Cour constitutionnelle
Arrêt n° 2/2025
du 9 janvier 2025
Numéro du rôle : 8144
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 10 du Code bruxellois du logement, posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par l’arrêt n° 258.297 du 21 décembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 15 janvier 2024, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 10 de l’ordonnance du 11 [lire : 17] juillet 2003 portant le Code bruxellois du Logement viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, dans la mesure où il ne prévoit pas, concernant le délai pour introduire un recours suspensif devant le Gouvernement ou le fonctionnaire délégué à cette fin, que le jour de l’échéance est reporté au plus prochain jour ouvrable si ce jour est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, de sorte que certains bailleurs qui introduisent un tel recours disposent d’un délai plus court que les autres ? ».
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, assisté et représenté par Me Evrard de Lophem, Me Sébastien Depré et Me Anne-Charlotte Ekwalla Timsonet, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 6 novembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être
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entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 13 février 2020, le fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale du logement prend une décision d’interdiction immédiate de mise en location de deux logements au sein d’un bien immeuble sis sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale. Le 19 août 2020, le propriétaire de ces logements se voit infliger deux amendes administratives, pour un montant total de 34 500 euros, contre lesquelles il introduit, le 7 septembre 2020, un recours suspensif auprès du fonctionnaire délégué de l’Administration de l’aménagement du territoire et du logement. Le 25 septembre 2020, par deux décisions, le fonctionnaire délégué estime que le recours est irrecevable pour cause de tardiveté.
Le même jour, le propriétaire précité introduit devant le Conseil d’État un recours dirigé contre ces décisions.
Par l’arrêt n° 258.297 du 21 décembre 2023, le Conseil d’État observe que l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement ne définit pas le mode de calcul du délai de quinze jours dans lequel le recours suspensif qu’il organise doit être introduit auprès du fonctionnaire délégué. Selon le Conseil d’État, les règles prescrites par le Code judiciaire en ce qui concerne la computation des délais ne s’appliquent pas aux recours administratifs organisés.
Par ailleurs, il constate que la Cour de cassation juge que le report du jour de l’échéance d’un délai au plus prochain jour ouvrable lorsque ce jour est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal ne constitue pas un principe général de droit. Le Conseil d’État en conclut que l’échéance du délai de quinze jours prévu à l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement ne peut pas être reporté au plus prochain jour ouvrable lorsque le dernier jour de ce délai est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, comme c’est le cas en l’espèce.
Le Conseil d’État s’interroge néanmoins sur la constitutionnalité d’une telle mesure et, à la demande de la partie requérante devant la juridiction a quo, pose à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. À titre préliminaire, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale souligne que le délai de recours prévu par la disposition en cause prend cours le lendemain du jour de la réception de l’acte qui ouvre ce délai, sauf disposition en sens contraire. Par ailleurs, il affirme, d’une part, que ni l’arrêté du Régent du 23 août 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat » (ci-après :
l’arrêté du Régent du 23 août 1948) ni le Code judiciaire ne s’appliquent aux recours administratifs organisés et, d’autre part, que le report de l’échéance d’un délai ne constitue pas un principe général de droit, comme la jurisprudence du Conseil d’État et celle de la Cour de cassation le mettent en évidence. Enfin, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale précise que, selon la jurisprudence constante du Conseil d’État, le samedi est un jour ouvrable.
A.2. En ce qui concerne le libellé de la question préjudicielle, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale suppose que les « autres bailleurs » visés dans cette question sont ceux qui disposent de la
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totalité des quinze jours mentionnés dans la disposition en cause et ceux qui jouiraient d’un délai plus long en raison d’un report de l’échéance du délai au plus prochain jour ouvrable.
A.3. Selon le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, la différence de traitement soulevée dans la question préjudicielle est justifiée et proportionnée. Il affirme que le nombre de jours que compte un délai varie souvent en fonction des circonstances. Ainsi, l’article 88 de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 prévoit que le délai de soixante jours pour le dépôt d’un mémoire en réponse après la réception d’une requête en annulation peut être prolongé si ce délai expire un samedi, un dimanche ou un jour férié. Dans sa jurisprudence, le Conseil d’État estime que l’expiration d’un délai à des jours différents est une conséquence inévitable de l’existence même du délai. Le délai prévu par une disposition légale ne correspond donc pas toujours à la réalité. Partant, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que la différence de traitement en cause est directement inhérente à l’existence d’un délai.
-B-
B.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il ne prévoit pas, en ce qui concerne le délai pour introduire un recours suspensif contre la décision infligeant une amende administrative, que le jour de l’échéance est reporté au plus prochain jour ouvrable si ce jour est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal.
B.2. L’article 10 du Code bruxellois du logement dispose :
« § 1er. Sans préjudice des dispositions relatives à la gestion publique énoncées aux articles 15 et suivants, le fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale peut imposer une amende administrative :
- au bailleur qui a mis un logement en location en violation des dispositions de l’article 5, dûment constatée conformément aux dispositions de l’article 7, § 2;
- au bailleur qui continue à louer, à proposer à la location ou à faire occuper un logement en location, en violation des dispositions de l’article 8.
Par dérogation à l’alinéa précédent, l’amende est obligatoire lorsque le manquement constaté porte sur un des critères déterminés conformément à l’article 7, § 3, alinéa 7, deuxième tiret.
§ 2. L’amende administrative visée à l’alinéa 1er s’élève à un montant compris entre 2.000
et 25.000 euros par logement loué, et dépendant du nombre d’infractions constatées et de leur gravité dans le chef du même bailleur. Chaque année, le Gouvernement peut indexer les montants susmentionnés. En cas de récidive de la part du même bailleur dans les cinq ans qui suivent une décision infligeant une telle amende administrative, les montants visés à l’alinéa précédent peuvent être doublés.
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Avant l’imposition de l’amende administrative, le bailleur mis en cause est entendu par le fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale ou par l’agent qu’il délègue à cette fin.
Le fonctionnaire dirigeant du Service d’Inspection régionale peut décider, le cas échéant, à la suite de l’audition, d’annuler, maintenir ou diminuer l’amende, et, dans l’attente de la réalisation des travaux ordonnés, suspendre la moitié de l’amende.
§ 3. Le bailleur dispose d’un recours suspensif devant le Gouvernement ou le fonctionnaire délégué à cette fin, dans les quinze jours de la notification de la décision lui infligeant une amende administrative.
Le Gouvernement ou le fonctionnaire délégué à cette fin se prononce dans les trente jours à dater de la réception du recours. A défaut de décision dans ce délai, l’imposition de l’amende administrative est infirmée.
§ 4. L’amende revêt un caractère exécutoire à dater, soit de la réception d’un courrier du Service d’inspection régionale constatant qu’aucun recours tel que prévu au § 3 n’a été introduit auprès du Gouvernement ou du fonctionnaire délégué à cette fin, soit de la notification de la décision du Gouvernement ou du fonctionnaire délégué, révisant l’amende après examen du recours.
Ces courriers reprennent notamment le montant de l’amende, le numéro de compte bancaire sur lequel celui-ci doit être versé, ainsi que le délai de paiement, qui ne peut excéder trois mois, sauf en cas d’accord du Service d’inspection régionale sur un plan d’apurement par versements mensuels, introduit avant l’expiration du délai initialement fixé et dont la durée totale ne peut pas dépasser cinq ans.
En cas d’absence de versement de la totalité de l’amende dans le délai initialement fixé, de non-introduction d’un plan d’apurement respectant les conditions fixées à l’alinéa précédent ou d’interruption des versements dans le cadre du plan d’apurement convenu, les sommes restant dues sont immédiatement exigibles, augmentées des intérêts légaux à la date de l’échéance. Ces dossiers sont transmis par le Fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale au fonctionnaire chargé par le gouvernement du recouvrement de ces montants. Ce fonctionnaire peut décerner une contrainte. La contrainte décernée est visée et rendue exécutoire par le fonctionnaire susmentionné ».
B.3. La Cour est invitée à comparer, d’une part, la situation des bailleurs qui bénéficient du délai de quinze jours pleins pour introduire le recours précité et, d’autre part, la situation des bailleurs qui disposent d’un délai réduit, dès lors que le jour de l’échéance n’est pas reporté au plus prochain jour ouvrable si ce jour est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal.
B.4.1. L’article 2 du Code judiciaire dispose :
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« Les règles énoncées dans le présent code s’appliquent à toutes les procédures, sauf lorsque celles-ci sont régies par des dispositions légales non expressément abrogées ou par des principes de droit dont l’application n’est pas compatible avec celle des dispositions dudit code ».
Il en découle que les règles énoncées par le Code judiciaire peuvent constituer le droit commun de la procédure et s’appliquer, le cas échéant, de manière supplétive à une procédure déterminée, sauf lorsque ces règles de procédure sont contredites ou que la procédure est régie autrement, soit par une disposition légale antérieure, non expressément abrogée, soit par une disposition légale ultérieure (Cass., 1er février 2001, ECLI:BE:CASS:2001:ARR.20010201.4;
12 juin 2009, ECLI:BE:CASS:2009:ARR.20090612.6).
B.4.2. En ce qui concerne les règles de computation des délais, l’article 53 du Code judiciaire prévoit que lorsque le jour d’échéance d’un délai est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, le jour de l’échéance est reporté au plus prochain jour ouvrable.
Les règles prescrites par l’article 53 précité pour le calcul des délais ne sont applicables qu’aux actes de procédure, soit les actes accomplis dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, sous le contrôle d’une juridiction contentieuse (Cass., 28 avril 1988, ECLI:BE:CASS:1988:ARR.19880428.11; CE, 13 janvier 2009, n° 189.445).
La Cour de cassation a jugé, en outre, que la règle contenue dans l’article 53 du Code judiciaire ne constitue pas un principe général de droit (Cass., 10 octobre 1985, ECLI:BE:CASS:1985:ARR.19851010.12).
B.4.3. Comme le relève la juridiction a quo, le législateur ordonnanciel, par l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement, a organisé un recours administratif. Dès lors que la décision prise par le fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale ne constitue pas un acte accompli dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, l’article 53 du Code judiciaire ne peut s’appliquer.
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B.5. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6. La différence de traitement repose sur le jour de l’échéance du délai d’introduction du recours visé à l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement. Il s’agit d’un critère objectif.
B.7.1. Le Code bruxellois du logement tend à concrétiser le droit au logement en stimulant efficacement l’offre de logements sur le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale (Doc.
parl., Conseil de la Région de Bruxelles-Capitale, 2002-2003, A-416/1, pp. 1, 5 et 11). Eu égard à l’article 23 de la Constitution, cet objectif s’impose au législateur compétent.
B.7.2. Les amendes administratives visées à l’article 10, § 1er, du Code bruxellois du logement tendent à donner une portée concrète à ce droit, dans une perspective d’efficacité (ibid., p. 10; Doc. parl., Conseil de la Région de Bruxelles-Capitale, 2002-2003, A-416/2, p 7).
Par l’établissement, à l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement, d’un délai de quinze jours pour contester cette amende, il faut par ailleurs considérer que le législateur ordonnanciel poursuit également un objectif de rapidité.
B.8.1. La Cour doit examiner, d’une part, si le critère de distinction précité est pertinent au regard des objectifs poursuivis par le législateur ordonnanciel, et, d’autre part, si la mesure en cause ne produit pas des effets disproportionnés pour les intéressés.
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B.8.2. En l’espèce, l’intéressé disposait, en application de l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement, d’un délai de quinze jours pour contester l’amende administrative infligée par le fonctionnaire dirigeant du Service d’inspection régionale.
B.8.3. La rapidité et l’efficacité de la procédure prévue par la disposition en cause ne sont pas de nature à justifier raisonnablement que le bailleur qui ne dispose que d’un délai de quinze jours pour introduire un recours suspensif contre l’amende administrative puisse voir ce délai raccourci de manière importante au seul motif que le jour de son échéance ne peut être reporté au plus prochain jour ouvrable lorsque le jour de l’échéance est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal. Compte tenu du caractère bref du délai applicable, en l’espèce, à un recours contre une sanction administrative à caractère pénal qui requiert une attention particulière quant au respect des droits de la défense de l’intéressé, l’absence de report du jour de l’échéance dans ce cas n’est pas raisonnablement justifiée.
B.9. En ce qu’il ne prévoit pas que le jour de l’échéance est reporté au plus prochain jour ouvrable si le jour de l’échéance est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
En ce qu’il ne prévoit pas que le jour de l’échéance est reporté au plus prochain jour ouvrable si le jour de l’échéance est un samedi, un dimanche ou un jour férié légal, l’article 10, § 3, du Code bruxellois du logement viole les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 9 janvier 2025.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul