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19/12/2024 | BELGIQUE | N°159/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 19 décembre 2024, 159/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 159/2024
du 19 décembre 2024
Numéro du rôle : 8151
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 « instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants », posée par le Tribunal du travail d’Anvers, division de Tongres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt,

Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par ...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 159/2024
du 19 décembre 2024
Numéro du rôle : 8151
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 « instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants », posée par le Tribunal du travail d’Anvers, division de Tongres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 2 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 janvier 2024, le Tribunal du travail d’Anvers, division de Tongres, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’application de l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants constitue-t-elle une violation des articles 10
et 11 de la Constitution, en ce que cette disposition prévoit une différence de traitement - quelle que soit la situation réelle des personnes à charge - entre les personnes suivantes :
- les travailleurs indépendants qui forment un ménage avec des enfants qui ne sont pas à charge en vertu de la législation relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités;
- les travailleurs indépendants qui forment un ménage avec des enfants qui sont à charge en vertu de la législation relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
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- Tommy Greunlinx, assisté et représenté par Me Kris Bosmans, avocat au barreau du Limbourg;
- l’ASBL « Group S - Caisse d’Assurances Sociales pour Indépendants », assistée et représentée par Me Edwin Truyens, avocat au barreau d’Anvers;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Aube Wirtgen et Me Liesbet Vandenplas, avocates au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’ASBL « Group S - Caisse d’Assurances Sociales pour Indépendants »;
- le Conseil des ministres.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Tommy Greunlinx, partie demanderesse devant la juridiction a quo, exploite un restaurant en tant que travailleur indépendant à titre principal. Pendant la pandémie de COVID-19, il sollicite le droit passerelle instauré en faveur des travailleurs indépendants.
Par un courrier du 10 octobre 2022, l’ASBL « Group S – Caisse d’Assurances Sociales pour Indépendants », partie défenderesse devant la juridiction a quo, fait savoir à Tommy Greunlinx qu’elle récupérera une partie du droit passerelle versé, au motif qu’il a bénéficié du taux appliqué aux personnes avec charge de famille, alors qu’il n’a pas de personnes à charge auprès de sa mutualité.
Tommy Greunlinx interjette appel de cette décision devant le Tribunal du travail d’Anvers, division de Tongres. Il estime qu’il a droit au taux majoré, étant donné qu’il a deux enfants avec son épouse et que ceux-ci sont à sa charge dans les faits, même si cela ne ressort pas d’un document administratif.
Avant de statuer quant au fond, le Tribunal du travail d’Anvers, division de Tongres, estime qu’il est nécessaire de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Selon elle, il convient de tenir compte de l’objectif du droit passerelle, à savoir compenser la perte de revenus et une baisse du pouvoir d’achat. Eu égard à cet objectif et aux principes que la Cour a exposés dans l’arrêt n° 43/2023 du 16 mars 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.043), il y a lieu, pour déterminer le montant de la prestation, de tenir compte de la situation de fait. Une différence de traitement entre les travailleurs indépendants selon qu’ils ont dans les faits une personne à charge au sens de la législation sociale ou au sens de la législation fiscale n’est pas raisonnablement justifiée.
A.2.1. La partie défenderesse devant la juridiction a quo observe tout d’abord que la question préjudicielle repose sur une prémisse erronée, en ce que la juridiction a quo admet que des enfants ne soient à charge de personne au sens de la législation relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités. Les enfants sont en effet toujours à charge d’un seul titulaire. Il n’est pas possible que deux titulaires prennent le même enfant à charge.
A.2.2. Elle fait ensuite valoir que la question préjudicielle appelle une réponse négative. Elle fait référence, à cet égard, à l’arrêt de la Cour n° 197/2019 du 5 décembre 2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.197), étant entendu qu’il n’y a pas lieu de constater une inconstitutionnalité en l’espèce, puisque le contexte factuel est différent. Selon elle, l’arrêt de la Cour n° 43/2023, cité par la partie demanderesse devant la juridiction a quo, n’est pas pertinent, étant donné que sont comparées dans cet arrêt différentes catégories de travailleurs indépendants, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Elle souligne par ailleurs que les parents peuvent choisir librement lequel d’entre eux prend l’enfant à charge au sens de la législation relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.
A.3. Le Conseil des ministres estime également que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
Il fait valoir que la différence de traitement en cause est raisonnablement justifiée. Celle-ci repose tout d’abord sur un critère objectif, à savoir le fait d’avoir au moins une personne à charge auprès de la mutualité au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 « portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 » (ci-après : l’arrêté royal du 3 juillet 1996).
En outre, selon lui, le législateur poursuit un objectif légitime. Il entend en effet employer un critère permettant de déterminer si le travailleur indépendant a une charge de famille, puisqu’il peut être admis qu’un travailleur indépendant ayant charge de famille qui se retrouve sans revenus à la suite de l’interruption ou de la cessation de son activité en tant que travailleur indépendant en raison de circonstances indépendantes de sa volonté a besoin d’une prestation plus élevée qu’un travailleur indépendant qui se trouve dans les mêmes circonstances mais qui n’a pas de charge de famille. Dès lors que le critère choisi, qui est fondé sur l’inscription auprès de la mutualité, permet de déterminer si un travailleur indépendant a la qualité de titulaire avec charge de famille, la différence de traitement est en outre pertinente. La circonstance que la notion de « charge de famille » est interprétée différemment dans d’autres secteurs de la sécurité sociale ne conduit pas à une autre conclusion. Le choix de faire référence à l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, et partant à l’inscription auprès de la mutualité, relève du large pouvoir d’appréciation dont dispose le législateur en matière socio-économique.
Enfin, selon le Conseil des ministres, la différence de traitement ne produit pas des effets disproportionnés.
Les parents peuvent en effet, en principe, déterminer eux-mêmes librement auprès duquel d’entre eux l’enfant doit être inscrit comme personne à charge auprès de la mutualité. Ils peuvent donc eux-mêmes faire correspondre l’inscription auprès de la mutualité à la situation réelle. En outre, il est inévitable que le critère de distinction ne comporte qu’un certain degré d’approximation. Il est en effet impossible, à tout le moins très difficile, de toujours établir la répartition réelle de la charge de famille.
Pour le surplus, le Conseil des ministres souligne également que l’arrêt de la Cour n° 43/2023, cité par la partie demanderesse devant la juridiction a quo, n’est pas pertinent pour statuer sur la question préjudicielle. Les catégories de personnes à comparer ne sont en effet pas les mêmes et cet arrêt porte sur un autre problème, à savoir la perte de pouvoir d’achat.
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-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016
« instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants » (ci-après : la loi du 22 décembre 2016), qui, dans la version applicable à l’affaire pendante devant la juridiction a quo, dispose :
« Le montant mensuel de la prestation financière s’élève à 1.317,52 euros.
Cependant, le bénéficiaire peut prétendre au montant de 1.646,38 euros à condition qu’il ait une personne à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994.
Le fait d’avoir une personne à charge se prouve à l’aide d’une attestation de l’organisme assureur.
Tant que la caisse d’assurances sociales ne dispose pas de l’attestation nécessaire, il ne peut être prétendu qu’au montant mensuel visé dans l’alinéa 1er. Lorsque sur la base de l’attestation requise, il s’avère que le bénéficiaire a une personne à charge, la caisse d’assurances sociales doit procéder à la régularisation nécessaire.
Ce montant est rattaché à l’indice-pivot 147,31 (base 1996 = 100) ».
B.2.1. L’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 prévoit le montant mensuel de la prestation financière du droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants. Il prévoit un montant de base et un montant majoré. En vertu de cette disposition, dans la version en cause, le bénéficiaire peut prétendre au montant majoré s’il a une personne à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 « portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 » (ci-après : l’arrêté royal du 3 juillet 1996), qui dispose :
« La qualité de personne à charge d’un titulaire ou d’un travailleur, au sens de l’article 32
de la loi coordonnée, est attribuée aux personnes et dans les conditions déterminées par le présent article et par les articles 124, 125 et 127 :
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1. Le conjoint du ou de la titulaire, ou du travailleur ou de la travailleuse.
Le conjoint non divorcé, mais séparé de fait ou séparé de corps peut être personne à charge dans l’une des éventualités suivantes :
a) il assume l’entretien d’au moins un enfant considéré comme personne à charge. La qualité de personne à charge de cet enfant est appréciée, au sens du point 3, comme si le conjoint séparé de fait ou séparé de corps était lui-même titulaire;
b) il a obtenu une pension alimentaire, soit par décision judiciaire, soit par acte notarié ou acte sous seing privé, déposé au greffe du tribunal en cas de procédure de divorce ou de séparation de corps et de biens par consentement mutuel;
c) il est autorisé à percevoir des sommes dues par des tiers à son conjoint, en vertu de l’article 221 du Code civil;
d) il bénéficie d’une pension accordée en vertu d’une disposition légale, au conjoint séparé.
2. La personne qui cohabite avec le titulaire ou avec le travailleur ou la travailleuse visé à l’article 32, alinéa premier, 19°, de la loi coordonnée.
Son inscription n’est pas possible lorsque le conjoint du titulaire ou du travailleur, visé à l’alinéa premier, a lui-même la qualité de personne à charge ou lorsque le conjoint, titulaire lui-
même vit sous le même toit que le titulaire.
3. Les enfants énumérés ci-dessous, de moins de 25 ans :
a) les enfants et enfants adoptés du titulaire ou travailleur et ceux dans l’acte de naissance desquels le nom de celui-ci est mentionné;
b) les enfants et les enfants adoptés du conjoint du titulaire et ceux dans l’acte de naissance desquels le nom de ce conjoint est mentionné, lorsque le conjoint en assume l’entretien;
c) les enfants et enfants adoptés de la personne à charge du titulaire visée aux points deux ou quatre et ceux dans l’acte de naissance desquels le nom de cette personne est mentionné, lorsque cette personne en assume l’entretien;
d) les petits-enfants et arrière-petits-enfants du titulaire ou travailleur, de son conjoint ou de la personne visée aux points 2 et 4, lorsque ce titulaire ou travailleur assume l’entretien de ces enfants;
e) les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants du conjoint du titulaire ou travailleur ou ceux de la personne visée aux points 2 et 4, au sens des dispositions reprises aux b), c) et d), dont ce titulaire ou travailleur assume l’entretien après le décès de ce conjoint ou de cette personne;
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f) les enfants qui ont leur résidence principale en Belgique et qui ne sont pas visés aux points a) à e) inclus, dont le titulaire, son conjoint ou la personne visée aux points 2 et 4, assume l’entretien en lieu et place des père, mère ou autre personne auxquels incombe normalement cette charge. La preuve de la résidence en Belgique résulte de l’information visée à l’article 3, alinéa 1er, 5°, de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques, obtenue auprès du Registre national ou de tous moyens de preuve, délivrés par une autorité publique belge et reconnus comme tels par le fonctionnaire-dirigeant du Service du contrôle administratif.
4. Les ascendants du titulaire ou travailleur ou de son conjoint et, le cas échéant, leurs beaux-pères et belles-mères.
Pour l’application du présent article, est censée assumer l’entretien de l’enfant la personne qui cohabite avec l’enfant. La preuve de cette cohabitation résulte de l’information visée à l’article 3, alinéa 1er, 5°, de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques, obtenue auprès du Registre national. En ce qui concerne les enfants qui ne sont pas inscrits au Registre national, la preuve de la cohabitation résulte également de tous moyens de preuve reconnus comme tels par le Fonctionnaire dirigeant du Service du contrôle administratif ».
B.2.2. La condition selon laquelle il faut avoir une personne à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 pour pouvoir prétendre au montant majoré a été insérée par l’article 4 de la loi du 28 février 2021 « modifiant la loi du 22 décembre 2016
instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants et modifiant la loi du 23 mars 2020 modifiant la loi du 22 décembre 2016 instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants et introduisant des mesures temporaires dans le cadre du COVID-19
en faveur des travailleurs indépendants » (ci-après : la loi du 28 février 2021), qui produit rétroactivement ses effets au 1er mars 2020 (article 6 de la même loi). Avant cela, l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 prévoyait que le bénéficiaire pouvait prétendre au montant majoré « à condition qu’il ait la qualité de ‘ titulaire avec charge de famille ’ au sens de l’article 225 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 ».
Les travaux préparatoires de la loi du 28 février 2021 mentionnent, en ce qui concerne cette modification :
« Pour déterminer si le travailleur indépendant a la qualité de ‘ titulaire avec charge de famille ’, l’article 225 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 doit être pris en considération en vertu de l’article 10 de la loi du 22 décembre 2016, (c’est-à-dire la notion
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de ‘ charge de famille ’ dans le cadre de l’assurance indemnités). Dans la pratique, cela ne semble toutefois pas possible, car l’examen de l’existence ou non d’une charge de famille dans le cadre de l’assurance indemnités ne peut être effectué que lorsque le travailleur indépendant est en incapacité de travail. C’est pourquoi le projet de loi prévoit que c’est la notion de ‘ personne à charge ’ dans le cadre des soins de santé qui doit être prise en compte. La question qui se pose est de savoir si l’intéressé a une personne à charge auprès de son organisme assureur (‘ sur son carnet de mutuelle ’). Il s’agit de la notion de ‘ personne à charge ’ dans le sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 portant exécution de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités, coordonnée le 14 juillet 1994 » (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-1768/001, pp. 6 et 7).
B.2.3. La loi du 22 décembre 2016 a été abrogée par la loi-programme (I) du 26 décembre 2022.
Quant au fond
B.3.1. La juridiction a quo souhaite savoir si l’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que les travailleurs indépendants qui forment un ménage avec des enfants qui sont à leur charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 peuvent prétendre au montant majoré, alors que les travailleurs indépendants qui forment un ménage avec des enfants qui ne sont pas à leur charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 ne peuvent prétendre qu’au montant de base, quelle que soit la mesure dans laquelle ils assument dans les faits la charge des enfants.
B.3.2. La juridiction a quo interprète ainsi la disposition en cause en ce sens que la situation réelle n’est pas déterminante pour établir si un enfant est à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996. Dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo, il importe de savoir si l’enfant à charge du travailleur indépendant est inscrit auprès de son organisme assureur.
Cette interprétation soumise par la juridiction a quo n’est pas manifestement erronée. Elle est confirmée dans les travaux préparatoires cités en B.2.2, qui mentionnent que le critère est que « l’intéressé [ait] une personne à charge auprès de son organisme assureur (‘ sur son carnet de mutuelle ’) ».
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B.3.3. Il ressort par ailleurs de la décision de renvoi que le travailleur indépendant qui a bénéficié du droit passerelle a deux enfants avec son épouse, laquelle a les enfants à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996.
La Cour limite son examen à cette hypothèse.
B.4.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.4.2. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés.
B.5. La différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir le fait d’avoir ou non une personne à charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996.
B.6. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.2 que le législateur a inséré ce critère de distinction parce que l’ancien critère, qui renvoyait au titulaire avec charge de famille au sens de l’article 225 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, c’est-à-dire à la notion de « charge de famille » dans le cadre de l’assurance indemnités, s’avérait impraticable « car l’examen de l’existence ou non d’une charge de famille dans le cadre de l’assurance indemnités ne peut être effectué que lorsque le travailleur indépendant est en incapacité de travail ». Le législateur voulait un critère plus simple qui donnerait lieu à une simplification administrative.
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Cet objectif est légitime.
B.7.1. La différence de traitement en cause permet aussi d’atteindre cet objectif, étant donné que le critère de distinction ne dépend plus de l’incapacité de travail du travailleur indépendant et qu’il est plus simple que l’ancien critère. En effet, tous les enfants de moins de 25 ans peuvent automatiquement être à charge du titulaire en application de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, alors que, en application de l’article 225 du même arrêté royal, il est requis que ces enfants cohabitent avec le titulaire, qu’ils n’exercent aucune activité professionnelle et qu’ils ne bénéficient effectivement ni d’une pension ou d’une rente, ni d’une allocation ou d’une indemnité en vertu d’une législation belge ou étrangère, et qu’ils ne soient pas financièrement à charge d’une autre personne qui appartient au même ménage. En outre, en vertu de cette dernière disposition, le bénéficiaire risque même de perdre la qualité de titulaire avec personne à charge par le seul fait de cohabiter avec une personne autre qu’une personne à charge.
B.7.2. Au regard de l’objectif de la simplification administrative, il n’est du reste pas non plus sans justification raisonnable que le législateur choisisse un critère qui ne corresponde à la réalité que de manière simplificatrice et approximative.
B.8. Enfin, la différence de traitement en cause ne produit pas non plus des effets disproportionnés. En règle générale, les parents sont en effet libres de choisir auprès duquel d’entre eux l’enfant doit être inscrit et lequel en aura donc la charge au sens de l’article 123 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996. L’article 125 du même arrêté royal ne prévoit un ordre de priorité qu’à titre subsidiaire. Il dispose :
« Conformément à l’article 126 de la loi coordonnée, en cas de contestation entre des titulaires sur la question de savoir auprès duquel un enfant doit être inscrit comme personne à charge, l’enfant est inscrit par priorité comme personne à charge du titulaire le plus âgé.
Pour les titulaires qui ne vivent pas sous le même toit, l’enfant est inscrit par préférence comme personne à charge du titulaire qui cohabite avec lui ».
Un choix fait antérieurement à l’égard d’un enfant qui peut être inscrit en qualité d’enfant à charge auprès de plusieurs titulaires peut en outre être revu, étant entendu que la révision ne
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sort en principe pas ses effets immédiatement, conformément à l’article 126, § 2, de l’arrêté royal du 3 juillet 1996, qui dispose :
« Lorsqu’un enfant peut être inscrit en qualité d’enfant à charge de plusieurs titulaires, la demande visant à ce qu’il soit inscrit à charge d’un autre titulaire ne produit ses effets qu’au 1er janvier de l’année qui suit celle au cours de laquelle cette demande a été introduite auprès de l’organisme assureur de cet autre titulaire.
Cependant, en cas de modification de la situation de l’enfant pendant la période se situant entre l’introduction de la demande susvisée et le 1er janvier de l’année suivant celle de l’introduction de la demande, la demande sort ses effets immédiatement dans le respect des dispositions réglementaires applicables ».
B.9. L’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016, dans la version applicable à l’affaire pendante devant la juridiction a quo, est dès lors compatible avec les articles 10 et 11
de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 10, § 1er, de la loi du 22 décembre 2016 « instaurant un droit passerelle en faveur des travailleurs indépendants » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 159/2024
Date de la décision : 19/12/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 01/01/2025
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-12-19;159.2024 ?

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