Cour constitutionnelle
Arrêt n° 155/2024
du 19 décembre 2024
Numéros du rôle : 8052 et 8061
En cause : les recours en annulation totale ou partielle de l’article 13 de la loi du 26 décembre 2022 « portant des dispositions diverses en matière d’organisation judiciaire II », introduits par l’ASBL « Union Professionnelle de la Magistrature » et autres et par l’ASBL « Association syndicale des magistrats ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des recours et procédure
Par deux requêtes adressées à la Cour par lettres recommandées à la poste le 30 juin 2023
et le 10 juillet 2023 et parvenues au greffe les 4 et 11 juillet 2023, des recours en annulation totale ou partielle de l’article 13 de la loi du 26 décembre 2022 « portant des dispositions diverses en matière d’organisation judiciaire II » (publiée au Moniteur belge du 12 janvier 2023) ont été introduits par l’ASBL « Union Professionnelle de la Magistrature », Vincent Macq et Sarah Coisne, assistés et représentés par Me Xavier Close, avocat au barreau de Liège-Huy, et par l’ASBL « Association syndicale des magistrats », assistée et représentée par Me Jacques Englebert, avocat au barreau de Namur.
Ces affaires, inscrites sous les numéros 8052 et 8061 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Evrard de Lophem, Me Sébastien Depré, Me Germain Haumont et Me Megi Bakiasi, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, les parties requérantes dans l’affaire n° 8052, assistées et
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représentées par Me Elisabeth Kiehl, avocate au barreau de Liège-Huy, ont introduit un mémoire en réponse et le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et les affaires seraient mises en délibéré.
À la suite de la demande des parties requérantes dans l’affaire n° 8052 à être entendues, la Cour, par ordonnance du 9 octobre 2024, a fixé l’audience au 6 novembre 2024.
À l’audience publique du 6 novembre 2024 :
- ont comparu :
. Me Elisabeth Kiehl, pour les parties requérantes dans l’affaire n° 8052;
. Me Evrard de Lophem et Me Germain Haumont, également loco Me Sébastien Depré et Me Megi Bakiasi, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la position des parties requérantes
En ce qui concerne l’affaire n° 8052
A.1. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8052 estiment justifier d’un intérêt à demander l’annulation de l’article 13 de la loi du 26 décembre 2022 « portant des dispositions diverses en matière d’organisation judiciaire II » (ci-après : la loi du 26 décembre 2022), en ce que cette disposition insère un paragraphe 1er/1 dans l’article 186 du Code judiciaire. La première partie requérante est l’ASBL « Union Professionnelle de la Magistrature ». Elle précise qu’au regard de son objet social, elle justifie d’un intérêt à contester une disposition législative concernant la légalité de l’organisation judiciaire et les moyens humains affectés au fonctionnement des différentes entités de cette organisation. Les deux autres parties requérantes, qui sont des personnes physiques,
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se présentent respectivement comme juge au Tribunal de première instance du Luxembourg et administratrice de l’ASBL précitée, d’une part, et procureur du Roi près le parquet de Mons, administrateur et président du conseil d’administration de cette ASBL, d’autre part. En ces qualités, elles estiment justifier d’un intérêt à contester une disposition législative affectant la légalité de l’ordre judiciaire et susceptible d’affecter les moyens humains de fonctionnement des diverses entités judiciaires, en ce compris celles dont ces parties requérantes font actuellement partie.
A.2.1. Le moyen unique est pris de la violation des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 33, 146 et 157 de la Constitution, avec le principe de légalité s’imposant dans l’établissement et l’organisation des tribunaux, avec le principe de l’indépendance des juridictions, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte) et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
A.2.2. Les parties requérantes soutiennent que l’habilitation au Roi contenue dans la disposition attaquée n’est pas définie de manière suffisamment précise et que cette habilitation ne porte pas sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels sont déterminés, au préalable et en suffisance, par le législateur. À cet égard, les parties requérantes relèvent qu’aucune obligation n’est faite au Roi de respecter les cadres fixés par le législateur avant de recourir au système prévu par l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire. Une telle obligation est certes inhérente à l’interdiction faite au Roi de suspendre l’exécution des lois, inscrite à l’article 108 de la Constitution, mais force est de constater que, depuis plusieurs années, le pouvoir exécutif reste en défaut de se conformer aux cadres visés par le législateur. L’État belge a d’ailleurs été condamné pour ce motif par un jugement du 13 mars 2020 du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, sans que cette décision soit suivie d’effets. En réalité, le pouvoir exécutif considère que les cadres fixés par le législateur ne sont que des chiffres maxima à ne pas dépasser.
Cette idée innerve aussi l’exposé des motifs de la loi du 26 décembre 2022, laquelle n’exige d’ailleurs pas explicitement que les cadres soient remplis afin de pourvoir au mécanisme attaqué.
A.2.3. Par ailleurs, les parties requérantes ajoutent que la disposition attaquée repose sur l’affirmation selon laquelle il existerait une mesure de charge de travail fixée objectivement, sur laquelle les collèges pourraient se fonder pour proposer au Roi de modifier les cadres fixés par le législateur. Une telle mesure est en effet prévue par l’article 352bis du Code judiciaire, mais il y a lieu de relever que le Roi n’a jamais exécuté cette disposition.
Les parties requérantes soulignent que les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 font état de certains critères, qui ne doivent ni être fixés par règlement ni publiés, en vue de mesurer la charge de travail précitée par le biais d’une comparaison entre les charges de travail respectives de différentes juridictions. À l’inverse, le législateur n’établit aucune corrélation entre la charge de travail d’une entité et le cadre qui doit résulter d’une telle charge. Partant, aucune garantie n’est donnée au justiciable que l’entité voyant ses cadres diminuer, et ce, au seul motif que sa charge de travail est inférieure à celle d’une autre entité, disposera à l’avenir de cadres suffisants pour absorber sa propre charge de travail. En effet, la loi du 26 décembre 2022 n’impose pas de maintenir un effectif suffisant dans les entités au regard de leur charge de travail propre.
A.2.4. En outre, selon les parties requérantes, l’habilitation attaquée confère une simple faculté au Roi de suivre l’avis du collège concerné, de sorte qu’Il peut procéder à certaines modifications de cadres proposées tout en en refusant d’autres. Aucune balise n’est fixée à cet égard, de sorte que le pouvoir de l’exécutif est très largement discrétionnaire. Les parties requérantes ajoutent que, dès lors que le cadre est déterminé par un acte à portée réglementaire, sa modification et son absence de modification ne doivent même pas faire l’objet d’une motivation formelle. Par ailleurs, le législateur n’a imposé aucune limite, sur le plan territorial ou sur le plan du type de juridiction concernée, aux dérogations de cadre décidées par le Roi. Partant, un tribunal du travail dans le ressort territorial de la Cour d’appel de Mons pourrait voir son effectif diminuer aux fins d’augmenter le nombre de conseillers de la Cour d’appel d’Anvers, et ce, sans aucun débat parlementaire.
A.2.5. Les parties requérantes dénoncent aussi l’absence de caractère provisoire de la dérogation autorisée par la disposition attaquée. Elles soulignent qu’aucune limitation temporelle concrète n’est fixée par le législateur quant à l’autorisation donnée au Roi de modifier temporairement les cadres, ce qui porte atteinte au principe de légalité. En réalité, il ressort de l’exposé des motifs de la loi du 26 décembre 2022 que la dérogation n’est susceptible de cesser que par « une déperdition naturelle », c’est-à-dire, concrètement, un décès ou un départ à la
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retraite dans l’entité qui a bénéficié de l’augmentation de cadre et pour autant que la charge de travail de cette juridiction a diminué.
A.2.6. Par ailleurs, les parties requérantes soutiennent que les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 n’expliquent pas en quoi, en l’espèce, il est indispensable de se passer du pouvoir législatif. Elles soulignent que l’article 352bis du Code judiciaire prévoit qu’une mesure de la charge de travail est réalisée tous les cinq ans.
Partant, une modification des cadres par la loi doit être possible tous les cinq ans, et ce, même si l’intervention du législateur est plus lente que celle du pouvoir exécutif. Les parties requérantes en déduisent que l’habilitation attaquée n’est pas utile pour atteindre l’objectif poursuivi par le législateur, à savoir adapter les cadres à la charge réelle de travail des juridictions.
A.2.7. En réponse aux arguments développés par le Conseil des ministres, les parties requérantes affirment tout d’abord qu’il n’est pas nécessaire d’identifier les catégories de personnes à comparer lorsque la violation des articles 10 et 11 de la Constitution est dénoncée en combinaison avec des droits fondamentaux garantis par des dispositions de droit international. Elles relèvent par ailleurs que le Conseil des ministres formule une réponse détaillée au moyen. En tant que de besoin, la partie requérante affirme que plusieurs catégories de personnes peuvent être comparées, à savoir les acteurs du monde judiciaire, en ce compris les justiciables, qui, par l’effet de la disposition attaquée, sont en relation soit avec une entité qui bénéficie d’une augmentation de cadre, soit avec une entité qui ne fait pas l’objet du mécanisme prévu par l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire, soit encore avec une entité qui se voit privée d’une partie du cadre. En outre, la matière visée par l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire est bien réservée au législateur, comme la section de législation du Conseil d’État et la jurisprudence de la Cour le mettent en évidence, dès lors que la disposition attaquée porte bien sur l’organisation juridictionnelle et sur le statut des juges. Les parties requérantes concèdent qu’il est exact que la disposition attaquée ne dispense pas le Roi de ses autres obligations, qui découlent de la loi ou de la Constitution, mais, qu’en l’espèce, le législateur affirme vouloir résoudre un déficit structurel qui est précisément causé par l’inexécution des obligations qui incombent au Roi, de sorte que le raisonnement suivi est artificiel.
Les parties requérantes insistent sur le fait que le contexte dans lequel s’inscrit la disposition attaquée doit être pris en compte dans le cadre du contrôle de proportionnalité en ce que le législateur autorise le Roi à modifier les cadres prévus par la loi sans devoir les remplir au préalable, de sorte qu’une atteinte durable à l’équilibre des cadres, déterminé par le législateur, est à craindre. Par ailleurs, les parties requérantes mettent en évidence un arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 6 novembre 2023 qui confirme la condamnation de l’État belge à publier la vacance de l’ensemble des postes de magistrats et de greffiers prévus par les cadres et actuellement vacants. En outre, l’effet utile de l’existence d’une voie de recours contre l’arrêté royal éventuellement pris sur la base de la disposition attaquée doit être relativisé, dès lors que, de jurisprudence constante, le Conseil d’État et les juridictions judiciaires n’opèrent qu’un contrôle marginal sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du Roi. Enfin, la mesure attaquée ne peut aucunement être considérée comme temporaire, dès lors que les magistrats sont nommés à vie et que le législateur ne prévoit pas que le cadre diminué doit être rétabli. Les parties requérantes relèvent aussi que la jurisprudence de la Cour n’admet des dérogations temporaires qu’en vue de résoudre des problèmes non structurels et pourvu qu’elles n’excèdent pas un délai raisonnable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
En ce qui concerne l’affaire n° 8061
A.3. La partie requérante dans l’affaire n° 8061, qui est l’ASBL « Association syndicale des magistrats », estime justifier d’un intérêt à demander l’annulation de l’article 13 de la loi du 26 décembre 2022 en ce qu’il insère un paragraphe 1er/1 dans l’article 186 du Code judiciaire. En effet, sur la base de ses statuts, la partie requérante soutient qu’elle est habilitée à contester une disposition législative concernant l’organisation et le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en particulier lorsque cette disposition est de nature à mettre en cause la quantité et la qualité du service proposé au justiciable dans le respect des règles du procès équitable définies par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. La partie requérante allègue que son intérêt découle également de l’article 17, alinéa 2, du Code judiciaire, qui témoigne d’une conception inclusive de l’intérêt collectif à agir, dans la lignée de la jurisprudence de la Cour.
A.4.1. Le premier moyen est pris de la violation des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la séparation des pouvoirs, avec le principe de l’indépendance du pouvoir
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judiciaire, avec l’article 151, § 1er, de la Constitution, avec le principe de légalité en matière judiciaire, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 47 de la Charte et avec l’article 14
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Dans ce moyen, la partie requérante soutient que la disposition attaquée délègue au Roi la compétence discrétionnaire et arbitraire de modifier par arrêtés les cadres légaux, alors que ces cadres constituent un élément essentiel de l’organisation des cours, des tribunaux et des parquets, ce qui entraîne une discrimination entre les justiciables. Les parties requérantes précisent que la violation alléguée des articles 10, 11 et 13 de la Constitution doit aussi se lire en combinaison avec les articles 146, 152, alinéa 1er, 154, 155 et 157 de la Constitution, en ce que ces dernières dispositions fondent le principe de légalité en matière d’organisation judiciaire, selon lequel l’organisation des cours et tribunaux doit être réglée par la loi.
A.4.2. À l’appui du premier moyen, la partie requérante souligne que l’État belge est en défaut de respecter le prescrit de sa propre législation en matière de cadre des entités judiciaire et qu’il a été condamné à remplir ces cadres par un arrêt du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles du 13 mars 2020. Il en découle que le pouvoir judiciaire est, depuis plus de dix ans, empêché de remplir adéquatement sa mission, tant d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Au regard de ce contexte, la disposition attaquée accentue les difficultés auxquelles est confronté le pouvoir judiciaire, qui apparaît désormais également soumis à une diminution ou une augmentation de certains cadres, jusqu’à hauteur de 20 %, sur la base d’arrêtés royaux adoptés discrétionnairement, eux-mêmes pris à la suite d’avis discrétionnaires formulés par les collèges, et ce, sans obligation de motivation adéquate. Par ailleurs, la partie requérante dénonce l’immixtion du pouvoir exécutif dans le processus de nomination des membres de l’ordre judiciaire et les risques de discrimination qui en découlent, dès lors que la disposition attaquée ne comporte pas de garanties suffisantes à cet égard, ce qui apparaît contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
A.4.3. La partie requérante ajoute que le législateur n’a pas précisé lui-même de quelle manière l’évaluation de la charge de travail des entités de l’ordre judiciaire devait être déterminée dans le cadre de la disposition attaquée. Les critères utilisés semblent donc laissés à l’appréciation du ministre compétent, des collèges, voire d’opérateurs privés, ce qui n’est pas admissible. En effet, le principe de légalité exige que ces critères soient préalablement définis et objectivés par le législateur. Il en va également de la transparence, de la prévisibilité et de l’impartialité que les acteurs de l’ordre judiciaire et les justiciables sont en droit d’attendre de la gestion du pouvoir judiciaire. La partie requérante affirme que la méthode ou les techniques d’évaluation de la mesure de la charge de travail devraient être décrites par un arrêté royal, comme l’article 352bis du Code judiciaire l’exige d’ailleurs.
Elle soutient que cette mesure de la charge de travail ne doit pas être motivée et qu’aucun recours ne peut être introduit à son encontre.
A.4.4. Par ailleurs, la partie requérante relève qu’à plusieurs reprises, le législateur a procédé à des extensions de cadres visant à octroyer au pouvoir judiciaire les moyens humains nécessaires à l’accomplissement de sa mission. Comme la section de législation du Conseil d’État et la jurisprudence judiciaire ont eu l’occasion de le mettre en évidence, il en découle que le nombre d’emplois repris dans le cadre n’est pas un nombre maximum laissant toute latitude au pouvoir exécutif pour réduire le nombre d’emplois à pourvoir.
A.4.5. Enfin, la partie requérante dénonce la circonstance que la décision prise en application de la disposition attaquée sera conditionnée par certaines limites budgétaires.
A.5.1. Le second moyen est pris de la violation des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte. La partie requérante soutient que la disposition attaquée méconnaît le droit d’accès à la justice en ce qu’elle aggrave la sous-budgétisation et le dysfonctionnement chronique qui touchent le pouvoir judiciaire depuis une décennie. À cet égard, elle souligne que l’État belge a été condamné à plusieurs reprises pour violation de l’article 6
de la Convention européenne des droits de l’homme par la Cour éponyme et par les juridictions belges. Le sous-
financement de la justice belge, notamment par rapport à la moyenne européenne, est reconnu de longue date par les acteurs politiques et le Collège des cours et tribunaux eux-mêmes. Il en découle une absence de remplissage des cadres des juridictions, ce qui aboutit aussi, par la surcharge de travail qui en découle, à décourager les vocations. Le cas des juridictions bruxelloises atteste tout particulièrement des écueils engendrés par ce contexte, qui est dénoncé de longue date par les acteurs du monde judiciaire.
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A.5.2. La partie requérante constate que, si les objectifs apparemment poursuivis par la disposition attaquée sont de renforcer l’autonomie du pouvoir judiciaire, d’objectiver les besoins en fonction de la charge de travail et de s’adapter aux réalités du terrain, en réalité, par l’adoption de cette disposition, le législateur institutionnalise l’irrespect des cadres légaux et leur subordination à l’arbitraire budgétaire, en dehors de toute exigence de motivation adéquate et de recours. La partie requérante souligne que les collèges ne sont pas obligés de soumettre des propositions ou des avis de modifications de cadre, malgré les éventuelles données objectives qui devraient les y conduire, d’une part, et que le ministre compétent n’est pas non plus tenu de donner suite aux avis et propositions éventuellement formulées par les collèges, d’autre part. Des risques de discrimination entre les entités judiciaires sont donc à craindre aux différents stades du processus décisionnel et, par voie de conséquence, des discriminations entre les justiciables sont susceptibles d’émerger en ce que l’effectivité du droit d’accès à la justice risque de ne plus être assurée. La partie requérante affirme que, si ce droit peut être limité, notamment pour des motifs budgétaires, ces limitations ne peuvent conduire à une atteinte à la substance même du droit, ce qui est le cas lorsqu’une réglementation cesse de poursuivre les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice en constituant une barrière empêchant le justiciable de voir son litige au fond tranché par la juridiction compétente.
A.5.3. Selon la partie requérante, l’État belge présente une accumulation de manquements analogues et assez nombreux pour qu’ils ne soient pas ramenés à des incidents isolés. Ces manquements reflètent une situation qui perdure, à laquelle il n’a pas encore été porté remède et qui constitue une circonstance aggravante conduisant à la violation de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. La disposition attaquée s’inscrit précisément dans ce contexte en aggravant les problèmes précités par leur institutionnalisation.
Quant à la position du Conseil des ministres
A.6.1. En ce qui concerne le moyen unique dans l’affaire n° 8052 et le premier moyen dans l’affaire n° 8061, le Conseil des ministres soutient que les parties requérantes n’identifient pas les catégories de personnes entre lesquelles une inégalité est alléguée, ni la différence de traitement entre ces catégories, ni le caractère disproportionné de cette différence.
A.6.2. Par ailleurs, le Conseil des ministres soutient que la disposition attaquée est conforme au principe de légalité en matière d’organisation judiciaire. Selon lui, cette disposition ne concerne pas des matières pour lesquelles les dispositions de référence citées aux moyens imposent l’intervention du législateur. L’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire porte sur le fonctionnement général de l’ordre judiciaire et sur les services rendus au justiciable. À l’inverse, il ne concerne pas la fonction juridictionnelle des juges, en ce compris les compétences des magistrats, leur mode de nomination ou la composition du siège dans chaque affaire. La disposition attaquée n’exerce aucune influence sur les décisions des juridictions et ne porte donc pas atteinte à leur indépendance.
D’ailleurs, dans le cadre de la disposition attaquée, le législateur a rendu impossible le déplacement d’un magistrat sans son consentement.
A.6.3. En toute hypothèse, le Conseil des ministres soutient que la disposition attaquée délimite suffisamment la délégation au Roi qu’elle contient, à supposer que la matière concernée exige une intervention législative. Il affirme que l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire fixe les éléments essentiels de la délégation, comme la section de législation du Conseil d’État l’a mis en évidence, notamment le fait que la modification de cadres vise à adapter ceux-ci aux besoins de l’ordre judiciaire et à éliminer les déséquilibres de charge de travail existant entre les juridictions, le fait que le mécanisme ne revêt qu’un caractère temporaire et le fait que les cadres ne comportant qu’une seule unité ne sont pas visés. Par ailleurs, le Conseil des ministres allègue que la disposition attaquée ne dispense pas le Roi de son obligation de respecter les lois portant les cadres judiciaires, et ce, en vertu de l’article 108 de la Constitution. Par ailleurs, il ne peut être reproché au législateur de ne pas avoir dispensé le Roi de respecter les limites budgétaires de l’État. En tous cas, la fixation des règles budgétaires à respecter ne constitue pas un élément essentiel devant figurer dans le texte de la disposition attaquée. Le Conseil des ministres ajoute que la mesure de la charge de travail des juges n’est pas l’objet de l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire mais bien de l’article 352bis de ce Code, qui a été jugé constitutionnel par la Cour, notamment au regard du principe de légalité en matière d’organisation judiciaire.
A.6.4. Le Conseil des ministres relève que l’arrêté royal adopté sur la base de la disposition attaquée est susceptible de recours devant le Conseil d’État, section du contentieux administratif, et peut faire l’objet de
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l’exception d’illégalité en vertu de l’article 159 de la Constitution. Cet arrêté royal doit également être adopté sur la base d’un avis conforme des collèges dans l’hypothèse où le Roi souhaite effectivement déroger aux cadres. Le Conseil des ministres précise que la disposition attaquée prévoit, avec suffisamment de précision, les motifs qui doivent amener le Roi à utiliser sa faculté de déroger provisoirement aux cadres. À cet égard, l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire impose certaines limites sur le plan des entités concernées. Il exclut par exemple la Cour de cassation de son champ d’application. Par ailleurs, la disposition attaquée prévoit des limites d’ordre temporel, de sorte que le mécanisme qu’elle prévoit est temporaire. Il ressort de la jurisprudence de la Cour qu’une telle manière de procéder est admise pourvu que la durée du transfert ne dépasse pas un délai raisonnable.
A.6.5. Au sujet de l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 6 novembre 2023, cité par les parties requérantes dans l’affaire n° 8052, le Conseil des ministres observe que cette décision atteste surtout de la nette délimitation qui existe entre les compétences de la Cour constitutionnelle, d’une part, et des juridictions judiciaires, d’autre part, lesquelles sont chargées d’assurer la protection des droits subjectifs des justiciables, en ce compris le droit subjectif au respect des cadres légaux dont cet arrêt constate l’existence et ordonne la mise en œuvre. Par ailleurs, selon le Conseil des ministres, l’arrêt précité confirme le fait que la disposition attaquée constitue un outil complémentaire – et non contraire – aux cadres légaux, de sorte qu’elle ne remet pas en cause le droit subjectif au respect de ceux-ci.
A.7.1. En ce qui concerne le second moyen dans l’affaire n° 8061, le Conseil des ministres soutient que la partie requérante n’identifie pas les catégories de personnes entre lesquelles une inégalité est alléguée. Par ailleurs, il affirme que la disposition attaquée n’entraîne pas, ni n’aggrave, une situation de violation systématique du principe du délai raisonnable. En réalité, l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire constitue une solution concrète et effective à certains problèmes constatés dans l’organisation de la justice, par des mesures de gestion rationnelle et flexible des ressources. La Cour européenne des droits de l’homme a d’ailleurs mis en évidence la liberté de moyens dont dispose l’État belge pour remédier à la problématique de l’arriéré judiciaire, en particulier pour les juridictions de l’arrondissement judiciaire de Bruxelles. En réalité, l’ingérence dénoncée par la partie requérante n’existe tout simplement pas.
A.7.2. À supposer que la disposition attaquée entraîne une ingérence dans le droit d’accès à un juge, il y a lieu de considérer que celle-ci est proportionnée à l’objectif légitime poursuivi. En effet, le mécanisme prévu par l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire limite scrupuleusement la diminution de cadre potentielle à hauteur de 20 % ou, lorsque le cadre ne prévoit que cinq personnes ou moins, à hauteur d’une seule unité, étant entendu que les cadres ne contenant qu’une seule unité ne peuvent jamais être supprimés au profit d’une autre entité. Partant, la situation particulière de la justice de proximité est prise en compte.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Les recours en annulation portent sur l’article 13, 6°, de la loi du 26 décembre 2022
« portant des dispositions diverses en matière d’organisation judiciaire II » (ci-après : la loi du 26 décembre 2022), qui dispose :
« À l’article 186 du [Code judiciaire], modifié en dernier lieu par la loi du 23 décembre 2021, les modifications suivantes sont apportées :
[...]
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6° un paragraphe 1/1 rédigé comme suit est inséré :
‘ § 1/1. Le Roi peut, sur la base d’un avis conforme selon le cas du Collège des cours et tribunaux ou du Collège du ministère public, déroger provisoirement aux cadres des magistrats ou des greffiers visés au paragraphe 1er, alinéa 8, exceptés les cadres de la Cour de cassation, dans une limite de maximum 20 pourcent ou, lorsque le cadre ne prévoit que cinq personnes ou moins, à raison d’une unité, et considérant que les cadres contenant une seule entité ne peuvent jamais être supprimés au profit d’une autre entité. L’avis conforme doit établir que l’augmentation de cadre et la diminution qui en découle dans une autre entité repose[nt] sur les résultats de la mesure de la charge de travail la plus récente à ce moment et sur les données concernant les flux de dossiers entrants et sortants des entités concernées et que la dérogation temporaire tend à rétablir un équilibre dans la répartition des moyens humains entre les entités à la suite de l’évolution de la charge de travail des entités concernées. Cette dérogation provisoire aux cadres s’effectue sans dépassement du total national des cadres.
Le membre de l’ordre judiciaire nommé à une place temporaire est nommé en surnombre dans la juridiction, le parquet ou le greffe qui bénéficie de l’augmentation de cadre temporaire.
Aucune personne nommée sur la base du présent paragraphe ne peut être déplacée sans une nouvelle nomination et sans son consentement. ’ ».
B.2.1. Tel qu’il a été modifié par la loi du 26 décembre 2022, l’article 186, § 1er, du Code judiciaire dispose en son alinéa 8, non attaqué, que le cadre des magistrats et des membres du greffe est déterminé par la loi, et que, toutefois, le nombre de conseillers sociaux, de juges sociaux et d’assesseurs au tribunal d’application des peines est déterminé par le Roi.
B.2.2.1. L’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire vise à poursuivre « une plus grande autonomie de l’ordre judiciaire », afin « d’allouer les ressources humaines aux juridictions de manière objective en fonction des besoins réels » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-
2978/001, p. 24). Dans cette perspective, cette disposition habilite le Roi à déroger aux cadres des entités judiciaires précitées, sauf en ce qui concerne la Cour de cassation. Cette dérogation s’effectue sans dépasser le total national des cadres et doit respecter une limite de 20 % par entité judiciaire, étant entendu que cette limite est portée à une unité lorsque le cadre ne comporte que cinq personnes ou moins et que les cadres ne comportant qu’une seule unité ne peuvent faire l’objet d’une telle mesure.
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B.2.2.2. L’habilitation ne peut être exercée que sur la base d’un avis conforme du Collège des cours et tribunaux ou du Collège du ministère public établissant que l’augmentation de cadre au sein d’une entité et la diminution corrélative de cadre au sein d’une autre entité reposent sur une mesure des charges respectives des entités concernées, d’une part, et que la dérogation temporaire vise à rétablir un équilibre dans la répartition des moyens humains entre les entités à la suite de l’évolution de la charge de travail, d’autre part.
B.2.2.3. Les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 précisent à cet égard :
« Les collèges prennent en compte les données issues de la mesure de la charge de travail pour déterminer quelles sont les places vacantes qui doivent être remplies lorsque des moyens budgétaires sont disponibles pour les besoins en ressources humaines. S’il apparaît qu’une entité a besoin de plus de magistrats ou de personnel que prévu dans les cadres légaux et qu’une autre entité en a moins besoin, les collèges peuvent proposer au Roi de s’écarter des cadres légaux dans certaines limites via les cadres dits flexibles » (ibid.).
Et :
« Le terme ‘ conforme ’ signifie que le Roi doit donc se fonder sur ces critères s’Il veut déroger aux cadres et ne peut donc pas procéder arbitrairement.
Toutefois, cela ne signifie pas que le Roi est obligé de modifier les cadres dès que l’un des Collèges émet un avis conforme. L’article indique clairement que le Roi ‘ peut ’ déroger aux cadres et n’est donc pas obligé de le faire. Le Roi peut donc suivre ou non les avis, mais n’a pas la ‘ possibilité ’ de procéder lui-même aux ajustements » (ibid., p. 28).
B.2.2.4. Au sujet, en particulier, de la mesure de la charge de travail précitée, les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 indiquent :
« Par le passé, les collèges ont fortement préconisé une mesure de la charge de travail. La première version de cette mesure de la charge de travail est maintenant terminée, ce qui permet de dégager les premières grandes tendances. La mesure de la charge de travail doit encore être affinée.
Conformément à l’article 352bis du Code judiciaire, la mesure de la charge de travail est basée sur les normes de temps nationales. La mesure de la charge de travail ne porte pas sur la charge de travail individuelle d’un magistrat, mais sur la charge de travail globale des entités judiciaires.
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Le point de départ est constitué par les normes de temps, selon lesquelles un temps a été déterminé par ‘ produit ’ (rendre un jugement, délivrer une assignation, traiter des dossiers...)
des différents types d’entités (les différents tribunaux, les différents parquets...).
Pour les cours et tribunaux, on peut obtenir une première mesure en multipliant les normes de temps par le nombre de dossiers qui entrent dans une certaine entité. Ce résultat doit être corrigé car les différentes entités ont des propriétés spécifiques.
Ces facteurs de correction sont les petites entités, le nombre de divisions, les méga dossiers, le bilinguisme, la spécificité de Bruxelles-Capitale...
Grâce aux mesures actuelles, la charge de travail peut être comparée entre les mêmes entités. La méthode devra être élaborée plus avant pour pouvoir comparer les entités différentes.
Les premiers résultats et les chiffres des dossiers entrants et sortants permettent toutefois d’identifier des tendances sur la base desquelles une première adaptation des cadres légaux peut être obtenue.
Pour le ministère public, les objectifs stratégiques à atteindre sont pris en compte. Les ‘ produits ’ représentent (par le ministère public) des parties d’affaires judiciaires. Outre la mesure du temps de travail consacré aux produits, les processus de travail sont également améliorés et rationalisés (BPM).
Le collège du ministère public émet des directives sur les processus de travail et la méthode d’enregistrement, afin que les entités deviennent comparables dans leur fonctionnement, que le justiciable puisse être traité de la même manière, et que la transformation numérique prévue puisse être préparée et supervisée.
Les facteurs de correction pris en compte par le ministère public sont la solidarité, les innovations et les projets, la disponibilité effective du personnel (absences de longue durée), l’arriéré judiciaire dans les affaires et des circonstances particulières et la spécificité de certaines entités (bilinguisme...).
La charge de travail est une donnée dynamique. Les évolutions sociales, les phénomènes criminels, les développements industriels et technologiques peuvent fortement influencer la charge de travail des tribunaux et des parquets.
Par conséquent, la mesure de la charge de travail devra être répétée à intervalles réguliers et les facteurs de correction pourront être ajustés » (ibid., pp. 25 et 26).
Et :
« On sait déjà que la mesure de la charge de travail démontrera que le cadre fixé par la loi dans certaines juridictions ou parquets est, proportionnellement au nombre de dossiers traités, supérieur au cadre des autres juridictions ou parquets de la même catégorie qui n’ont pas d’arriéré et ne travaillent pas à flux tendu.
Il se peut aussi que suite à des transferts de compétences d’un type de juridiction vers un autre type ou à la digitalisation croissante des activités du greffe, la charge de travail de certaines juridictions soit modifiée.
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La concentration de certains contentieux dans une juridiction pour tout le pays sans augmentation de cadre proportionnelle, le développement important de certains types de criminalité (drogue, fraude fiscale...) dans certains arrondissements ou même des absences de longue durée peuvent également justifier un renforcement du cadre » (ibid., p. 27).
B.2.3.1. Le membre de l’ordre judiciaire nommé au sein de l’entité bénéficiant de l’augmentation de cadre est nommé en surnombre dans cette entité et il ne peut être ultérieurement déplacé sans une nouvelle nomination ni sans son consentement.
B.2.3.2. Les travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 précisent à cet égard :
« Ce mécanisme ne sera mis en place que pour autant que le cadre est occupé à 100 pourcent. il n’aura de sens que si des candidats postulent la place supplémentaire. Le glissement d’une place d’un cadre vers un autre cadre ne peut aider les entités ayant besoin de renfort via une augmentation de cadre que si des candidats postulent ces places et y sont nommés.
[...]
Lorsque suite à l’évolution importante de la charge de travail dans l’entité qui a cédé provisoirement une place de son cadre il est nécessaire qu’elle récupère cette place, il peut être mis fin à la dérogation dès qu’une nomination en surnombre disparait suite à un départ dans l’entité qui a reçu cette place.
Conformément à l’avis du Conseil d’État, la diminution du cadre d’une juridiction ne peut pas avoir pour conséquence qu’un juge soit déplacé sans une nouvelle nomination et sans son consentement.
S’il s’avère que le cadre augmenté n’est plus en adéquation avec la charge de travail et doit donc être à nouveau réduit, cette diminution se fera par le biais de la déperdition naturelle. Cela signifie que les personnes qui partent ne seront pas remplacées.
Le magistrat du siège, du ministère public ou le greffier nommé dans une place attribuée en surnombre à une autre entité y est nommé. Il ne peut être nommé dans une entité autre que celle dont le cadre a été renforcé sur base du paragraphe 1/1 que pour autant qu’il postule et soit nommé dans cette autre entité » (ibid., pp. 26 et 27).
Et :
« Les nominations en surnombre qui auront lieu sur la base de la règle instaurant la flexibilité des cadres seront de véritables nominations conformes au Code judiciaire. Cela
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signifie que le candidat qui postule une telle place vacante est nommé dans l’entité qui bénéficie de l’augmentation de cadre et que ces nominations sont ‘ définitives ’ pour cette entité.
Cette flexibilité offre une solution à un déficit structurel établie sur la base de chiffres.
Cela ne veut pas dire pour autant que cette solution structurelle est immuable. Les collèges mesureront régulièrement la charge de travail, étudieront les chiffres et verront ainsi comment corriger les déséquilibres entre les entités.
S’il s’avère que le cadre légalement établi pour une juridiction n’est pas nécessaire pour en assurer le bon fonctionnement ou qu’un surnombre octroyé n’est plus nécessaire, le Roi procédera à un nouvel ajustement par arrêté royal et le nombre de personnes nécessaires sera atteint par un mouvement de diminution naturelle (retraite, promotion, mutation...).
Les dispositions du Code judiciaire s’appliquent aux nominations effectuées sur la base du paragraphe 1/1. Ainsi, dans les cas visés à l’article 100 du Code judiciaire, la personne nommée est en outre nommée à titre subsidiaire dans les autres tribunaux, parquets ou auditorats du ressort dans le respect de la loi du 15 juin 1935 concernant l’emploi des langues en matière judiciaire » (ibid., p. 29).
B.2.4. Le Roi a, postérieurement à l’introduction des recours en annulation, donné exécution à l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire par l’arrêté royal du 20 septembre 2024
« pris en exécution de l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire concernant le ressort d’Anvers »
et par l’arrêté royal du 20 septembre 2024 « pris en exécution de l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire concernant le ressort de Gand ».
Quant au fond
En ce qui concerne le moyen unique dans l’affaire n° 8052 et le premier moyen dans l’affaire n° 8061
B.3.1.1. Le moyen unique dans l’affaire n° 8052 est pris de la violation des articles 10, 11
et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 33, 146 et 157 de la Constitution, avec le principe de légalité, avec la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après : la Charte) et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
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B.3.1.2. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8052 soutiennent que la matière visée par la disposition attaquée doit être réglée par la loi, que l’habilitation au Roi contenue dans cette disposition n’est pas définie de manière suffisamment précise et que cette habilitation ne porte pas sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels sont déterminés, au préalable et en suffisance, par le législateur.
En particulier, les parties requérantes relèvent qu’aucune obligation n’est faite au Roi de respecter les cadres fixés par le législateur avant de recourir au système prévu par l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire. Par ailleurs, elles allèguent qu’il n’existe aucun moyen de mesurer objectivement la charge de travail des juridictions judiciaires visées par la disposition attaquée, dès lors que l’article 352bis du Code judiciaire n’a jamais été exécuté et que la loi du 26 décembre 2022 n’impose pas de maintenir un effectif suffisant dans les entités au regard de leur charge de travail propre. En outre, les parties requérantes dénoncent la circonstance que l’habilitation attaquée confère une simple faculté au Roi de suivre l’avis du collège concerné, que la dérogation ne doit pas être motivée, qu’il n’existe pas de limite territoriale, temporelle ou relative au type de juridiction concernée, que le législateur est tout à fait capable d’adapter lui-même les cadres des entités judiciaires, de sorte que l’habilitation précitée n’est pas utile au regard de l’objectif poursuivi, et, enfin, que la jurisprudence de la Cour n’admet des dérogations temporaires qu’en vue de résoudre des problèmes non structurels et pourvu qu’elles n’excèdent pas un délai raisonnable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.
B.3.2.1. Le premier moyen dans l’affaire n° 8061 est pris de la violation des articles 10, 11 et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la séparation des pouvoirs, avec la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire, avec l’article 151, § 1er, de la Constitution, avec le principe de légalité garanti par les articles 146, 152, alinéa 1er, 154, 155
et 157 de la Constitution, avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, avec l’article 47 de la Charte et avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
B.3.2.2. La partie requérante dans l’affaire n° 8061 soutient que la disposition attaquée méconnaît le principe de légalité, la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire et le principe
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de la séparation des pouvoirs. Selon elle, l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire délègue au Roi la compétence discrétionnaire et arbitraire de modifier les cadres des entités judiciaires, ce qui violerait le principe de légalité et entraînerait une discrimination entre les justiciables. Dans ce cadre, la partie requérante allègue que la disposition attaquée accentue les difficultés auxquelles est déjà confronté le pouvoir judiciaire et atteste d’une immixtion du pouvoir exécutif dans la nomination des membres de l’ordre judiciaire. Elle souligne, à cet égard, que le législateur n’a pas précisé de quelle manière l’évaluation de la charge de travail devait être déterminée, que cette évaluation ne doit pas être motivée et qu’aucun recours ne peut être introduit contre une telle mesure. Enfin, elle dénonce le fait que les cadres des entités judiciaires ne sont actuellement pas remplis et que la mesure prise en exécution de la disposition attaquée est conditionnée par des limites budgétaires.
B.3.3. En raison de leur connexité, la Cour examine conjointement les moyens précités.
B.3.4. En substance, les parties requérantes soutiennent que l’habilitation attaquée méconnaît la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire en ce que cette habilitation n’est pas compatible avec le principe de légalité en matière d’organisation judiciaire, dès lors qu’elle n’est pas définie de manière suffisamment précise.
La Cour examine les moyens en ce sens.
B.4.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.4.2.1. L’article 13 de la Constitution garantit le droit d’accès au juge compétent. Il garantit également à toutes les personnes qui se trouvent dans la même situation le droit d’être jugées selon les mêmes règles en ce qui concerne la compétence et la procédure.
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Le droit d’accès à un juge serait vidé de tout contenu s’il n’était pas satisfait aux exigences du procès équitable, garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme. Par conséquent, lors d’un contrôle au regard de l’article 13 de la Constitution, il convient de tenir compte de ces garanties.
B.4.2.2. L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme garantit à toute personne, lorsqu’il s’agit de déterminer ses droits et obligations de caractère civil ou le bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, notamment, le droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi.
Ce droit est garanti en des termes semblables par l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que par l’article 47 de la Charte et constitue également un principe général de droit.
B.4.3.1. L’article 151, § 1er, alinéa 1er, de la Constitution dispose que les juges sont indépendants dans l’exercice de leurs compétences juridictionnelles et que le ministère public est indépendant dans l’exercice des recherches et poursuites individuelles, sans préjudice du droit du ministre compétent d’ordonner des poursuites et d’arrêter des directives contraignantes de politique criminelle, y compris en matière de politique de recherche et de poursuite.
Les travaux préparatoires de la « Révision de la Constitution » opérée le 20 novembre 1998
mentionnent notamment :
« Le pouvoir judiciaire est [...] l’un des trois pouvoirs de ce pays et une institution de base dans notre État de droit. Si le pouvoir judiciaire est indépendant dans l’exercice de ses compétences juridictionnelles, son organisation et son bon fonctionnement touchent l’ensemble de la population, de même que les deux autres pouvoirs » (Doc. parl., Chambre, 1997-1998, n° 1675/1, p. 2).
Il ressort des termes « dans l’exercice de leurs compétences juridictionnelles » et « dans l’exercice des recherches et poursuites individuelles » utilisés dans l’article 151, § 1er, de la Constitution, ainsi que de l’extrait précité des travaux préparatoires de la révision constitutionnelle du 20 novembre 1998, que l’indépendance des magistrats garantie par la Constitution est de nature fonctionnelle et n’empêche pas, en principe, les autres pouvoirs, dans les limites des compétences qui leur sont attribuées par la Constitution, de prendre des mesures en vue du bon fonctionnement du pouvoir judiciaire. Lorsqu’ils prennent de telles mesures, les
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pouvoirs législatif et exécutif doivent toutefois veiller à ce que ces mesures ne compromettent pas l’indépendance fonctionnelle des juges.
Les dispositions conventionnelles mentionnées dans les moyens n’ont pas, en ce qui concerne l’indépendance des magistrats, une portée plus large que celle de l’article 151, § 1er, de la Constitution.
B.4.3.2. La séparation des pouvoirs est un principe général de droit qui doit être interprété conformément au texte de la Constitution. L’indépendance du pouvoir judiciaire garantie par le principe général de la séparation des pouvoirs porte par conséquent sur l’indépendance fonctionnelle des magistrats.
B.4.4.1. Les articles 146, 152, alinéa 1er, 154, 155 et 157 de la Constitution garantissent un principe de légalité formelle en ce qui concerne l’établissement des tribunaux, leur organisation sur le plan juridictionnel (le nombre de tribunaux, la répartition en ressorts, les compétences des tribunaux, la composition du siège, etc.) et le statut du pouvoir judiciaire. En outre, le principe de légalité contenu dans ces articles constitutionnels n’interdit pas au législateur de prévoir une délégation au Roi pour autant que cette délégation soit définie de manière suffisamment précise et porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été déterminés au préalable par le législateur.
B.4.4.2. L’exigence que le tribunal soit établi par la « loi », que contient l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, vise à éviter que l’organisation des tribunaux soit laissée à la discrétion du pouvoir exécutif et concerne en substance l’établissement et l’organisation juridictionnelle des tribunaux (la détermination des compétences, du nombre de tribunaux, des ressorts, etc.), la composition du siège et le statut des juges (CEDH, 22 juin 2000, Coëme et autres c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2000:0622JUD003249296, § 98; 20 octobre 2009, Gorguiladzé c. Géorgie, ECLI:CE:ECHR:2009:1020JUD000431304, §§ 67 à 69; 27 octobre 2009, Pandjikidzé et autres c. Géorgie, ECLI:CE:ECHR:2009:1027JUD003032302, §§ 103 à 105; 21 juin 2011, Fruni c. Slovaquie, ECLI:CE:ECHR:2011:0621JUD000801407, §§ 134 à 136; 9 janvier 2013, Oleksandr Volkov c. Ukraine, ECLI:CE:ECHR:2013:0109JUD002172211, §§ 150 et 151). De la sorte, l’exigence précitée entretient des liens très étroits avec les garanties d’indépendance et d’impartialité contenues dans la disposition conventionnelle précitée (CEDH, grande chambre,
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1er décembre 2020, Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande, ECLI:CE:ECHR:2020:1201JUD002637418, §§ 231 à 252).
Une délégation de pouvoirs dans des questions touchant à l’organisation judiciaire n’est pas, en soi, contraire à l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure où pareille délégation n’est pas interdite en vertu du droit national (CEDH, 28 avril 2009, Savino et autres c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2009:0428JUD001721405, § 94).
B.5.1. Le Conseil des ministres soutient que les moyens sont irrecevables en ce que les parties requérantes s’abstiennent d’identifier les catégories de personnes à comparer.
B.5.2. Lorsqu’est invoquée une violation du principe d’égalité et de non-discrimination, il faut en règle générale préciser quelles sont les catégories de personnes qui sont comparées et en quoi la disposition attaquée entraîne une différence de traitement qui serait discriminatoire.
B.5.3. Lorsqu’une partie requérante dénonce, dans le cadre d’un recours en annulation, la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec d’autres dispositions ou avec des principes généraux du droit contenant une garantie fondamentale, le moyen consiste en ce que cette partie estime qu’une différence de traitement est établie, parce que la disposition qu’elle attaque dans le recours la prive de cette garantie fondamentale, alors que celle-ci vaut sans restriction pour d’autres justiciables.
Les moyens sont donc exposés en des termes suffisamment clairs. Il ressort du mémoire et du mémoire en réplique introduits par le Conseil des ministres que celui-ci a bien compris les moyens et a donc été en mesure de mener une défense utile.
B.5.4. L’exception d’irrecevabilité est rejetée.
B.6.1. Comme la section de législation du Conseil d’État l’a mis en évidence dans son avis sur l’avant-projet à l’origine de la disposition attaquée, en tant que l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire porte sur les cadres des entités judiciaires, à l’exception de la Cour de cassation,
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la disposition attaquée concerne l’organisation des cours et tribunaux (voy. CE, avis n° 70.024/3 du 15 octobre 2021 « sur un avant-projet de loi ‘ portant des dispositions diverses en matière d’organisation judiciaire et introduisant le parquet de la sécurité routière ’ », p. 29).
B.6.2. Partant, en application des dispositions de référence citées en B.4.4.1, il appartient à la Cour de vérifier si l’habilitation attaquée est définie de manière suffisamment précise et si elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été déterminés au préalable par le législateur.
Dans ce cadre, il revient également à la Cour d’examiner si cette habilitation au pouvoir exécutif ne porte pas atteinte à la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.7.1. L’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire détermine lui-même plusieurs balises au pouvoir du Roi.
B.7.2.1. Tout d’abord, comme il est dit en B.2.2.1, la disposition attaquée prévoit que la dérogation aux cadres des entités judiciaires qu’elle vise s’effectue sans dépasser le total national des cadres et doit respecter une limite de 20 % par entité judiciaire, étant entendu que cette limite est portée à une unité lorsque le cadre ne comporte que cinq personnes ou moins et que les cadres ne comportant qu’une seule unité ne peuvent faire l’objet d’une telle mesure.
B.7.2.2. Ensuite, le Roi ne peut déroger aux cadres des entités judiciaires que sur la base d’un avis conforme du Collège des cours et tribunaux ou du Collège du ministère public, qui doit se fonder sur les résultats de la mesure des charges de travail respectives des entités concernées.
Les actes administratifs à portée réglementaire, à l’instar des arrêtés royaux qui seront pris sur la base de l’habilitation attaquée, ne sont pas visés par la loi du 29 juillet 1991 « relative à la motivation formelle des actes administratifs ».
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B.7.2.3. L’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire ne définit pas lui-même la manière dont la charge de travail des entités judiciaires est mesurée. À cet égard, il y a lieu de se référer à l’article 352bis du Code judiciaire, qui énonce :
« Le Roi détermine, après avis du Collège des cours et tribunaux ou du Collège du ministère public, la manière dont est enregistrée la charge de travail du juge et du ministère public ainsi que la manière dont ces données enregistrées sont évaluées. La mesure de la charge de travail se calcule sur la base des normes de temps nationales pour chaque catégorie de juridiction et parquet.
La mesure de la charge de travail est organisée tous les cinq ans pour chaque type de juridiction ou parquet ».
Postérieurement à l’introduction des recours en annulation, le Roi a, en exécution de cette disposition, pris l’arrêté royal du 3 mai 2024 « fixant la manière dont est enregistrée la charge de travail des magistrats du siège ainsi que la manière dont ces données enregistrées sont évaluées ». Le grief selon lequel l’article 352bis du Code judiciaire ne ferait pas l’objet d’un arrêté d’exécution est donc devenu sans objet.
Par ailleurs, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur la manière dont le Roi a exercé les habilitations qui Lui ont été conférées par le législateur. Lorsqu’un législateur délègue, il faut supposer, sauf indication contraire, qu’il entend exclusivement habiliter le délégué à faire de son pouvoir un usage conforme à la Constitution. C’est au juge compétent qu’il appartient de vérifier si la manière dont la charge de travail des entités judiciaires est mesurée respecte les dispositions de références citées en B.4.2.1 à B.4.3.2, qui garantissent l’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.7.2.4. En outre, la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire exige qu’à l’occasion de la mise en œuvre de l’habilitation attaquée, le Roi veille à ce que l’entité qui fait l’objet d’une diminution de cadre soit toujours en mesure de faire face à sa propre charge de travail.
B.7.3.1. En ce qui concerne la durée de la dérogation, l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire énonce que celle-ci est provisoire. Les travaux préparatoires cités en B.2.3.2
soulignent que l’entité qui fait l’objet d’une diminution de son cadre doit récupérer cette place
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dès que l’évolution de sa charge de travail le justifie, ce qui suppose que la charge de travail soit réévaluée régulièrement.
B.7.3.2. En toute hypothèse, s’il peut être admis que la dérogation aux cadres des entités judiciaires puisse avoir lieu en fonction de l’évolution de la charge de travail, il reste que la disposition attaquée ne pourrait toutefois être utilisée afin de pallier des problèmes structurels – et non plus conjoncturels – liés à l’infrastructure ou au personnel de la juridiction concernée.
