Cour constitutionnelle
Arrêt n° 4/2025
du 16 janvier 2025
Numéro du rôle : 8154
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 269, § 2, du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il a été inséré par l’article 5, b), de la loi-programme du 28 juin 2013, posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Yasmine Kherbache, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 11 janvier 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 26 janvier 2024, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 269, § 2, du CIR 1992, tel qu’introduit par la loi du 28 juin 2013, en ce qu’il opère une distinction entre les apports en numéraire intégralement libérés et les apports en nature, crée-t-il une discrimination et viole-t-il les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, dès lors que seuls les propriétaires d’actions d’une société dont le capital souscrit a été financé et libéré intégralement par des apports en numéraire bénéficient du taux réduit de 15 % sur les dividendes attribués après le 1er juillet 2013 et que les propriétaires d’actions d’une société dont le capital souscrit a été financé et libéré au moyen de l’apport de sa créance en compte-courant seraient exclus de ce nouveau régime et ne bénéficieraient pas de ce taux réduit alors qu’il n’existe aucun risque d’abus dès lors que le compte-courant ne peut pas être artificiellement gonflé ou surévalué et alors que si le même dirigeant avait scindé l’opération en se faisant rembourser son compte-courant de la société pour ensuite faire apport des liquidités ainsi obtenues, il aurait pu bénéficier du taux réduit du précompte immobilier ? ».
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Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SRL « A.I.R.S. », assistée et représentée par Me Jean-François Libert, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Isabelle Tasset, avocate au barreau de Liège-Huy.
Par ordonnance du 6 novembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par un acte notarié du 27 novembre 2013, S.R. et R.S. constituent une société en vue de l’exercice de la profession de détective privé. L’acte constitutif fixe le capital social à 18 600 euros, étant entendu que seuls 4 200 euros, soit un tiers de ce capital, sont libérés lors de la constitution de la société. Le 31 mai 2019, R.S. fait un apport de 12 400 euros depuis son compte courant associé, afin de libérer le capital non appelé. Le 12 septembre 2019, la société rentre une déclaration au précompte mobilier sur les dividendes attribués de 100 000 euros, dans le cadre de laquelle elle applique un taux de 15 %. Le 1er septembre 2020, elle applique ce même taux à l’occasion de la déclaration au précompte mobilier sur les dividendes attribués de 60 000 euros.
Le 13 décembre 2021, l’administration fiscale transmet à la société précitée un avis de rectification, rejetant le taux de 15 % pour cause de non-respect des conditions prévues à l’article 269, § 2, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), dès lors qu’à la date d’attribution des dividendes, la totalité du capital social doit avoir été libérée en numéraire. Or, selon l’administration fiscale, celui-ci a été libéré partiellement en nature, par la conversion de créance du 31 mai 2019, de sorte qu’il convient d’appliquer un taux de 30 %. Le 17 février 2022, l’administration établit deux cotisations, respectivement pour l’année 2019 et pour l’année 2020, en vue de l’application de ce taux.
La société précitée conteste ces cotisations devant le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, qui est la juridiction a quo. Par son jugement du 11 janvier 2024, celui-ci constate que l’objectif que poursuivait le législateur lorsqu’il a exclu les apports en nature du régime du taux de 15 % en adoptant la loi-
programme du 28 juin 2013 était d’attirer les capitaux en numéraire dans les petites et moyennes entreprises. En outre, le Tribunal de première instance relève que, par son arrêt n° 134/2014 du 25 septembre 2014
(ECLI:BE:GHCC:2014:ARR.134), la Cour a estimé que cette mesure était raisonnablement justifiée, en ce que les apports en nature peuvent davantage donner lieu à des abus, notamment par une surévaluation. Toutefois, selon le Tribunal de première instance, le risque d’abus est limité dans l’hypothèse d’un apport de créance en compte courant gérant, libellé dans une unité monétaire, dès lors que, d’une part, ce compte courant ne peut pas être artificiellement surévalué et que, d’autre part, le taux réduit aurait pu être appliqué, dans l’hypothèse où le dirigeant aurait scindé l’opération en se faisant rembourser la dette sur son compte courant pour ensuite faire apport des liquidités ainsi obtenues.
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Partant, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, sursoit à statuer et, à la demande de la partie demanderesse devant la juridiction a quo, pose à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo soutient que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Selon elle, les situations visées dans cette question produisent des effets analogues. À cet égard, elle souligne que, dans le cas d’une scission de l’opération d’apport, évoqué dans la question préjudicielle, la société bénéficie d’un apport d’argent frais et le gérant peut bénéficier du taux réduit pour le précompte mobilier, alors que, le cas échéant, la société peut avoir contracté un emprunt bancaire afin de rembourser la créance du gérant, de sorte qu’elle s’appauvrit en raison des intérêts qu’elle doit rembourser à la banque. En outre, la partie demanderesse devant la juridiction a quo affirme que l’apport de liquidités et l’apport d’une créance sont deux flux monétaires exprimés dans la même unité, à savoir l’euro, avec pour conséquence une augmentation de trésorerie égale à leur valeur. Par ailleurs, elle soutient que la créance se transformera indéniablement en liquidités dans le futur, de sorte que la différence de qualification résulte uniquement d’une question de temporalité. En toute hypothèse, contrairement aux autres apports en nature, tel l’apport d’un bien immeuble, l’évaluation d’une créance ne fait pas l’objet d’une longue discussion.
A.1.2. Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, la mesure en cause est prétendument justifiée par la volonté du législateur de recapitaliser les petites et moyennes entreprises ainsi que par le souci de limiter les abus résultant de la surévaluation des apports. Or, l’exclusion systématique des apports de créance est contraire à ces objectifs, dès lors que de tels apports permettent une recapitalisation et ne sont pas susceptibles d’une évaluation frauduleuse, puisqu’une somme d’argent ne peut pas être surestimée. Partant, la mesure en cause n’est pas raisonnablement justifiée et elle s’avère discriminatoire.
A.1.3. En réponse aux arguments avancés par le Conseil des ministres, la partie demanderesse devant la juridiction a quo affirme qu’une diminution des dettes d’une société permet de disposer de liquidités supplémentaires pour atteindre ses objectifs, puisqu’une telle diminution permet de libérer les ressources financières qui étaient auparavant affectées au remboursement des dettes. Autrement dit, un apport de créance permet d’améliorer la situation financière nette de la société en ce que des capitaux deviennent disponibles pour les besoins en développement. Par ailleurs, en ce qui concerne le recours au dispositif anti-abus prévu à l’article 344, § 1er, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), évoqué par le Conseil des ministres, la partie demanderesse devant la juridiction a quo soutient qu’un tel argument revient à priver le contribuable du bénéfice du taux réduit, alors même que les conditions légales sont réunies. En réalité, selon elle, la seule question pertinente en l’espèce est celle de savoir si l’apport en nature d’une créance est susceptible d’une évaluation frauduleuse, dès lors que c’est pour ce motif que la juridiction a quo a interrogé la Cour.
A.2.1. Le Conseil des ministres soutient tout d’abord que la différence de traitement en cause repose sur un critère objectif, à savoir la circonstance que l’acquisition des actions s’opère via un nouvel apport en numéraire ou non. Il ressort des travaux préparatoires de la loi-programme du 28 juin 2013 que l’objectif du législateur était d’amener de nouveaux capitaux dans les sociétés. À cet égard, il est évident qu’une société ne dispose pas de nouveaux capitaux lorsque le gérant participe à une augmentation de capital en incorporant au capital les dettes qu’il détient à l’encontre de la société concernée. En effet, si une telle opération a pour effet de diminuer les dettes de la société, elle ne lui apporte pas de l’argent frais pour atteindre ses objectifs de développement.
