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04/12/2024 | BELGIQUE | N°148/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 04 décembre 2024, 148/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 148/2024
du 4 décembre 2024
Numéro du rôle : 8064
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968
« relative à la police de la circulation routière », posée par le Tribunal de police de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache et Danny Pieters, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,

après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et proc...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 148/2024
du 4 décembre 2024
Numéro du rôle : 8064
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968
« relative à la police de la circulation routière », posée par le Tribunal de police de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache et Danny Pieters, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 28 juin 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 juillet 2023, le Tribunal de police de Liège, division de Liège, a posé une question préjudicielle qui, par ordonnance de la Cour du 20 septembre 2023, a été reformulée comme suit :
« L’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968 relative à la police de la circulation routière viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que, en vertu de cette disposition, le juge peut, s’il ne fait pas application de l’article 42 de la même loi, limiter la validité du permis de conduire du contrevenant pour une période d’au moins un an à trois ans au plus ou à titre définitif sans possibilité de révision de la mesure, alors qu’après application de l’article 42, une réintégration pourrait être demandée à l’issue d’un délai de 6 mois à compter de la date du prononcé du jugement passé en force de chose jugée condamnant le contrevenant à une déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Sébastien Depré, Me Evrard de Lophem, Me Germain Haumont et Me Megi Bakiasi, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
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Par ordonnance du 9 octobre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Michel Pâques et Yasmine Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige au fond concerne une personne qui est poursuivie devant le Tribunal de police de Liège, division de Liège, pour conduite d’un véhicule en état d’ivresse, alors qu’elle présentait une concentration d’alcool de 0,57 mg par litre d’air alvéolaire expiré, avec la circonstance que cette personne se trouvait en état de récidive car elle avait été condamnée pour une même infraction par le Tribunal de police de Liège, division de Huy, moins de trois années auparavant. Lors de cette première infraction, elle avait présenté une concentration d’alcool de 1,16 mg par litre d’air alvéolaire expiré.
La juridiction a quo a sollicité l’avis d’un médecin quant à l’aptitude de cette personne à la conduite d’un véhicule. Ce médecin a rendu un rapport, estimant qu’en raison de son addiction à l’alcool, la prévenue devant la juridiction a quo était incapable de conduire un véhicule à moteur au sens de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968.
La juridiction a quo constate qu’elle peut faire application de deux régimes distincts : d’une part, celui de l’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968, qui prévoit une limitation de la validité du permis de conduire aux véhicules à moteur équipés d’un éthylotest antidémarrage ou, d’autre part, celui de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, relatif à l’incapacité physique ou psychique de conduire un véhicule à moteur, qui prévoit une déchéance du droit de conduire. La juridiction a quo indique que, dans la pratique, le coût de l’éthylotest antidémarrage rend ce dernier inenvisageable pour bon nombre de condamnés, lesquels sont ainsi totalement privés du droit de conduire, alors que les personnes condamnées à une déchéance du droit de conduire fondée sur l’article 42 de la loi du 16 mars 1968 peuvent demander une révision de cette déchéance à l’issue d’un délai de six mois. Elle s’interroge sur le caractère discriminatoire de cette différence de traitement.
La juridiction décide par conséquent de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Le Conseil des ministres considère que les deux catégories de personnes identifiées dans la question préjudicielle ne sont pas suffisamment comparables, en ce que les unes sont incapables de conduire un véhicule pour des raisons médicales, telle l’addiction à l’alcool, alors que les autres sont capables de conduire mais adoptent des comportements dangereux en conduisant en état d’ivresse.
A.2. À supposer que ces catégories soient comparables, le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement identifiée dans la question préjudicielle repose sur un critère objectif et qu’elle est justifiée eu égard à des considérations de sécurité. En effet, la différence entre un comportement résultant d’une affection médicale
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tel l’alcoolisme et un comportement irresponsable et dangereux justifie que ces comportements soient punis de sanctions différentes : le retrait pur et simple du droit de conduire, dans le premier cas, et un droit de conduire encadré, dans le second.
Le Conseil des ministres fait également valoir que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation en matière de renforcement de la sécurité routière et qu’il pouvait par conséquent, en adoptant l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968, élargir les hypothèses dans lesquelles un éthylotest antidémarrage peut ou doit être imposé, puisqu’il s’agit d’une mesure efficace pour lutter contre les comportements irresponsables et dangereux sur la route. Le Conseil des ministres ajoute que le législateur ne pouvait en revanche pas étendre ce dispositif aux personnes souffrant d’alcoolisme, conformément à l’annexe III de la directive 2006/126/CE du Parlement européen et du Conseil du 20 décembre 2006 « relative au permis de conduire ».
A.3. Le Conseil des ministres fait encore valoir que la différence de traitement ne produit pas des effets disproportionnés pour les personnes relevant des deux catégories comparées. Contrairement à ce que suppose la juridiction a quo, recouvrer le droit de conduire lorsqu’on en a été déchu sur la base de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968 n’est pas plus facile que lorsqu’on s’est vu imposer un éthylotest antidémarrage sur la base de l’article 37/1 de la même loi, puisque la personne concernée devra apporter la preuve qu’elle n’est plus inapte à conduire un véhicule à moteur. Bien souvent, cette preuve ne pourra être apportée qu’à l’issue d’un long traitement, telle une cure de désintoxication menée à son terme par un patient souffrant d’alcoolisme.
Le Conseil des ministres expose encore que le législateur a tenu compte du coût élevé de l’installation d’un éthylotest antidémarrage, puisqu’il a pris le soin de prévoir, au paragraphe 3 de l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968, que la juridiction concernée puisse soustraire ce coût du montant de l’amende à imposer au contrevenant.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968 « relative à la police de la circulation routière » (ci-après : la loi du 16 mars 1968), tel qu’il a été modifié par la loi du 6 mars 2018 « relative à l’amélioration de la sécurité routière » (ci-après : la loi du 6 mars 2018), qui dispose :
« § 1er. En cas de condamnation du chef d’une infraction à l’article 34, § 2, à l’article 35
en cas d’ivresse ou à l’article 36, le juge peut, s’il ne prononce pas la déchéance définitive du droit de conduire un véhicule à moteur ou s’il ne fait pas application de l’article 42, limiter la validité du permis de conduire du contrevenant, pour une période d’au moins un an à trois ans au plus ou à titre définitif, à tous les véhicules à moteur équipés d’un éthylotest antidémarrage, à condition que celui-ci remplisse, en tant que conducteur, les conditions du programme d’encadrement visé à l’article 61quinquies, § 3.
En cas de condamnation du chef d’une infraction à l’article 34, § 2, si l’analyse de l’haleine mesure une concentration d’alcool d’au moins 0,78 milligramme par litre d’air alvéolaire expiré ou si l’analyse sanguine révèle une concentration d’alcool par litre de sang d’au moins 1,8 gramme, le juge limite la validité du permis de conduire du contrevenant aux véhicules à moteur équipés d’un éthylotest antidémarrage selon les mêmes modalités que celles visées à
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l’alinéa 1er. Toutefois, si le juge choisit de ne pas recourir à cette sanction, il le motive expressément.
En cas de condamnation du chef d’une infraction à l’article 36, s’il s’agit d’une peine après une condamnation en application de l’article 34, § 2, si l’analyse de l’haleine mesure à chaque fois une concentration d’alcool d’au moins 0,50 milligramme par litre d’air alvéolaire expiré ou si l’analyse sanguine révèle à chaque fois une concentration d’alcool par litre de sang d’au moins 1,2 gramme, le juge limite la validité du permis de conduire du contrevenant à tous les véhicules à moteur qui sont équipés d’un éthylotest antidémarrage selon les mêmes modalités que celles visées à l’alinéa 1er, sans préjudice de l’article 38, § 6.
§ 2. Toutefois, lorsqu’il motive sa décision, le juge peut indiquer une ou plusieurs catégories de véhicules qu’il indique conformément aux dispositions arrêtées par le Roi en vertu de l’article 26, pour lesquelles il ne limite pas la validité du permis de conduire conformément au § 1er. Cependant, la validité limitée doit s’appliquer au moins à la catégorie de véhicules avec laquelle l’infraction qui donne lieu à l’application du § 1er a été commise.
§ 3. Le juge peut diminuer l’amende de tout ou partie du coût de l’installation et de l’utilisation d’un éthylotest antidémarrage dans un véhicule, ainsi que du coût du programme d’encadrement, sans qu’elle ne puisse s’élever à moins d’un euro.
§ 4. Est puni d’un emprisonnement de quinze jours à deux ans et d’une amende de 500 euros à 2000 euros, ou d’une de ces peines seulement, et d’une déchéance du droit de conduire un véhicule à moteur d’une durée équivalente ou supérieure à la période pendant laquelle la validité du permis de conduire a été limitée, quiconque est condamné du chef d’une infraction à cet article et conduit un véhicule à moteur pour lequel un permis de conduire est exigé et qui n’est pas équipé de l’éthylotest antidémarrage imposé ou, en tant que conducteur, ne remplit pas les conditions du programme d’encadrement ».
B.1.2. L’éthylotest antidémarrage est un « dispositif qui empêche le démarrage du véhicule, à moins que le conducteur accomplisse un test d’haleine dont le résultat montre une concentration d’alcool inférieure au seuil établi » (article 2.1 de l’annexe 1 à l’arrêté royal du 26 novembre 2010 « relatif aux spécifications techniques des éthylotests antidémarrage visés à l’article 61sexies de la loi du 16 mars 1968 relative à la police de la circulation routière »). En vertu de l’article 61quinquies, § 2, de la loi du 16 mars 1968, ce seuil est actuellement établi à 0,09 milligramme par litre d’air alvéolaire expiré (ci-après : mg/l AAE).
B.1.3. La mesure de placement d’un éthylotest antidémarrage a été conçue comme une limitation de la validité du permis de conduire : le permis de conduire de la personne condamnée n’est valable que pour les véhicules qui sont équipés d’un éthylotest antidémarrage.
B.1.4. L’article 37/1, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 16 mars 1968 permet au tribunal de police qui condamne le contrevenant du chef des infractions visées à l’article 34, § 2, à
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l’article 35, en cas d’ivresse, ou à l’article 36 de la loi du 16 mars 1968 d’imposer au contrevenant un éthylotest antidémarrage comme mesure supplémentaire.
Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 6 mars 2018, le tribunal de police est tenu d’imposer un éthylotest antidémarrage en cas de concentration d’alcool très élevée (article 37/1, § 1er, alinéa 2) et en cas de récidive grave (article 37/1, § 1er, alinéa 3).
En vertu de l’article 37/1, § 1er, alinéa 3, de la loi du 16 mars 1968, le tribunal de police doit toujours imposer au contrevenant un éthylotest antidémarrage s’il se trouve en état de récidive au sens de l’article 36 de la même loi et si l’analyse de l’haleine révèle chaque fois une concentration d’alcool d’au moins 0,50 mg/l AAE ou si l’analyse sanguine révèle chaque fois une concentration d’alcool d’au moins 1,2 pour mille.
B.1.5. C’est par la loi du 12 juillet 2009 « modifiant la loi relative à la police de la circulation routière, coordonnée le 16 mars 1968, en ce qui concerne le recours à l’éthylotest antidémarrage » (ci-après : la loi du 12 juillet 2009) que le législateur a introduit l’éthylotest antidémarrage. Les travaux préparatoires indiquent :
« Les avancées technologiques ont permis de privilégier davantage encore la prévention, notamment par l’installation d’un alcolock sur le véhicule. Ce dispositif, intégré dans le véhicule, empêche le démarrage de celui-ci s’il enregistre une alcoolémie excessive ou si le conducteur n’a pas soufflé dans l’appareil. L’appareil a déjà suffisamment prouvé son utilité:
des expériences, aux États-Unis et au Canada, ont démontré que l’obligation de disposer d’un alcolock a entraîné une forte diminution du récidivisme en matière d’abus d’alcool (jusqu’à 95 % !) au cours de la période d’utilisation obligatoire de ces dispositifs. L’IBSR aboutit également à des conclusions très positives dans une étude européenne relative à l’utilisation d’alcolocks dans différents types de véhicules à moteur.
[...]
La présente proposition de loi vise à faire en sorte que, dans notre pays également, l’alcolock joue un rôle dans la prévention de l’alcool au volant » (Doc. parl., Chambre, 2008-2009, DOC 52-1856/001, pp. 3-4).
Sous l’empire de la loi du 12 juillet 2009, le tribunal de police n’était jamais tenu d’imposer un éthylotest antidémarrage. Les juridictions avaient « la possibilité - mais pas l’obligation -
d’imposer un éthylotest antidémarrage pour une durée d’un à cinq ans ou à titre définitif aux
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auteurs d’infractions routières présentant un taux d’alcoolémie à partir de 0,8 pour mille et aux contrevenants en état d’ivresse ou en état de récidive » (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2868/001, pp. 5-6).
B.1.6. Par la loi du 6 mars 2018, le législateur, ayant constaté que la possibilité d’imposer un éthylotest antidémarrage était trop peu utilisée, a rendu cette mesure obligatoire dans certains cas (ibid., p. 7).
Cette obligation pour le tribunal de police d’imposer un éthylotest antidémarrage dans certains cas est liée à l’objectif poursuivi par la loi du 6 mars 2018, à savoir réduire drastiquement le nombre de victimes d’accidents de la circulation par la mise en œuvre des recommandations les plus importantes faites lors des États généraux de la Sécurité routière 2015 (ibid., p. 5).
L’obligation de principe d’imposer un éthylotest antidémarrage en cas de concentration d’alcool très élevée est justifiée comme suit, dans les travaux préparatoires :
« La possibilité pour le juge de pouvoir ou non condamner à l’éthylotest antidémarrage a aussi été réduite lorsque le contrevenant alcoolisé représente un danger manifeste sur la route, c’est-à-dire en cas de concentration alcoolique très élevée à partir de 1,8 pour mille le juge ne peut y déroger qu’exceptionnellement que moyennant une motivation expresse.
Si l’on se fait prendre lors d’un contrôle de police, le plus souvent ce n’est pas la première fois que l’on a trop bu. Plus la concentration d’alcool est élevée, plus une dépendance à l’alcool peut être soupçonnée : une enquête hollandaise a montré que pour un taux de 1,3 pour mille il y avait 13 % de récidivistes, pour un taux de 1,8 pour mille ce taux s’élève à 21 % et pour des pourcentages plus élevés le taux atteint même 50 %. Lorsque l’on sait que l’alcool au volant est l’un des trois importants ‘ tueurs ’ sur la route, une approche plus stricte s’impose.
Un taux de 1,8 pour mille correspond à une consommation de 8 à 11 verres d’alcool sur une courte période de deux heures d’où il résulte une ivresse très importante et des mouvements incontrôlés (même pour 1,0 pour mille il est question d’ivresse pour la plupart des personnes).
Les statistiques montrent que plus de 40 % des personnes qui roulent sous influence sont des contrevenants sévères qui se situent au-dessus de 1,2 pour mille. Pour le moment, ces contrevenants s’en tirent – lorsqu’ils ne causent pas d’accident – avec une amende (souvent avec sursis) et une déchéance du droit de conduire de quelques semaines. Ceci, en combinaison avec un risque peu élevé d’être contrôlé, n’a pas d’effet dissuasif et a pour conséquence qu’il y a sur nos routes trop de bombes à retardement » (ibid., pp. 10-11).
L’obligation d’imposer un éthylotest antidémarrage en cas de récidive grave est justifiée comme suit, dans les travaux préparatoires :
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« En cas de récidive en matière d’alcool à partir d’un taux de 1,2 pour mille dans le sang soit 0,50 mg/l AAE, il faut désormais également imposer, outre l’éthylotest antidémarrage obligatoire, les quatre examens de réintégration et une période de déchéance d’au moins trois mois (cumul art. 37/1 et 38, § 6). Le juge ne dispose alors plus de la possibilité d’éviter un éthylotest antidémarrage. En cas de récidive en matière d’alcool de cette gravité, il est clair que cette personne ne peut pas distinguer la conduite de la boisson et des sanctions graves sont exigées » (ibid., p. 3).
Il est expliqué, dans les travaux préparatoires, que les contrevenants peuvent faire le choix de renoncer à l’éthylotest antidémarrage :
« Le conducteur condamné peut également choisir de ne pas faire installer d’éthylotest antidémarrage dans son/ses véhicule(s) à moteur et d’utiliser les transports en commun par exemple. Il décide alors de ne plus être un ‘ conducteur ’ pendant la période durant laquelle le juge lui impose l’éthylotest antidémarrage. Son permis de conduire doit dans ce cas être remis au greffe mais alors il ne va pas à la commune chercher un nouveau permis de conduire comportant le code de l’éthylotest antidémarrage. Dans ce cas, il est tout de même question dans les faits d’une déchéance du droit de conduire, parce que la personne ne dispose plus de son permis de conduire et ce pour la période durant laquelle elle aurait normalement dû rouler avec un éthylotest antidémarrage » (ibid., p. 4).
En ce qui concerne le coût de la mesure, les travaux préparatoires exposent :
« Il est un fait que pour un contrevenant le coût élevé d’un éthylotest antidémarrage n’est pas attractif par rapport à l’amende et la déchéance habituellement prononcées pour ces infractions.
[...]
[...] Le juge peut cependant déduire le coût de l’éthylotest antidémarrage (appareil et programme d’encadrement) du montant de l’amende sans que celle-ci puisse être inférieure à 1 euro (le principe de déductibilité des frais reste inchangé dans le présent projet de loi). Dès lors, il faut débourser plus de 3 400 euros pour pouvoir rouler avec un éthylotest antidémarrage pendant un an dans l’hypothèse où le juge a permis de déduire ces frais de l’amende. Bien souvent, la loi oblige en plus le juge à imposer encore quelques mois de déchéance du droit de conduire pendant la période qui précède celle où sera imposé l’éthylotest antidémarrage.
[...]
Si l’on se penche sur l’alternative actuelle à l’éthylotest antidémarrage que le juge peut imposer, on constate que l’amende habituelle pour ce type d’infractions est souvent l’amende minimale de 1 600 euros (et respectivement 3 200 euros plus des examens de réintégration en cas de récidive), associée à une déchéance du droit de conduire de quelques mois. Le contrevenant fait bien vite le choix de cette alternative moins onéreuse et plus facile.
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L’éthylotest antidémarrage lui offre pourtant la possibilité de continuer à conduire son véhicule afin qu’il puisse poursuivre sa vie professionnelle et sociale. D’autre part, l’éthylotest antidémarrage empêche de prendre part à la circulation sous influence de l’alcool, ce qui contribue favorablement à la sécurité routière » (ibid. pp. 8-9).
B.2.1. La Cour est invitée à comparer ce régime avec celui de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, tel qu’il a été remplacé par la loi du 6 mars 2018, qui dispose :
« La déchéance du droit de conduire doit être prononcée si, à l’occasion d’une condamnation ou d’une suspension de peine ou d’un internement pour infraction à la police de la circulation routière ou pour accident de roulage imputable au fait personnel de son auteur, le coupable est reconnu physiquement ou psychiquement incapable de conduire un véhicule à moteur.
Cette déchéance peut être prononcée à chaque degré de condamnation, quelle que soit la personne qui a introduit le recours.
La durée de la déchéance du droit de conduire dépend de la preuve que l’intéressé n’est plus inapte à conduire un véhicule à moteur ».
B.2.2. L’article 43 de la loi du 16 mars 1968 dispose :
« La déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique du conducteur prend cours dès le prononcé de la décision si celle-ci est contradictoire et dès sa signification, si elle a été rendue par défaut, nonobstant tout recours ».
B.2.3. L’article 44 de la loi du 16 mars 1968, tel qu’il a été remplacé par la loi du 6 mars 2018, dispose :
« Celui qui a été déchu du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique peut, après au moins six mois à compter de la date du prononcé du jugement passé en force de chose jugée, demander une révision, au moyen d’une requête adressée au ministère public, devant la juridiction qui a prononcé la déchéance. La décision de cette juridiction n’est pas susceptible d’appel.
En cas de rejet de la requête, aucune nouvelle requête ne peut être introduite avant l’expiration d’un délai de six mois à compter de la date du rejet ».
B.3. En ce qui concerne l’articulation entre l’article 37/1, § 1er, et l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, les travaux préparatoires de la loi du 6 mars 2018 indiquent que « lorsque le juge impose au contrevenant une déchéance du droit de conduire définitive ou le déclare déchu en raison d’incapacité physique ou psychique conformément à l’article 42 (notamment en cas
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d’alcoolisme), un éthylotest antidémarrage est exclu » (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2868/001, p. 7). La Cour de cassation a confirmé cela dans un arrêt du 1er juin 2022
(ECLI:BE:CASS:2022:ARR.20220601.2F.3). Comme l’expliquent les travaux préparatoires précités, il « n’a jamais été question d’imposer un éthylotest antidémarrage aux contrevenants dépendants de l’alcool parce qu’il est préférable pour ces personnes d’être suivies médicalement via la déchéance du droit de conduire pour raisons psychiques ou physiques » (ibid., p. 6).
Quant à la question préjudicielle
B.4. La Cour est invitée à statuer sur la différence de traitement entre les personnes qui se voient imposer un éthylotest antidémarrage pour une durée d’au moins un an en vertu de l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968 et les personnes qui se voient imposer une déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique en vertu de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, en ce que cette déchéance peut faire l’objet d’une demande de révision après un délai de minimum six mois, conformément à l’article 44 de la loi du 16 mars 1968. La juridiction a quo souligne que le coût d’un éthylotest antidémarrage est tel que cette mesure est inenvisageable pour de nombreuses personnes condamnées et elle considère dès lors que, dans la pratique, la mesure prévue à l’article 37/1 de la loi du 16 mars 1968 revient à une déchéance du droit de conduire d’au moins un an. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la juridiction a quo met en cause, en particulier, la durée minimale d’un an de la mesure d’imposition d’un éthylotest antidémarrage prévue à l’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968.
B.5. Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, les deux catégories de personnes visées dans la question préjudicielle sont comparables. Toutes deux se voient imposer une limitation ou une déchéance de leur droit de conduire aux fins de garantir la sécurité de tous. Tant l’imposition d’un éthylotest antidémarrage (article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968) que la déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique (article 42 de la loi du 16 mars 1968) constituent des mesures de sûreté et non des peines. La Cour de cassation l’a confirmé à plusieurs reprises, en ce qui concerne l’imposition d’un éthylotest antidémarrage (voy., e.a., Cass., 18 octobre 2023, ECLI:BE:CASS:2023:ARR.20231018.2F.10; 3 mars 2021, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20210303.2F.5) ainsi qu’en ce qui concerne la déchéance du droit
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de conduire pour incapacité physique ou psychique (voy., not., Cass., 6 février 2024, ECLI:BE:CASS:2024:ARR.20240206.2N.6; 11 octobre 2022, ECLI:BE:CASS:2022:ARR.20221011.2N.8). Les travaux préparatoires le confirment expressément en ce qui concerne la déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique (Doc. parl., Chambre, 2017-2018, DOC 54-2868/001, p. 26).
B.6. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7. La différence de traitement entre les deux catégories de personnes visées dans la question préjudicielle repose sur un critère objectif, à savoir le fait, pour les personnes concernées, d’être reconnues ou non comme souffrant d’une affection physique ou psychique les rendant incapables de conduire un véhicule à moteur.
En effet, dès lors qu’en vertu de l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, la juridiction qui constate l’incapacité d’une personne à conduire un véhicule à moteur pour des raisons physiques ou psychiques est tenue de prononcer la déchéance de son droit de conduire, et qu’en vertu de l’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968, l’éthylotest au démarrage ne peut être imposé que si la juridiction concernée ne fait pas application de l’article 42 précité, les personnes qui sont reconnues incapables de conduire un véhicule à moteur pour des raisons physiques ou psychiques relèvent nécessairement du régime dudit article 42, tandis que les personnes qui ne sont pas reconnues comme telles relèvent du régime de l’article 37/1, § 1er, de la même loi.
B.8. Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.5 et en B.1.6, le but de la mesure d’imposition d’un éthylotest au démarrage est de lutter contre l’ivresse au volant, qui constitue une des principales causes des décès liés à la circulation routière. Cette mesure
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s’inscrit dans le cadre de la loi du 6 mars 2018, dont l’objectif plus global est de réaliser une diminution drastique du nombre de victimes d’accidents de la circulation. Cet objectif est légitime.
B.9. Eu égard à cet objectif, la distinction opérée par le législateur est également pertinente. En effet, vu la diversité des conditions médicales susceptibles de provoquer une incapacité physique ou psychique de conduire, il est pertinent de prévoir, comme le législateur l’a fait à l’article 42 de la loi du 16 mars 1968, que la déchéance du droit de conduire pour incapacité physique ou psychique doit durer aussi longtemps que la preuve de la fin de cette incapacité n’est pas rapportée.
À l’inverse, il est également pertinent de considérer que les contrevenants qui conduisent en état d’ivresse pour des raisons autres qu’une incapacité physique ou psychique à conduire doivent pouvoir se voir imposer un éthylotest antidémarrage pour une durée minimale fixe.
Leur dangerosité ne résulte pas d’affections physiques et psychiques dont la diversité ne permet pas d’estimer une durée fixe, mais bien d’un comportement injustifié dont le législateur a pu estimer qu’il présente un risque élevé de récidive. Eu égard à ce risque de récidive et à l’objectif poursuivi par la mesure d’empêcher les contrevenants concernés de « prendre part à la circulation sous influence de l’alcool, ce qui contribue favorablement à la sécurité routière », il est pertinent de prévoir que la mesure doit avoir une durée minimale suffisamment significative.
B.10.1. La Cour doit encore examiner si l’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968 ne produit pas des effets disproportionnés.
B.10.2. Le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour ce qui est de renforcer la sécurité routière.
B.10.3. Eu égard au danger que représentent les conducteurs en état d’ivresse sur les routes, le législateur a raisonnablement pu considérer que l’imposition d’un éthylotest antidémarrage pour une période minimale d’un an était une mesure nécessaire.
B.10.4. Cette mesure, qui permet aux contrevenants concernés de continuer à conduire des véhicules à moteur moyennant le respect de certaines conditions, tout en garantissant la sécurité
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de tous, ne produit pas des effets disproportionnés. Sa durée minimale d’un an n’est pas non plus excessive.
Certes, le coût de cette mesure est élevé pour certains contrevenants, même compte tenu de la possibilité, prévue à l’article 37/1, § 3, de la loi du 16 mars 1968, de réduire le montant de l’amende de tout ou partie du coût de l’éthylotest antidémarrage. Cependant, ces contrevenants restent libres de renoncer à installer ce dispositif et d’opter pour une déchéance de fait du droit de conduire. Eu égard à son large pouvoir d’appréciation pour ce qui est de renforcer la sécurité routière, le législateur a pu estimer qu’une telle déchéance de fait d’une durée minimale d’un an était une mesure raisonnable par rapport à l’objectif poursuivi.
B.11. L’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968, en ce qu’il prévoit une mesure d’imposition d’un éthylotest antidémarrage d’une durée minimale d’un an, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 37/1, § 1er, de la loi du 16 mars 1968 « relative à la police de la circulation routière » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 4 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 148/2024
Date de la décision : 04/12/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 18/12/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-12-04;148.2024 ?

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