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04/12/2024 | BELGIQUE | N°149/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 04 décembre 2024, 149/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 149/2024
du 4 décembre 2024
Numéro du rôle : 8116
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits », posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meers

schaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrê...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 149/2024
du 4 décembre 2024
Numéro du rôle : 8116
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits », posée par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt n° 258.052 du 29 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 5 décembre 2023, le Conseil d’État a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus seuls ou en combinaison avec les articles 16 et 19 de la Constitution et l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il permet au Roi, le cas échéant à travers des arrêtés ministériels, d’établir, dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine, (1) une liste de marques de produits à base de tabac qu’il est interdit d’apposer sur l’étiquetage des unités de conditionnement, sur tout emballage extérieur et sur le produit à base de tabac proprement dit ainsi que (2) une procédure pour inclure les marques sur cette liste, alors que les restrictions d’utilisation de telles marques à des fins publicitaires sont, elles, régies par une disposition légale (article 7, § 2bis, 3° et 4°, de la même loi) qui a donné lieu à l’intervention d’une assemblée démocratiquement élue ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
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- la SA « British American Tobacco Belgium », la société de droit de l’État du Delaware « British American Tobacco (Brands) Inc. », la société de droit anglais et gallois « Dunhill Tobacco of London Limited », la SA « Tabacofina - Vander Elst » et la société de droit suisse « American-Cigarette Company (Overseas) Limited », assistées et représentées par Me Barteld Schutyser, Me Bart Martel, Me Pieter Callens et Me Kristof Caluwaert, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Pierre Slegers, Me Margaux Kerkhofs et Me Jennifer Duval, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 23 octobre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Magali Plovie et Willem Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le Conseil d’État est saisi par plusieurs sociétés d’une requête tendant à l’annulation de l’arrêté royal du 26 avril 2019 « modifiant l’arrêté royal du 5 février 2016 relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce des produits du tabac ». Ces sociétés font valoir, notamment, que l’habilitation prévue à l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits » (ci-après : la loi du 24 janvier 1977) est discriminatoire, en ce qu’elle permet au Roi de prévoir des interdictions d’utilisation de certaines marques commerciales de produits à base de tabac ainsi que la procédure à suivre pour inclure une marque dans cette liste (première catégorie de mesures, adoptées par le Roi), alors que le législateur règle lui-même les restrictions à l’usage des marques commerciales de produits du tabac à des fins publicitaires (article 7, § 2bis, 3° et 4°, de la loi du 24 janvier 1977) (deuxième catégorie de mesures, adoptées par le législateur). Elles demandent au Conseil d’État de poser à la Cour deux questions préjudicielles à ce propos.
Le Conseil d’État estime que les catégories de mesures comparées concernent toutes les deux des restrictions à l’utilisation de marques commerciales qui sont prises dans l’intérêt de la santé publique et de la protection de la santé des consommateurs, et que les questions préjudicielles peuvent être regroupées en une seule. Il pose à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1.1. Le Conseil des ministres observe que l’arrêté royal du 26 avril 2019 « modifiant l’arrêté royal du 5 février 2016 relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce des produits du tabac » (ci-après : l’arrêté royal du 26 avril 2019) modifie l’arrêté royal du 5 février 2016 « relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce des produits du tabac » (ci-après : l’arrêté royal du 5 février 2016), lequel transpose la directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 « relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac et des produits connexes, et abrogeant la directive 2001/37/CE ». Il ajoute que l’arrêté royal du 5 février 2016 a été adopté en application de l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits » (ci-
après : la loi du 24 janvier 1977), et qu’aucun recours en annulation de cet arrêté royal n’a été introduit auprès du Conseil d’État.
Le Conseil des ministres fait valoir que l’arrêté royal du 26 avril 2019 s’inscrit dans le contexte global de la lutte antitabac. Il vise, dans un objectif de protection de la santé publique, à réglementer les produits à base de tabac et à lutter contre les produits à base de tabac modifiés par d’autres substances. Les mesures prévues par l’article 11, § 4, de l’arrêté royal du 5 février 2016, tel qu’il a été introduit par l’arrêté royal du 26 avril 2019, sont prévues par le Roi, dans les limites de l’habilitation législative conférée par la loi du 24 janvier 1977. La liste de marques interdites que le ministre peut établir en vertu de cette disposition constitue une mesure individuelle destinée à sanctionner le non-respect des prescriptions techniques qui sont édictées à l’article 11, §§ 1er à 3, de l’arrêté royal du 5 février 2016, au terme d’un examen in concreto. Cette mesure ne constitue pas une interdiction générale de certaines marques de tabac.
A.1.2. Le Conseil des ministres soutient que la disposition en cause est constitutionnelle. Il fait valoir, à titre principal, que les deux catégories de mesures en cause ne sont pas comparables. D’une part, l’article 6 de la loi du 24 janvier 1977 permet de prendre des mesures (en ce compris l’interdiction de la commercialisation) visant des denrées alimentaires ou des produits à base de tabac. Cette disposition autorise le Roi à adopter des normes de produits et à en assurer le respect. D’autre part, l’article 7 de la même loi vise la publicité et étend à cette fin l’interdiction de publicité à tout produit autre que des produits à base du tabac ou des denrées alimentaires. Les objets de ces deux dispositions sont fondamentalement différents : alors que l’article 6 porte de manière directe sur le produit visé par la loi du 24 janvier 1977, l’article 7 peut s’appliquer à des produits qui ne sont initialement pas visés par cette loi. C’est pour cette raison qu’une intervention législative est nécessaire uniquement dans le cadre de l’article 7.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement en cause ne résulte pas de la disposition en cause, mais de l’exécution de celle-ci par l’article 11 de l’arrêté royal du 5 février 2016.
Premièrement, l’article 7 de la loi du 24 janvier 1977 contient aussi une habilitation du ministre. Deuxièmement, la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur une différence de traitement entre un régime organisé par une disposition législative et un régime organisé par un arrêté royal. L’habilitation contenue dans l’article 6, § 1er, de la loi du 24 janvier 1977 n’introduit aucune différence de traitement, en particulier en ce qui concerne l’utilisation de marques de produits à base de tabac. Troisièmement, le Conseil d’État a validé l’article 11 de l’arrêté royal du 5 février 2016.
A.1.3. Le Conseil des ministres soutient que la disposition en cause porte sur la possibilité de limiter la distribution de produits visés explicitement dans la loi du 24 janvier 1977, à savoir les produits à base de tabac, en fixant des normes de produits et en assurant l’effectivité du respect de ces normes. Il expose que l’article 11, § 1er, de l’arrêté royal du 13 avril 2019 « relatif au paquet standardisé des cigarettes, du tabac à rouler et du tabac à pipe à eau » encadre très strictement les informations qui peuvent être apposées sur des paquets de produits à base de tabac, que la demande de suspension introduite devant le Conseil d’État contre cet arrêté a été rejetée et que le recours en annulation a donné lieu à un désistement. Il ajoute que l’arrêté royal du 26 avril 2019 s’inscrit dans le prolongement de cette norme de produit : l’arrêté royal du 26 avril 2019 vise à éviter que la norme de produit prévue à l’article 11, § 1er, de l’arrêté royal du 13 avril 2019, précité, soit contournée par les producteurs de produits à base de tabac. La limitation en cause ne porte pas sur le droit des marques, mais sur une norme du produit. La mesure est pertinente au regard des objectifs de diminuer l’attractivité de l’emballage et de l’image de
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la marque, d’améliorer l’efficacité des avertissements sanitaires textuels ou visuels apposés sur les paquets des produits à base de tabac et de réduire la désinformation des consommateurs sur la dangerosité du tabac. Les arrêts de la Cour nos 102/99 (ECLI:BE:GHCC:1999:ARR.102) et 183/2021 (ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.183) ne sont pas transposables, dès lors qu’ils traitent des modalités de publicité pour les produits du tabac, et non d’une comparaison entre une norme relative à la publicité et une norme de produits.
A.2.1. La SA « British American Tobacco Belgium », la société de droit de l’État du Delaware « British American Tobacco (Brands) Inc. », la société de droit anglais et gallois « Dunhill Tobacco of London Limited », la SA « Tabacofina - Vander Elst » et la société de droit suisse « American-Cigarette Company (Overseas)
Limited » (ci-après : les parties requérantes devant la juridiction a quo) estiment que la disposition en cause viole les normes de référence invoquées.
Se référant aux arrêts de la Cour nos 174/2006 (ECLI:BE:GHCC:2006:ARR.174), 8/2012
(ECLI:BE:GHCC:2012:ARR.008) et 33/2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.033), les parties requérantes devant la juridiction a quo font valoir que la Cour est compétente pour connaître de la question préjudicielle.
Elles soutiennent que les régimes visés à l’article 6, § 1er, a), et à l’article 7, § 2bis, 3° et 4°, de la loi du 24 janvier 1977 sont suffisamment comparables, de même que les catégories de personnes visées par les mesures en cause : d’une part, le fabricant de tabac confronté à une interdiction absolue d’utiliser ses marques sur ses produits en vertu d’un arrêté royal et, d’autre part, le fabricant de tabac qui est confronté aux restrictions d’utilisation de ses marques à des fins publicitaires en vertu d’une loi. Elles observent que, mis à part la précision « évidente » selon laquelle les mesures visées ne peuvent être adoptées que dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine, l’habilitation générale faite au Roi par l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 ne contient aucun critère légal sur la base duquel Celui-ci devrait déterminer la procédure d’inscription sur une liste de marques interdites. Les travaux parlementaires n’apportent pas non plus d’éclaircissement à ce sujet. En revanche, le législateur a défini lui-même, à l’article 7, § 2bis, 4°, de la même loi, les exceptions à l’interdiction d’utiliser de telles marques à des fins publicitaires.
Selon les parties requérantes devant la juridiction a quo, cette différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée. Premièrement, aucune justification de cette différence de traitement ne figure dans les travaux préparatoires, ni dans les mémoires de l’État belge devant la juridiction a quo. Deuxièmement, les différences entre les régimes visés ne sont pas de nature à justifier la différence de traitement en cause. La disposition en cause a pour effet d’empêcher l’intervention d’une assemblée démocratiquement élue dans l’élaboration d’une liste des marques interdites. Troisièmement, la différence de traitement ne se justifie pas davantage au regard de l’objectif de protection de la santé publique. L’utilisation de la marque sur le produit et l’utilisation de la marque dans la publicité remplissent la même fonction de communication. Les dispositions qui limitent certaines formes de publicité pour le tabac comme celles qui visent à interdire des marques sont des restrictions à l’utilisation de marques commerciales. Rien ne justifie que les secondes, qui sont plus attentatoires aux droits des parties requérantes devant la juridiction a quo, puissent être fixées d’une manière plus souple que les premières. Il s’ensuit que le choix du législateur de confier au Roi le soin d’établir la procédure pour inclure certaines marques de produits du tabac sur une liste des marques interdites, sans que le législateur ait lui-même fixé des critères pour l’interdiction de la communication et de l’utilisation d’une marque, comme il l’a fait en matière de la publicité, est « manifestement déraisonnable ».
Les parties requérantes devant la juridiction a quo font valoir, par ailleurs, que ni l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 ni l’arrêté royal du 26 avril 2019 ne contiennent des critères objectifs, formulés en des termes clairs et suffisamment précis, susceptibles de justifier une ingérence dans le droit de propriété intellectuelle et dans le droit à la liberté d’expression des fabricants de tabac.
A.2.2. Les parties requérantes devant la juridiction a quo estiment que les arguments développés par le Conseil des ministres sont erronés et qu’ils méconnaissent l’interprétation donnée à la disposition en cause par le Conseil d’État. Elles rappellent qu’il n’appartient pas à une partie devant la Cour de modifier ou de faire modifier la portée de la question préjudicielle. La circonstance que les deux régimes en cause ont des champs d’application différents ne suffit pas à conclure à leur non-comparabilité. Les deux catégories de mesures en cause sont des restrictions à l’utilisation de marques commerciales. Elles poursuivent les mêmes objectifs et elles ont une portée et un impact comparables sur les fabricants de tabac.
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Les parties requérantes devant la juridiction a quo soutiennent que le Conseil des ministres ne fournit aucune justification quant à la différence de traitement, qui serait fondée sur le but ou l’effet de la disposition en cause.
La position selon laquelle la différence de traitement en cause découlerait de l’arrêté royal du 5 février 2016 ne peut pas être suivie, dès lors que, si tel avait été le cas, le Conseil d’État n’aurait pas interrogé la Cour. La question préjudicielle ne porte pas sur la constitutionnalité de cet arrêté. L’argument selon lequel une intervention législative serait nécessaire ou non, selon qu’une mesure relève ou non de l’objet de la loi du 24 janvier 1977, ne peut pas justifier la différence de traitement en cause. Le législateur n’a pas fixé de critères concernant l’interdiction d’utiliser une marque, alors qu’une marque constitue, par essence, un outil de publicité. Les parties requérantes devant la juridiction a quo ne comprennent pas pourquoi l’élaboration d’une liste des marques interdites pourrait être laissée à l’entière discrétion du Roi, qui délèguerait à Son tour l’élaboration concrète de cette liste à un ministre agissant unilatéralement, sans aucun garde-fou imposé par le législateur.
-B-
B.1. Le Conseil d’État demande à la Cour si l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits » (ci-après : la loi du 24 janvier 1977) est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 16 et 19 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), « en ce qu’il permet au Roi, le cas échéant à travers des arrêtés ministériels, d’établir, dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine, (1) une liste de marques de produits à base de tabac qu’il est interdit d’apposer sur l’étiquetage des unités de conditionnement, sur tout emballage extérieur et sur le produit à base de tabac proprement dit ainsi que (2) une procédure pour inclure les marques sur cette liste, alors que les restrictions d’utilisation de telles marques à des fins publicitaires sont, elles, régies par une disposition légale (article 7, § 2bis, [alinéa 1er,] 3° et 4°, de la même loi) ».
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.2. Comme son intitulé l’indique, la loi du 24 janvier 1977 vise à protéger la santé des consommateurs à l’égard, d’une part, des denrées alimentaires et, d’autre part, des « autres produits ». Font notamment partie des « autres produits » visés par cette loi, le tabac, les produits à base de tabac et les produits similaires (ci-après : les produits de tabac) (article 1er, 2°, d), de la même loi).
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B.3.1. L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 autorise le Roi, « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine », à appliquer aux produits de tabac les mesures prévues à l’égard des denrées alimentaires par l’article 2, alinéas 1er et 2, et par l’article 3, 2°, a), et 3°, c), de la même loi.
L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 dispose :
« Le Roi peut, dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine :
a) appliquer les mesures visées à l’article 2, alinéas premier et deux, et à l’article 3, 2°, a), et 3°, c) au tabac, produits à base de tabac et produits similaires, ainsi qu’aux produits cosmétiques ».
L’article 2, alinéas 1er et 2, de la même loi dispose :
« Dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine, le Roi peut réglementer et interdire la fabrication, l’exportation et le commerce de denrées alimentaires.
Ce pouvoir implique, entre autres, la possibilité de déterminer la composition des denrées alimentaires, d’en arrêter les dénominations correspondantes ainsi que de réglementer les indications utiles à l’information, sur proposition du Ministre qui à la santé publique dans ses attributions ».
Selon l’article 1er, 3°, de la même loi, les termes « commerce ou mise dans le commerce »
désignent « l’importation, le transport pour la vente ou pour la livraison, la détention en vue de la vente, l’offre en vente, la vente, la distribution, le débit, la cession à titre onéreux ou gratuit ».
Selon l’article 1er, 4°, de la même loi, les termes « fabrication ou fabriquer » désignent « la fabrication et la préparation pour le commerce, ou la livraison au consommateur, y compris le mode de fabrication ou de préparation, le conditionnement et l’étiquetage ».
L’article 3, 2°, a), et 3°, c), de la même loi dispose :
« Dans l’intérêt de la santé publique, le Roi peut en outre :
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[...]
2° a) appliquer les mesures visées à l’article 2, alinéas 1er et 2, aux objets et matières destinés à entrer en contact avec les denrées alimentaires ainsi que réglementer et interdire l’emploi de ces objets et matières;
[...]
3° [...]
[...]
c) réglementer l’emploi et l’hygiène des véhicules utilisés pour le transport des denrées alimentaires, des ustensiles, récipients et appareils destinés à entrer en contact avec ces denrées et des appareils de distribution pour denrées alimentaires ».
B.3.2. En vertu des dispositions précitées, le Roi peut, « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine », réglementer et interdire la fabrication et la préparation pour le commerce (y compris le conditionnement et l’étiquetage) et le commerce (y compris l’offre en vente, la vente et la distribution) des produits de tabac (article 6, § 1er, a), junctis l’article 2, alinéa 1er, et l’article 1er, 4°), ce qui comprend la possibilité de déterminer la composition des produits de tabac, d’en arrêter les dénominations correspondantes et de réglementer les indications utiles à l’information sur ces produits (article 6, § 1er, a), juncto l’article 2, alinéa 2). Ces mesures peuvent également être appliquées aux objets et matières destinés à entrer en contact avec les produits de tabac (article 6, § 1er, a), juncto l’article 3, 2°, a)). Le Roi peut également réglementer et interdire l’emploi de ces objets et matières (ibid.). Il peut réglementer, en outre, l’emploi et l’hygiène (1) des véhicules utilisés pour le transport des produits de tabac, (2) des ustensiles, récipients et appareils destinés à entrer en contact avec ces produits et (3) des appareils de distribution pour ces produits (article 6, § 1er, a), juncto l’article 3, 3°, c)).
B.4.1. Sur la base de l’article 6, § 1er, a), précité, de la loi du 24 janvier 1977, le Roi a pris l’arrêté royal du 26 avril 2019 « modifiant l’arrêté royal du 5 février 2016 relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce des produits du tabac » (ci-après : l’arrêté royal du 26 avril 2019).
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Il s’agit de l’acte attaqué devant le Conseil d’État.
Le Conseil d’État interroge la Cour dans le cadre de l’examen de la deuxième branche du deuxième moyen d’annulation dirigé contre l’article 11, 2°, de l’arrêté royal du 26 avril 2019.
Cette disposition a notamment ajouté un paragraphe 4 à l’article 11 de l’arrêté royal du 5 février 2016 « relatif à la fabrication et à la mise dans le commerce des produits à base de tabac et produits à fumer à base de plantes » (ci-après : l’arrêté royal du 5 février 2016). L’arrêté royal du 5 février 2016 transpose partiellement, en droit belge, la directive 2014/40/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 « relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de fabrication, de présentation et de vente des produits du tabac et des produits connexes, et abrogeant la directive 2001/37/CE » (ci-après : la directive 2014/40/UE) (article 1er de cet arrêté royal).
L’article 11 de l’arrêté royal du 5 février 2016, tel qu’il a été modifié par l’arrêté royal du 26 avril 2019, dispose :
« § 1er. L’étiquetage des unités de conditionnement, tout emballage extérieur ainsi que le produit à base de tabac proprement dit ne peuvent comprendre aucun élément ou dispositif qui :
1° contribue à la promotion d’un produit à base de tabac ou incite à sa consommation en donnant une impression erronée quant aux caractéristiques, effets sur la santé, risques ou émissions du produit. Les étiquettes ne comprennent aucune information sur la teneur en nicotine, en goudron ou en monoxyde de carbone du produit à base de tabac;
2° suggère qu’un produit à base de tabac donné est moins nocif que d’autres ou vise à réduire l’effet de certains composants nocifs de la fumée ou présente des propriétés vitalisantes, énergisantes, curatives, rajeunissantes, naturelles, biologiques ou a des effets bénéfiques sur la santé ou le mode de vie;
3° évoque un goût, une odeur, tout arôme ou tout autre additif, ou l’absence de ceux-ci;
4° ressemble à un produit alimentaire ou cosmétique;
5° suggère qu’un produit à base de tabac donné est plus facilement biodégradable ou présente d’autres avantages pour l’environnement.
§ 2. Les unités de conditionnement et tout emballage extérieur ne suggèrent pas d’avantages économiques au moyen de bons imprimés, d’offres de réduction, de distribution
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gratuite, de promotion de type ‘ deux pour le prix d’un ’ ou d’autres offres similaires. Toute mention du prix, à l’exclusion du prix mentionné sur le signe fiscal est interdite.
§ 3. Les éléments et dispositifs qui sont interdits en vertu des paragraphes 1 et 2 peuvent comprendre notamment les messages, symboles, noms, marques commerciales, signes figuratifs ou autres.
§ 4. En application des dispositions du présent article, le Ministre peut fixer une liste des marques de produits à base de tabac interdites, même si ces produits à base de tabac sont déjà sur le marché. Une période de transition d’un an sera accordée pour stopper la mise dans le commerce des marques interdites. Le Ministre fixe la procédure à suivre pour inclure un produit à base de tabac sur la liste des marques interdites. Le Ministre peut fixer une procédure d’autorisation pour les marques de produits à base de tabac non encore mises dans le commerce.
§ 5. Les dispositions du présent article s’appliquent aux éléments techniques, tels les filtres et le papier, qui permettent de consommer ou qui améliorent la consommation de produits à base de tabac ».
B.4.2. Auprès de la section de législation du Conseil d’État et dans le rapport au Roi précédant cet arrêté royal, l’habilitation conférée au ministre compétent par l’article 11, § 4, nouveau, de l’arrêté royal du 5 février 2016 a été justifiée par la nécessité de transposer, en droit belge, l’article 13 de la directive 2014/40/UE (voy. CE, avis n° 65.468/3 du 20 mars 2019, pp. 15 et 16, et le rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 26 avril 2019).
B.4.3. Comme le Conseil d’État l’a jugé dans l’arrêt de renvoi, les paragraphes 1er à 3, précités, de l’article 11 de l’arrêté royal du 5 février 2016 sont l’exacte reproduction de l’article 13, paragraphes 1 à 3, de la directive 2014/40/UE.
B.4.4. Par l’arrêt de renvoi, le Conseil d’État a jugé que l’article 11, 2°, de l’arrêté royal 26 avril 2019 n’excède pas les limites de l’habilitation prévue par l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977.
B.5.1. Les règles relatives à la publicité pour les produits de tabac sont fixées à l’article 7, § 2bis, alinéa 1er, de la loi du 24 janvier 1977, qui dispose :
« [...]
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3° Il est interdit d’utiliser une marque, qui doit principalement sa notoriété à un produit de tabac, à des fins publicitaires dans d’autres domaines, tant que la marque est utilisée pour un produit de tabac.
Cette disposition ne déroge pas au droit des sociétés à faire de la publicité pour des produits de leur marque déposée qui ne sont pas des produits de tabac, à condition que :
- le chiffre d’affaires afférent aux produits de tabac commercialisés sous la même marque déposée, même par une autre entreprise, n’excède pas la moitié du chiffre d’affaires afférent aux produits autres que le tabac de la marque en question, et que
- cette marque ait été déposée à l’origine pour des produits qui ne sont pas des produits de tabac.
4° Les interdictions visées au 3° ne s’appliquent pas :
- à l’utilisation, à des fins publicitaires dans d’autres domaines d’une marque qui doit principalement sa notoriété à un produit de tabac, dans des journaux et publications édités en dehors de l’Union européenne, sauf lorsque cette publicité ou l’importation de ces journaux ou périodiques a pour objet principal de faire de la publicité pour une telle marque sur le marché belge ou communautaire;
- à l’utilisation fortuite dans d’autres domaines d’une marque, qui doit principalement sa notoriété à un produit de tabac, faite dans le cadre de la communication au public d’un événement qui se déroule à l’étranger, sauf lorsque cette utilisation ou la communication au public de cet événement a pour objet de promouvoir une telle marque sur le marché belge;
- à l’affichage d’une marque, qui doit principalement sa notoriété à un produit de tabac, à l’intérieur et sur la devanture de magasins dans lesquels sont vendus les produits de cette marque;
- à la publicité d’une marque, qui doit principalement sa notoriété à un produit de tabac, faite dans des publications imprimées exclusivement destinées aux professionnels du commerce d’une telle marque ».
L’article 7, § 2bis, alinéa 2, de la même loi dispose :
« Par dérogation au point 3°, le Ministre peut autoriser l’utilisation d’une marque qui doit notamment sa notoriété à un produit de tabac, à des fins publicitaires si le lien entre les produits de tabac et les produits dérivés ne peut se faire. Le ministre fixe les modalités d’exécution du présent paragraphe. A cette fin, il tient notamment compte du fait que le nom, la marque, le symbole et tout autre élément distinctif du produit ou service sont présentés sous un aspect clairement distinct de ceux utilisés pour les produits de tabac ».
B.5.2. Il ressort de cette disposition législative que les produits de tabac sont soumis à une interdiction générale de publicité (de marque) (article 7, § 2bis, alinéa 1er, 3°), mais que
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plusieurs exceptions à cette interdiction sont prévues (alinéa 1er, 4°). Le ministre compétent peut, en outre, autoriser l’utilisation d’une marque de produit de tabac à des fins publicitaires si le lien entre les produits de tabac et les produits dérivés ne peut se faire (alinéa 2).
Quant au fond
B.6.1. La Cour n’est pas compétente pour censurer une disposition qui règle la répartition des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, sauf si cette disposition méconnaît les règles répartitrices de compétences entre l’État, les communautés et les régions ou si le législateur prive une catégorie de personnes de l’intervention d’une assemblée démocratiquement élue, prévue explicitement par la Constitution.
B.6.2. Par ailleurs, la Cour ne peut se prononcer sur le caractère justifié ou non d’une différence de traitement au regard des dispositions de la Constitution qu’elle est habilitée à faire respecter que si cette différence de traitement est imputable à une norme législative.
Ni l’article 26, § 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989, ni aucune autre disposition constitutionnelle ou législative ne confère à la Cour le pouvoir de statuer, à titre préjudiciel, sur la question de savoir si un arrêté royal est compatible ou non avec ces dispositions de la Constitution.
B.7.1. L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977, lu en combinaison avec l’article 2, alinéas 1er et 2 de la même loi, habilite le Roi à réglementer et à interdire la fabrication, l’exportation et le commerce des produits de tabac « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine ». Comme il est dit en B.4.1, l’article 11, 2°, de l’arrêté royal du 26 avril 2019, pris sur la base de cette disposition législative, habilite le ministre compétent à fixer notamment (1) « une liste des marques de produits à base de tabac interdites, même si ces produits à base de tabac sont déjà sur le marché », et (2) « la procédure à suivre pour inclure un produit à base de tabac sur la liste des marques interdites ».
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B.7.2. Les parties requérantes devant la juridiction a quo soutiennent en substance que la matière visée par l’article 11, 2°, de l’arrêté royal du 26 avril 2019 devrait être réglée par la loi, que l’habilitation au Roi contenue dans l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 n’est pas définie de manière suffisamment précise et que cette habilitation ne porte pas sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels sont déterminés, au préalable et en suffisance, par le législateur.
B.7.3. Il ressort de la motivation de l’arrêt de renvoi et de ce qui précède que la question préjudicielle doit être comprise comme interrogeant la Cour à propos de la compatibilité, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus ou non en combinaison avec les articles 16 et 19 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel, de l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977, en ce que cette disposition législative, en ne réglant pas elle-même la matière visée par l’article 11, 2°, de l’arrêté royal du 26 avril 2019, établit une différence de traitement injustifiée entre, d’une part, les producteurs de produits de tabac soumis à une interdiction adoptée en vertu de l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 et, d’autre part, les producteurs de produits de tabac soumis à une interdiction de publicité pour les produits de tabac en vertu de l’article 7, § 2bis, alinéa 1er, 3° et 4°, de la même loi, dès lors que seuls ces derniers bénéficieraient de la garantie liée au principe de légalité formelle.
Dans cette interprétation, la différence de traitement décrite dans la question préjudicielle découle de la disposition en cause.
B.8. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de
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non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.9.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.9.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition en cause.
B.9.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel, précité, offre une protection non seulement contre l’expropriation ou la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
B.9.4. La propriété intellectuelle, telle une marque, est également protégée par l’article 1er du Protocole précité (CEDH, grande chambre, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc.
c. Portugal, ECLI:CE:ECHR:2007:0111JUD007304901, §§ 66-72; 16 avril 2019, Kamoy Radyo Televizyon Yayıncılık ve Organizasyon A.Ş. c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2019:0416JUD001996506, §§ 37 et 38).
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B.9.5. L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977, lu en combinaison avec l’article 2, alinéas 1er et 2, de la même loi, autorise le Roi à réglementer et à interdire, notamment, la « fabrication » et le « commerce » de produits de tabac, « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine ». La « fabrication »
comprend la préparation pour le commerce, le conditionnement et l’étiquetage des produits (article 1er, 4°, précité, de la même loi). Le « commerce » comprend l’offre en vente, la vente et la distribution (article 1er, 3°, précité, de la même loi). La disposition en cause habilite ainsi le Roi à réglementer, entre autres, le conditionnement et l’étiquetage des produits de tabac et, le cas échéant, à interdire la commercialisation (des marques) de produits de tabac qui ne satisfont pas aux conditions qu’Il détermine.
De telles mesures impliquent une limitation du droit de propriété des producteurs des produits de tabac concernés. Elles ne constituent toutefois pas une expropriation au sens de l’article 16 de la Constitution.
Contrairement à l’article 16 de la Constitution, qui réserve en principe au législateur lui-
même le soin de déterminer les cas et modalités dans lesquels une expropriation peut avoir lieu, l’article 1er du Premier Protocole additionnel a pour seule exigence que l’ingérence dans le droit de propriété soit réglée par une norme législative ou par un arrêté d’exécution.
L’article 1er du Premier Protocole additionnel ne s’oppose donc pas à ce qu’une habilitation soit donnée au Roi.
B.9.6. Il s’ensuit que la disposition en cause, en ce qu’elle confère une habilitation au Roi, ne relève pas du champ d’application de l’article 16 de la Constitution et est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec 1’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.10. La Cour doit encore examiner la question préjudicielle en ce qu’elle vise les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 19 de la Constitution.
B.11.1. L’article 19 de la Constitution réserve au législateur la compétence de régir l’usage de la liberté d’opinion et interdit, en principe, toute mesure préventive d’une autorité publique.
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B.11.2. En ce qu’il reconnaît le droit à la liberté d’expression, l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme a une portée analogue à celle de l’article 19 de la Constitution, qui reconnaît la liberté de manifester ses opinions en toute matière.
Dès lors, les garanties fournies par ces dispositions forment, dans cette mesure, un ensemble indissociable.
B.11.3. L’information à caractère commercial est protégée par la liberté d’expression (CEDH, 20 novembre 1989, markt intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne, ECLI:CE:ECHR:1989:1120JUD001057283, § 26; 30 janvier 2018, Sekmadienis Ltd.
c. Lituanie, ECLI:CE:ECHR:2018:0130JUD006931714).
B.12. Le principe de légalité formelle contenu dans l’article 19 de la Constitution garantit à tout citoyen qu’aucune ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression ne peut avoir lieu qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
Une délégation à un autre pouvoir n’est toutefois pas contraire au principe de légalité formelle, pour autant que l’habilitation soit définie de manière suffisamment précise et qu’elle porte sur l’exécution de mesures dont les éléments essentiels ont été fixés préalablement par le législateur.
B.13. Les deux catégories de producteurs de produits de tabac visées en B.7.3 sont des catégories suffisamment comparables en l’espèce, puisqu’ils exercent la même activité et que le législateur a prévu pour les uns et les autres des restrictions à l’usage des biens qu’ils produisent.
B.14.1. Comme il est dit en B.9.5, l’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977, lu en combinaison avec l’article 2, alinéas 1er et 2, de la même loi, habilite le Roi à réglementer et à interdire, notamment, la fabrication et le commerce des produits de tabac « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine ».
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B.14.2. Les termes « commerce » et « fabrication » visés à l’article 2, alinéa 1er, de la loi du 24 janvier 1977 sont définis à l’article 1er, 3°, et 4°, précité, de cette loi.
L’article 2, alinéa 2, de la même loi est issu d’un amendement du Gouvernement. Dans sa justification, celui-ci explique que cet alinéa « résulte de l’insertion de la définition du mot ‘ fabrication ’ à l’article 1 », qu’« il a pour but de spécifier, pour l’exemple, le pouvoir accordé au Roi au premier alinéa », qu’il précise que « les arrêtés d’exécution sont pris sur la proposition du Ministre de la Santé publique » et que « le terme ‘ information ’ vise celle qui est destinée tant au consommateur qu’au fabricant ou commerçant » (Doc. parl., Chambre, 1974-1975, n° 563/3, p. 2).
Les termes « dans l’intérêt de la santé publique ou en vue d’empêcher les tromperies ou les falsifications dans ce domaine » utilisés à l’article 6 de la loi du 24 janvier 1977 sont calqués sur les termes utilisés à l’article 2 de la même loi, lesquels sont eux-mêmes repris de l’ancien article 1er de la loi du 20 juin 1964 « sur le contrôle des denrées ou substances alimentaires et autres produits », que la loi du 24 juin 1977 remplace (Doc. parl., Chambre, 1974-1975, n° 563/1, p. 4). Lors des travaux préparatoires de la loi du 24 janvier 1977, il a été précisé que les termes « dans ce domaine » doivent être compris comme visant « le domaine de la Santé publique » et que « le projet [de loi] vise uniquement l’intérêt de la santé publique » (Doc. parl., Sénat, 1975-1976, n° 779/2, p. 6). Il a également été indiqué que « la restriction [du pouvoir réglementaire du Roi] aux seuls facteurs concernant [...] la santé publique en indique clairement les limites » (Doc. parl., Chambre, 1974-1975, n° 563/1, p. 9).
B.14.3. Partant, l’habilitation en cause est définie de manière suffisamment précise et le législateur a déterminé les éléments essentiels des mesures dont il confie l’exécution au Roi.
Le législateur a pu considérer que la réglementation de la fabrication et du commerce des produits de tabac doit pouvoir être fixée d’une manière plus souple que la réglementation liée à l’interdiction de la publicité pour ces produits.
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La disposition en cause, qui, dans un objectif de santé publique, confère au Roi le pouvoir de réglementer le conditionnement et l’étiquetage des produits de tabac et, le cas échéant, celui d’interdire la commercialisation (des marques) de produits de tabac qui ne satisfont pas aux conditions qu’Il détermine, n’entraîne pas non plus une limitation disproportionnée des droits des producteurs de produits de tabac.
Lorsque le législateur accorde une délégation, il y a lieu de considérer qu’il n’entend habiliter le délégué à faire usage de sa compétence que d’une manière conforme aux dispositions de la Constitution dont la Cour garantit le respect.
Il appartient au juge compétent, à savoir la section du contentieux administratif du Conseil d’État ou le juge judiciaire, de contrôler, le cas échéant, si et dans quelle mesure le délégué a excédé les conditions de l’habilitation qui lui a été conférée.
B.15. L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 est compatible avec les articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 16 et 19 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 6, § 1er, a), de la loi du 24 janvier 1977 « relative à la protection de la santé des consommateurs en ce qui concerne les denrées alimentaires et les autres produits » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 16 et 19 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 4 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 149/2024
Date de la décision : 04/12/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 18/12/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-12-04;149.2024 ?

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