A.2.2. En outre, le Conseil des ministres ajoute que les risques d’abus sont bien présents dans l’hypothèse d’un apport d’un compte courant gérant, puisque le solde créditeur de ce compte peut être la résultante d’une multitude d’écritures comptables dont certaines peuvent être totalement fictives, ainsi que la jurisprudence le met
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en évidence. Pour cette raison, l’Institut des réviseurs d’entreprises recommande la plus grande vigilance dans le cas d’un tel apport.
A.2.3. En toute hypothèse, la différence de traitement est proportionnée, dès lors que tout associé qui entend participer à une augmentation a le choix quant à la manière de la financer, à savoir via un apport en numéraire ou via un apport en nature. À cet égard, le Conseil des ministres relève que l’apport en numéraire n’est pas subordonné à un formalisme excessivement lourd qui rendrait la différence de traitement disproportionnée. Lorsqu’il opère un tel choix, l’associé peut privilégier l’apport en numéraire, mais il doit alors en assumer les conséquences du point de vue des avantages et des inconvénients, notamment la non-application du taux réduit au précompte mobilier.
En l’espèce, le contribuable s’est lui-même exclu, par une décision prise librement, du taux réduit prévu à l’article 269, § 2, du CIR 1992.
A.2.4. Par ailleurs, le Conseil des ministres relève que, dans l’hypothèse où l’opération d’apport en nature serait scindée en vue du bénéfice du taux réduit pour le précompte mobilier, comme mentionné dans la question préjudicielle, la mesure anti-abus prévue à l’article 344, § 1er, du CIR 1992 pourrait être appliquée, ainsi que les travaux préparatoires de la loi du 28 juin 2013 le mettent en évidence, ce qui entraînerait l’inopposabilité de l’opération à l’administration fiscale.
A.2.5. En réponse aux arguments avancés par la partie demanderesse devant la juridiction a quo, le Conseil des ministres affirme que l’hypothèse d’un prêt bancaire renvoie à une hypothèse bien particulière de la situation visée dans la question préjudicielle, alors que cette dernière est formulée de manière générale. En toute hypothèse, en l’espèce, la société à responsabilité limitée concernée n’a jamais contracté un tel prêt. En outre, le Conseil des ministres rappelle qu’une créance ne constitue pas de la trésorerie nouvelle; ainsi, cette créance peut découler d’une prestation de service accomplie pour la société ou d’un prêt antérieurement consenti. Enfin, le Conseil des ministres observe que, par son arrêt n° 134/2014 précité, la Cour a jugé que la surévaluation était seulement un des abus que les apports en nature pouvaient entraîner, sans exclure l’existence d’autres formes d’abus contre lesquelles la disposition en cause tend également à lutter. À l’inverse, les apports en numéraire ne présentent pas de tels risques.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 269, § 2, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), tel qu’il a été inséré par l’article 5, b), de la loi-programme du 28 juin 2013 et tel qu’il a été modifié par l’article 62 de la loi du 17 mars 2019 « adaptant certaines dispositions fiscales fédérales au nouveau Code des sociétés et des associations », qui énonce :
« Par dérogation au § 1er, 1°, le taux du précompte mobilier est réduit pour les dividendes, à l’exception des dividendes visés à l’article 18, alinéa 1er, 2°ter et 3°, pour autant que :
1° la société qui distribue ces dividendes soit une société qui, sur base des critères visés à l’article 1:24, §§ 1er à 6, du Code des sociétés et des associations, est considérée comme petite société pour l’exercice d’imposition lié à la période imposable au cours de laquelle l’apport en capital a lieu;
2° ces dividendes proviennent d’actions ou parts nouvelles nominatives;
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3° ces actions ou parts soient acquises au moyen de nouveaux apports en numéraire;
4° ces apports en numéraire ne proviennent pas de la distribution des réserves taxées qui sont, conformément à l’article 537, alinéa 1er, soumises à un précompte mobilier réduit visé au même alinéa;
5° ces apports soient effectués à partir du 1er juillet 2013;
6° le contribuable détienne la pleine propriété de ces actions ou parts nominatives de façon ininterrompue depuis l’apport en capital;
7° ces dividendes soient alloués ou attribués lors de la répartition bénéficiaire des deuxième exercice comptable ou suivants après celui de l’apport.
Le précompte mobilier est de :
1° 20 % pour les dividendes alloués ou attribués lors de la répartition bénéficiaire du deuxième exercice comptable après celui de l’apport;
2° 15 % pour les dividendes alloués ou attribués lors de la répartition bénéficiaire des troisième exercice comptable et suivants après celui de l’apport.
[...]
Les sommes souscrites relatives à l’augmentation du capital doivent être entièrement libérées et il ne peut être créé à cette occasion d’actions ou parts préférentielles ».
B.1.2. L’article 269 du CIR 1992 fixe les taux d’imposition du précompte mobilier. En ce qui concerne les dividendes, un taux de 30 % s’applique en principe (article 269, § 1er, 1°, du CIR 1992). Par la loi-programme du 28 juin 2013, le législateur a prévu des taux dérogatoires de 20 % et de 15 % pour les dividendes qui satisfont à certaines conditions (article 269, § 2, du CIR 1992).
B.1.3. Les taux réduits du précompte mobilier ne s’appliquent que si les dividendes sont distribués par une société « qui, sur base des critères visés à l’article 15 du Code des sociétés, est considérée comme petite société pour l’exercice d’imposition lié à la période imposable au cours de laquelle l’apport en capital a lieu ». Initialement, le législateur souhaitait que ces taux s’appliquent uniquement pour les dividendes distribués par des petites et moyennes entreprises (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2853/001, p. 5).
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En outre, les dividendes doivent provenir d’actions ou parts nouvelles nominatives (article 269, § 2, alinéa 1er, 2°, du CIR 1992), ces actions doivent être acquises au moyen de nouveaux apports en numéraire (article 269, § 2, alinéa 1er, 3°, du CIR 1992), ces apports doivent avoir été effectués à partir du 1er juillet 2013 (article 269, § 2, alinéa 1er, 5°, du CIR 1992) et les sommes souscrites doivent avoir été entièrement libérées avant la distribution des dividendes (article 269, § 2, dernier alinéa, du CIR 1992).
Il ressort par ailleurs des travaux préparatoires de la loi-programme du 28 juin 2013 que les apports pris en considération sont tant ceux qui sont effectués dans le cadre d’une augmentation de capital que ceux qui sont effectués dans le cadre de la création de la société concernée (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2853/001, p. 5).
B.1.4. Le législateur a assorti la réduction du taux du précompte mobilier d’un délai d’attente, de sorte que le taux de 20 % ne s’applique que « pour les dividendes alloués ou attribués lors de la répartition bénéficiaire du deuxième exercice comptable après celui de l’apport » (article 269, § 2, alinéa 2, 1°, du CIR 1992), et que celui de 15 % ne vise que « les dividendes alloués ou attribués lors de la répartition bénéficiaire des troisième exercice comptable et suivants après celui de l’apport » (article 269, § 2, alinéa 2, 2°, du CIR 1992). Ces délais d’attente ne courent qu’à partir de la date de l’apport proprement dit et non de celle de la libération effective de la somme souscrite (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-
2351/003, pp. 33 et 122).
B.2.1. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce que « seuls les propriétaires d’actions d’une société dont le capital souscrit a été financé et libéré intégralement par des apports en numéraire bénéficient du taux réduit de 15 % sur les dividendes attribués après le 1er juillet 2013 et que les propriétaires d’actions d’une société dont le capital souscrit a été financé et libéré au moyen de l’apport de sa créance en compte courant seraient exclus de ce nouveau régime et ne bénéficieraient pas de ce taux réduit alors qu’il n’existe aucun risque d’abus dès lors que le compte courant ne peut pas être artificiellement gonflé ou surévalué et alors que si le même dirigeant avait scindé l’opération en se faisant rembourser son compte courant de la société
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pour ensuite faire apport des liquidités ainsi obtenues, il aurait pu bénéficier du taux réduit du précompte mobilier ».
B.2.2. Il ressort du libellé de la question préjudicielle que la Cour est uniquement interrogée sur la condition, mentionnée à l’article 269, § 2, alinéa 1er, 3°, du CIR 1992, selon laquelle les taux réduits de précompte mobilier ne s’appliquent que si les dividendes proviennent d’actions ou de parts acquises au moyen de nouveaux apports en numéraire, ce qui exclut les apports en nature.
B.3.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination. L’article 172 de la Constitution est une application particulière de ce principe en matière fiscale.
Le principe d’égalité en matière fiscale n’interdit pas au législateur d’octroyer un avantage fiscal à certains contribuables, pour autant que la différence de traitement ainsi créée puisse se justifier raisonnablement.
B.3.2. Il appartient au législateur d’établir le taux de l’impôt. Il dispose en la matière d’une large marge d’appréciation. En effet, les mesures fiscales constituent un élément essentiel de la politique socio-économique. Elles assurent non seulement une part substantielle des recettes qui doivent permettre la réalisation de cette politique, mais elles permettent également au législateur d’orienter certains comportements et d’adopter des mesures correctrices afin de donner corps à la politique sociale et économique.
Les choix sociaux qui doivent être réalisés lors de la collecte et de l’affectation des ressources relèvent de la compétence du législateur. La Cour ne peut sanctionner de tels choix politiques ainsi que les motifs qui les fondent que s’ils reposent sur une erreur manifeste ou s’ils sont déraisonnables.
En outre, le législateur fiscal ne peut pas prendre en compte les particularités de chaque cas d’espèce. Il peut appréhender leur diversité de manière approximative et simplificatrice.
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B.4. La question préjudicielle porte sur la différence de traitement entre, d’une part, les propriétaires d’actions d’une société dont le capital a été financé et libéré intégralement par des apports en numéraire et, d’autre part, les propriétaires d’actions d’une société dont le capital souscrit a été financé et libéré au moyen de l’apport de sa créance en compte courant, en ce que les seconds ne peuvent bénéficier des taux réduits de précompte mobilier pour les dividendes qu’ils perçoivent.
B.5. Cette différence de traitement repose sur un critère objectif, plus précisément sur le type d’apport concerné, selon que celui-ci est réalisé en numéraire ou en nature, ce qui est le cas des créances en compte courant.
B.6.1. Au sujet du système prévu à l’article 269, § 2, du CIR 1992, les travaux préparatoires de la loi-programme du 28 juin 2013 mentionnent :
« Par le point 2° du présent article, le Conseil des ministres souhaite encourager, dans le cadre du plan de relance de l’économie et plus particulièrement des PME, la souscription aux augmentations du capital social des PME en accordant une réduction du précompte mobilier (et du taux de l’impôt des personnes physiques) sur les dividendes distribués aux détenteurs des actions ou parts nouvelles créées dans le cadre de ces augmentations de capital sous réserve du respect de plusieurs conditions.
[...]
Dans le but d’amener de nouveaux capitaux dans ces sociétés, ce sont les seuls apports en numéraire qui sont visés » (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2853/001, p. 5).
B.6.2. En réponse à une question parlementaire, le ministre des Finances a également précisé, au sujet de l’exclusion des apports en nature du régime de l’article 269, § 2, du CIR 1992 :
« La mesure à laquelle vous faites référence sert à attirer de nouveaux capitaux pour les PME. À cet égard, seul un apport en numéraire est envisagé. La conversion d’une créance ne signifie pas que de l’argent frais est mis à disposition de la société. Les augmentations de capitaux qui résultent de la conversion de créances ne peuvent donc pas bénéficier de cette règle » (Compte rendu intégral, Chambre, 29 avril 2015, CRIV 54 COM 150, p. 15).
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B.6.3. En outre, le Conseil des ministres fait valoir que le législateur a voulu, d’une part, attirer de nouveaux capitaux et, d’autre part, éviter les abus, en adoptant la condition d’apport en numéraire.
B.6.4. Il en ressort que, en adoptant la mesure en cause, le législateur a voulu encourager les augmentations du capital social des PME existantes et la création de nouvelles PME, et ce « dans le cadre du plan de relance de l’économie et plus particulièrement des PME ». À cet égard, il a souhaité encourager l’apport d’« argent frais » dans la société concernée, et donc exclure les apports en nature.
B.6.5. Les objectifs poursuivis par le législateur tendent donc en l’espèce à orienter et à corriger la politique sociale et économique, objectifs qu’il peut poursuivre, comme il est dit en B.3.2, lors de l’adoption de mesures fiscales.
B.7.1. Par son arrêt n° 134/2014 du 25 septembre 2014
(ECLI:BE:GHCC:2014:ARR.134), la Cour a jugé que la différence de traitement citée en B.4
était raisonnablement justifiée au regard des objectifs précités :
« Comme il a été rappelé en B.7, le législateur peut, lorsqu’il adopte des mesures fiscales, poursuivre des objectifs liés à l’orientation et à l’adoption de mesures correctrices de la politique sociale et économique. Le contexte général de la mesure attaquée permet de déduire que le législateur a voulu, afin de soutenir la croissance économique, encourager les épargnants à utiliser leur épargne pour des investissements dans des petites et moyennes entreprises. La différence de traitement critiquée n’est ainsi pas dénuée de justification raisonnable. Pour le surplus, lorsqu’il fixe les modalités d’une mesure fiscale, le législateur peut choisir les conditions qui sont le moins susceptibles de donner lieu à des abus. En l’espèce, il peut être raisonnablement considéré que des apports en nature, par rapport aux objectifs poursuivis par le législateur en termes de consolidation du capital social des petites et moyennes entreprises, peuvent davantage donner lieu à des abus que des apports en numéraire, notamment en raison de l’éventuelle surévaluation des apports en nature. Du reste, la circonstance qu’il existe déjà une disposition anti-abus générale (article 344, § 1er, du CIR 1992) n’empêche pas le législateur, lorsqu’il adopte une mesure fiscale déterminée, de prévoir des conditions spécifiques visant à éviter des abus spécifiques » (B.18).
B.7.2. La circonstance que, dans l’affaire qui est à l’origine de la décision de renvoi, l’apport en nature en cause consiste en un apport de créance en compte courant n’est pas susceptible de conduire à une autre conclusion, dès lors qu’un tel apport peut également
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entraîner des abus, par exemple à travers une manipulation des écritures comptables. À
l’inverse, le risque d’abus est limité en cas d’apport en numéraire.
B.7.3. Ainsi que le mentionne la question préjudicielle, s’il est exact que, théoriquement, les propriétaires d’actions de la société demanderesse devant la juridiction a quo auraient pu bénéficier de la réduction prévue par la disposition en cause en « scindant » l’opération – sous réserve de l’hypothèse de l’abus fiscal visé à l’article 344, § 1er, du CIR 1992 (voy. Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2853/001, p. 8) –, il reste que cette possibilité n’a pas été mise en œuvre et qu’il faut considérer qu’un propriétaire d’actions d’une société qui décide d’effectuer un apport d’une créance en compte courant, dans les mêmes circonstances que le propriétaire d’action de la société à responsabilité limitée en cause, en a évalué les avantages et les inconvénients.
B.8. L’article 269, § 2, alinéa 1er, 3°, du CIR 1992 est compatible avec les articles 10, 11
et 172 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 269, § 2, alinéa 1er, 3°, du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il a été inséré par l’article 5, b), de la loi-programme du 28 juin 2013 et modifié par l’article 62 de la loi du 17 mars 2019 « adaptant certaines dispositions fiscales fédérales au nouveau Code des sociétés et des associations », ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 16 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul