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30/01/2025 | BELGIQUE | N°14/2025

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 30 janvier 2025, 14/2025


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 14/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8168
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil, posées par la Cour du travail de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant

:
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 19 février 2024, dont l’expé...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 14/2025
du 30 janvier 2025
Numéro du rôle : 8168
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil, posées par la Cour du travail de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 19 février 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 22 février 2024, la Cour du travail de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Dans l’interprétation selon laquelle la mention de la ‘ justification de tous les montants réclamés ’ requise par l’article 2244, § 2, al. 4, 4°, anc. CCiv., poserait l’exigence de voir chiffrer avec précision la créance qui porte sur une somme d’argent, cette disposition ne viole-t-elle pas les articles 10 et 11 de la Constitution, en cela qu’un créancier d’une somme d’argent qui se limiterait à ne mentionner dans la mise en demeure visée à l’article 2244, § 2, anc. CCiv., qu’une créance chiffrée provisoirement à 1 € ne remplirait pas la condition mise par l’article 2244, § 2, al. 4, 4°, anc. CCiv., et l’acte serait dès lors dépourvu d’effet interruptif de prescription, alors qu’un autre créancier, détenteur d’une même créance, qui en réclamerait le paiement en justice par citation ou par une requête contradictoire et qui se limiterait à n’y mentionner qu’une créance chiffrée provisoirement à 1 € bénéficierait pleinement de l’effet interruptif de prescription attaché à l’acte introductif d’instance par l’article 2244, § 1er, anc.
CCiv ?
2) Dans l’interprétation selon laquelle la mention de la ‘ justification de tous les montants réclamés ’ requise par l’article 2244, § 2, al. 4, 4°, anc. CCiv., ne poserait pas l’exigence de voir
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chiffrer avec précision la créance qui porte sur une somme d’argent et s’accommoderait de la mention d’une créance chiffrée provisoirement à 1 €, cette disposition serait-elles conforme aux articles 10 et 11 de la Constitution ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Narcisse Agovic, assistée et représentée par Me Eliot Huisman, avocat au barreau de Bruxelles;
- la ville de Bruxelles, représentée par son collège des bourgmestre et échevins, assistée et représentée par Me Gaëtan Vanhamme, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nicolas Bonbled et Me Gabrielle Mathues, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- Narcisse Agovic;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 20 novembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Narcisse Agovic est au service de la ville de Bruxelles depuis le 16 mars 1995. Le 1er septembre 2006, elle est engagée par le même employeur comme ouvrière auxiliaire, poste pour lequel elle dispose d’un logement de fonction. À la suite d’un accident de travail le 17 janvier 2015, reconnu par jugement, Narcisse Agovic cesse de se présenter à son travail. Le 18 octobre 2017, la ville de Bruxelles initie une procédure de cessation de son contrat de travail pour cause d’inaptitude médicale, actée par le collège communal le 21 décembre de la même année. Le 18 décembre 2018, le conseil de Narcisse Agovic adresse une mise en demeure au collège en contestant à la fois le montant de l’indemnité et le fondement du licenciement. Dans ce courrier, il est réclamé plusieurs montants libellés en mois et semaines de rémunération, et tous évalués à un euro provisionnel.
N’ayant obtenu satisfaction, Narcisse Agovic introduit une requête devant le Tribunal du travail de Bruxelles le 17 décembre 2019, soit plus d’un an après la date du licenciement. Le Tribunal déclare la demande irrecevable pour cause de prescription. Il juge que les mentions obligatoires que doit contenir la mise en demeure pour valablement interrompre la prescription en vertu de l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil, en
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l’espèce « la justification de tous les montants réclamés au débiteur », ne sont pas respectées. Narcisse Agovic interjette appel de ce jugement devant la Cour du travail de Bruxelles, la juridiction a quo, qui décide de poser les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. La partie appelante devant la juridiction a quo fait valoir avant toute chose que le prescrit de l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil n’exige pas d’évaluer ou de chiffrer avec précision la créance; seule est mentionnée l’exigence de justification. Quand bien même pourrait-on l’interpréter autrement, les éléments de la lettre de mise en demeure en l’espèce permettent bien de préciser la créance, puisque les montants sont libellés en mois et semaines de rémunération. Or, la partie adverse devant la juridiction a quo dispose de tous les éléments nécessaires pour déterminer ce montant. La partie appelante devant la juridiction a quo développe donc, à titre subsidiaire, l’ensemble de ses arguments relatifs à une différence de traitement injustifiée.
A.1.2. Les situations mises en avant par la première question préjudicielle sont, selon la partie appelante devant la juridiction a quo, suffisamment comparables. En effet, toutes deux concernent des créanciers de sommes d’argent souhaitant récupérer ces sommes et qui désirent interrompre un délai de prescription dans ce cadre.
Aucun critère objectif n’existe pour différencier les catégories susmentionnées. La partie appelante devant la juridiction a quo rappelle que l’objectif du législateur était de proposer une alternative aux procédures introduites dans le seul but d’interrompre la prescription et ainsi d’éviter les frais inutiles et de désengorger les tribunaux. La Cour a par ailleurs repris ces éléments dans l’arrêt n° 44/2021 du 11 mars 2021 (ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.044).
Il ne peut donc être soutenu, au vu de ces éléments, que la mention de la justification de tous les montants réclamés exigerait de devoir évaluer ou chiffrer avec précision le montant de la créance. Une telle interprétation contredit non seulement le libellé de la disposition en cause, mais elle est contraire aux objectifs poursuivis par le législateur.
Enfin, la partie appelante devant la juridiction a quo allègue qu’elle crée des effets disproportionnés pour le créancier qui fait usage d’une mise en demeure, en comparaison avec le créancier qui peut réclamer un euro provisionnel par le biais d’une citation aux fins notamment d’interrompre la prescription.
La partie appelante devant la juridiction a quo soutient que les arguments développés plus haut répondent utilement aux deux questions préjudicielles. À défaut, elle propose de remplacer la seconde question préjudicielle par une autre question, telle que formulée dans son mémoire.
A.2.1. Le Conseil des ministres souligne à titre liminaire que la juridiction a quo préjuge selon lui de la première question préjudicielle en ce qu’elle adhère à la thèse de l’assouplissement du formalisme appliqué à la mise en demeure. Par ailleurs, il affirme que les deux questions préjudicielles ne sont pas réellement distinctes mais correspondent au mécanisme parfois utilisé par la Cour de « double dispositif ». Par conséquent, le Conseil des ministres ne répond qu’à la première question préjudicielle.
A.2.2. Le Conseil des ministres soutient qu’il n’existe pas de violation des normes de contrôle visées dans la question préjudicielle. À titre principal, le Conseil des ministres allègue que les catégories mises en avant par la question préjudicielle ne sont pas suffisamment comparables. En effet, elles diffèrent l’une de l’autre par l’approche et la voie de résolution privilégiée; le seul partage de quelques caractéristiques ne suffit pas. La lettre d’avocat constitue une voie amiable, tandis que la citation mène à une procédure judiciaire. Plusieurs autres différences peuvent être pointées, comme le fait que les coûts d’une procédure judiciaire sont bien plus élevés, et le constat que ces voies ne s’adressent pas au même professionnel du droit. Ainsi, l’article 2244, § 1er, de l’ancien Code civil s’adresse d’abord à l’huissier de justice, lequel est chargé de vérifier le respect des mentions et conditions de forme en tant que tiers neutre, tandis que le paragraphe 2 de la même disposition s’adresse à l’avocat, qui n’est pas un tiers neutre. Enfin, la volonté du législateur a toujours été de ne pas confondre les deux voies, comme en témoigne le maintien de deux paragraphes distincts.
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A.2.3. À titre subsidiaire, si les catégories devaient néanmoins être considérées comme comparables, le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement est suffisamment justifiée.
Tout d’abord, la distinction repose sur un critère objectif et pertinent, et poursuit un but légitime. Les travaux préparatoires de la disposition font en effet état d’un double objectif, à savoir, d’une part, celui d’offrir aux créanciers une alternative aux actes interruptifs de prescription existants, en recourant à un formalisme simplifié, et, d’autre part, celui de permettre aux mêmes créanciers de réaliser des économies financières et procédurales.
Toutefois, les mêmes travaux préparatoires insistent sur le caractère strict, exprès et obligatoire des mentions et mettent dès lors en lumière un troisième objectif, celui de sauvegarder les intérêts de la personne mise en demeure, dans un souci de préservation de la sécurité juridique et du principe du procès équitable. L’article 2244, § 2, de l’ancien Code civil tend par conséquent à assurer l’équilibre entre le premier double objectif et les soucis de précision et de rigueur. Le Conseil des ministres note que la Cour a, dans son arrêt n° 181/2014 du 10 décembre 2014 (ECLI:BE:GHCC:2014:ARR.181), validé la restriction ratione personæ de la mise en demeure spécifiquement pour des raisons de préservation de la sécurité juridique. Un tel raisonnement doit également être appliqué en l’espèce.
Ensuite, le Conseil des ministres affirme que le respect du formalisme est indispensable à la sauvegarde des intérêts de la personne mise en demeure, qui doit en comprendre clairement la portée et les conséquences. La sécurité juridique est un principe général du droit de l’Union européenne, qui comprend les soucis de prévisibilité et d’accessibilité. Or, si la seule mention de « 1 € » provisionnel suffit, rien n’empêche plus d’éluder ou d’interpréter autrement les autres conditions de validité de la mise en demeure. À cet égard, le formalisme doit être mis en parallèle avec celui qui existe en ce qui concerne le droit à la protection du consommateur, lequel exige une description précise et détaillée des montants réclamés au débiteur (article XIX.7 du Code de droit économique). Les travaux préparatoires de la disposition en cause font d’ailleurs référence à ceux de l’article précité, même si les relations contractuelles sont différentes. Cette interprétation stricte est en outre confirmée par la doctrine. En effet, l’article 2244, § 2, de l’ancien Code civil est une exception à la souplesse du droit commun de la mise en demeure. À cet égard, le Conseil des ministres considère que l’arrêt n° 44/2021, précité, est inapplicable au cas d’espèce, puisque cet arrêt a été rendu dans le contexte bien particulier du droit de l’environnement bruxellois et que, nonobstant, l’assouplissement progressif du formalisme pour l’un des modes interruptifs de la prescription n’emporte pas automatiquement le même effet pour les autres modes.
Enfin, le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement est proportionnée aux buts visés, puisque la disposition en cause, en maintenant des exigences rigoureuses pour la mise en demeure, assure un équilibre entre les effets recherchés par le créancier et la protection des intérêts du débiteur. L’avocat qui rédige un tel courrier ne peut raisonnablement plaider la confusion.
A.2.4. À titre infiniment subsidiaire, si une violation devait être constatée, le Conseil des ministres allègue qu’une interprétation conforme à la Constitution est alors possible. Ainsi, en ce qu’il n’exclut pas qu’une créance qui porte sur une somme d’argent soit chiffrée provisoirement à un euro, l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil ne violerait pas les normes visées dans la question préjudicielle. Ceci répond d’ailleurs également à la seconde question préjudicielle.
A.3.1. En ce qui concerne la première question préjudicielle, la ville de Bruxelles soutient d’abord que les situations y présentées ne sont pas comparables, puisqu’elles découlent d’un choix procédural différent qui appelle des conditions d’application distinctes. D’une part, la citation est une action en justice, dont les conditions ont été assouplies par la loi du 16 juillet 2012 « modifiant le Code civil et le Code judiciaire en vue de simplifier les règles qui gouvernent le procès civil », et qui entraîne une procédure judiciaire contradictoire. D’autre part, la mise en demeure ne sert pas à obtenir une décision judiciaire, n’a pas été assouplie par le législateur, et produit des effets attachés à la mise en demeure classique.
À titre subsidiaire, la ville de Bruxelles soutient que la différence de traitement est suffisamment justifiée.
L’objectif de la disposition en cause est de favoriser l’un des modes alternatifs de règlement des conflits, à savoir la négociation amiable, et ce afin de désengorger les tribunaux et de réaliser des économies pour les créanciers. Le formalisme, dans ce cadre, est important et pertinent, puisque le débiteur doit être en mesure de connaître
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précisément l’objet et l’étendue de la demande. L’objectif n’est en effet nullement de permettre l’interruption de la prescription à tout prix, ni de permettre la conservation des droits du créancier à tout prix.
A.3.2. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, la ville de Bruxelles considère qu’elle n’appelle aucune réponse car elle ne fait pas état des deux catégories de personnes à comparer. En tout état de cause, une réponse affirmative entraînerait une situation déraisonnablement défavorable pour les débiteurs.
A.4.1. La partie appelante devant la juridiction a quo conteste les interprétations des parties adverses concernant la seconde question préjudicielle. Au contraire, cette question appelle bien une réponse, puisque l’interprétation visée change la donne. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient la ville de Bruxelles, les situations visées ne sont pas absentes, dès lors qu’il s’agit des mêmes que celles qui sont visées dans la première question préjudicielle.
A.4.2. En ce qui concerne la comparabilité des situations visées, et en réponse à l’argument de la ville de Bruxelles, la partie appelante devant la juridiction a quo rappelle qu’après une mise en demeure, il peut y avoir des négociations, qui conduisent à préciser et à chiffrer la créance.
Par ailleurs, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, on ne peut tirer de conclusions de la qualité des professionnels du droit concernés. En effet, un huissier de justice peut très bien intervenir pour une mise en demeure également. À l’inverse, une citation est généralement d’abord préparée par un avocat. En tout état de cause, ce n’est plus la citation, mais bien la requête, qui est le mode privilégié d’introduction d’une procédure en justice.
A.4.3. En ce qui concerne la justification de la différence de traitement, la partie appelante devant la juridiction a quo allègue que, contrairement à ce que soutiennent les parties adverses, le débat doit bien avoir lieu à propos de l’interprétation des règles qui mettent en place un formalisme strict. Ainsi, l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil utilise le substantif « justification » et non « chiffrage ». Aucune interprétation contraire ne peut être soutenue. À cet égard, la mention du droit des consommateurs n’est pas pertinente.
A.5. En ce qui concerne l’interprétation de la disposition en cause, le Conseil des ministres maintient que le substantif « justification » suppose manifestement une évaluation et un chiffrage des sommes en cause, faute de quoi il serait vidé de toute signification. Par ailleurs, la comparaison avec la mise en demeure adressée aux consommateurs n’est pas farfelue, puisque la volonté du législateur, dans les deux cas, est de protéger les intérêts du débiteur.
En ce qui concerne les éléments concrets contenus dans la mise en demeure en l’espèce, le Conseil des ministres soutient qu’il ne revient pas au débiteur de deviner, d’évaluer ou de chiffrer lui-même la créance, quand bien même le débiteur serait l’employeur du créancier. La partie appelante devant la juridiction a quo tente en réalité de contourner le formalisme matériel de la disposition en cause.
Enfin, le Conseil des ministres allègue que l’objectif d’interrompre la prescription, s’il est légitime, n’est pas en soi contradictoire avec le respect de conditions strictes. Il rappelle que le double objectif poursuivi par le législateur de promouvoir une alternative à la voie judiciaire tout en réalisant des économies est à mettre en balance avec le souci de maintenir un caractère strict du formalisme pour sauvegarder les intérêts du débiteur.
-B-
B.1.1. L’article 2244 de l’ancien Code civil énumère limitativement les actes juridiques qui interrompent la prescription civile. Il dispose :
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« § 1er. Une citation en justice, un commandement, une sommation de payer visée à l’article 1394/21 du Code judiciaire ou une saisie, signifiés à celui qu’on veut empêcher de prescrire, forment l’interruption civile.
Une citation en justice interrompt la prescription jusqu’au prononcé d’une décision définitive.
Pour l’application de la présente section, un recours en annulation d’un acte administratif devant le Conseil d’État ou une juridiction administrative organisée par l’État, les Communautés ou les Régions a, à l’égard de l’action en réparation du dommage causé par l’acte administratif annulé, les mêmes effets qu’une citation en justice.
§ 2. Sans préjudice des articles 5.231 et 5.é, la mise en demeure envoyée par l’avocat du créancier, par l’huissier de justice désigné à cette fin par le créancier ou par la personne pouvant ester en justice au nom du créancier en vertu de l’article 728, § 3, du Code judiciaire, par envoi recommandé avec accusé de réception, au débiteur dont le domicile, le lieu de résidence ou le siège social est situé en Belgique interrompt également la prescription et fait courir un nouveau délai d’un an, sans toutefois que la prescription puisse être acquise avant l’échéance du délai de prescription initial. La prescription ne peut être interrompue qu’une seule fois par une telle mise en demeure, sans préjudice des autres modes d’interruption de la prescription.
Si le délai de prescription prévu par la loi est inférieur à un an, la durée de la prorogation est identique à celle du délai de prescription.
L’interruption de la prescription intervient au moment de l’envoi de la mise en demeure par envoi recommandé avec accusé de réception. L’avocat du créancier, l’huissier de justice désigné à cette fin par le créancier ou la personne pouvant ester en justice au nom du créancier en vertu de l’article 728, § 3, du Code judiciaire s’assure des coordonnées exactes du débiteur par un document administratif datant de moins d’un mois. En cas de résidence connue différente du domicile, l’avocat du créancier, l’huissier de justice désigné à cette fin par le créancier ou la personne pouvant ester en justice au nom du créancier en vertu de l’article 728, § 3, du Code judiciaire s’assure adresse une copie de son envoi recommandé à ladite résidence.
Pour interrompre la prescription, la mise en demeure doit contenir de façon complète et explicite les mentions suivantes :
1° les coordonnées du créancier : s’il s’agit d’une personne physique, le nom, le prénom et l’adresse du domicile ou, le cas échéant, de la résidence ou du domicile élu conformément aux articles 36 et 39 du Code judiciaire; s’il s’agit d’une personne morale, la forme juridique, la raison sociale et l’adresse du siège social ou, le cas échéant, du siège administratif conformément à l’article 35 du Code judiciaire;
2° les coordonnées du débiteur : s’il s’agit d’une personne physique, le nom, le prénom et l’adresse du domicile ou, le cas échéant, de la résidence ou du domicile élu conformément aux articles 36 et 39 du Code judiciaire; s’il s’agit d’une personne morale, la forme juridique, la
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raison sociale et l’adresse du siège social ou, le cas échéant, du siège administratif conformément à l’article 35 du Code judiciaire;
3° la description de l’obligation qui a fait naître la créance;
4° si la créance porte sur une somme d’argent, la justification de tous les montants réclamés au débiteur, y compris les dommages et intérêts et les intérêts de retard;
5° le délai dans lequel le débiteur peut s’acquitter de son obligation avant que des mesures supplémentaires de recouvrement puissent être prises;
6° la possibilité d’agir en justice pour mettre en œuvre d’autres mesures de recouvrement en cas d’absence de réaction du débiteur dans le délai fixé;
7° le caractère interruptif de la prescription provoqué par cette mise en demeure;
8° la signature de l’avocat du créancier, de l’huissier de justice désigné à cette fin par le créancier ou de la personne pouvant ester en justice au nom du créancier en vertu de l’article 728, § 3, du Code judiciaire ».
La Cour est spécifiquement interrogée sur le paragraphe 2, alinéa 4, 4°, de la disposition précitée, qui concerne le mode d’interruption particulier de la prescription que constitue la mise en demeure.
B.1.2. La loi du 23 mai 2013 « modifiant l’article 2244 du Code civil pour attribuer un effet interruptif de la prescription à la lettre de mise en demeure de l’avocat, de l’huissier de justice ou de la personne pouvant ester en justice en vertu de l’article 728, § 3, du Code judiciaire » (ci-après : la loi du 23 mai 2013) a conféré un caractère interruptif de prescription à la mise en demeure envoyée par l’avocat du créancier, l’huissier de justice désigné par le créancier ou la personne pouvant ester en justice au nom du créancier.
Les travaux préparatoires de cette réforme précisent :
« Le but de la présente proposition n’est évidemment pas de transformer de manière générale l’avocat en officier ministériel, mais simplement de conférer à l’un de ses actes particuliers accomplis en dehors de l’enceinte judiciaire elle-même des effets légaux particuliers. Il s’agit en somme d’épargner des procédures judiciaires parfois inutiles et qui détournent les magistrats de leur fonction première, tout en permettant au justiciable de réaliser des économies financières non négligeables » (Doc. parl., Sénat, S.E., 2010, n° 5-145/1, p. 2).
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Ces mêmes travaux insistent sur le fait que les actes visés par l’article 2244 de l’ancien Code civil doivent être parfaitement réguliers pour revêtir un effet interruptif de la prescription :
« Dans le système préconisé, la mise en demeure devient, moyennant le respect de certaines conditions strictes et impératives, un acte important par les conséquences qui s’y rattachent et qui concernent l’existence même du droit querellé » (ibid.).
Dans son avis, la section de législation du Conseil d’État observe:
« En introduisant un nouveau mode interruptif de la prescription, à savoir une mise en demeure opérée par lettre recommandée – avec accusé de réception – envoyée par l’avocat du créancier au débiteur de ce dernier, la proposition de loi fait évoluer la logique qui sous-tend la définition des causes qui interrompent la prescription. En effet, dans l’esprit de l’auteur de la proposition, le créancier n’agit plus dans l’intention de porter devant le juge une créance qu’il ne pourra recouvrer dans le délai légal de prescription, l’objectif étant au contraire de lui permettre de prendre une mesure conservatoire de son titre de créance en recourant à un formalisme simplifié. Pour ce faire, il ne sera donc plus requis de recourir notamment à une citation faisant intervenir un huissier de justice » (Doc. parl., Sénat, 2010-2011, n° 5-145/3, pp. 3-4).
Quant à la première question préjudicielle
B.2.1. La juridiction a quo demande à la Cour si la disposition en cause, interprétée en ce sens que la mention de la « justification de tous les montants réclamés » exige de voir chiffrer avec précision la créance qui porte sur une somme d’argent et exclut donc l’évaluation à un euro provisionnel, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Il ressort des faits de l’affaire en cause que, bien qu’une partie des créances soit formulée en termes de semaines et mois de rémunération, l’indication, in fine, d’un montant provisionnel d’un euro rend la créance réclamée indéterminée au moment de l’envoi de la mise en demeure.
La Cour répond à la question préjudicielle dans cette mesure.
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B.2.2. La partie appelante devant la juridiction a quo conteste cette interprétation. Elle estime que l’évaluation à un euro provisionnel de la ou des sommes d’argent réclamées répond adéquatement à l’exigence de la condition en cause.
B.2.3. Sous réserve d’une lecture manifestement erronée des dispositions en cause, il revient en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique.
L’interprétation mentionnée en B.2.1 n’est pas manifestement erronée. En effet, comme le relève le Conseil des ministres, une condition de formalisme strict ne peut par définition être interprétée comme pouvant se satisfaire d’un caractère indéfini. La Cour répond dès lors à la question préjudicielle dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo.
B.3. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.4.1. La question préjudicielle porte sur l’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil en ce qu’il créerait une différence de traitement entre, d’une part, le créancier d’une somme d’argent mentionnée dans une mise en demeure et chiffrée provisoirement à un euro et, d’autre part, un créancier qui réclamerait le paiement d’une même créance chiffrée provisoirement à un euro par la voie judiciaire. Dans le premier cas, le délai de prescription n’est pas valablement interrompu par la mise en demeure, tandis que, dans le second, le délai de prescription est interrompu par la citation ou la requête contradictoire.
B.4.2. Ces deux catégories de personnes sont comparables. Dans les deux cas, une personne qui se revendique titulaire d’un droit de créance a l’intention d’interrompre la
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prescription relative au recouvrement de cette somme d’argent, dont le montant est provisoirement fixé dans l’attente de précisions complémentaires.
B.5.1. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.2 que le législateur a souhaité assouplir certaines formalités qu’il trouvait excessives dans le cadre de l’interruption de la prescription, à savoir principalement le recours à une citation en justice par l’intermédiaire d’un huissier de justice, tout en insistant sur le souci de la régularité des moyens employés. L’objectif du législateur est de favoriser le recouvrement amiable des créances, mais aussi de lutter contre l’arriéré judiciaire, dans un esprit d’économie de procédure et de coûts.
B.5.2. Toutefois, le législateur a pu légitimement considérer que le mode interruptif que constitue la mise en demeure requérait un traitement spécifique.
En effet, la mise en demeure est un acte juridique unilatéral qui consiste en l’interpellation du débiteur en des termes énergiques, par laquelle le créancier lui rappelle, d’une manière claire et non équivoque, la nécessité d’exécuter son obligation. Le débiteur ainsi interpellé doit, afin de répondre adéquatement à la mise en demeure et d’exécuter son obligation, être informé le plus précisément possible sur la nature et l’étendue de celle-ci. Dès lors, comme il ressort des travaux préparatoires de la loi du 23 mai 2013, le législateur a raisonnablement pu considérer que, pour des motifs de sécurité juridique et de sauvegarde des intérêts du débiteur, il convenait de soumettre cette possibilité au respect de certaines conditions strictes et impératives, y compris la précision et la justification des montants réclamés.
À l’inverse, une créance chiffrée provisoirement à un euro dans une citation ou une requête contradictoire ne heurte pas les intérêts du débiteur ni la sécurité juridique, puisque la procédure judiciaire initiée permettra à toutes les parties, dans le respect du principe du contradictoire, de faire valoir leurs arguments et de préciser la créance en cause. De plus, cette procédure mène à l’intervention d’un juge qui statue en pleine juridiction et peut examiner tous les aspects factuels, juridiques et procéduraux de la cause.
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B.5.3. La soumission à un formalisme strict d’un acte dont les effets de droit sont importants ne produit pas des effets disproportionnés pour le créancier, d’autant plus que la loi a confié cette possibilité à des catégories professionnelles qui sont en mesure de veiller au respect des conditions légales et d’évaluer les risques de prescription de la créance dont elles poursuivent le paiement ainsi que le comportement qu’il y a lieu d’adopter en vue d’éviter pareille prescription.
Il en va de même pour les créanciers qui, d’un point de vue socio-économique, sont considérés comme la partie faible dans la relation avec leurs débiteurs, comme ce peut être le cas en l’espèce en matière de droit du travail. Dans cette situation, en l’absence de certitude sur le montant de la somme réclamée, l’accès peu onéreux et aisé aux tribunaux compétents par le biais d’une requête contradictoire, voire d’une requête déformalisée (article 704 du Code judiciaire), ainsi que l’exception, en la matière, au monopole de représentation des avocats, répondent au souci de réduire les obstacles et les lourdeurs afin de sauvegarder leurs droits.
B.6. Pour ces motifs, la différence de traitement visée par la question préjudicielle n’est pas dénuée de justification raisonnable.
B.7. L’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.8. La Cour est interrogée sur la conformité de la disposition en cause aux articles 10 et 11 de la Constitution dans une interprétation strictement opposée à celle qui est mentionnée en B.2.1. Il ressort de l’arrêt de renvoi que cette question préjudicielle revêt un caractère subsidiaire par rapport à la première question et qu’elle vise à donner à la Cour la possibilité de constater l’existence d’une interprétation conforme à la Constitution en cas de réponse affirmative à la première question préjudicielle.
B.9. Dès lors, compte tenu de la réponse donnée à la première question préjudicielle, la seconde question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
12
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 2244, § 2, alinéa 4, 4°, de l’ancien Code civil ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 14/2025
Date de la décision : 30/01/2025
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 12/02/2025
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2025-01-30;14.2025 ?

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