Il serait en effet contraire au principe de légalité garanti par les dispositions citées en B.4.4.1
que la durée de cette dérogation dépasse un délai raisonnable (en ce sens, voy. C.C., arrêt n° 62/2018, 31 mai 2018, ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.062, B.28.3).
B.7.4.1. Il reste que la dérogation ne concerne que les cadres des entités judiciaires en tant que tels et ne porte pas atteinte, notamment, aux compétences des juridictions judiciaires ni aux conditions de nomination et au statut des magistrats. À cet égard, l’habilitation attaquée n’autorise pas qu’il soit dérogé au système prévu par la loi du 15 juin 1935 « concernant l’emploi des langues en matière judiciaire ». En outre, l’article 186, § 1er/1, prévoit lui-même que le magistrat nommé en surnombre au sein d’une entité judiciaire ne peut être déplacé sans une nouvelle nomination ni sans son consentement.
B.7.4.2. Par ailleurs, les travaux préparatoires de la disposition attaquée précisent que la dérogation aux cadres des entités judiciaires n’est possible que pourvu que les cadres soient remplis intégralement (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2978/001, pp. 26 et 27). Une telle exigence limite la marge de manœuvre du Roi et participe à la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.7.5. Enfin, en ce qui concerne les critiques des parties requérantes selon lesquelles le système attaqué serait conditionné par des circonstances budgétaires, il y a lieu de relever que cette circonstance est inhérente à l’ensemble des politiques publiques.
B.8.1. L’habilitation attaquée est définie de manière suffisamment précise et porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été déterminés au préalable par le
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législateur. Pour les mêmes motifs, cette habilitation ne porte pas atteinte à la garantie d’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.8.2. Pour le surplus, il appartient au juge compétent de vérifier si les arrêtés royaux pris sur la base de l’habilitation attaquée sont demeurés dans le cadre de cette habilitation et si, ce faisant, le Roi n’a pas méconnu les dispositions de référence citées en B.4.2.1 à B.4.3.2, qui garantissent l’indépendance du pouvoir judiciaire.
B.9. Compte tenu de ce qui est dit en B.7.2.4, B.7.3.1, B.7.3.2 et B.7.4.2, le moyen unique dans l’affaire n° 8052 et le premier moyen dans l’affaire n° 8061 ne sont pas fondés.
En ce qui concerne le second moyen dans l’affaire n° 8061
B.10.1. Le second moyen dans l’affaire n° 8061 est pris de la violation des articles 10, 11
et 13 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 47 de la Charte.
B.10.2. En substance, la partie requérante soutient que la disposition attaquée méconnaît le droit d’accès à la justice en ce qu’elle aggrave la sous-budgétisation et le dysfonctionnement chronique du pouvoir judiciaire. Elle affirme que les objectifs apparemment poursuivis par la disposition attaquée sont de renforcer l’autonomie du pouvoir judiciaire mais que, par l’adoption de cette disposition, le législateur a en réalité institutionnalisé l’irrespect des cadres des entités judiciaires et leur subordination à l’arbitraire budgétaire, en dehors de toute exigence de motivation adéquate et de recours. Selon la partie requérante, une telle situation engendrerait un dépassement structurel du délai raisonnable par les juridictions judiciaires et porterait atteinte au droit d’accès à un juge.
B.11.1. L’article 13 de la Constitution implique un droit d’accès au juge compétent. Ce droit est également garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et par un principe général de droit.
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L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit d’accès au juge pour déterminer les droits et obligations de caractère civil ou pour établir le bien-fondé des poursuites pénales. L’article 13 de la Constitution et le principe général de droit garantissent plus généralement le droit d’accès au juge pour tout litige qui concerne un droit ou une obligation, indépendamment du fait qu’il soit de caractère civil au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.11.2. Le droit d’accès au juge constitue un aspect essentiel du droit à un procès équitable et est fondamental dans un État de droit. De plus, le droit de s’adresser à un juge concerne tout autant le droit d’agir en justice que celui de se défendre.
Le droit d’accès à un juge n’est toutefois pas absolu. Les limitations apportées à ce droit ne peuvent porter atteinte à la substance de ce droit. Elles doivent, en outre, être raisonnablement proportionnées au but légitime qu’elles poursuivent (CEDH, 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207, § 25; grande chambre, 17 janvier 2012, Stanev c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2012:0117JUD003676006, §§ 229 et 230). La réglementation du droit d’accès à un juge ne peut cesser de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constituer une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente (CEDH, 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, précité, § 25; 29 mars 2011, RTBF c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:0329JUD005008406, § 69). La compatibilité de ces limitations avec le droit d’accès à un juge s’apprécie en tenant compte des particularités de la procédure en cause et de l’ensemble du procès (CEDH, 29 mars 2011, RTBF c. Belgique, précité, § 70).
B.11.3. L’article 47 de la Charte prévoit également le droit à un recours effectif. Il convient de donner à cette disposition la même portée qu’aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme (CJUE, grande chambre, 19 novembre 2019, C-585/18, C-
624/18 et C-625/18, A. K. c. Krajowa Rada Sądownictwa et CP et DO c. Sąd Najwyższy, ECLI:EU:C:2019:982, point 117).
B.12.1. Le Conseil des ministres soutient que le moyen est irrecevable en ce que la partie requérante s’abstient d’identifier les catégories de personnes à comparer.
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B.12.2. Comme il est dit en B.5.2, lorsqu’une partie requérante dénonce, dans le cadre d’un recours en annulation, la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec d’autres dispositions ou avec des principes généraux du droit contenant une garantie fondamentale, le moyen consiste en ce que cette partie estime qu’une différence de traitement est établie, parce que la disposition qu’elle attaque dans le recours la prive de cette garantie fondamentale, alors que celle-ci vaut sans restriction pour d’autres justiciables.
Le moyen est donc exposé en des termes suffisamment clairs. Il ressort du mémoire et du mémoire en réplique introduits par le Conseil des ministres que celui-ci a bien compris le moyen et a donc été en mesure de mener une défense utile.
B.12.3. L’exception d’irrecevabilité est rejetée.
B.13.1. Comme il est dit en B.2.2.1, la disposition attaquée vise à poursuivre une plus grande autonomie de l’ordre judiciaire, afin d’allouer les ressources humaines aux juridictions de manière objective en fonction des besoins réels. Dans cette perspective, l’habilitation contenue dans l’article 186, § 1er/1, du Code judiciaire vise à adapter les cadres des entités judiciaires à l’évolution de leur charge de travail.
B.13.2. Il n’apparaît pas en quoi la disposition attaquée serait susceptible en soi d’engendrer un dépassement structurel du délai raisonnable par les juridictions judiciaires et, de la sorte, porterait atteinte au droit d’accès à un juge.
B.13.3. Pour le surplus, en ce que les griefs de la partie requérante recouvrent ceux formulés à l’appui de son premier moyen, il y a lieu de renvoyer à ce qui est dit en B.7.1 à B.9.
B.14. Le second moyen dans l’affaire n° 8061 n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour,
compte tenu de ce qui est dit en B.7.2.4, B.7.3.1, B.7.3.2 et B.7.4.2, rejette les recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul