Cour constitutionnelle
Arrêt n° 150/2024
du 12 décembre 2024
Numéro du rôle : 8135
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994
« relative à la publicité de l’administration », posée par le Tribunal du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Danny Pieters et Kattrin Jadin, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 22 décembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 8 janvier 2024, le Tribunal du travail de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 2, 4° de la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration, selon lequel les administrés doivent recevoir une information quant aux voies de recours et aux formes et délais à respecter, à défaut de quoi, le délai de prescription pour introduire le recours ne commence pas à courir, ne crée-t-il pas une discrimination, au regard des articles 10 et 11
de la Constitution, le cas échéant lus en combinaison avec l’article 23, alinéa 3, 2° de la Constitution et/ou l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation où les délais de recours évoqués dans la disposition précitée n’incluent pas les délais de prescription, en manière telle que l’absence d’information dans les décisions du MEDEX prises conformément à l’article 8 de l’Arrêté royal du 13 juillet 1970 relatif à la réparation, en faveur de certains membres du personnel des services ou établissements publics du secteur local, des dommages résultant des accidents du travail et des accidents survenus sur le chemin du travail quant au délai de prescription de l’action en paiement des indemnités, visée à l’article 20, alinéa 1 de la loi du 3 juillet 1967, n’a pas pour effet d’empêcher la prise de cours de ce délai de prescription et ce, dans l’hypothèse où l’employeur public n’a formulé aucune
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proposition conformément à l’article 9 § 3 alinéa 2 de l’AR du 13 juillet 1970 précité et n’a pris aucune décision conformément à l’article 10 de l’Arrêté royal du 13 juillet 1970 précité ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Marc Popelier;
- la ville de Liège, représentée par son collège communal, assistée et représentée par Me Vincent Neuprez et Me Stéphanie Adam, avocats au barreau de Liège-Huy;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Bernard Renson, avocat au barreau de Bruxelles.
La ville de Liège a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 9 octobre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Kattrin Jadin et Danny Pieters, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 29 mai 2000, Marc Popelier, qui travaille pour la ville de Liège, est victime d’un accident du travail. Le 15 octobre 2001, l’administration de l’expertise médicale (ci-après : Medex) fixe la date de consolidation au 1er décembre 2000, avec un taux d’incapacité permanente partielle de 3 %. Selon le document adressé par Medex à Marc Popelier, la décision de Medex du 15 octobre 2001 aurait été transmise à la ville de Liège le 14 novembre 2001. En l’absence d’une décision de la ville de Liège, Marc Popelier saisit la juridiction a quo le 23 septembre 2020. Il demande que la ville de Liège soit condamnée à lui payer les indemnités légales sur la base d’un taux d’incapacité permanente partielle de 3 %, ainsi que les frais médicaux liés à l’accident du travail concerné. La ville de Liège ‒ qui, au demeurant, affirme ne pas avoir reçu la décision de Medex du 15 octobre 2001 ‒ fait valoir que l’action est prescrite.
La juridiction a quo relève tout d’abord que l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 « sur la prévention ou la réparation des dommages résultant des accidents du travail, des accidents survenus sur le chemin du travail et des maladies professionnelles dans le secteur public » (ci-après : la loi du 3 juillet 1967) dispose que « les actions en paiement des indemnités se prescrivent par trois ans à dater de la notification de l’acte juridique administratif contesté ». Selon la juridiction a quo, il ressort d’un arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2007 (Cass., 4 juin 2007, ECLI:BE:CASS:2007:ARR.20070604.3) qu’en l’espèce, la décision de Medex du 15 octobre 2001 devrait constituer le point de départ du délai de prescription de trois ans. Toujours selon la juridiction a quo, la situation
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en cause en l’espèce est celle dans laquelle la victime d’un accident du travail laisse s’écouler le délai de prescription, ne sachant pas que la décision non contestée de Medex a fait débuter celui-ci.
La juridiction a quo examine ensuite si la décision de Medex devait mentionner les voies de recours. La juridiction a quo juge que la loi du 11 avril 1995 « visant à instituer ‘ la Charte ’ de l’assuré social » (ci-après : la Charte de l’assuré social), en particulier ses articles 7, 14 et 23, ne s’applique pas à Medex, dès lors que Medex n’est pas une institution de sécurité sociale et ne prend pas une décision d’octroi ou de refus des prestations. La juridiction a quo considère que Medex est néanmoins une autorité administrative au sens de l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 « relative à la publicité de l’administration » (ci-après : la loi du 11 avril 1994), tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 12 mai 2024 « modifiant la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration et abrogeant la loi du 12 novembre 1997 relative à la publicité de l’administration dans les provinces et les communes ». Cet article prévoit que « tout document par lequel une décision ou un acte administratif à portée individuelle émanant d’une autorité administrative fédérale est notifié à un administré indique les voies éventuelles de recours, les instances compétentes pour en connaître ainsi que les formes et délais à respecter, faute de quoi le délai de prescription pour introduire le recours ne prend pas cours ». La juridiction a quo relève toutefois que, par un arrêt du 10 mai 2010, qui concerne notamment la disposition similaire qui était prévue à l’article 3, 4°, de la loi du 12 novembre 1997 « relative à la publicité de l’administration dans les provinces et les communes » (ci-après : la loi du 12 novembre 1997), la Cour de cassation a jugé que l’absence, dans une proposition d’indemnisation notifiée par l’employeur public, d’indication des voies de recours et des délais à respecter n’a pas pour effet d’empêcher la prise de cours du délai de prescription (Cass., 10 mai 2010, ECLI:BE:CASS:2010:ARR.20100510.3). La juridiction a quo observe néanmoins que la Cour constitutionnelle, dans une situation où l’employeur public avait pris une décision de guérison sans séquelles, a jugé, dans le cadre de l’examen de la première question préjudicielle dans l’arrêt n° 163/2021 du 18 novembre 2021
(ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.163), que le délai de prescription visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 doit être considéré comme un délai de recours au sens de l’article 14 de la Charte de l’assuré social, de sorte que la décision d’octroyer ou de refuser des prestations sociales en vertu de la loi du 3 juillet 1967 doit faire référence à ce délai et qu’à défaut d’une telle indication, celui-ci ne prend pas cours. La juridiction a quo examine ensuite l’argumentation de Marc Popelier selon laquelle l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994, s’il est interprété en ce sens qu’il n’impose pas à Medex de mentionner le délai de prescription prévu à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967, entraîne une discrimination entre les victimes d’un accident du travail dans le secteur public qui reçoivent une décision de l’employeur public et celles qui ne reçoivent pas une telle décision. La juridiction a quo considère qu’il n’y a pas absence manifeste d’inconstitutionnalité en l’espèce. Elle relève que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur cette question, dès lors que, par l’arrêt n° 163/2021, précité, elle a considéré que la seconde question préjudicielle, qui portait sur l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994, n’était pas utile à la solution du litige au fond dans cette affaire-là. La juridiction a quo décide dès lors de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Quant aux exceptions soulevées par le Conseil des ministres et par la ville de Liège
A.1.1. Après s’être référé à l’arrêt de la Cour n° 163/2021, précité, le Conseil des ministres fait valoir que la question préjudicielle repose sur la prémisse manifestement erronée selon laquelle l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 s’appliquerait en l’espèce. Il soutient que la décision de Medex n’est ni une « décision », ni « un acte administratif à portée individuelle émanant d’une autorité administrative fédérale [...] notifié à un administré » au sens de cette disposition. Il souligne que le service médical examine le dossier sous ses seuls aspects médicaux et formule une appréciation ou un avis qu’il notifie à l’autorité et non à un administré. Il observe que l’autorité peut,
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le cas échéant, augmenter le pourcentage d’incapacité permanente fixé par le service médical, lequel ne décide donc pas de ce pourcentage (article 9 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 « relatif à la réparation, en faveur de certains membres du personnel des services ou établissements publics du secteur local, des dommages résultant des accidents du travail et des accidents survenus sur le chemin du travail »). Le Conseil des ministres en conclut que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
A.1.2. La ville de Liège se rallie à cette exception soulevée par le Conseil des ministres.
A.2. La ville de Liège fait également valoir, à titre principal, que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle n’identifie ni la différence de traitement en cause, ni les catégories de personnes comparées.
Quant au fond
A.3. Marc Popelier relève que, par l’arrêt du 4 juin 2007 précité, la Cour de cassation a jugé que l’acte juridique administratif dont la notification constitue le point de départ de la prescription prévue à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 n’est pas exclusivement la décision de l’autorité, mais qu’il peut, lorsque la demande en paiement des indemnités est introduite avant que cette décision ait été prise, consister en la proposition de Medex.
Selon lui, il ressort de cet arrêt qu’en l’absence d’une décision de la ville de Liège, c’est en l’espèce la décision de Medex qui constitue l’acte juridique administratif contesté visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967. Il soutient que l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 s’applique à la décision de Medex, dès lors qu’il s’agit d’une décision à portée individuelle et que Medex est une autorité administrative. Selon lui, dès lors que cette décision ne mentionne pas les voies de recours et les formes et délais à respecter, le délai de prescription ne devrait donc pas prendre cours. Il critique l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2010 précité, par lequel cette Cour a cassé un arrêt de la Cour du travail de Liège qui avait considéré que l’absence de mention du délai de prescription de trois ans, dans la proposition d’indemnisation de l’employeur public, empêchait que ce délai prenne cours, et qui avait ajouté que le même constat se serait imposé si la décision de Medex avait constitué l’acte juridique administratif contesté. Marc Popelier conteste l’interprétation de la Cour de cassation selon laquelle ni la législation sur la publicité de l’administration ni l’article 7 de la Charte de l’assuré social n’imposent la mention du délai de prescription de trois ans pour que celui-ci prenne cours. Selon lui, cette interprétation est contraire à l’objectif du législateur de permettre aux personnes concernées de connaître leurs droits, elle va à l’encontre du texte de la législation sur la publicité de l’administration et elle fait naître une différence de traitement injustifiée selon qu’est en cause un délai de recours ou un délai de prescription. Toujours selon lui, il ressort de l’arrêt de la Cour n° 163/2021 précité que, si la décision de l’autorité ne mentionne pas le délai de prescription de trois ans prévu à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967, celui-ci ne prend pas cours, en vertu de l’article 14 de la Charte de l’assuré social. Il fait valoir que, si l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 est interprété en ce sens qu’il n’impose pas à Medex de mentionner ce délai de prescription, il en résulte alors une différence de traitement entre les victimes d’un accident du travail dans le secteur public, selon qu’elles reçoivent ou non une décision de l’autorité. Dans le premier cas, si la décision de l’autorité ne mentionne pas le délai de prescription de trois ans, celui-ci ne prend pas cours. Dans le second cas, le délai de prescription de trois ans prend cours à partir de la notification de la décision de Medex, même si celle-ci ne mentionne pas ce délai. Marc Popelier fait valoir que les deux catégories comparées sont comparables et que la différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée. Il soutient que, premièrement, si la décision de Medex peut constituer l’acte juridique administratif contesté visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967, c’est qu’elle se substitue à la décision de l’autorité et qu’elle doit donc être considérée comme une décision d’octroi ou de refus de prestations sociales. Deuxièmement, la différence de traitement en cause a pour effet pervers que l’autorité pourrait se dispenser de prendre une décision dans le seul but que le délai de prescription prenne cours à l’insu de la victime. Troisièmement, il insiste sur l’objectif du législateur de protéger les assurés sociaux et de les avertir des risques liés à l’écoulement du temps. Enfin, il se réfère à l’arrêt de la Cour n° 107/2020 du 16 juillet 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.107), ainsi qu’à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.
A.4. Le Conseil des ministres soutient que l’acte juridique administratif contesté visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 consiste, en règle, dans la proposition d’indemnisation soumise par l’autorité à la victime de l’accident du travail. Il relève qu’il peut également s’agir de la proposition du service médical, comme cela ressort de l’arrêt de la Cour de cassation du 4 juin 2007, précité, dont l’enseignement a ensuite été suivi par des juridictions
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de fond. Après avoir notamment rappelé le contenu de l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2010 précité, le Conseil des ministres fait valoir que la jurisprudence de la Cour de cassation est tempérée par l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 163/2021, précité, qui s’inscrit dans la continuité de l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 107/2020, précité, et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Par conséquent, selon le Conseil des ministres, à supposer que la décision de Medex constitue l’acte juridique administratif contesté visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967, la jurisprudence de la Cour doit s’appliquer, de sorte que, si la décision de Medex ne mentionne pas le délai de prescription de trois ans, celui-ci ne prend pas cours. Il s’ensuit, toujours selon lui, que les victimes d’un accident du travail sont traitées de la même façon qu’elles aient reçu ou non une proposition de l’autorité, dès lors qu’à défaut d’indication du délai de prescription de trois ans dans la proposition de l’autorité comme à défaut d’indication de ce délai dans la décision de Medex, ce délai ne prend pas cours. Il en conclut que la différence de traitement en cause est inexistante et que l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.5. La ville de Liège fait valoir, à titre subsidiaire, qu’à supposer que la question préjudicielle porte sur la différence de traitement entre les victimes d’un accident du travail dans le secteur public qui reçoivent une décision de l’employeur public et celles qui ne reçoivent pas une telle décision, ces deux catégories de personnes ne sont pas comparables. Les victimes relevant de la première catégorie reçoivent une décision de l’autorité, qui est une décision d’octroi ou de refus de prestations sociales et qui est visée à l’article 14 de la Charte de l’assuré social, ainsi que cela ressort de l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 163/2021, précité. En revanche, les victimes relevant de la seconde catégorie ne reçoivent pas une décision de l’autorité mais des conclusions de Medex, qui n’est pas une institution de sécurité sociale, qui ne prend aucune décision d’octroi ou de refus de prestations et dont les conclusions ne sont pas visées par les articles 7 et 14 de la Charte de l’assuré social. La ville de Liège relève que l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mai 2010 précité concerne une affaire dans laquelle une proposition avait été notifiée par l’autorité à la victime et où cette proposition, à défaut d’accord de la victime, n’avait pas été suivie d’une décision de l’autorité. Se prononçant au regard de l’article 7 de la Charte de l’assuré social et de l’article 3, 4°, de la loi du 12 novembre 1997, la Cour de cassation a jugé que l’absence d’indication des délais de voies éventuelles de recours n’avait pas pour effet d’empêcher la prise de cours du délai de prescription visé à l’article 20
de la loi du 3 juillet 1967. Selon la ville de Liège, cet arrêt de la Cour de cassation n’est pas remis en cause par l’arrêt de la Cour constitutionnelle n° 163/2021, précité, dès lors que ce dernier concerne une situation dans laquelle l’autorité a pris une décision et qu’il porte sur l’article 14 de la Charte de l’assuré social. Ainsi, toujours selon elle, les arrêts précités de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation ne portent donc ni sur les mêmes dispositions ni sur le même acte de l’autorité, ce dont l’argumentation du Conseil des ministres ne tient pas compte. La ville de Liège relève que ni la proposition de l’autorité ni les conclusions de Medex ne sont concernées par l’arrêt de la Cour n° 163/2021, précité. Elle soutient que, si l’absence de mention des voies de recours dans la proposition de l’autorité n’a pas pour effet d’empêcher la prise de cours du délai de prescription, rien ne justifie que l’absence d’une telle mention dans les conclusions de Medex ait un tel effet. Enfin, la ville de Liège fait valoir que la seule obligation qui pourrait être imposée à Medex serait d’informer la victime du recours administratif interne chez Medex. Elle relève en effet que, dans la suite de la procédure, Medex n’est pas à la cause et que Medex ne saurait donc être tenu d’indiquer des voies de recours qui ne le concernent pas. La ville de Liège en conclut que la disposition en cause n’est pas discriminatoire.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. En ce qui concerne les accidents du travail dans le secteur public, le régime de la loi du 3 juillet 1967 « sur la prévention ou la réparation des dommages résultant des accidents du travail, des accidents survenus sur le chemin du travail et des maladies professionnelles dans
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le secteur public » (ci-après : la loi du 3 juillet 1967) est rendu applicable, entre autres, aux membres du personnel communal par l’article 1er de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 « relatif à la réparation, en faveur de certains membres du personnel des services ou établissements publics du secteur local, des dommages résultant des accidents du travail et des accidents survenus sur le chemin du travail » (ci-après : l’arrêté royal du 13 juillet 1970).
B.1.2. L’article 8 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, prévoit que le service médical détermine le pourcentage d’incapacité de travail permanente et notifie sa décision à l’autorité.
L’article 9 du même arrêté royal, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, prévoit, en cas d’incapacité de travail permanente, que l’autorité vérifie si les conditions d’octroi sont réunies, qu’elle apprécie s’il y a lieu d’augmenter le pourcentage fixé par le service médical et qu’elle propose à la victime le paiement d’une rente. Par son arrêt du 7 février 2000, la Cour de cassation a jugé que « la décision du service médical lie l’autorité dans la mesure où
ce service reconnaît une invalidité permanente et que cette autorité ne peut qu’augmenter le pourcentage fixé » (Cass., 7 février 2000, ECLI:BE:CASS:2000:ARR.20000207.6).
L’article 10 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970, tel qu’il est applicable dans l’affaire devant la juridiction a quo, prévoit qu’en cas d’accord de la victime, la proposition de rente est reprise dans une décision de l’autorité, et que cette décision est notifiée à la victime.
B.1.3. L’article 19, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1967 prévoit que « toutes les contestations relatives à l’application de la présente loi, y compris celles qui concernent la fixation du pourcentage de l’incapacité de travail permanente, sont déférées à l’autorité judiciaire compétente pour connaître des actions relatives aux indemnités prévues par la législation sur la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles ».
L’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967 prévoit que « les actions en paiement des indemnités se prescrivent par trois ans à dater de la notification de l’acte juridique administratif contesté ».
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La notification de l’acte juridique administratif contesté a été introduite comme point de départ du délai de prescription de l’action en paiement des indemnités par l’article 7 de la loi du 20 mai 1997 « portant diverses mesures en matière de fonction publique » (ci-après : la loi du 20 mai 1997). Les travaux préparatoires de la loi du 20 mai 1997 indiquent :
« Cet article vise à modifier le point de départ du délai de prescription. Actuellement l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 renvoie purement et simplement à la loi du 10 avril 1971
(régime d’accidents de travail dans le secteur privé). Le délai de prescription est donc de 3 ans.
De nombreuses décisions ont jugé que, dans le secteur public, le délai de prescription ne pouvait courir qu’à partir de la décision administrative définitive, c’est-à-dire à partir du moment où peut naître la contestation.
La Cour de cassation en a décidé autrement. Suivant la Cour suprême, le délai de prescription court à la date du début de l’incapacité de travail, date qui se confond, la plupart du temps, avec le jour de l’accident.
À la suite de cet arrêt de la Cour de cassation, de nombreuses décisions se sont alignées sur la jurisprudence de la Cour suprême.
Mais certaines refusent de suivre la solution préconisée par la Cour de cassation et persistent à penser que c’est la date de la décision administrative définitive qui est le point de départ de la prescription.
Comme cette procédure est souvent longue et fort lourde, le mode de calcul est actuellement souvent préjudiciable aux victimes. En conséquence, le Gouvernement propose de modifier le départ du délai à la date à laquelle le droit qui fonde la réparation est contesté.
En d’autres termes, il ne pourra plus être possible d’exiger de la victime qu’elle attende l’issue de la procédure administrative, pour faire valoir ses droits en contestant une décision prise à son encontre de peur de se voir opposer dans plusieurs cas, le moyen de prescription et partant de l’irrecevabilité de sa demande. Désormais on ne pourra plus considérer la procédure administrative comme un préalable obligé à l’action judiciaire.
Le Gouvernement entend également préciser que ‘ par acte administratif ’, il y a lieu d’entendre toute décision qui serait prise par l’employeur ou par le Service de Santé administratif [désormais, l’administration de l’expertise médicale (ci-après : Medex)] pendant la durée de la procédure administrative » (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 645/1, pp. 5-6).
Lors des discussions en commission, il a été précisé que la modification apportée par l’article 7 de la loi du 20 mai 1997 vise « à ce que le délai de prescription des actions en
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paiement des indemnités ne prenne jamais cours avant que la décision administrative n’ait été notifiée » (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 645/6, p. 7).
Par son arrêt du 4 juin 2007, la Cour de cassation a jugé ce qui suit, à propos de ce point de départ du délai de prescription de l’action en paiement des indemnités :
« la prescription prévue à l’article 20, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1967 prend cours à la date de la notification de l’acte juridique administratif contesté.
Il ne se déduit d’aucune des dispositions légales dont le moyen, en cette branche, invoque la violation que la victime d’un accident du travail régi par la loi du 3 juillet 1967 devrait, avant de saisir le tribunal du travail d’une action en paiement des indemnités, attendre que l’autorité ait pris la décision visée à l’article 10 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 [...].
L’acte juridique administratif dont la notification constitue le point de départ de la prescription prévue audit article 20, alinéa 1er, n’est pas exclusivement la décision de l’autorité visée à l’article 10 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 mais peut, lorsque la demande en paiement des indemnités est introduite avant que cette décision n’ait été prise, consister en la proposition du service médical visée aux articles 8 et 9 du même arrêté » (Cass., 4 juin 2007, ECLI:BE:CASS:2007:ARR.20070604.3).
B.2. L’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994 « relative à la publicité de l’administration »
(ci-après : la loi du 11 avril 1994), tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 12 mai 2024 « modifiant la loi du 11 avril 1994 relative à la publicité de l’administration et abrogeant la loi du 12 novembre 1997 relative à la publicité de l’administration dans les provinces et les communes », dispose :
« Afin de fournir au public une information claire et objective sur l’action des autorités administratives fédérales :
[...]
4° tout document par lequel une décision ou un acte administratif à portée individuelle émanant d’une autorité administrative fédérale est notifié à un administré indique les voies éventuelles de recours, les instances compétentes pour en connaître ainsi que les formes et délais à respecter, faute de quoi le délai de prescription pour introduire le recours ne prend pas cours ».
Cette disposition s’insère dans une réforme visant à une « réorientation fondamentale de la relation entre le citoyen et l’administration » et tendant notamment à « émanciper le citoyen
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dans la défense de ses droits » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1112/1, pp. 1-2), et elle constitue l’une des obligations minimales destinées à assurer une « publicité active [qui] tend à promouvoir une politique d’information mieux structurée » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1112/13, p. 3).
La sanction prévue à l’article 2, 4°, in fine, de la loi du 11 avril 1994 en cas de non-
indication des mentions exigées par cette disposition trouve sa source dans l’observation suivante de la section de législation du Conseil d’État :
« En cas de non-communication des données visées à l’article 2, 4°, le projet [lire : l’avant-
projet] ne prévoit aucune sanction.
Une sanction, par exemple la non prise de cours du délai pour s’opposer à la décision communiquée peut s’avérer utile tout particulièrement si l’administration omet de communiquer les données mentionnées à l’article 2, 4°. À cet effet, cette dernière disposition pourrait être complétée par les mots ‘ faute de quoi le délai pour introduire le recours ne prend pas cours ’ » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1112/1, p. 32).
La référence au « délai de prescription » pour introduire le recours résulte d’un amendement qui a ensuite été déposé afin que la disposition en cause soit formulée de la même manière que l’article 4 de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 « déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’Etat ». La justification de l’amendement précise également :
« L’omission de l’indication des voies de recours n’entraîne pas la nullité de la décision ou de l’acte administratif. Ce dernier fait déjà grief et l’intéressé n’a aucun délai à attendre ‘ pour introduire ’ un éventuel recours.
C’est le délai pour la forclusion du droit de recours dont la prise de cours est ainsi suspendue » (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 1112/2, p. 9).
B.3. L’article 14 de la loi du 11 avril 1995 « visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social » (ci-après : la Charte de l’assuré social) dispose :
« Les décisions d’octroi ou de refus des prestations doivent contenir les mentions suivantes :
1° la possibilité d’intenter un recours devant la juridiction compétente;
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2° l’adresse des juridictions compétentes;
3° le délai et les modalités pour intenter un recours;
4° le contenu des articles 728 et 1017 du Code judiciaire;
5° les références du dossier et du service qui gère celui-ci;
6° la possibilité d’obtenir toute explication sur la décision auprès du service qui gère le dossier ou d’un service d’information désigné.
Si la décision ne contient pas les mentions prévues à l’alinéa 1er, le délai de recours ne commence pas à courir.
Le Roi peut prévoir que l’alinéa premier ne s’applique pas aux prestations qu’Il détermine ».
Par l’arrêt n° 163/2021 du 18 novembre 2021 (ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.163, B.14), la Cour a jugé « qu’en ce qui concerne les actions en paiement d’indemnités, le délai de prescription visé à l’article 20 de la loi du 3 juillet 1967 doit être considéré comme un délai de recours au sens de l’article 14, alinéa 1er, 3°, de la Charte de l’assuré social, de sorte que la décision d’octroyer ou de refuser des prestations sociales en vertu de la loi du 3 juillet 1967 doit faire référence à ce délai et qu’à défaut d’une telle indication, celui-ci ne prend pas cours ».
Quant à la question préjudicielle
B.4. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994
avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution et avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Contrairement à ce que soutient la ville de Liège, il ressort à suffisance du libellé de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que la Cour est invitée à examiner la différence de traitement entre, d’une part, les victimes d’un accident du travail dans le secteur public qui ont reçu une décision de l’autorité et, d’autre part, les victimes d’un accident du travail dans le secteur public qui, comme dans l’affaire au fond, ont reçu une décision de Medex,
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lorsque Medex agit comme service médical visé à l’article 8 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970, mais qui n’ont reçu de l’autorité ni la proposition de rente visée à l’article 9 du même arrêté royal ni a fortiori la décision visée à l’article 10 du même arrêté royal. En ce qui concerne la première catégorie, selon la juridiction a quo, le délai de prescription prévu à l’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967 ne prend pas cours si la décision de l’autorité ne mentionne pas ce délai, et ce, en vertu de l’article 14 de la Charte de l’assuré social, dans l’interprétation mentionnée en B.14 de l’arrêt de la Cour n° 163/2021 précité. En revanche, en ce qui concerne la seconde catégorie, la juridiction a quo considère, après avoir préalablement jugé que l’article 14 de la Charte de l’assuré social ne s’applique pas à la décision de Medex mais que Medex est néanmoins une autorité administrative au sens de l’article 2, 4°, de la loi du 11 avril 1994, que, dans l’interprétation selon laquelle cette dernière disposition impose la mention des délais de recours mais pas des délais de prescription, le délai de prescription prévu à l’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967 prend cours à dater de la notification de la décision de Medex, même si celle-ci ne mentionne pas ce délai.
B.5. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que, dans l’affaire au fond, la victime de l’accident du travail ne conteste pas la décision prise par Medex conformément à l’article 8 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970.
La question préjudicielle repose sur la prémisse selon laquelle la notification de la décision de Medex constitue le point de départ du délai de prescription prévu à l’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967, alors même que la décision de Medex n’est pas contestée.
B.6.1. L’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967 fixe comme point de départ du délai de prescription « la notification de l’acte juridique administratif contesté ».
Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.3 que, par acte juridique administratif, il y a lieu d’entendre « toute décision qui serait prise par l’employeur ou par le Service de Santé administratif [désormais, Medex] pendant la durée de la procédure administrative » (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 645/1, p. 6). Pour que la notification d’un
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tel acte puisse constituer le point de départ du délai de prescription, encore faut-il, selon les termes mêmes de la disposition concernée, que cet acte soit « contesté ».
B.6.2. Comme il est mentionné en B.4, l’autorité a, dans le litige au fond, omis de notifier à la victime de l’accident du travail une décision, à savoir la proposition de rente visée à l’article 9 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 ou la décision visée à l’article 10 du même arrêté royal, de sorte qu’il n’y a dès lors pas d’« acte juridique administratif contesté » de l’autorité comme point de départ du délai de prescription de trois ans au sens de l’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967.
B.6.3. Par son arrêt du 4 juin 2007 mentionné en B.1.3, la Cour de cassation a jugé que « l’acte juridique administratif dont la notification constitue le point de départ de la prescription prévue audit article 20, alinéa 1er, n’est pas exclusivement la décision de l’autorité visée à l’article 10 de l’arrêté royal du 13 juillet 1970 mais peut, lorsque la demande en paiement des indemnités est introduite avant que cette décision n’ait été prise, consister en la proposition du service médical visée aux articles 8 et 9 du même arrêté ».
Par le même arrêt, la Cour de cassation, se prononçant sur une autre branche du moyen de cassation, par laquelle le demandeur en cassation faisait notamment valoir qu’il avait soutenu « qu’il ne contestait pas l’avis du service de santé administratif mais reprochait à l’autorité administrative l’absence d’acte administratif », a jugé :
« L’arrêt constate que le service de santé administratif a notifié le 23 mars 1993 au demandeur sa proposition de considérer qu’aucune invalidité permanente ne résultait de l’accident.
Dès lors qu’il ressort des pièces auxquelles la Cour peut avoir égard que, comme l’énonce le moyen, en cette branche, l’action du demandeur avait pour objet d’entendre fixer le taux d’invalidité permanente en vue du paiement des indemnités, l’arrêt ne donne pas de la requête d’appel et des conclusions du demandeur visées au moyen, en cette branche, une interprétation inconciliable avec leurs termes et ne modifie pas l’objet de sa demande en tenant l’acte notifié au demandeur le 23 mars 1993 par le service de santé administratif pour l’acte juridique
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administratif contesté donnant cours à la prescription de son action en paiement des indemnités » (ibid.).
Il en ressort que, dans l’affaire en question, il pouvait être considéré que la décision du service de santé administratif était contestée, dès lors que cette décision concluait à l’absence d’invalidité permanente et que l’action introduite visait à la fixation d’un taux d’invalidité permanente.
B.6.4. Il résulte de ce qui précède que la notification de la décision de Medex ne peut constituer le point de départ du délai de prescription visé à l’article 20, alinéa 1er, première phrase, de la loi du 3 juillet 1967 que si cette décision est contestée. La prémisse de la question préjudicielle selon laquelle la notification de la décision non contestée de Medex constitue le point de départ du délai de prescription et selon laquelle le délai de prescription a pris cours est par conséquent manifestement erronée.
Dès lors qu’elle repose sur une prémisse manifestement erronée, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
La question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 12 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul