prison de Turnhout. Cette réclamation a été déclarée irrecevable, à la suite de quoi J.H. a introduit un recours devant la juridiction a quo.
B.8.2. Il ressort des pièces transmises par le Conseil des ministres que le 17 juin 2024, soit après que la juridiction a quo a posé la question préjudicielle précitée, le tribunal de l’application des peines de Gand, chambre de protection sociale, a accordé à J.H. une libération à l’essai. L’une des conditions qui y étaient attachées consiste en l’obligation pour J.H. de disposer d’une adresse fixe, dans un premier temps dans un centre de soins psychiatriques. Du fait de cette décision, J.H. ne doit donc plus séjourner à la prison de Turnhout.
B.9. Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de renvoyer l’affaire à la juridiction a quo, afin qu’elle apprécie, à la lumière de ce nouvel élément, si la question préjudicielle appelle encore une réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
renvoie l’affaire à la juridiction a quo.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen