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04/12/2024 | BELGIQUE | N°147/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 04 décembre 2024, 147/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 147/2024
du 4 décembre 2024
Numéros du rôle : 8006, 8018, 8026 et 8043
En cause : les recours en annulation totale ou partielle de la loi du 26 décembre 2022
« portant réforme du statut des huissiers de justice et autres dispositions diverses », introduits par Bruno Borean et Pol Cornez, par Christiane Otten et autres, par Willy Fredrix et autres et par Eric Choquet et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasm

ine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verr...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 147/2024
du 4 décembre 2024
Numéros du rôle : 8006, 8018, 8026 et 8043
En cause : les recours en annulation totale ou partielle de la loi du 26 décembre 2022
« portant réforme du statut des huissiers de justice et autres dispositions diverses », introduits par Bruno Borean et Pol Cornez, par Christiane Otten et autres, par Willy Fredrix et autres et par Eric Choquet et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des recours et procédure
Par requêtes adressées à la Cour par lettres recommandées à la poste les 7, 13, 16 et 23 juin 2023 et parvenues au greffe les 8, 14, 19 et 26 juin 2023, des recours en annulation totale ou partielle de la loi du 26 décembre 2022 « portant réforme du statut des huissiers de justice et autres dispositions diverses » (publiée au Moniteur belge du 30 décembre 2022) ont été introduits par Bruno Borean et Pol Cornez, assistés et représentés par Me Cédric Molitor, avocat au barreau de Bruxelles, par Christiane Otten, Roger Smet et Marc Mombailliu, assistés et représentés par Me Johan Vande Lanotte, avocat au barreau de Gand, par Willy Fredrix, Paul De Haes, Christian Bellens, Marc Brackeva, Ronnie De Ceuster, Marc Carsau, Luc Serrien, Peter Segers, Patrick Suykens, Kathleen Discart, Charles Mertens, Eric Libbrecht, Dominique Courboin, Bart Vyt, Dirk Dams, Ann Verrezen, Jan Anne, Christiane Otten, Luc Verschueren, Bart Verschelden, Marc Hove, Marcel Smeets, Patrick Desmet, Peter Theuwis, Baudouin Van Den Daele, Dirk Hessels, Pierre Winkelmolen, Leo Haeldermans, Geert Ingelaere, Christel Gaumier, Etienne Megroedt, Frank Boelens, Kristien Huybrechts, Johan Genbrugge, Luc Vernimmen et Michel Leroy, assistés et représentés par Me Hans-Kristof Carême, avocat au barreau de Louvain, et par Eric Choquet, Jean-Fabien De Clercq, Isabelle Sanglier, Eric Cansse, Brigitte Culot, Pierre Bertrand, Jacqueline Duchateau, Paul Hamoir, Claude Xharde, Thierry Romain, Michel Andre,
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Thomas Defays, Walter Schotte, Jerry Jeanpierre, Bernard Paulus, Marianne Riga, Paul Henry Stephenne et la SCRL « Intermédiance & Partners » , assistés et représentés par Me Hélène Debaty, avocate au barreau de Bruxelles.
Ces affaires, inscrites sous les numéros 8006, 8018, 8026 et 8043 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nicolas Bonbled et Me Junior Geysens, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit des mémoires, les parties requérantes ont introduit des mémoires en réponse et le Conseil des ministres a également introduit des mémoires en réplique.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Kattrin Jadin et Danny Pieters, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et les affaires seraient mises en délibéré.
À la suite des demandes des parties requérantes dans les affaires n os 8026 et 8043 à être entendues, la Cour, par ordonnance du 25 septembre 2024, a fixé l’audience au 23 octobre 2024.
À l’audience publique du 23 octobre 2024 :
- ont comparu :
. Me Cédric Molitor, pour les parties requérantes dans l’affaire n° 8006;
. Me Johan Vande Lanotte, pour les parties requérantes dans l’affaire n° 8018;
. Me Hans-Kristof Carême, pour les parties requérantes dans l’affaire n° 8026;
. Me Jean-François De Bock, avocat au barreau de Bruxelles, loco Me Hélène Debaty, pour les parties requérantes dans l’affaire n° 8043;
. Me Nicolas Bonbled et Me Junior Geysens, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs Kattrin Jadin et Danny Pieters ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. En droit
-A-
Quant à l’affaire n° 8006
En ce qui concerne l’intérêt au recours
A.1. Bruno Borean et Pol Cornez justifient leur intérêt à demander l’annulation des articles 2, 9, 39 et 42 de la loi du 26 décembre 2022 « portant réforme du statut des huissiers de justice et autres dispositions diverses » (ci-
après : la loi du 26 décembre 2022) par cela qu’ils sont nés en 1961, qu’ils ont été nommés dans la fonction de huissier de justice par des arrêtés royaux du 17 mai 1994 et qu’ils se sont associés une vingtaine d’années plus tard.
En ce qui concerne le premier moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution et avec l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
A.2. Bruno Borean et Pol Cornez soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer encore sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, c’est de manière discriminatoire que les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, traitent ce professionnel de la même manière que le notaire.
A.3. Les parties requérantes observent que la disposition législative attaquée est une mesure qui organise la fin de carrière des huissiers de justice. Elles observent aussi qu’en application de l’article 2 de la loi du 25 ventôse an XI « contenant organisation du notariat » (ci-après : la loi du 25 ventôse an XI), les notaires ne peuvent pas non plus exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de 70 ans.
Ils considèrent qu’au regard de la mesure attaquée, les huissiers de justice se trouvent dans une situation essentiellement différente de celle des notaires. Ils font référence, à cet égard, à deux arrêts de la Cour (C.C., n° 109/2001, 20 septembre 2001, ECLI:BE:GHCC:2001:ARR.109, et n° 87/2022, 30 juin 2022, ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.087) aux termes desquels les fonctions des uns et des autres sont jugées comme étant essentiellement différentes. Ils soulignent qu’il ressort du second arrêt qu’en ce qui concerne les conditions de fin de carrière, la situation des huissiers de justice diffère de celle des notaires.
A.4.1. Les parties requérantes exposent ensuite qu’il n’est pas raisonnablement justifié de traiter les huissiers de justice de la même manière que les notaires.
A.4.2. Elles commencent par relever que, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014
« modifiant le statut des huissiers de justice » (ci-après : la loi du 7 janvier 2014), plusieurs motifs relatifs à la spécificité et à l’organisation de la profession d’huissier de justice avaient conduit le pouvoir législatif à décider explicitement de ne pas obliger les huissiers de justice à cesser d’exercer leurs fonctions à un âge déterminé, comme cela était prévu pour les notaires depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 mai 1999 « modifiant la loi du 25 ventôse an XI contenant organisation du notariat » (ci-après : la loi du 4 mai 1999). Parmi ces motifs figurait le fait que la loi n’oblige pas l’huissier de justice récemment nommé à verser une indemnité à l’huissier dont il reprend l’étude.
Les parties requérantes observent que le compte rendu des travaux préparatoires de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 ne permet pas de comprendre pourquoi, dans l’intervalle, le pouvoir législatif a changé d’avis et considéré que les motifs avancés quelques années plus tôt n’étaient plus pertinents.
A.4.3. Les parties requérantes soutiennent ensuite que les justifications de la disposition législative attaquée qui ressortent de ces travaux préparatoires sont insuffisantes ou inexactes.
Elles notent que la mesure attaquée a d’abord été justifiée par la circonstance que certains huissiers de justice âgés vendent ou louent leurs fonctions à de grands bureaux. Elles considèrent que ce motif n’est pas suffisamment
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développé et qu’il ne repose pas sur des éléments probants. Elles relèvent à cet égard que, pour mettre fin aux pratiques jugées abusives de certains huissiers de justice, une approche disciplinaire aurait été davantage proportionnée et moins attentatoire aux droits et libertés des autres huissiers de justice que la mesure législative attaquée.
Les parties requérantes observent que la mesure attaquée a aussi été motivée par le souci de ne pas faire dépendre la vacance d’un poste d’huissier de justice de son seul décès ou de sa seule démission, alors que l’article 518 du Code judiciaire, tel qu’il avait été remplacé par l’article 225 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de Justice » (ci-après : la loi du 25 avril 2014), avait déjà pour effet de provoquer la vacance de tout poste occupé par un huissier de justice ayant au moins 70 ans.
Les parties requérantes remarquent que, lors des travaux préparatoires de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, il a aussi été affirmé que la nomination à vie d’un huissier de justice n’avait plus de sens. Elles estiment que cette position, non développée et contraire à celle qui avait été adoptée lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, aurait dû être explicitée. Elles ajoutent que l’argument tiré de la nécessité de « moderniser » et de « rajeunir » la profession, aussi avancé lors des travaux préparatoires de 2022, aurait également dû être développé.
A.4.4. Les parties requérantes exposent en outre que la circonstance que la Chambre nationale des huissiers de justice aurait approuvé l’adoption de la disposition législative attaquée ne constitue pas, en soi, une justification raisonnable de l’identité de traitement que cette disposition fait naître entre les huissiers de justice et les notaires.
Elles estiment par ailleurs que cette identité de traitement ne saurait davantage être justifiée par le souci de traiter les huissiers de justice de la même manière que les magistrats, puisque ces derniers ne sont pas des officiers publics, qu’ils n’exercent pas une profession libérale et qu’ils n’ont pas la statut social d’indépendant.
Les parties requérantes relèvent enfin que l’instauration, en 1999, d’une limite de temps pour l’exercice des fonctions de notaire avait été jugée nécessaire afin d’étendre le nombre de candidats à ces fonctions. Elles observent que la disposition législative attaquée ne poursuit pas cet objectif, déjà atteint par la modification, précitée, de l’article 518 du Code judiciaire par la loi du 25 avril 2014.
A.5. Les parties requérantes soutiennent que l’annulation de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 en ce qu’il insère les troisième et quatrième phrases dans l’alinéa 3 de l’article 509, § 1er, du Code judiciaire doit mener à l’annulation des articles 9, 39 et 42 de la loi du 26 décembre 2022 parce que ces dernières dispositions résultent de l’adoption de la première disposition.
A.6.1. Le Conseil des ministres considère que le moyen n’est pas fondé.
A.6.2. Il soutient que, compte tenu de la large marge d’appréciation dont il dispose en matière socio-
économique, en particulier dans le domaine de l’emploi et du marché du travail, le pouvoir législatif a pu raisonnablement considérer que la nécessité de moderniser et de rajeunir la profession d’huissier de justice ainsi que la nécessité de mettre fin aux pratiques abusives de certains, justifiait le fait d’obliger les huissiers à cesser d’exercer leurs fonctions au-delà d’un certain âge. Le Conseil des ministres ajoute que la Chambre nationale des huissiers de justice, qui a pour mission de représenter cette profession, s’y est montrée favorable alors qu’elle était consultée sur cette réforme.
A.6.3. Le Conseil des ministres expose aussi que la mesure attaquée n’est pas disproportionnée.
Il remarque, à ce sujet, que la disposition législative attaquée garantit aux huissiers de justice qu’ils pourront exercer leurs fonctions durant trente ans, que la limite d’âge contestée est la même que celle qui vaut pour d’autres professions, tels les magistrats, et qu’à partir de 2025, un travailleur atteindra l’âge de la pension à 67 ans.
Le Conseil des ministres ajoute que la disposition attaquée n’est pas manifestement déraisonnable, pour des motifs identiques à ceux que la Cour a exposés lorsqu’elle s’est prononcée sur la limite d’âge instaurée pour les notaires par la loi du 4 mai 1999 (C.C., n° 109/2001, précité). Il considère qu’il est justifié d’interdire l’exercice de fonctions qui relèvent du service public de la justice à des personnes qui, compte tenu de leur âge, sont davantage
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exposées à un problème de santé qui pourrait compromettre l’efficacité de ce service et qui deviennent, en tout état de cause, moins aptes à s’adapter à l’évolution permanente des exigences de la profession. Il ajoute que des mesures similaires ont été adoptées en France et aux Pays-Bas. Le Conseil des ministres souligne aussi que les articles 2 et 39 de la loi du 26 décembre 2022 permettent, à titre transitoire ou non, à des huissiers de justice de continuer à exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de 70 ans.
En ce qui concerne le deuxième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le « principe général du droit de la non-rétroactivité »
A.7.1. Les parties requérantes soutiennent que les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, modifient un acte ou une situation qui était définitivement acquis au moment de l’entrée en vigueur de ces dispositions législatives, à savoir la durée de validité de leur nomination par deux arrêtés royaux du 17 mai 1994.
Elles soulignent que les dispositions législatives attaquées ont une portée rétroactive parce que l’instauration d’une limite d’âge pour l’exercice des fonctions d’huissier de justice revient sur des faits qui étaient définitivement accomplis le 1er janvier 2023, au moment de l’entrée en vigueur de ces dispositions.
A.7.2. Les parties requérantes considèrent que cette rétroactivité n’est pas justifiée par des objectifs d’intérêt général. Elles renvoient, à ce sujet, aux raisons pour lesquelles il avait été décidé, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, de maintenir le caractère viager de la nomination des huissiers de justice. Ils ajoutent que les arguments avancés lors des travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 pour expliquer le changement de position du pouvoir législatif sont lacunaires et incompréhensibles.
A.8. Le Conseil des ministres répond que les dispositions législatives attaquées n’ont pas d’effet rétroactif.
Il rappelle qu’en vertu du principe de l’application immédiate de la loi nouvelle, celle-ci s’applique immédiatement aux effets futurs des situations nées sous le régime de la loi ancienne, qui se produisent ou se prolongent sous l’empire de la loi nouvelle. Le Conseil des ministres soutient que ce principe commande d’appliquer la limite d’âge instaurée par les dispositions législatives attaquées à tous les huissiers encore en fonction le 1er janvier 2023.
Le Conseil des ministres ajoute que la nomination d’un huissier de justice n’a jamais conféré à la personne nommée le droit d’exercer cette profession à vie. Il précise qu’un tel acte donne accès à une profession qui doit être exercée conformément au cadre législatif en vigueur, lequel peut évoluer au cours de la carrière de la personne nommée.
En ce qui concerne le troisième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le « principe général du droit de la sécurité juridique » et le « principe général du droit de la confiance légitime »
A.9. Les parties requérantes soutiennent que les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, portent atteinte, sans justification objective et raisonnable, et sans motif impérieux d’intérêt général, aux attentes légitimes des huissiers de justice qui ont été nommés avant le 1er janvier 2023, en ce qui concerne « l’organisation de la pratique de leur profession » et le « terme de l’exercice de celle-ci ».
Elles observent que c’est en tenant compte des indications claires des articles 518 et 524 du Code judiciaire, tels qu’ils avaient été remplacés par la loi du 7 janvier 2014, que ces huissiers ont pris d’importantes mesures pour organiser l’exercice de leurs activités. Elles précisent que certains huissiers de justice qui désiraient exercer leur profession au-delà de l’âge de 70 ans ont par exemple décidé de s’associer afin de pouvoir régler par convention les aspects matériels de la future cession de leurs activités.
Les parties requérantes estiment que les règles énoncées à l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 ne suffisent pas à diminuer l’ampleur du dommage que leur causent les dispositions attaquées. Elles considèrent qu’il aurait fallu ne rendre applicable qu’aux seuls huissiers de justice nommés après le 1er janvier 2023 la limite d’âge
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prévue par ces dernières. Elles soulignent que la situation de ces derniers est très différente de celle des notaires, dont la situation matérielle avait, au demeurant, été explicitement prise en compte lorsque le pouvoir législatif avait décidé, en 1999, de limiter dans le temps les effets de leur nomination.
Les parties requérantes répètent que les arguments avancés lors des travaux préparatoires de la loi du 26 décembre 2022 pour justifier l’abandon du caractère viager de la nomination des huissiers de justice sont lacunaires et insuffisants.
A.10.1. Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes ne pouvaient pas s’attendre à ce que les règles relatives à la fin de leur carrière d’huissier de justice restent inchangées entre le moment de leur nomination et celui de leur départ à la retraite.
Il rappelle que le pouvoir législatif reste libre de changer de politique et qu’une disposition législative n’est pas contraire au principe de la sécurité juridique par cela seul qu’elle modifie des règles antérieures, en édictant par exemple une nouvelle interdiction.
A.10.2. Le Conseil des ministres rappelle aussi que le pouvoir législatif dispose d’une large marge d’appréciation pour déterminer une politique socio-économique et d’une marge d’appréciation certaine lorsqu’il règle la profession d’huissier de justice.
Il estime que la décision prise en 2022 de revenir sur la règle de la nomination à vie adoptée en 2014 ne repose pas sur une erreur manifeste, qu’elle n’est pas manifestement déraisonnable et qu’elle ne manquait pas de prévisibilité. Il renvoie à ce sujet au rapport relatif à la modernisation de la fonction d’huissier de justice qui a été remis au ministre de la Justice en juin 2018, à une proposition de loi de 2020, ainsi qu’aux motifs exprimés lors des travaux préparatoires des dispositions attaquées.
A.10.3. Le Conseil des ministres remarque aussi que l’article 509, § 1er, alinéa 3, quatrième phrase, du Code judiciaire, inséré par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, ainsi que l’article 39, alinéa 1er, de cette loi instaurent un régime transitoire similaire à celui de la loi du 4 mai 1999 qui a supprimé le caractère viager de la nomination des notaires, lesquels sont, au demeurant, comme les huissiers de justice, des officiers ministériels et des fonctionnaires publics.
Le Conseil des ministres prétend que la Cour a formellement validé ce dernier régime par l’arrêt n° 109/2001, précité. Il en déduit que les mesures transitoires de la loi du 26 décembre 2022 ne sont pas disproportionnées et qu’elles offrent aux huissiers de justice une sécurité juridique suffisante, en dépit du fait que ces derniers n’ont pas droit à une indemnité de reprise de leur étude similaire à celle que reçoivent généralement les notaires qui atteignent l’âge de la retraite obligatoire.
Quant à l’affaire n° 8018
En ce qui concerne l’intérêt au recours
A.11. Christiane Otten, Roger Smet et Marc Mombailliu justifient leur intérêt à demander l’annulation des articles 2, 1°, 9 et 39 de la loi du 26 décembre 2022 par la circonstance que, dès lors qu’ils sont nés respectivement en 1957, 1955 et 1958, ils seront obligés à court terme de cesser l’exercice de leurs fonctions d’huissier de justice à l’âge de 70 ans, en application de l’article 509, § 1er, alinéa 3, troisième phrase, du Code judiciaire, tel qu’il a été remplacé par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, alors qu’ils souhaitaient continuer à travailler au-
delà de cet âge.
En ce qui concerne le moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 « portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail » (ci-après : la directive 2000/78/CE).
A.12. Les parties requérantes demandent l’annulation des articles 2, 1°, 9 et 39 de la loi du 26 décembre 2022, pour violation des dispositions précitées. Elles soutiennent que l’obligation faite aux huissiers de justice de
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cesser leur activité professionnelle à 70 ans fait naître entre les huissiers de justice une différence de traitement qui constitue une discrimination directe fondée sur l’âge.
Les parties requérantes considèrent que le principe belge d’égalité doit être interprété conformément à la directive 2000/78/CE. Elles précisent que les conditions de validité d’une différence de traitement fondée sur l’âge sont, en application de cette directive, plus strictes que les conditions de validité d’une différence de traitement qui découlent des articles 10 et 11 de la Constitution. Elles remarquent, à ce sujet, que lorsqu’il fait naître une différence de traitement fondée sur l’âge, le pouvoir législatif ne dispose pas d’une marge d’appréciation aussi large que pour d’autres règles du domaine socio-économique. Elles soulignent aussi que tant la Cour de justice de l’Union européenne que la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour constitutionnelle jugent que le principe de non-discrimination doit être interprété de manière évolutive. Elles notent, à cet égard, que le maintien des personnes de plus de 65 ans sur le marché du travail reste une préoccupation économique en Europe et que la directive 2000/78/CE doit être lue compte tenu du droit des travailleurs plus âgés de participer à la vie professionnelle.
A.13.1. Christiane Otten, Roger Smet et Marc Mombailliu identifient ensuite, dans leur compte rendu des travaux préparatoires de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, quatre motifs sur lesquels est appuyée la différence de traitement en cause.
Ils exposent qu’aucun de ces motifs ne permet de justifier la différence de traitement en cause, au regard de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE.
A.13.2. Les parties requérantes considèrent, d’abord, que la lutte contre certaines pratiques abusives de certains huissiers de justice âgés, dont il est question dans l’exposé des motifs du projet de loi qui est à l’origine de la loi du 26 décembre 2022, ne peut être qualifiée d’objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE parce que ce motif ne repose sur aucune donnée précise permettant de démontrer la réalité, les caractéristiques et l’ampleur des pratiques en cause. Les parties requérantes observent, par ailleurs, que ces pratiques, que l’exposé des motifs considère comme étant incompatibles avec la nature et l’objectif des fonctions d’huissier de justice, doivent faire l’objet de procédures disciplinaires, mais que les auteurs de la disposition législative attaquée ne produisent aucune information à ce sujet. Les parties requérantes notent aussi qu’aucune donnée objective ne permet d’affirmer que les comportements répréhensibles visés ne sont pas adoptés aussi par des jeunes huissiers de justice.
Les parties requérantes soutiennent qu’à supposer que le motif précité puisse être tenu pour un objectif légitime, la différence de traitement attaquée n’apparaît pas comme étant une mesure adaptée et nécessaire à la réalisation de cet objectif. Elles remarquent que les grandes études d’huissiers de justice qui seraient à l’origine des pratiques abusives auxquelles la disposition législative attaquée est présumée mettre fin ne représentent pas plus de dix pour cent des études d’huissiers de justice et qu’elles sont concentrées dans quelques villes. Les parties requérantes affirment aussi que les autorités publiques pourraient empêcher ces pratiques en adaptant les règles de la suppléance sur lesquelles elles s’appuient ou en engageant des poursuites disciplinaires contre leurs auteurs.
Elles soutiennent que, dans ce contexte, la mesure attaquée est disproportionnée en ce que, pour régler un problème limité et localisé, elle limite les activités de tous les huissiers de justice
A.13.3. Selon les parties requérantes, la disposition législative attaquée vise aussi à aligner les règles applicables aux huissiers de justice sur celles qui sont applicables aux notaires. Elles estiment que ceci ne peut constituer un objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE et que cet alignement n’est de toute façon pas nécessaire, puisque la Cour a déjà jugé que les huissiers de justice et les notaires ne sont pas des catégories de personnes comparables.
Elles précisent que la pertinence d’une référence à l’arrêt de la Cour n° 109/2001, précité, doit être relativisée, compte tenu de la profonde évolution que la société et la réglementation ont connue depuis 2001. Elles relèvent que cet arrêt a été prononcé plus de deux ans avant la date ultime de transposition de la directive 2000/78/CE et que le marché de l’emploi a fortement évolué depuis cet arrêt, tant en ce qui concerne la pénurie relative aux professions intellectuelles qu’en ce qui concerne l’apparition de politiques visant à augmenter le taux d’emploi des personnes plus âgées.
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A.13.4. Les parties requérantes exposent ensuite que la différence de traitement en cause ne peut pas être justifiée non plus par l’affirmation selon laquelle « une nomination à vie n’a plus de sens aujourd’hui », ni par le souci d’une approche « humaine » de la justice. Les parties requérantes jugent que ces motifs sont bien trop vagues.
Elles ajoutent que la décision d’instaurer une limite d’âge arbitraire non fondée sur des éléments tangibles est en décalage avec la réalité contemporaine. Elles rappellent que, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, le refus d’une telle mesure était justifié par l’incompatibilité de celle-ci avec la politique d’encouragement à travailler plus longtemps, politique qui a entretemps conduit au rehaussement de l’âge légal de la retraite à 67 ans. Ils affirment que, dans beaucoup d’États d’Europe occidentale, il n’existe pas de limite d’âge pour les professions intellectuelles. Elles soulignent aussi que les huissiers de justice doivent participer, deux fois par an, à une activité de formation permanente et qu’il n’existe aucune preuve du fait que les 90 huissiers de justice âgés de plus de 70 ans qui sont encore en activité n’exerceraient pas correctement leurs fonctions.
A.13.5. Enfin, les parties requérantes concèdent que la volonté d’accélérer et de favoriser l’accès de personnes plus jeunes à une profession déterminée peut être considérée comme un objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, même lorsque la difficulté d’accès à cette profession pour ces personnes n’est pas démontrée.
Elles exposent cependant que la mesure législative attaquée n’est pas pertinente pour atteindre cet objectif.
Ils rappellent qu’en application de l’article 518 du Code judiciaire tel qu’il était libellé avant sa modification par l’article 9 de la loi du 26 décembre 2022, le poste d’un huissier de justice devenait vacant, et donc accessible à une personne plus jeune, dès que cet huissier atteignait l’âge de 70 ans, même si ce dernier décidait de continuer à exercer ses fonctions au-delà de cet âge. Les parties requérantes ajoutent que, dès lors que les huissiers de justice âgés d’au moins 70 ans seront contraints de se retirer définitivement, ils ne feront plus appel à des candidats-
huissiers de justice pour les suppléer, en application des articles 526 à 532 du Code judiciaire, ce qui réduira d’autant les occasions pour ces derniers d’acquérir de l’expérience utile à l’exercice des fonctions d’huissier de justice. Les parties requérantes soutiennent donc que la mesure législative attaquée ne permettra pas la nomination du moindre huissier de justice supplémentaire et qu’elle n’augmentera pas les chances des jeunes d’exercer cette profession.
Les parties requérantes exposent aussi que la mesure législative attaquée produit des effets qui sont disproportionnés au regard de l’objectif qu’elle poursuit. Elles doutent du caractère avantageux de cette mesure pour les nouveaux huissiers de justice. Elles allèguent, à ce sujet, qu’avant l’adoption de la loi du 26 décembre 2022, un huissier de justice nommé dans un poste devenu vacant en raison de l’âge de celui qui l’occupait auparavant n’était tenu de reprendre les actifs et les obligations sociales de l’étude de ce dernier que si cet huissier âgé d’au moins 70 ans cessait d’exercer ses fonctions à partir de cet âge. Les parties requérantes remarquent que la mesure attaquée aura pour effet que tout nouvel huissier de justice devra dorénavant reprendre l’étude de son prédécesseur, obligation qui ne facilitera pas nécessairement son entrée dans la profession. Les parties requérantes soulignent en outre les inconvénients que la mesure attaquée présente pour les huissiers de justice qu’elle oblige à prendre leur retraite. Elles renvoient à ce sujet à l’impossibilité pour ceux-ci d’obtenir une indemnité en échange de la cession de leur fonds de commerce, ainsi qu’au faible montant de la pension de travailleur indépendant à laquelle ils ont droit. Les parties requérantes ajoutent que le pouvoir législatif n’a même pas envisagé l’adoption d’autres mesures, moins disproportionnées, pour atteindre l’objectif poursuivi, telles qu’une réduction progressive du nombre de jours de suppléance autorisé pour les huissiers de justice plus âgés.
A.14. À titre subsidiaire, Christiane Otten, Roger Smet et Marc Mombailliu invitent la Cour à poser à la Cour de justice de l’Union européenne trois questions préjudicielles portant sur l’interprétation des articles 2 et 6
de la directive 2000/78/CE, lus en combinaison avec les articles 15 et 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Les parties requérantes précisent que ces questions sont pertinentes, dès lors que la disposition législative attaquée fait naître une différence de traitement directement fondée sur l’âge quant aux « conditions d’emploi et de travail » au sens de l’article 3, paragraphe 1, c), de la directive 2000/78/CE. Elles soutiennent qu’il y a lieu de vérifier si cette différence de traitement est justifiée au sens de l’article 6, paragraphe 1, de cette directive, en tenant compte du droit au travail que reconnaît l’article 15, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
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européenne, ainsi que du fait que la directive 2000/78/CE concrétise dans le domaine de l’emploi et du travail l’interdiction de discrimination énoncée à l’article 21 de la même Charte.
Les parties requérantes observent que, par les arrêts Petersen (grande chambre, 12 janvier 2010, C-341/08, ECLI:EU:C:2010:4), Fuchs et Köhler (21 juillet 2011, C-159/10, ECLI:EU:C:2011:508), Prigge e.a. (grande chambre, 13 septembre 2011, C-447/09, ECLI:EU:C:2011:573) et Ministero della Giustizia (3 juin 2021, C-
914/19, ECLI:EU:C:2021:430), la Cour de justice ne s’est pas encore prononcée sur l’instauration d’un âge maximal pour exercer les fonctions d’huissier de justice, en tenant compte des spécificités de ces fonctions et d’un contexte tel que celui dans lequel l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 a été adopté. Elles remarquent, en particulier, que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur le caractère adéquat et nécessaire de l’instauration d’une limite d’âge destinée à lutter contre certains abus dans un secteur déterminé.
Les parties requérantes ajoutent qu’il n’est pas du tout clair que la disposition législative attaquée puisse être considérée, au vu de la jurisprudence de la Cour de justice, comme une mesure adéquate et nécessaire à la réalisation des objectifs qu’elle poursuit.
A.15.1. Le Conseil des ministres considère que le moyen n’est pas fondé.
A.15.2. Il déduit de l’exposé des motifs du projet de loi qui est à l’origine de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, ainsi que du commentaire public que le président de la Chambre nationale des huissiers de justice a fait au sujet de cette disposition législative, que la mesure attaquée poursuit un objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE. Il épingle différents éléments qui sont liés : la volonté de lutter contre les pratiques abusives principalement adoptées par des huissiers de justice plus anciens, le désavantage concurrentiel que cela cause surtout aux plus jeunes huissiers de justice, l’impossibilité pour un huissier de justice d’encore exercer pleinement ses exigeantes fonctions à un âge avancé et l’alignement du statut de l’huissier sur celui du notaire. De manière plus générale, le Conseil des ministres note aussi que la disposition législative attaquée a pour but de provoquer un rajeunissement et un renouvellement de la profession d’huissier de justice.
Le Conseil des ministres soutient que l’obligation faite à l’huissier de justice de cesser d’exercer ses fonctions à partir de l’âge de 70 ans est raisonnablement proportionnée à l’objectif poursuivi, en raison des dispositions transitoires qu’énonce l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022 et de la règle insérée à l’article 509, § 1er, alinéa 3, quatrième phrase, du Code judiciaire par l’article 2, 1°, de la loi précitée, qui garantirait à l’huissier de justice une carrière d’une durée de 30 ans. Il estime que ces règles d’accompagnement compensent l’atteinte portée aux attentes légitimes des huissiers de justice qui pensaient pouvoir choisir le moment auquel ils pourraient demander à bénéficier de leur pension de travailleur indépendant. Le Conseil des ministres relève aussi que les âges maximaux fixés par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 sont manifestement plus élevés que dans d’autres lois, telles que celle du 10 août 2015, qui a rehaussé l’âge légal de la pension de retraite.
Le Conseil des ministres renvoie aussi à nouveau aux motifs de l’arrêt n° 109/2001, précité, par lequel la Cour s’est prononcée sur la constitutionnalité de la limite d’âge instaurée pour les notaires par la loi du 4 mai 1999.
Il observe que cet arrêt a été rendu après l’entrée en vigueur de la directive 2000/78/CE. Il considère qu’il est justifié d’interdire l’exercice de fonctions de collaboration au service public de la justice à des personnes qui, compte tenu de leur âge, sont davantage exposées à un problème de santé qui pourrait compromettre l’efficacité de ce service. Le Conseil des ministres rappelle aussi que, par l’arrêt n° 87/2022, précité, la Cour a déjà jugé qu’il n’était pas discriminatoire de ne pas prévoir pour l’huissier de justice un régime de reprise de son étude qui soit identique à celui que prévoit la loi pour la cession de l’étude d’un notaire. Il soutient que l’obligation faite à l’huissier de justice de cesser l’exercice de ses fonctions à l’âge de 70 ans ne remet pas en cause ce jugement.
A.15.3. Le Conseil des ministres relève, en outre, que l’instauration d’une limite d’âge pour les huissiers de justice était l’une des mesures proposées dans le rapport sur la modernisation de la fonction d’huissier de justice qui a été remis au ministre de la Justice en juin 2018.
Il souligne que les considérations qui ont conduit à l’adoption de cette mesure reposent sur des données qui ne sont pas manifestement erronées ou déraisonnables. Il ajoute qu’il n’appartient pas à la Cour de dire si le pouvoir
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législatif aurait dû ou non, lors de la conception de cette mesure, procéder à d’autres consultations, études ou enquêtes.
Le Conseil des ministres affirme, à cet égard, qu’une adaptation des règles de la suppléance des huissiers de justice n’aurait pas contribué au rajeunissement général de la profession souhaité par le pouvoir législatif.
A.15.4. Le Conseil des ministres rappelle aussi qu’en France et aux Pays-Bas aussi, il est, depuis quelques années, interdit pour les huissiers de justice d’exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de 70 ans. Il observe que le Conseil d’État de France a jugé, le 18 mai 2018, que cette mesure était conforme aux exigences énoncées à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE.
A.16. Le Conseil des ministres soutient qu’il n’est pas nécessaire de poser à la Cour de justice de l’Union européenne les questions préjudicielles suggérées par les parties requérantes. Il considère que l’examen du recours ne requiert pas l’interprétation des dispositions européennes invoquées et que l’interdiction de discrimination fondée sur l’âge qui découle de ces dispositions n’a pas une portée autre que celle du principe de l’égalité et de la non-discrimination qui se déduit des articles 10 et 11 de la Constitution.
Quant à l’affaire n° 8026
En ce qui concerne l’intérêt au recours
A.17. Willy Fredrix et consorts justifient leur intérêt à demander l’annulation des articles 2, 9 et 39 de la loi du 26 décembre 2022 par la circonstance qu’ils ont tous été nommés huissiers de justice entre 1980 et 2014 et qu’ils avaient entre 56 et 76 ans au moment de l’entrée en vigueur de ces dispositions législatives.
Bart Vyt précise que, dès lors qu’il a été nommé huissier de justice à l’âge de 49 ans, il ne pourra exercer ses fonctions durant 30 ans, compte tenu des nouvelles règles énoncées à l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, telles qu’elles ont été insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022.
Les parties requérantes exposent que les dispositions législatives attaquées ont des conséquences sociales négatives. Elles soulignent que les travailleurs indépendants que sont les huissiers de justice espéraient légitimement pouvoir encore exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de 70 ou de 75 ans, afin de se procurer un revenu raisonnable supérieur à la pension de faible valeur à laquelle ils ont droit. Les parties requérantes relèvent aussi que les investissements consentis et les emprunts conclus par eux ne seront pas toujours amortis ou remboursés lorsqu’ils atteindront l’âge obligatoire de la retraite tel qu’il est fixé par les dispositions législatives attaquées. Elles affirment, enfin, que l’application de ces dispositions obligera les huissiers de justice devenus trop âgés à licencier les travailleurs de leur étude.
En ce qui concerne le premier moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
A.18. Willy Fredrix et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer sa profession au-delà d’un certain âge, l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, fait naître une différence de traitement discriminatoire entre, d’une part, les personnes qui exercent cette profession libérale et, d’autre part, les avocats, les architectes et les médecins.
Les parties requérantes exposent que ni la volonté de mettre fin à de prétendues pratiques abusives de certains huissiers de justice ni le souci d’accélérer le rajeunissement de la profession ne sauraient raisonnablement justifier l’interdiction précitée parce que ces objectifs auraient pu être davantage atteints par la modification de l’article 526
du Code judiciaire, en ce qu’il permettrait aux huissiers de justice plus âgés d’avoir abusivement recours à des huissiers de justice suppléants, ou par la non-modification de l’article 518, alinéa 3, du même Code, qui permettait déjà la nomination d’un nouveau huissier de justice dès qu’un huissier déjà nommé atteignait l’âge de 70 ans. Les parties requérantes se demandent aussi si la mise à l’écart d’huissiers âgés au profit de jeunes huissiers sert l’intérêt général.
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Les parties requérantes remarquent aussi qu’il n’est pas conforme à la dignité humaine d’empêcher des personnes âgées de plus de 70 ans d’encore récolter des revenus professionnels et de les obliger à se satisfaire d’une petite pension de travailleur indépendant, lorsque ces personnes ne pouvaient imaginer au moment de leur choix professionnel et de leur nomination qu’elles seraient un jour obligées par la loi de cesser d’exercer leur profession.
Les parties requérantes ajoutent que la justification tirée de l’incidence sur la qualité des prestations que peut avoir un état de santé déclinant vaut aussi pour les autres professions libérales, et qu’il existait déjà, avant l’adoption de la disposition législative attaquée, des garanties à ce sujet, telles que l’obligation pour chaque huissier de suivre régulièrement avec succès des formations organisées par la Chambre nationale des huissiers de justice, sous peine de sanctions disciplinaires.
A.19.1. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé parce que la différence de traitement critiquée entre, d’une part, les huissiers de justice et, d’autre part, les avocats, architectes et médecins est raisonnablement justifiée.
Il rappelle que, dans les matières socio-économiques, et en particulier en ce qui concerne l’emploi et le marché du travail et les différences de traitement fondées sur l’âge, le pouvoir législatif dispose d’une large marge d’appréciation, non seulement pour définir ses objectifs, mais aussi pour choisir les mesures destinées à atteindre ceux-ci.
Il expose ensuite que l’interdiction édictée par la disposition législative attaquée poursuit un objectif légitime qui présente plusieurs aspects : la lutte contre le recours abusif de certains huissiers de justice (principalement âgés) à des suppléants contre rémunération, le rétablissement d’un équilibre concurrentiel auquel les pratiques abusives précitées portent atteinte, la volonté d’éviter que des huissiers de justice trop âgés ne soient plus en mesure d’exercer leurs exigeantes fonctions de manière convenable, ainsi qu’un alignement sur le statut des notaires.
Le Conseil des ministres souligne que la disposition attaquée garantit une carrière de 30 ans à chaque huissier de justice. Il estime que cette garantie ainsi que les règles transitoires énoncées à l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 rendent la mesure en cause proportionnée à l’objectif poursuivi.
A.19.2. Le Conseil des ministres ajoute que l’interdiction faite aux huissiers de justice d’exercer leur profession au-delà d’un certain âge se justifie aussi pour des motifs identiques à ceux que la Cour a exposés lorsqu’elle s’est prononcée sur la limite d’âge instaurée pour les notaires par la loi du 4 mai 1999 (C.C., n° 109/2001, précité). Il rappelle que cette interdiction est l’une des propositions formulées dans le rapport précité qui a été remis au ministre de la Justice en 2018.
Le Conseil des ministres relève aussi que l’huissier de justice se distingue des autres personnes qui exercent une profession libérale, par le fait qu’il a aussi la qualité d’officier ministériel et que c’est l’autorité publique qui fixe le nombre d’huissiers de justice, les nomme et fixe le tarif des tâches qui leur sont réservées par la loi.
Il rappelle, enfin, que des mesures similaires à la disposition législative attaquée ont été adoptées en France et aux Pays-Bas.
En ce qui concerne le deuxième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, et lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention, et de la liberté d’entreprendre
A.20. Willy Fredrix et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, constitue une ingérence dans le droit de propriété de cet huissier, en ce que cette disposition législative ne « garantit pas le patrimoine » de son étude.
Les parties requérantes reconnaissent que le pouvoir législatif peut limiter dans le temps l’exercice des fonctions d’huissier de justice, qui sont partiellement publiques, afin de tenir compte des inconvénients qui peuvent découler du déclin de la santé et de l’efficacité de leurs titulaires. Elles considèrent toutefois que l’ingérence dans
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le droit fondamental en cause ne respecte pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et le droit de l’huissier de justice à la jouissance paisible de sa propriété.
A.21. Le Conseil des ministres répond, à titre principal, que le moyen est irrecevable, parce qu’il n’explique pas en quoi la disposition législative attaquée porterait atteinte au droit de propriété.
Il soutient, à titre subsidiaire, que le moyen n’est pas fondé, dès lors que, par l’arrêt n° 87/2022, précité, la Cour a déjà jugé que la différence de traitement entre le notaire et l’huissier de justice en ce qui concerne la détermination de la valeur de reprise de l’étude était compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution. Il ajoute que la loi du 26 décembre 2022 contient des mesures transitoires destinées à tenir compte des attentes légitimes des huissiers qui étaient déjà nommés lors de son entrée en vigueur.
A.22. Willy Fredrix et consorts soutiennent aussi qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer sa profession au-delà d’un certain âge, l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire constitue une ingérence dans sa vie privée, dans la mesure où cette disposition législative place l’huissier de justice qui atteint cet âge dans l’impossibilité d’encore tirer des revenus professionnels de sa nomination ou de l’étude qu’il a créée.
A.23. Le Conseil des ministres répond que, dans cette mesure, le moyen n’est pas fondé parce que les parties requérantes n’exposent pas concrètement en quoi la disposition législative attaquée constituerait une ingérence dans la vie privée ou familiale. En ce qui concerne les répercussions financières de la mesure attaquée, il renvoie à ce qu’il expose au sujet du premier moyen.
En ce qui concerne le troisième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et avec l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention, et de la liberté d’entreprendre
A.24. À titre subsidiaire, Willy Fredrix et consorts soutiennent que la limite d’âge de 70 ans instaurée à l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 est incompatible avec les dispositions nationales et internationales précitées, dans la mesure où la période transitoire que l’article 39 de la même loi prévoit au bénéfice de l’huissier de justice qui, au moment de l’entrée en vigueur de la disposition attaquée, avait atteint l’âge de 67 ans ne dure pas plus de trois ans.
Les parties requérantes estiment que cet huissier devrait être autorisé à exercer ses fonctions durant encore dix ans.
A.25. Le Conseil des ministres répond que le choix de la durée de la période transitoire instaurée par le pouvoir législatif relève du pouvoir d’appréciation de ce dernier, qui est particulièrement large dans le domaine socio-économique.
Il ajoute que la règle contenue dans l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, dont l’application est régie par la disposition transitoire de l’article 39, alinéa 1er, de cette loi, est conforme à la Constitution et au droit international. Il relève enfin que la loi du 4 mai 1999, qui a instauré une limite d’âge pour l’exercice des fonctions de notaire, prévoyait aussi une période transitoire de trois ans.
En ce qui concerne le quatrième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention
A.26. Toujours à titre subsidiaire, Willy Fredrix et consorts soutiennent que la limite d’âge de 70 ans, instaurée à l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, est incompatible avec les dispositions nationales et internationales précitées, dans la mesure où l’article 39 de la même loi n’est pas applicable à l’huissier de justice qui, au moment de l’entrée en vigueur de la disposition législative attaquée, avait entre 60 et 67 ans.
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Les parties requérantes estiment que cet huissier devrait être autorisé à exercer ses fonctions durant encore dix ans.
Elles affirment qu’il existe une discrimination entre les huissiers de justice qui avaient moins de 67 ans au moment de l’entrée en vigueur de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce que seuls certains d’entre eux bénéficient de la mesure transitoire de trois ans, et une discrimination entre, d’une part, les huissiers de justice qui avaient au moins 60 ans au moment précité et, d’autre part, toutes les personnes qui exercent l’une des autres professions citées au premier moyen.
A.27. Le Conseil des ministres rappelle que le pouvoir législatif dispose d’une large marge d’appréciation en la matière et que la loi du 4 mai 1999 qui a instauré la retraite obligatoire des notaires prévoyait une période transitoire similaire. Il estime aussi qu’il est logique que la retraite obligatoire qui est instaurée pour les huissiers de justice concerne ceux d’entre eux auxquels la nouvelle mesure est appelée à s’appliquer immédiatement ou à très court terme.
Il ajoute que les parties requérantes n’expliquent pas les deux discriminations qu’ils dénoncent.
En ce qui concerne le cinquième moyen, pris de la violation des articles 10, 11, 16 et 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution, du « principe général de l’intangibilité des situations individuelles acquises », lus en combinaison ou non avec l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention
A.28.1. Willy Fredrix et consorts soutiennent que l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 fait naître une différence de traitement discriminatoire entre, d’une part, l’huissier de justice qui aura atteint l’âge de 70 ans entre le 1er janvier 2023 et le 31 décembre 2025 et, d’autre part, celui qui atteindra le même âge entre le 1er janvier 2026 et le 1er janvier 2033, en ce que ce dernier ne pourra continuer à exercer ses fonctions au-delà de cet âge que s’il a été nommé moins de 30 ans avant de l’atteindre.
Les parties requérantes considèrent que la période transitoire de trois ans prévue à l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 est réservée à un trop petit nombre d’huissiers de justice et qu’elle est trop courte. Ils estiment que cette période devrait être de dix ans.
A.28.2. Les parties requérantes affirment qu’un huissier de justice qui avait déjà 67 ans et 32 ans de carrière le 1er janvier 2023 doit cesser d’exercer ses fonctions à 70 ans, alors que celui qui, avait 69 ans et une carrière de 40 ans à cette même date peut, en application de l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022, continuer à exercer ses fonctions jusqu’à l’âge de 73 ans. Elles observent aussi que cette disposition législative autorise un huissier de justice âgé de plus de 70 ans à poursuivre sa carrière durant trois ans, même si celle-ci est déjà largement supérieure à 30 ans.
Les parties requérantes soulignent enfin que l’âge moyen d’une personne nommée huissier de justice est d’environ 44 ans et que l’interdiction d’exercer au-delà de l’âge de 70 ans aura d’importantes conséquences financières pour les huissiers qui n’exerçaient pas leurs fonctions dans le cadre d’une association. Les contrats passés avec les autorités publiques prendront fin du jour au lendemain. L’étude ne pourra plus, durant les mois précédant la démission obligatoire, accepter de missions dont l’exécution ne pourrait être achevée avant cette démission. Les études plus petites devront donc licencier une partie de leur personnel.
A.29.1. Le Conseil des ministres répond d’abord que le moyen est irrecevable dans la mesure où il ne précise pas en quoi l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 violerait les articles 16 et 23 de la Constitution, l’article 6
du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.
A.29.2. Le Conseil des ministres soutient, en outre, que la constitutionnalité de la limite d’âge instaurée à l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, ainsi que des mesures transitoires qui l’accompagnent suffit à établir que le moyen, qui porte sur les effets de ces dernières mesures, n’est pas fondé.
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Il rappelle enfin que ces mesures transitoires bénéficient aux huissiers de justice dont les attentes légitimes ont été trompées et que l’article 509 du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, garantit à chaque huissier de justice une durée de carrière minimale de 30 ans, ce qui suffit pour rentabiliser les investissements consentis et rembourser les emprunts.
En ce qui concerne le sixième moyen, pris de la violation des articles 10, 11, 16 et 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution, du « principe général de l’intangibilité des situations individuelles acquises », lus en combinaison ou non avec l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, avec les articles 8 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention
A.30. Willy Fredrix et consorts soutiennent que, compte tenu de leur intérêt à demander l’annulation des articles 2 et 39 de la loi du 26 décembre 2022, ils ont aussi intérêt à demander l’annulation de l’article 9 de cette loi, qui a pour objet d’abroger l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire.
Ils rappellent, d’une part, que l’un des objectifs poursuivis par l’instauration d’une limite d’âge pour les huissiers de justice (par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022) est le rajeunissement de la profession et, d’autre part, que l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire permettait déjà ce rajeunissement en provoquant la vacance des places d’huissiers de justice occupées par des personnes âgées de plus de 70 ans, au bénéfice des candidats-huissiers de justice. Les parties requérantes considèrent donc que le maintien en vigueur de cette dernière disposition législative prive l’instauration d’une limite d’âge de toute pertinence dans la perspective d’un rajeunissement de la profession.
Les parties requérantes renvoient, pour le reste, aux développements de leurs précédents moyens.
A.31. À titre principal, le Conseil des ministres expose que, faute de développements, le moyen est irrecevable.
Il est à tout le moins irrecevable, selon lui, dans la mesure où il ne précise pas en quoi l’article 9 de la loi du 26 décembre 2022 violerait les articles 16 et 23 de la Constitution, l’article 6 du Pacte international relatif aux droits économiques sociaux et culturels, l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.
A.32. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que le moyen n’est pas fondé.
Il précise que la règle énoncée à l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire n’est plus nécessaire, dès lors que les huissiers de justice doivent désormais, en principe, cesser d’exercer leurs fonctions à l’âge de 70 ans, en application de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du même Code, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022. Il ajoute que les huissiers de justice qui pourront se prévaloir des mesures transitoires de cette loi pour continuer à exercer leurs fonctions au-delà de cet âge ne représenteront qu’une petite fraction de l’ensemble. Il relève, à ce sujet, que l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire n’empêchait pas les huissiers de justice de plus de 70 ans de continuer à exercer leurs fonctions. Enfin, il affirme que la critique des parties requérantes concerne l’opportunité de la mesure attaquée.
Quant à l’affaire n° 8043
En ce qui concerne l’intérêt au recours
A.33. Éric Choquet et consorts justifient leur intérêt à demander l’annulation des dispositions de la loi du 26 décembre 2022 qui obligent les huissiers de justice à cesser d’exercer leurs fonctions entre 70 et 75 ans par la circonstance que ces dispositions leur causent un préjudice économique financier.
Les dix-sept premières parties requérantes précisent qu’en leur qualité d’huissier de justice, elles sont des entreprises soumises aux règles de la faillite, ainsi que des travailleurs indépendants, qui ne bénéficient que d’une pension minime. La dix-huitième partie requérante est une société d’huissiers de justice au sein de laquelle les
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autres parties requérantes exercent leurs fonctions, et dont la situation financière dépend exclusivement de l’activité professionnelle de ces huissiers.
En ce qui concerne le premier moyen, pris de la violation de l’article 22 de la Constitution et de l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980), lu en combinaison avec les articles II.3 et II.4 du Code de droit économique
A.34.1. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer encore sa profession au-delà d’un certain âge, l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 porte une atteinte injustifiée à la liberté d’entreprendre, à la liberté de commerce et au droit d’exercer librement une activité professionnelle.
A.34.2. Les parties requérantes déduisent de plusieurs arrêts de la Cour que l’existence de la liberté d’entreprendre est reconnue par l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi spéciale du 8 août 1980, et que la liberté de commerce est garantie par les articles II.3 et II.4 du Code de droit économique.
Elles soutiennent aussi que le droit d’exercer librement une activité professionnelle est lié aux deux libertés précitées et qu’il est inclus dans le droit au respect de la vie privée.
A.34.3. Selon les parties requérantes, l’instauration d’une limite d’âge pour l’exercice des fonctions d’huissier de justice est une restriction aux libertés précitées parce qu’il s’agit d’une mesure qui, comme cela a été dit lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, est contraire à l’essence d’une profession libérale.
A.34.4. Les parties requérantes observent que, lors des travaux préparatoires de la disposition législative attaquée, quatre justifications ont été avancées quant à cette restriction des libertés. Elles considèrent que l’examen de chacune de ces justifications démontre que la mesure contestée est discriminatoire, injustifiée et disproportionnée.
Les parties requérantes ne comprennent pas en quoi l’instauration d’une limite d’âge pour l’exercice des fonctions permettrait de rétablir la réputation de l’ensemble des huissiers de justice, qui, selon l’exposé des motifs du projet de loi à l’origine de la disposition attaquée, aurait été ternie dans l’opinion publique. Elles relèvent, en outre, que la mesure attaquée produit des effets disproportionnés si l’objectif poursuivi est d’empêcher à l’avenir que les huissiers de justice en fin de carrière se fassent rémunérer par de grandes études en échange de leur seule signature. Elles remarquent entre autres qu’il n’est nullement démontré que ce type de pratiques, dont l’ampleur n’a pas été mesurée, est répandue parmi les huissiers de plus de 70 ans, ni qu’elle ne pourrait être adoptée par des huissiers plus jeunes. Les parties requérantes ajoutent qu’il n’est pas établi que les pratiques en question nuisent à l’intérêt général ou à celui des justiciables et qu’il existe, en tout état de cause, d’autres moyens, moins attentatoires aux libertés précitées, pour mettre fin à ces pratiques.
Les parties requérantes contestent aussi le fait que la mesure attaquée soit de nature à mettre fin à des prétendues pratiques anticoncurrentielles préjudiciables aux jeunes huissiers de justice. Ils rappellent qu’en vertu des règles antérieures, dès qu’un huissier de justice atteignait l’âge de 70 ans, son poste devenait vacant, même si lui-même pouvait continuer à exercer ses fonctions. Les parties requérantes observent que, dans certains cas, la disposition législative attaquée permet au huissier de justice de travailler au-delà de l’âge de 70 ans, sans que son poste devienne pour autant vacant, de sorte que les candidats à la succession devront, à cause des modifications apportées par la loi du 26 décembre 2022 au statut des huissiers de justice, patienter plus longtemps qu’avant. Les parties requérantes ajoutent que le Code de droit économique contenait déjà des dispositions utiles pour lutter contre d’éventuels pratiques déloyales ou abus de position dominante imputables à certaines grosses études d’huissiers de justice et considérés comme préjudiciables aux études de jeunes huissiers de justice. Dans ce contexte, les parties requérantes n’aperçoivent pas la pertinence ni l’utilité de l’instauration d’une limite d’âge.
Les parties requérantes remarquent enfin que, contrairement à ce qui a été affirmé lors des travaux préparatoires de la disposition législative attaquée, la possibilité pour un huissier de justice d’exercer ses fonctions au-delà de l’âge de 70 ans conserve tout son sens, eu égard à l’amélioration de la qualité de vie des personnes
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âgées, aux réformes actuelles du marché de l’emploi qui tendent à retarder la mise à la retraite des travailleurs et à l’évolution de la situation économique des études d’huissiers de justice.
A.35.1. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé.
Il soutient que la limite d’âge pour l’exercice des fonctions d’huissier de justice, qui est instaurée par la disposition législative attaquée, ne porte pas une atteinte injustifiée ou disproportionnée aux libertés et au droit invoqués par les parties requérantes. Il rappelle, à cet égard, que le pouvoir législatif dispose d’une large marge d’appréciation dans les matières socio-économiques, en particulier en ce qui concerne la politique de l’emploi.
A.35.2. Le Conseil des ministres précise que la mesure attaquée poursuit deux objectifs qui sont étroitement liés et légitimes au vu de la nature des missions que les autorités publiques confient aux huissiers de justice. Il s’agit, d’une part, d’empêcher certains huissiers de justice devenus inactifs de vendre ou de louer leurs fonctions à de grandes études et, d’autre part, de moderniser la profession et d’en favoriser le rajeunissement. Il considère que les ventes et locations précitées entravent la progression des jeunes huissiers sur le marché. Il affirme aussi qu’il est raisonnable de soutenir qu’une profession liée à la justice ne peut être exercée indéfiniment.
Le Conseil des ministres ajoute qu’il est justifié d’interdire en principe l’exercice des fonctions de huissier de justice au-delà de l’âge de 70 ans, puisque le notaire, qui exerce aussi une profession libérale, doit aussi mettre fin à sa carrière à cet âge-là. Il souligne, en outre, que la mesure n’est pas disproportionnée, dès lors que l’huissier peut continuer à exercer ses fonctions jusque l’âge de 75 ans si la durée de sa carrière est inférieure à 30 ans lorsqu’il atteint l’âge de 70 ans. Il précise que lorsque tous les huissiers de justice âgés de plus de 70 ans qui auront pu poursuivre l’exercice de leurs fonctions grâce à cette mesure transitoire auront quitté la profession, les postes des huissiers âgés de 70 ans redeviendront automatiquement vacants, comme c’était le cas avant l’entrée en vigueur de la disposition législative attaquée. Le Conseil des ministres renvoie aussi à la mesure transitoire que contient l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 au profit des huissiers de justice qui avaient déjà atteint l’âge maximal ou qui s’en approchaient au moment de l’entrée en vigueur de cette loi. Il relève aussi que les âges retenus par cette loi sont largement supérieurs à l’âge légal de la retraite de 65 ans, encore en vigueur.
A.35.3. Le Conseil des ministres remarque aussi que la mesure attaquée ne repose pas sur une erreur manifeste d’appréciation, puisque l’instauration d’une limite d’âge pour les huissiers de justice était l’une des propositions formulées dans le rapport relatif à la modernisation de la fonction, rapport qui a été remis au ministre de la Justice en juin 2018.
En ce qui concerne le deuxième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution
A.36. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer encore sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, c’est de manière discriminatoire que l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, traite ce professionnel de la même manière que le notaire.
A.37. Ils considèrent qu’au regard de la mesure attaquée, les huissiers de justice se trouvent dans une situation essentiellement différente de celle des notaires. Ils font référence, à cet égard, à l’arrêt n° 36/2012 du 8 mars 2012 (ECLI:BE:GHCC:2012:ARR.036), par lequel la Cour a jugé que les fonctions des uns et des autres sont essentiellement différentes. Ils déduisent de cet arrêt que les règles applicables à ces deux professions ne doivent pas être nécessairement identiques ou semblables.
A.38.1. Les parties requérantes exposent ensuite que l’instauration, en 1999, d’une obligation pour les notaires de cesser l’exercice de leurs fonctions à 70 ans avait pour objectif d’accélérer l’ouverture de nouvelles places et de permettre la nomination de notaires plus jeunes. Ils observent que la Cour a jugé que cet objectif était légitime (C.C., n° 109/2001, précité). Elles observent que la loi du 26 décembre 2022 ne poursuit pas cet objectif, puisque les règles qui étaient applicables précédemment permettaient déjà la nomination d’un jeune huissier de justice chaque fois qu’un huissier en place atteignait l’âge de 70 ans.
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Les parties requérantes soutiennent que la limite d’âge instaurée par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 ne repose pas sur une justification valable. Elles considèrent que les objectifs mentionnés lors des travaux préparatoires de cette loi sont obscurs et que la volonté affichée de mettre fin à de prétendus abus d’huissiers de justice qui n’exerceraient plus réellement leurs fonctions ne permet pas de démontrer la nécessité ni la proportionnalité de la mesure attaquée au regard de l’intérêt général.
A.38.2. Les parties requérantes soulignent en outre que la société de 2023 n’est plus la même que celle de 1999. Elles affirment que les motifs d’ordre démographique, social et économique qui ont amené le pouvoir législatif à considérer, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, qu’il n’était pas souhaitable d’obliger les huissiers de justice de 70 ans à cesser l’exercice de leurs fonctions, sont encore plus pertinents en 2023. Elles font référence, entre autres, à l’augmentation constatée de l’espérance de vie, au relèvement de l’âge légal de la pension, à l’augmentation des impôts et au fait que les huissiers de justice sont soumis aux règles de la faillite depuis 2019.
A.38.3. Les parties requérantes relèvent aussi que la situation des huissiers de justice se distingue fondamentalement de celle des notaires en ce que les premiers ne disposent pas d’un monopole sur l’ensemble de leurs activités. Elles rappellent que, dans l’exercice des missions énumérées à l’article 519, § 2, du Code judiciaire, les huissiers de justice entrent en concurrence avec d’autres professionnels du droit, tels que les avocats ou les sociétés de recouvrement de créances, qui, eux, sont autorisés à poursuivre leurs activités sans limite temporelle.
A.38.4. Les parties requérantes relèvent aussi que la loi garantit au notaire contraint de cesser l’exercice de ses fonctions à l’âge de 70 ans qu’il pourra revendre son étude à son successeur pour un prix correspondant à la valeur économique de celle-ci. Elles rappellent que, lorsque la Cour a jugé, par l’arrêt n° 87/2022, précité, que l’inexistence d’une garantie identique pour l’huissier de justice n’était pas discriminatoire, ce dernier n’était pas encore tenu de cesser l’exercice de ses fonctions à l’âge de 70 ans. Elles rappellent aussi que l’inexistence d’une telle garantie est l’une des raisons qui, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, ont conduit le pouvoir législatif à considérer qu’il n’était pas raisonnable de contraindre l’huissier de justice à prendre sa retraite à l’âge de 70 ans.
A.39. Le Conseil des ministres considère que le moyen n’est pas fondé, pour des motifs similaires à ceux qu’il fait valoir à propos du premier moyen de l’affaire n° 8006 (A.6).
En ce qui concerne le troisième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 1er, 2 et 6 de la directive 2000/78/CE
A.40.1. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer encore sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, l’article 509, § 1er, alinéa 3, troisième phrase, du Code judiciaire, tel qu’il a été remplacé par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, fait naître entre les huissiers de justice une différence de traitement fondée sur l’âge, qui est incompatible avec les articles 1er, 2 et 6 de la directive 2000/78/CE.
A.40.2. Les parties requérantes déduisent de plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne que l’instauration d’une limite d’âge pour l’exercice d’une activité professionnelle n’est compatible avec cette directive que si cette mesure est proportionnée à l’objectif légitime qu’elle poursuit.
Elles constatent que l’ouverture d’une profession à des personnes plus jeunes est un objectif légitime. Elles relèvent cependant à nouveau que la limite d’âge instaurée par la disposition législative attaquée n’est pas justifiée par cet objectif, puisqu’elle a même une incidence négative sur le rajeunissement de la profession d’huissier de justice. Les parties requérantes ajoutent que le compte rendu des travaux préparatoires de cette disposition ne permet pas de comprendre en quoi la mesure attaquée est nécessaire à la protection de l’intérêt général.
Les parties requérantes soulignent ensuite qu’une différence de traitement fondée sur l’âge doit être d’autant plus justifiée qu’elle est susceptible d’empêcher la participation - essentielle - des personnes les plus âgées à la vie professionnelle, économique, sociale et culturelle. Elles rappellent, à cet égard, que, lors des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014, le refus d’interdire aux huissiers de justice âgés de plus de 70 ans d’encore exercer leurs fonctions avait été justifié par la politique générale de relèvement de l’âge de la retraite, par l’amélioration
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générale de la santé des personnes plus âgées ainsi que par l’utilité des échanges de connaissances et d’expériences entre différentes générations d’huissiers de justice. Les parties requérantes soutiennent, au surplus, que rien ne permet d’affirmer que les pratiques abusives dont il a été fait mention lors des travaux préparatoires de la disposition législative attaquée ne pourraient être adoptées que par des huissiers de justice âgés de plus de 70 ans, et que la qualité du service offert par ces derniers n’est pas inférieure à celle de leurs confrères plus jeunes. Elles estiment que d’autres mesures devraient être prises pour lutter contre ces pratiques.
A.41. À titre subsidiaire, les parties requérantes suggèrent à la Cour d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité de la règle énoncée à l’article 509, § 1er, alinéa 3, troisième phrase, du Code judiciaire avec l’article 6 de la directive 2000/78/CE.
A.42. À titre « surabondant », les parties requérantes estiment qu’il y aurait lieu d’annuler, dans la quatrième phrase de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, les mots « et au plus tard jusqu’à l’âge de septante-cinq ans », parce que cette limitation traite l’huissier de justice nommé à 46 ans de la même manière que l’huissier de justice nommé à 45 ans et qu’elle n’est dès lors pas compatible avec la volonté de garantir à l’huissier de justice qu’il pourra exercer ses fonctions durant au moins 30 ans, en dépit de la limite d’âge de 70 ans énoncée dans la troisième phrase de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire.
A.43. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé.
Il déduit de l’article 6 de la directive 2000/78/CE que les différences de traitement fondées sur l’âge ne sont pas discriminatoires si elles sont objectivement et raisonnablement justifiées par des objectifs légitimes relatifs à la politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle. Il souligne aussi que la Cour de justice de l’Union européenne reconnaît aux États membres une large marge d’appréciation non seulement pour choisir un objectif de politique sociale ou de l’emploi, mais aussi pour définir les mesures utiles à sa réalisation.
Le Conseil des ministres considère que la limite d’âge mentionnée à l’article 509, § 1er, alinéa 3, troisième phrase, du Code judiciaire a pour but d’ouvrir l’accès de personnes plus jeunes à la profession d’huissier de justice, ce qui, au vu de la jurisprudence de la Cour de justice, constitue un objectif légitime de politique de l’emploi et du marché du travail.
Le Conseil des ministres conclut que, dans ce cadre, la disposition législative attaquée est compatible avec la directive 2000/78/CE, pour des motifs similaires à ceux qu’il fait valoir à propos du premier moyen de l’affaire n° 8006 (A.6).
A.44. Le Conseil des ministres estime qu’il n’y a pas lieu de poser à la Cour de justice de l’Union européenne la question préjudicielle suggérée par les parties requérantes, laquelle devrait en tout état de cause être reformulée pour que les présupposés inexacts en soient retirés.
Le Conseil des ministres considère qu’il est inutile de poser cette question, puisque le contrôle par la Cour du respect du principe d’égalité et de non-discrimination tel qu’il résulte des articles 10 et 11 de la Constitution est plus large que le contrôle que la Cour de justice pourrait réaliser au moyen de la directive 2000/78/CE. Il soutient que le respect des articles 10 et 11 de la Constitution par la disposition législative attaquée a par ailleurs déjà été démontré.
En ce qui concerne le quatrième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution
A.45. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer sa profession au-delà d’un certain âge, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, fait naître une différence de traitement discriminatoire entre les personnes qui exercent cette profession libérale et les autres travailleurs indépendants qui exercent une autre profession de ce type, tels que les avocats, les architectes, les experts-comptables et les médecins.
Les parties requérantes répètent que la mesure attaquée n’est nullement justifiée, dès lors qu’elle ne favorise pas le rajeunissement de la profession et que l’huissier de justice n’a pas la garantie légale que son successeur lui rachètera son étude à sa valeur économique. Elles considèrent qu’il n’existe pas plus de raison d’intérêt général
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d’interdire l’exercice de l’activité d’huissier de justice au-delà d’un certain âge qu’il en existerait pour motiver une interdiction similaire relative aux autres activités professionnelles précitées.
Les parties requérantes soulignent que la discrimination des huissiers de justice par rapport aux avocats est d’autant plus manifeste que ces derniers sont aussi des acteurs du marché des « compétences résiduelles » des huissiers de justice énumérées à l’article 519, § 2, du Code judiciaire, et que leur carrière sur ce marché commence bien plus tôt. Elles estiment que la disposition législative attaquée devrait être annulée au moins en ce qu’elle s’applique aux activités de l’huissier de justice relatives à ces compétences.
A.46. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé parce que la situation des huissiers de justice n’est pas comparable à celle des avocats, des architectes, des experts-comptables et des médecins. Il remarque, à ce sujet, que les huissiers sont les seuls qui ont aussi la qualité d’officier public et d’officier ministériel.
Le Conseil des ministres ajoute que les avocats travaillent dans un environnement plus concurrentiel que les huissiers de justice, qui disposent d’un monopole pour la majorité de leurs activités. Il déduit de l’article 3, § 1er, § 1erbis et § 1erter, de l’arrêté royal du 30 janvier 1997 « relatif au régime de pension des travailleurs indépendants en application des articles 15 et 27 de la loi du 26 juillet 1996 portant modernisation de la sécurité sociale et assurant la viabilité des régimes légaux de pensions et de l’article 3, § 1er, 4°, de la loi du 26 juillet 1996 visant à réaliser les conditions budgétaires de la participation de la Belgique à l’Union économique et monétaire européenne » que l’âge de la pension des avocats est inférieur à l’âge au-delà duquel les huissiers de justice ne peuvent poursuivre leur activité professionnelle, en vertu de la disposition législative attaquée.
En ce qui concerne le cinquième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution
A.47. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer encore sa profession au-delà d’un certain âge, c’est de manière discriminatoire que l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, traite ce professionnel de la même manière que les magistrats visés à l’article 383, § 1er, alinéa 1er, du Code judiciaire.
Les parties requérantes exposent qu’il existe des différences fondamentales entre ces deux catégories de personnes. Elles relèvent que les magistrats de l’ordre judiciaire sont des fonctionnaires qui ont droit à une pension bien plus élevée que celle à laquelle les huissiers de justice ont droit. Elles ajoutent que la carrière de ces derniers est beaucoup plus courte que celle des magistrats, et, enfin, qu’à la différence de ces derniers, les huissiers de justice ne peuvent continuer à exercer leur activité au-delà de l’âge de la retraite, en tant que suppléants.
A.48. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé.
Il considère que la situation des huissiers de justice n’est pas comparable à celle de ces magistrats, parce que ces derniers ne sont pas des officiers publics, qu’ils n’exercent pas une profession libérale et qu’ils n’ont pas le statut social de travailleur indépendant.
En ce qui concerne le sixième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution
A.49. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer son activité au-
delà d’un certain âge, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, tel qu’il a été modifié par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, fait naître une différence de traitement discriminatoire entre l’huissier de justice et l’avocat à la Cour de cassation.
Les parties requérantes observent que les avocats à la Cour de cassation ne doivent pas cesser d’exercer leur fonction à un certain âge. Elles considèrent qu’il n’est pas justifié de traiter, sur ce point, les huissiers de justice autrement que ces avocats, puisque les uns et les autres sont des officiers ministériels dont le nombre est limité et qui sont nommés par le Roi.
A.50. Le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé.
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Il considère que la situation des huissiers de justice n’est pas comparable à celle des avocats à la Cour de cassation.
Il ajoute qu’il est raisonnable de ne pas interdire aux vingt personnes formées à la technique particulière du pourvoi en cassation de poursuivre leur activité au-delà d’un certain âge. Il remarque qu’ils sont environ trente fois moins nombreux que les huissiers de justice.
En ce qui concerne le septième moyen, pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : le TFUE) et l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne (ci-après : le TUE)
A.51.1. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en interdisant à l’huissier de justice d’exercer sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, alinéa 3, troisième phrase, tel qu’il a été remplacé par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, est incompatible avec la libre concurrence.
Selon les parties requérantes, cette disposition législative a pour effet de réduire le nombre d’huissiers de justice en concurrence, d’avantager les avocats et les sociétés de recouvrement de créances par rapport aux huissiers de justice sur le marché des services relevant des « compétences résiduelles » de ces derniers, qui sont énumérées à l’article 519, § 2, du Code judiciaire, et de favoriser les ententes entre les trois types d’acteurs du marché précités qui sont destinées à écarter dudit marché un huissier de justice qui approche de l’âge de 70 ans.
A.51.2. Les parties requérantes rappellent que l’article 4, paragraphe 3, du TUE interdit aux États membres de l’Union européenne de prendre des mesures législatives susceptibles d’éliminer l’effet utile de l’article 101 du TFUE. Ils soulignent aussi qu’une mesure applicable à l’ensemble du territoire d’un État est susceptible d’affecter le commerce entre États membres au sens de cette disposition.
Les parties requérantes considèrent que l’infraction aux règles de concurrence que constitue la disposition législative attaquée n’est pas justifiable parce qu’elle est discriminatoire, qu’elle n’est pas nécessaire à l’intérêt général et qu’elle produit des effets disproportionnés à l’objectif qu’elle poursuit.
A.51.3. Les parties requérantes demandent à tout le moins l’annulation de la disposition législative attaquée en ce qu’elle concerne les compétences des huissiers de justice qui sont énumérées à l’article 519, § 2, du Code judiciaire.
A.52.1. Le Conseil des ministres répond, à titre principal, que le moyen est irrecevable, parce qu’il n’est pas conforme aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle.
Il soutient que les parties requérantes n’exposent pas en quoi la disposition législative attaquée ferait naître une différence de traitement discriminatoire entre des catégories d’huissiers de justice ou entre, d’une part, les huissiers de justice et, d’autre part, les avocats et les sociétés de recouvrement de créances.
A.52.2. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres répond que le moyen n’est pas fondé.
S’appuyant sur les motifs de l’arrêt de la Cour n° 159/2015 du 4 novembre 2015
(ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.159), il considère que l’article 101 du TFUE n’est pas applicable, dès lors que l’interdiction pour l’huissier de justice âgé de plus de 70 ans d’encore exercer ses « compétences résiduelles », qui résulte de la disposition législative attaquée, ne découle pas du comportement des avocats ou des sociétés de recouvrement.
Le Conseil des ministres observe, en outre, que les parties requérantes ne démontrent pas comment la disposition législative attaquée affecte sensiblement le commerce entre les États membres de l’Union européenne.
Le Conseil des ministres ajoute que la disposition législative attaquée n’a nullement pour objectif d’inciter les avocats et les sociétés de recouvrement de créances à s’entendre afin d’écarter du marché des huissiers de justice qui approchent de la septantaine ou de favoriser de telles ententes. Il observe que les parties requérantes ne
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démontrent pas que l’application de la disposition législative pourrait mener à ce type d’ententes. Il n’aperçoit d’ailleurs pas en quoi ce genre de pratiques pourrait avantager les avocats et sociétés concernés.
En ce qui concerne le huitième moyen, pris de la violation des articles 10, 11, 23 et 190 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la non-rétroactivité des lois et avec le principe de la sécurité juridique
A.53. Éric Choquet et consorts soutiennent que l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 a un effet rétroactif qui n’est pas indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général, en ce qu’il s’applique aux huissiers de justice qui ont été nommés avant son adoption.
Ils considèrent que le caractère viager de la nomination de ces huissiers était un droit acquis, auquel porte atteinte la nouvelle interdiction pour un huissier de justice d’exercer sa profession au-delà d’un certain âge. Ils avancent que ces huissiers ont construit leur carrière et réalisé les investissements nécessaires en croyant légitimement avoir la garantie qu’ils seraient libres d’exercer leurs fonctions sans limite temporelle.
Selon les parties requérantes, les dispositions transitoires de l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 ne suffisent pas pour justifier la rétroactivité précitée.
A.54.1. Le Conseil des ministres répond que les dispositions législatives attaquées n’ont pas d’effet rétroactif, pour les motifs mentionnés en A.8, et qu’elles ne sont pas incompatibles avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime, pour les motifs mentionnés en A.10.
A.54.2. Le Conseil des ministres remarque aussi que l’article 23 de la Constitution ne reconnaît pas le droit d’exercer une activité professionnelle à n’importe quel âge. Il soutient dès lors qu’il n’y pas lieu de vérifier en l’espèce si les dispositions législatives attaquées respectent une obligation de standstill, et que, de toute façon, les parties requérantes ne démontrent nullement que ces dispositions réduiraient, sans qu’existe un motif d’intérêt général, le degré de protection des huissiers de justice.
En ce qui concerne le neuvième moyen, pris de la violation de l’article 16 de la Constitution
A.55.1. Éric Choquet et consorts soutiennent qu’en obligeant les huissiers de justice à cesser d’exercer leurs fonctions à un âge déterminé, l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 cause un important dommage moral, financier et économique aux huissiers qui ont été nommés avant son entrée en vigueur parce que cette disposition législative empêche ces derniers de se procurer des revenus professionnels au-delà de cet âge.
Les parties requérantes précisent que, dès leur nomination, ces huissiers de justice ont planifié toute leur carrière en tenant compte du fait qu’ils ne seraient pas tenus de prendre leur retraite à un âge déterminé et que le montant de la pension de travailleur indépendant à laquelle ils ont droit serait minime.
A.55.2. Éric Choquet et consorts affirment que, dans ce contexte, l’article 16 de la Constitution oblige le pouvoir législatif à indemniser les huissiers de justice qui ont été nommés avant l’entrée en vigueur de l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, et que le pouvoir législatif ne dispose, à ce sujet, d’aucune marge d’appréciation.
Les parties requérantes soutiennent que cette loi aurait dû contenir un mécanisme d’indemnisation, ou énoncer l’obligation pour le successeur d’un huissier de justice tenu de cesser l’exercice de ses fonctions en raison de son âge d’acheter l’étude de ce dernier à un prix reflétant la valeur économique de celle-ci. Elles remarquent qu’à la différence du notaire, cet huissier ne peut trouver dans la loi la garantie qu’il pourra vendre son étude à un prix de ce type.
Elles ajoutent que les dispositions transitoires de l’article 39 de la loi du 26 décembre 2022 ne réparent pas le dommage précité, puisqu’elles n’autorisent que certains huissiers de justice à continuer d’exercer leurs fonctions durant une période de trois ans seulement.
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A.56. Le Conseil des ministres répond que c’est au pouvoir législatif de décider des modalités d’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, sans qu’il soit tenu de satisfaire à tous les souhaits ni de respecter des droits que les destinataires de cette loi prétendent à tort déduire de la loi.
Il ajoute que, par l’arrêt n° 87/2022, précité, la Cour a déjà jugé qu’il n’était pas inconstitutionnel de ne pas reconnaître le droit d’un huissier de justice démissionnaire à une indemnité similaire à celle à laquelle un notaire a droit en application de l’article 55 de la loi du 25 ventôse an XI. Le Conseil des ministres note qu’il s’agit d’un choix politique respectable et que rien n’impose de réglementer de manières équivalentes ces deux professions. Il affirme aussi que la loi garantit aux huissiers de justice une carrière de 30 ans et qu’elle ne les empêche pas de céder leur étude.
-B-
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1. Les recours en annulation portent sur les articles 2, 1°, 9, et 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022 « portant réforme du statut des huissiers de justice et autres dispositions diverses » (ci-après : la loi du 26 décembre 2022).
B.2.1. Avant sa modification par l’article 2 de la loi du 26 décembre 2022, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire disposait :
« Les huissiers de justice sont des fonctionnaires publics et des officiers ministériels dans l’exercice des fonctions officielles qui leur sont assignées ou réservées par une loi, un décret, une ordonnance ou un arrêté royal.
Ils confèrent l’authenticité à leurs actes conformément à l’article 8.1, 5°, du Code civil.
Il y a des huissiers de justice dans chaque arrondissement judiciaire. Ils sont nommés à vie par le Roi parmi les candidats présentés selon les règles prévues à l’article 515 ».
B.2.2. L’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022 remplace la dernière phrase de la disposition précitée par les phrases suivantes :
« Ils sont nommés par le Roi parmi les candidats présentés conformément aux règles visées à l’article 515. Ils sont nommés jusqu’à l’âge de septante ans. Si, à l’âge de septante ans, il ne s’est pas encore écoulé trente ans depuis le moment de leur nomination, ils restent nommés jusqu’à l’expiration de ce délai et au plus tard jusqu’à l’âge de septante-cinq ans. Deux ans avant d’atteindre la limite prévue dans le présent alinéa, ils sont considérés comme démissionnaires ».
23
B.3.1. À la suite de son remplacement par l’article 225 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de Justice », l’article 518 du Code judiciaire disposait :
« Le Roi fixe le nombre d’huissiers de justice par arrondissement judiciaire après avoir pris les avis du procureur général près la cour d’appel, du procureur du Roi et de la Chambre nationale des huissiers de justice.
La répartition des résidences est déterminée par le Roi en fonction de l’accessibilité de l’huissier de justice pour le justiciable.
Le nombre d’huissiers de justice fixé par le Roi ne comprend pas ceux qui ont dépassé l’âge de 70 ans.
Si le nombre des huissiers de justice en fonction excède celui qui est arrêté par le Roi, la réduction à ce dernier nombre ne s’opère que par décès, démission ou destitution ».
B.3.2. L’article 9 de la loi du 26 décembre 2022 abroge le troisième alinéa de cette disposition.
B.4. L’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022 dispose :
« Les huissiers de justice qui ont atteint la limite fixée par l’article 2, 1°, au moment de l’entrée en vigueur de la présente loi ou qui l’atteignent dans les trois ans de son entrée en vigueur, peuvent continuer à exercer leur fonction jusqu’à la fin de cette période de trois ans.
Deux ans avant la fin de cette période, ils sont considérés comme démissionnaires ».
B.5. Les dispositions précitées de la loi du 26 décembre 2022 sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023 (article 42, alinéa 1er), à l’exception de son article 9, qui n’est entré en vigueur que le 1er janvier 2024 (article 42, alinéa 1er, 2°).
Quant à la recevabilité
B.6. Le Conseil des ministres conteste l’intérêt des parties requérantes dans les affaires nos 8006, 8018 et 8026 à l’annulation de l’article 9 de la loi du 26 décembre 2022.
B.7. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier
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d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée.
B.8. Le nombre d’huissiers de justice en fonction est limité. Il est fixé par le Roi (article 518 du Code judiciaire).
Avant son abrogation par l’article 9 de la loi du 26 décembre 2022, entré en vigueur le 1er janvier 2024, l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire disposait que le nombre d’huissiers de justice fixé par le Roi ne comprenait pas les huissiers qui avaient dépassé l’âge de 70 ans.
Cette disposition avait pour effet de rendre vacants les postes occupés par ces huissiers (Doc.
parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2937/001, p. 14).
B.9. Les parties requérantes dans les affaires nos 8006, 8018 et 8026 sont tous des huissiers de justice qui ont été nommés avant l’abrogation de l’article 518, alinéa 3, du Code judiciaire.
Cette abrogation n’est donc pas susceptible d’affecter directement et défavorablement leur situation.
Partant, ces parties requérantes ne justifient pas de l’intérêt requis pour demander l’annulation de la disposition attaquée.
B.10. Dans la mesure où ils portent sur l’article 9 de la loi du 26 décembre 2022, les recours en annulation dans les affaires nos 8006, 8018 et 8026 sont irrecevables.
B.11.1. Le Conseil des ministres conteste également la recevabilité de certains moyens.
B.11.2. Pour satisfaire aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, le moyen d’une requête doit faire connaître, parmi les règles dont la Cour garantit le respect, celles qui seraient violées ainsi que les dispositions qui violeraient ces règles et exposer en quoi ces règles auraient été transgressées par ces dispositions.
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B.11.3. Certains moyens allégués dans les affaires nos 8006, 8018, 8026 et 8043 ne répondent que partiellement à ces exigences parce qu’ils n’exposent pas comment ni dans quelle mesure certaines des normes de référence mentionnées aux moyens seraient violées.
B.11.4. La Cour examine les moyens dans la mesure où ils satisfont à ces exigences.
Quant au fond
En ce qui concerne l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022
La compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec la directive 2000/78/CE
B.12. Les parties requérantes invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 « portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail » (ci-après : la directive 2000/78/CE), par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce que cette disposition interdit aux huissiers de justice d’encore exercer leurs fonctions au-
delà de l’âge de 70 ans (moyen unique dans l’affaire n° 8018 et troisième moyen dans l’affaire n° 8043).
B.13. La directive 2000/78/CE a « pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée » entre autres sur « l’âge [...] en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement »
(article 1er de la directive).
Le « principe de l’égalité de traitement » est « l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er » (article 2, paragraphe 1, de la même directive). Il y a « discrimination directe [...] lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er » (article 2, paragraphe 2, a), de la directive).
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L’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, intitulé « Justification des différences de traitement fondées sur l’âge », dispose :
« Nonobstant l’article 2, paragraphe 2, les États membres peuvent prévoir que des différences de traitement fondées sur l’âge ne constituent pas une discrimination lorsqu’elles sont objectivement et raisonnablement justifiées, dans le cadre du droit national, par un objectif légitime, notamment par des objectifs légitimes de politique de l’emploi, du marché du travail et de la formation professionnelle, et que les moyens de réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires.
Ces différences de traitement peuvent notamment comprendre :
a) la mise en place de conditions spéciales d’accès à l’emploi et à la formation professionnelle, d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération, pour les jeunes, les travailleurs âgés et ceux ayant des personnes à charge, en vue de favoriser leur insertion professionnelle ou d’assurer leur protection;
b) la fixation de conditions minimales d’âge, d’expérience professionnelle ou d’ancienneté dans l’emploi, pour l’accès à l’emploi ou à certains avantages liés à l’emploi;
c) la fixation d’un âge maximum pour le recrutement, fondée sur la formation requise pour le poste concerné ou la nécessité d’une période d’emploi raisonnable avant la retraite ».
Pour être conforme à cette disposition, une différence de traitement introduite par une règle nationale doit être justifiée par un objectif légitime, et être appropriée et nécessaire à la réalisation de cet objectif (CJUE, 6 novembre 2012, C-286/12, Commission c. Hongrie, ECLI:EU:C:2012:687, points 55, 56 et 63).
B.14. Les États membres disposent d’une large marge d’appréciation, non seulement pour choisir les objectifs à poursuivre dans le cadre de leur politique sociale, mais aussi pour choisir les mesures propres à leur réalisation (CJUE, grande chambre, 12 octobre 2010, C-45/09, Rosenbladt, ECLI:EU:C:2010:601, point 41; 3 juin 2021, C-914/19, Ministero della Giustizia, ECLI:EU:C:2021:430, point 30).
Un manque de précision de la réglementation nationale quant à l’objectif poursuivi n’empêche pas que la différence de traitement créée par cette réglementation soit justifiée au regard de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, lorsque d’autres éléments tirés du contexte général de la mesure en cause permettent l’identification de cet objectif (CJUE,
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grande chambre, 16 octobre 2007, C-411/05, Palacios de la Villa, ECLI:EU:C:2007:604, points 56 et 57; C-286/12, précité, point 58; C-914/19, précité, point 32).
La circonstance qu’un changement de contexte dans lequel s’inscrit une réglementation nationale a conduit à une modification de l’objectif premier de celle-ci n’a pas pour effet de rendre illégitime le nouvel objectif poursuivi par cette réglementation (CJUE, 21 juillet 2011, C-159/10 et C-160/10, Fuchs et Köhler, EU:C:2011:508, point 41).
Le fait qu’une réglementation nationale poursuive simultanément plusieurs objectifs n’empêche pas que l’un d’eux puisse être considéré comme un objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE (CJUE, C-159/10 et C-160/10, précité, point 44; C-914/19, précité, point 32).
B.15. L’article 16 de la directive 2000/78/CE dispose :
« Les États membres prennent les mesures nécessaires afin que :
a) soient supprimées les dispositions législatives, réglementaires et administratives contraires au principe de l’égalité de traitement;
[...] ».
B.16. En ce qu’elle interdit aux huissiers de justice d’encore exercer leurs fonctions au-
delà de l’âge de 70 ans, la disposition attaquée traite l’huissier de justice qui a atteint cet âge moins favorablement que l’huissier de justice qui n’a pas encore atteint cet âge.
Elle introduit dès lors, entre deux catégories de personnes se trouvant dans des situations comparables, une différence de traitement directement fondée sur l’âge au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE.
B.17. L’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, tel qu’il avait été remplacé par l’article 2 de la loi du 7 janvier 2014, disposait que les huissiers de justice étaient nommés à vie.
Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 7 janvier 2014 que le législateur a explicitement choisi de ne pas prévoir une « démission obligatoire d’office à l’âge de 70 ans ».
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Le législateur a cité à cette fin divers motifs, entre autres le fait que la profession d’huissier de justice est une profession indépendante, l’évolution sociétale vers une carrière plus longue et nombre d’aspects économiques liés à l’exercice de la fonction d’huissier de justice. (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2937/001, pp. 8-9; 2013-2014, DOC 53-2397/006, p. 21).
B.18. La troisième phrase de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, telle qu’elle a été remplacée par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, introduit une « limite d’âge pour l’exercice des activités d’huissier de justice » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/001, p. 4), fixée à 70 ans.
La « prévention de la fraude » constitue l’un des deux objectifs de cette mesure. Il s’agit plus particulièrement de mettre fin aux « abus » de « certains huissiers de justice âgés [qui]
vendent ou louent leur fonction à de grands bureaux », alors que, « [d]ans la plupart des cas, ces huissiers ne sont plus actifs mais perçoivent toutefois encore une rémunération mensuelle élevée pour leurs signatures ». Les « bureaux qui louent ou achètent cette (ces) signature(s)
peuvent ainsi envoyer un remplaçant sur place et effectuer des visites en masse ». En apparaissant, aux yeux du « monde extérieur », comme « une grande association comprenant plusieurs huissiers de justice », ces bureaux peuvent « s’adresser à des clients potentiels plus importants en vue de recouvrer un grand nombre de factures impayées ».
Ces pratiques sont considérées comme « diamétralement » opposées « à la nature et à l’objectif de la fonction d’huissier de justice ». Elles « fausse[nt] en outre la concurrence à l’égard des jeunes huissiers de justice qui arrivent sur le marché et [qui se trouvent alors] en concurrence avec de grands bureaux comprenant quatre, cinq, six ou dix huissiers de justice dont la moitié ne sont plus actifs » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/001, p. 8;
DOC 55-2994/004, p. 12).
B.19. L’autre objectif poursuivi par la « limite d’âge » est la « dimension humaine de la justice », et la nécessité, le moment venu, de « passer le flambeau aux jeunes » pour permettre la « relève » par des jeunes gens qui sont candidats à l’exercice des fonctions d’huissier de justice.
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Cet objectif se fonde sur le constat selon lequel l’huissier de justice « n’est pas un simple indépendant » et qu’il n’exerce pas une « profession libérale classique » comme un avocat ou un « commerçant classique » qui « évolue [...] dans un environnement plus concurrentiel », puisque le nombre d’huissiers de justice autorisés sur le territoire national est limité, et que chacun d’entre eux « est chargé d’une mission particulière par les autorités et dispose d’un monopole pour l’exécution des jugements et arrêts » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/001, p. 9; DOC 55-2994/004, pp. 12 et 16; Compte rendu intégral, Chambre, 21 décembre 2022, CRIV 55 PLEN 225, p. 22).
Il ressort de ce qui précède que l’interdiction faite aux huissiers de justice d’encore exercer leurs fonctions au-delà de l’âge de 70 ans vise entre autres à accélérer le rajeunissement de la profession d’huissier de justice par la nomination de personnes plus jeunes, à la lumière de la limitation du nombre d’huissiers de justice et de la mission spécifique qu’ils remplissent.
B.20. La « promotion de l’embauche » constitue un « objectif légitime » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, notamment lorsqu’il s’agit de « favoriser l’accès des jeunes à l’exercice d’une profession ». La « cohabitation de différentes générations [...] peut également contribuer à la qualité des activités poursuivies, notamment en favorisant l’échange d’expérience » (CJUE, Fuchs et Köhler, précité, point 49; CJUE, 2 avril 2020, C-
670/18, CO, EU:C:2020:272, point 37).
L’objectif consistant à « établir une structure d’âge équilibrée entre jeunes fonctionnaires et fonctionnaires plus âgés afin de favoriser l’embauche et la promotion des jeunes, [...] et [...]
de prévenir les litiges éventuels portant sur l’aptitude du salarié à exercer son activité au-delà d’un certain âge tout en visant à offrir un service de la justice de qualité » peut constituer un objectif légitime au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE (CJUE, C-
159/10 et C-160/10, précité, point 50; C-286/12, précité, point 62; C-914/19,précité, point 38).
L’objectif de la différence de traitement attaquée dont question en B.19.3 peut donc être considéré comme un objectif légitime de politique sociale.
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B.21. Comme il ressort de l’article 518, alinéa 1er, du Code judiciaire, cité en B.3.1, les autorités limitent le nombre d’huissiers de justice.
Dans une profession où le nombre de postes disponibles est limité, une loi qui oblige les personnes qui l’exercent déjà à cesser leurs fonctions à un âge déterminé est de nature à faciliter l’accès des jeunes à l’emploi (CJUE, C-159/10 et C-160/10, précité, point 58). Elle contribue aussi à garantir ainsi une répartition équilibrée des âges au sein de la profession.
La différence de traitement découlant de la disposition attaquée en l’espèce est dès lors appropriée à la réalisation de l’objectif poursuivi.
B.22. Pour être « nécessaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, une mesure qui introduit une différence de traitement fondée sur l’âge doit reposer sur un « juste équilibre entre les différents intérêts en présence », c’est-à-dire permettre d’atteindre l’objectif légitime poursuivi « sans porter une atteinte excessive aux intérêts légitimes » des personnes affectées par cette mesure (CJUE, grande chambre, 12 octobre 2010, C-499/08, Ingeniørforeningen i Danmark, ECLI:EU:C:2010:600, point 32;
15 avril 2021, C-511/19, AB, ECLI:EU:C:2021:274, point 45).
L’examen de la nécessité exige de replacer la mesure en cause dans le contexte réglementaire dans lequel elle s’insère et de prendre en considération tant le préjudice qu’elle peut occasionner aux personnes visées que les bénéfices qu’en tirent la société en général et les individus qui la composent (CJUE, C-45/09, précité, point 73; C-286/12, précité, point 66).
Il y a aussi lieu de tenir compte du droit de travailler, qui est garanti par l’article 15, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, et donc d’accorder une « attention particulière [...] à la participation des travailleurs âgés à la vie professionnelle et, par là même, à la vie économique, culturelle et sociale », étant entendu que l’« intérêt que représente le maintien en activité desdites personnes doit cependant être pris en compte dans le respect d’autres intérêts éventuellement divergents » (CJUE, C-511/19, précité, point 46).
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B.23. La disposition attaquée a pour effet d’obliger les huissiers de justice à cesser d’exercer leurs fonctions lorsqu’ils atteignent l’âge de 70 ans.
Les autorités peuvent adopter des mesures visant à inciter les gens à travailler plus longtemps.
Ces mesures n’ont cependant pas actuellement pour but d’encourager les gens à travailler au-delà de l’âge de 70 ans. L’« âge légal de la pension de retraite » reste d’ailleurs à ce jour inférieur à 70 ans.
Il doit en outre être tenu compte du statut particulier de l’huissier de justice, lequel, en effet, n’exerce pas seulement une profession libérale, mais est un « fonctionnaire public » et s’est vu confier par un législateur ou par le Roi un monopole pour ses tâches officielles (article 509, § 1er, du Code judiciaire). Ce statut spécifique peut justifier que le législateur ne se laisse pas sans plus guider par des conceptions générales relatives à l’allongement de la carrière.
Par ailleurs, les fonctions de notaire ne peuvent plus non plus, en règle, être exercées au-
delà de ce même âge (article 2, alinéa 1er, de la loi du 25 ventôse an XI « contenant organisation du notariat », tel qu’il a été remplacé par l’article 2 de la loi du 4 mai 1999
« modifiant la loi du 25 ventôse an XI contenant organisation du notariat », puis modifié par l’article 163 de la loi du 6 juillet 2017 « portant simplification, harmonisation, informatisation et modernisation de dispositions de droit civil et de procédure civile ainsi que du notariat, et portant diverses mesures en matière de justice »). Cet âge est aussi celui auquel les juges de la Cour constitutionnelle, les membres de la Cour de cassation et ceux du Conseil d’État doivent, en règle, cesser d’exercer leur fonction (article 383, § 1er, du Code judiciaire; article 4, alinéa 1er, de la loi du 6 janvier 1989 « relative aux traitements et pensions des juges, des référendaires et des greffiers de la Cour constitutionnelle »; article 104 des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973).
Dans ce contexte, la limite d’âge fixée à 70 ans par la disposition attaquée est suffisamment élevée pour maintenir la possibilité d’échanges utiles de connaissances, d’expériences et de points de vue entre différentes générations d’huissiers de justice.
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B.24. La « limite d’âge » instaurée par la disposition attaquée n’est par ailleurs pas une règle absolue.
L’article 509, § 1er, alinéa 3, quatrième phrase, du Code judiciaire, tel qu’il a été inséré par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, permet en effet aux huissiers de justice de continuer à exercer leurs fonctions durant quelques années au-delà de l’âge de 70 ans si, lorsqu’ils atteignent cet âge, il ne s’est pas encore écoulé trente ans depuis le moment de leur nomination.
Cette exception à la mesure attaquée, qui « tient [...] compte de l’aspect humain » (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/004, p. 12), tend à garantir aux huissiers de justice une « carrière d’une durée raisonnable tout en leur permettant de rentabiliser les investissements qu’ils ont réalisés » à différents stades de cette carrière (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/001, p. 9; Compte rendu intégral, Chambre, 21 décembre 2022, CRIV 55 PLEN
225, p. 22).
B.25. La disposition attaquée est, en outre, assortie de mesures transitoires. En vertu de l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022, cité en B.4, l’interdiction instaurée par la disposition attaquée ne sortira ses effets que le 1er janvier 2026, et ce, pour les huissiers de justice qui ont déjà atteint la limite d’âge avant son entrée en vigueur ou qui atteindront cette limite d’âge avant le 1er janvier 2026, ce qui donne aux huissiers de justice concernés le temps de s’y préparer.
B.26.1. La disposition attaquée n’empêche pas les personnes auxquelles elle s’applique d’encore exercer une activité professionnelle au-delà de l’âge de 70 ans et, le cas échéant, de tirer en outre profit de l’expérience acquise lors de l’exercice des fonctions d’huissier de justice.
B.26.2. Tant la Chambre nationale des huissiers de justice que l’ASBL « Travailler ensemble pour une société plus juste – Samenwerken voor een meer rechtsvaardige maatschappij » (TES-SAM) se sont explicitement prononcées en faveur de la disposition attaquée (Compte rendu intégral, Chambre, 21 décembre 2022, CRIV 55 PLEN 225, p. 22).
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B.27. Il résulte de ce qui précède que, compte tenu de la large marge d’appréciation dont dispose le législateur en matière de politique sociale, la différence de traitement attaquée ne porte pas une atteinte excessive aux intérêts légitimes des huissiers de justice ayant atteint l’âge de 70 ans.
B.28. La disposition attaquée ne viole dès lors pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE.
B.29.1. À titre subsidiaire, les parties requérantes dans les affaires nos 8018 et 8043
invitent la Cour à poser une ou plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne, afin de déterminer si les articles 2, paragraphe 2, a), et 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE doivent être interprétés comme s’opposant à la disposition législative attaquée.
B.29.2. Lorsqu’une question d’interprétation du droit de l’Union européenne est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours en vertu du droit national, cette juridiction est tenue de poser la question à la Cour de justice, conformément à l’article 267, troisième alinéa, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : le TFUE).
Ce renvoi n’est toutefois pas obligatoire lorsque cette juridiction constate que la question soulevée n’est pas pertinente, que la disposition du droit de l’Union en cause a déjà fait l’objet d’une interprétation de la part de la Cour de justice ou que l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec une telle évidence qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (CJCE, 6 octobre 1982, C-283/81, CILFIT, ECLI:EU:C:1982:335, point 21; CJUE, grande chambre, 6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italian Management et Catania Multiservizi SpA, ECLI:EU:C:2021:799, point 33). À la lumière de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ces motifs doivent ressortir à suffisance de la motivation de l’arrêt par lequel la juridiction refuse de poser la question préjudicielle (CJUE, C-561/19, précité, point 51).
L’exception du défaut de pertinence a pour effet que la juridiction nationale n’est pas tenue de poser une question lorsque « la question n’est pas pertinente, c’est-à-dire dans les cas où la réponse à cette question, quelle qu’elle soit, ne pourrait avoir aucune influence sur la solution
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du litige » (CJUE, 15 mars 2017, C-3/16, Aquino, ECLI:EU:C:2017:209, point 43; C-561/19, précité, point 34).
L’exception selon laquelle l’interprétation correcte du droit de l’Union s’impose avec évidence implique que la juridiction nationale doit être convaincue que la même évidence s’imposerait également aux autres juridictions de dernier ressort des autres États membres et à la Cour de justice. Elle doit, à cet égard, tenir compte des caractéristiques propres au droit de l’Union, des difficultés particulières que présente l’interprétation de ce dernier et du risque de divergences de jurisprudence au sein de l’Union. Elle doit également tenir compte des différences entre les versions linguistiques de la disposition concernée dont elle a connaissance, notamment lorsque ces divergences sont exposées par les parties et sont avérées. Enfin, elle doit également avoir égard à la terminologie propre à l’Union et aux notions autonomes dans le droit de l’Union, ainsi qu’au contexte de la disposition applicable à la lumière de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, de ses finalités et de l’état de son évolution à la date à laquelle l’application de la disposition en cause doit être faite (CJUE, C-561/19, précité, points 40 à 46).
Pour le surplus, une juridiction nationale statuant en dernier ressort peut s’abstenir de soumettre une question préjudicielle à la Cour, « pour des motifs d’irrecevabilité propres à la procédure devant cette juridiction, sous réserve du respect des principes d’équivalence et d’effectivité » (CJCE, 14 décembre 1995, C-430/93 et C-431/93, Van Schijndel et Van Veen, ECLI:EU:C:1995:441, point 17; CJUE, C-3/16, précité, point 56; C-561/19, précité, point 61).
B.29.3. Eu égard à ce qui est dit en B.13 à B.28, l’interprétation correcte du droit de l’Union est évidente et il n’est donc pas nécessaire de poser à la Cour de justice les questions préjudicielles suggérées.
B.30. La Cour doit ensuite vérifier si, dans la mesure où elle limite la prolongation de la nomination d’un huissier de justice à l’âge de 75 ans, la quatrième phrase de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérée par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 1er, 2 et 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE, en ce qu’en traitant l’huissier de justice nommé à l’âge de 46 ans
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de la même manière que l’huissier de justice nommé à l’âge de 45 ans, cette disposition législative ferait naître une discrimination fondée sur l’âge.
B.31. Comme il est dit en B.13, l’existence d’une « discrimination directe » fondée sur l’âge au sens de la directive 2000/78 suppose un traitement moins favorable sur la base de ce motif.
Quant à la « discrimination indirecte » fondée sur l’âge au sens de la même directive, elle suppose le risque d’un « désavantage particulier [...] pour des personnes [...] d’un âge [...]
donn[é] [...] par rapport à d’autres personnes » (article 2, paragraphe 2, b), de la directive).
B.32. En application des mots « et au plus tard jusqu’à l’âge de septante-cinq ans », l’article 509, § 1er, alinéa 3, quatrième phrase, du Code judiciaire oblige les deux catégories d’huissiers de justice mentionnées en B.30 à cesser d’exercer leurs fonctions au plus tard le jour de leur septante-cinquième anniversaire.
La disposition attaquée ne fait donc pas de distinction directe fondée sur l’âge.
En ce que cette identité de traitement serait défavorable ou désavantageuse pour l’un des deux huissiers de justice précités, elle n’est pas liée à leur âge, mais au moment de leur nomination.
Les parties requérantes ne démontrent pas que ce désavantage lié au moment de leur nomination est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour les personnes d’un âge donné.
B.33. La disposition attaquée ne viole dès lors pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 1er, 2 et 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE.
B.34. Les moyens ne sont pas fondés.
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La compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
B.35. Les parties requérantes invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 101 du TFUE, par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce qu’il interdit aux huissiers de justice d’encore exercer leur profession au-delà de l’âge de 70 ans (septième moyen dans l’affaire n° 8043).
B.36.1. Aux termes de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE, sont « incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d’affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché intérieur ».
L’article 101, paragraphe 2, du même Traité énonce que les « accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit ». L’article 101, paragraphe 3, indique toutefois que la règle du premier paragraphe peut, dans certains cas, être déclarée inapplicable à certains accords, à certaines décisions ou à certaines pratiques.
B.36.2. Les parties requérantes lisent la disposition précitée en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne (ci-après : le TUE), qui dispose :
« En vertu du principe de coopération loyale, l’Union et les États membres se respectent et s’assistent mutuellement dans l’accomplissement des missions découlant des traités.
Les États membres prennent toute mesure générale ou particulière propre à assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union.
Les États membres facilitent l’accomplissement par l’Union de sa mission et s’abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l’Union ».
B.36.3. Lu isolément, l’article 101 du TFUE concerne uniquement le comportement des entreprises et non des mesures législatives prises par les États membres de l’Union européenne.
Une entreprise au sens de cette disposition est une entité exerçant une activité économique, indépendamment de sa forme juridique et de son mode de financement (CJUE, grande chambre,
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21 décembre 2023, C-680/21, UL et SA Royal Antwerp Football Club, ECLI:EU:C:2023:1010, point 76).
Lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 3, du TUE, l’article 101 du TFUE interdit aux États membres de l’Union européenne de prendre ou de maintenir en vigueur des mesures législatives susceptibles d’éliminer l’effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises (CJUE, 21 septembre 2016, C-221/15, Etablissements Fr. Colruyt NV, ECLI:EU:C:2016:704, point 43; 23 novembre 2017, C-427/16 et C-428/16, « CHEZ Elektro Bulgaria » AD et « FrontEx International » EAD, ECLI:EU:C:2017:890, point 41; 25 janvier 2024, C-438/22, Em akaunt BG ЕООD, ECLI:EU:C:2024:71, point 40). Un État ne peut donc imposer ou favoriser la conclusion d’ententes contraires à l’article 101 du TFUE, renforcer les effets de telles ententes ou retirer à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique (CJUE, C-221/15, précité, point 44; 26 octobre 2017, C-347/16, Balgarska energiyna borsa AD (BEB), ECLI:EU:C:2017:816, point 53; C-427/16 et C-428/16, précité, point 42).
B.37. La disposition attaquée fixe l’âge au-delà duquel un huissier de justice, qui a été nommé par le Roi, ne peut plus exercer ses fonctions.
Cette disposition ne peut être qualifiée d’« accord entre entreprises », de « décision d’associations d’entreprises » ou de « pratique concertée » au sens de l’article 101, paragraphe 1, du TFUE.
Elle ne délègue pas non plus à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d’intervention d’intérêt économique.
Enfin, aucun élément ne démontre que la disposition attaquée impose ou favorise la conclusion d’ententes contraires à l’article 101, paragraphe 1, du TFUE, ou renforce les effets de telles ententes.
B.38. La troisième phrase de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire ne viole dès lors pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 101 du TFUE.
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B.39. Le moyen n’est pas fondé.
La compatibilité avec le droit de propriété
B.40. Les parties requérantes soutiennent que, en ce qu’elle interdit au huissier de justice déjà nommé d’exercer encore sa profession au-delà d’un certain âge, les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, telles qu’elles ont été insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, ne sont pas compatibles avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel)
dans la mesure où ces dispositions législatives empêcheraient cet huissier de se procurer encore des revenus professionnels au-delà de cet âge et ne « garantissent pas le patrimoine » de l’étude de celui-ci.
B.41. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.42. Cette dernière disposition offre une protection non seulement contre l’expropriation ou contre la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
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Toute ingérence dans l’exercice du droit de propriété doit réaliser un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la protection du droit au respect des biens. Il faut qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.
B.43. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition attaquée.
B.44. Dans la mesure où les revenus professionnels qu’un huissier de justice espère percevoir au-delà de l’âge déterminé en application des dispositions législatives attaquées pourraient être qualifiés de « biens » au sens de l’article 1er du Premier Protocole additionnel, l’ingérence dans l’exercice du droit de propriété que constitueraient ces dispositions législatives est raisonnablement proportionnée à l’objectif poursuivi par ces dernières, pour les motifs mentionnés en B.23 à B.32.
B.45. Les moyens ne sont pas fondés.
La compatibilité avec le droit au respect de la vie privée
B.46. Les parties requérantes soutiennent que, en ce qu’elles interdisent au huissier de justice déjà nommé d’exercer encore sa profession au-delà d’un certain âge, les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, ne sont pas compatibles avec le droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 22 de la Constitution, dans la mesure où ces dispositions législatives constitueraient une restriction injustifiée du droit des personnes qui ont été nommées comme huissiers de justice et dont l’âge est supérieur à celui qui est déterminé en application des dispositions législatives attaquées d’exercer librement leur activité professionnelle, et où elles placeraient les huissiers de justice qui ont atteint cet âge dans l’impossibilité d’encore tirer des revenus professionnels de leur nomination ou de l’étude qu’ils ont créée.
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B.47. Ce n’est pas l’article 22 mais l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution qui garantit le droit au libre exercice d’une activité professionnelle.
B.48. Comme l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’article 22
de la Constitution énonce le droit de chacun « au respect de sa vie privée ».
B.49. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne confère aucun droit général à un emploi ni aucun droit à l’accès à la fonction publique ou au choix d’une profession particulière (CEDH, grande chambre, 25 septembre 2018, Denisov c. Ukraine, ECLI:CE:ECHR:2018:0925JUD007663911, § 100; 24 octobre 2023, Pająk et autres c. Pologne, ECLI:CE:ECHR:2023:1024JUD002522618, § 208).
La « vie privée » au sens de cette disposition peut cependant inclure les activités professionnelles. Une restriction apportée à la vie professionnelle peut constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée si cette restriction a une incidence sur la façon dont la personne concernée forge son identité sociale par le développement de relations avec autrui, eu égard au fait que c’est dans le cadre de leur travail que la majorité des gens ont beaucoup - voire le maximum – d’occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur (CEDH, grande chambre, 12 juin 2014, Fernández Martínez c. Espagne, ECLI:CE:ECHR:2014:0612JUD005603007, § 110; 27 juin 2017, Jankauskas c. Lithuania (n° 2), ECLI:CE:ECHR:2017:0627JUD005044609, §§ 56 et 57; grande chambre, 5 septembre 2017, Bărbulescu c. Roumanie, ECLI:CE:ECHR:2017:0905JUD006149608, §§ 70 et 71;
21 mars 2023, Telek et autres c. Türkiye, ECLI:CE:ECHR:2023:0321JUD006676317, § 109).
B.50.1. L’huissier de justice est avant tout un « fonctionnaire public » (article 509, § 1er, du Code judiciaire).
L’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire oblige l’huissier de justice à cesser d’exercer ses fonctions en principe à l’âge de 70 ans.
L’article 509, § 1er, alinéa 3, du même Code autorise néanmoins l’huissier de justice qui atteint l’âge de 70 ans moins de trente ans après sa nomination à continuer à exercer ses fonctions jusqu’à 75 ans.
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B.50.2. La restriction de la vie professionnelle qui découle de ces dispositions n’affecte pas de manière générale la possibilité pour ces personnes de se forger une identité sociale par le développement de relations avec autrui ou de resserrer leurs liens avec le monde extérieur.
Cette restriction ne constitue dès lors pas une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée.
B.51. Les moyens ne sont pas fondés.
La compatibilité avec la liberté de commerce et d’industrie et avec la liberté d’entreprendre
B.52. Les parties requérantes soutiennent qu’en ce qu’elles interdisent aux huissiers de justice d’exercer encore leur profession au-delà d’un certain âge, les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, constituent une restriction injustifiée de la liberté d’entreprendre et de la liberté de commerce des personnes qui ont été nommées comme huissiers de justice et dont l’âge excède celui qui est déterminé en application des dispositions législatives attaquées.
B.53.1. La loi du 28 février 2013, qui a introduit l’article II.3 du Code de droit économique, a abrogé le décret dit d’Allarde des 2-17 mars 1791. Ce décret, qui garantissait la liberté de commerce et d’industrie, a régulièrement servi de norme de référence à la Cour dans son contrôle du respect des articles 10 et 11 de la Constitution.
B.53.2. La liberté d’entreprendre, visée à l’article II.3 du Code de droit économique, doit s’exercer « dans le respect des traités internationaux en vigueur en Belgique, du cadre normatif général de l’union économique et de l’unité monétaire tel qu’établi par ou en vertu des traités internationaux et de la loi » (article II.4 du même Code).
La liberté d’entreprendre doit par conséquent être lue en combinaison avec les dispositions applicables du droit de l’Union européenne et avec l’article 6, § 1er, VI, alinéa 3, de la loi
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spéciale du 8 août 1980, au regard duquel la Cour peut effectuer directement un contrôle, dès lors qu’il s’agit d’une règle répartitrice de compétences.
Enfin, la liberté d’entreprendre est également garantie par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
B.53.3. La liberté d’entreprendre ne peut être conçue comme une liberté absolue. Elle ne fait pas obstacle à ce que le législateur compétent règle l’activité économique des personnes et des entreprises. Celui-ci n’interviendrait de manière déraisonnable que s’il limitait la liberté d’entreprendre sans aucune nécessité ou si cette limitation était disproportionnée au but poursuivi.
La liberté d’entreprendre « doit être prise en considération par rapport à sa fonction dans la société ». Elle peut dès lors « être soumise à un large éventail d’interventions de la puissance publique susceptibles d’établir, dans l’intérêt général, des limitations à l’exercice de l’activité économique » (CJUE, grande chambre, 22 janvier 2013, C-283/11, Sky Österreich GmbH, ECLI:EU:C:2013:28, points 45 et 46; grande chambre, 21 décembre 2016, C-201/15, AGET
Iraklis, ECLI:EU:C:2016:972, points 85 et 86).
B.54. L’huissier de justice est un « fonctionnaire public » et un « officier ministériel » qui confère l’authenticité à ces actes (article 509, § 1er, alinéas 1er et 2, du Code judiciaire). Il exerce des fonctions qui sont essentielles à l’organisation judiciaire.
Les règles du Code judiciaire relatives à la durée des fonctions de l’huissier de justice touchent à l’ordre public.
Les dispositions attaquées ne violent pas la liberté d’entreprendre.
B.55. Le moyen n’est pas fondé.
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La compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la non-rétroactivité des lois
B.56. Les parties requérantes dénoncent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la non-rétroactivité des lois, par les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce que l’interdiction d’exercer la profession d’huissier de justice au-delà d’un certain âge, énoncée par ces dispositions, s’applique à l’huissier de justice qui n’avait pas encore définitivement cessé d’exercer ses fonctions avant l’entrée en vigueur de ces dispositions en raison de sa démission ou de sa destitution (deuxième moyen dans l’affaire n° 8006 et huitième moyen dans l’affaire n° 8043).
B.57. Comme il est dit en B.5, les dispositions attaquées sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023.
Ni ces dispositions ni aucune autre ne font de distinction entre, d’une part, l’huissier de justice nommé après cette date et, d’autre part, celui qui, nommé antérieurement, n’avait pas encore, à cette date, définitivement cessé d’exercer ses fonctions, pour l’une des raisons précitées.
L’interdiction énoncée par les dispositions attaquées s’applique dès lors aux uns et aux autres.
B.58. La non-rétroactivité des lois est une garantie ayant pour but de prévenir l’insécurité juridique.
Une règle ne peut être qualifiée de rétroactive que si elle s’applique à des faits, actes ou situations qui étaient définitivement accomplis au moment où elle est entrée en vigueur.
B.59. Les dispositions attaquées ne modifient aucun arrêté royal de nomination d’un huissier de justice qui aurait été pris avant le 1er janvier 2023.
Elles ont pour objet de fixer un terme à la période durant laquelle une personne qui est nommée comme huissier de justice a le droit d’exercer cette fonction. Cette période est une
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situation qui n’est définitivement accomplie que lorsqu’elle prend fin, par le décès, par la démission ou par la destitution de l’huissier de justice.
Les règles énoncées dans les dispositions attaquées ne sont donc pas rétroactives en ce qu’elles s’appliquent à l’huissier de justice qui n’avait pas encore définitivement cessé d’exercer ses fonctions avant leur entrée en vigueur.
B.60. Les moyens ne sont pas fondés.
La compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime
B.61. Les parties requérantes invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime, par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce que l’interdiction d’exercer la profession d’huissier de justice au-delà d’un certain âge porterait atteinte aux attentes légitimes de l’huissier de justice qui a été nommé avant l’entrée en vigueur de ces dispositions (troisième moyen dans l’affaire n° 8006).
B.62. Comme il est dit en B.2.1, l’article 509, § 1er, du Code judiciaire, avant sa modification par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, disposait que les huissiers de justice étaient nommés à vie.
B.63. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’est pas violé pour la seule raison qu’une nouvelle disposition déjouerait les calculs de ceux qui avaient compté sur le maintien de la politique antérieure. À peine de rendre impossible toute modification législative ou toute réglementation entièrement nouvelle, il ne peut être soutenu qu’une disposition nouvelle serait contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution par cela seul qu’elle modifie les conditions d’application de la législation ancienne. Il appartient en principe au législateur, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’estimer s’il est nécessaire ou opportun d’assortir celle-ci de dispositions transitoires. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’est violé que si le régime transitoire ou son absence entraîne une différence de traitement dénuée de
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justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime. Ce principe est étroitement lié au principe de la sécurité juridique, qui interdit au législateur de porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt que possèdent les sujets de droit d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.64. Les parties requérantes dans l’affaire n° 8006 ne pouvaient pas s’attendre à ce que le législateur n’instaure jamais de limite d’âge pour la fonction d’huissier de justice. La circonstance selon laquelle le législateur a encore choisi, dans le cadre de l’adoption de la loi du 7 janvier 2014, de ne pas instaurer de limite d’âge n’y change rien.
B.65. L’instauration de la limite d’âge est, de surcroît, assortie de dispositions transitoires.
Comme il est dit en B.25, l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022 reporte au 1er janvier 2026 l’application des dispositions attaquées qui sont entrées en vigueur le 1er janvier 2023, et ce, pour les huissiers de justice qui ont atteint la limite d’âge avant le 1er janvier 2023, ce qui leur donne le temps de s’y préparer. Parallèlement, comme il est dit en B.24, l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire permet à l’huissier de justice qui atteint l’âge de 70 ans moins de 30 ans après sa nomination de continuer à exercer ses fonctions au-
delà de cet âge et au plus tard jusqu’à l’âge de 75 ans.
B.66. Le moyen n’est pas fondé.
La compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, à propos de l’identité ou de la différence de traitement entre les huissiers de justice à l’égard d’autres professions
B.67. Les parties requérantes soutiennent que les troisième et quatrième phrases de l’article 509, § 1er, alinéa 3, du Code judiciaire, insérées par l’article 2, 1°, de la loi du 26 décembre 2022, en ce qu’elles empêchent l’huissier de justice déjà nommé d’encore exercer sa profession au-delà de l’âge de 70 ans, font naître plusieurs identités et différences de traitement, notamment :
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- une identité de traitement entre, d’une part, les huissiers de justice et, d’autre part, les notaires (premier moyen dans l’affaire n° 8006 et deuxième moyen dans l’affaire n° 8043) et les magistrats de l’ordre judiciaire (cinquième moyen dans l’affaire n° 8043);
- une différence de traitement entre, d’une part, les huissiers de justice et, d’autre part, d’autres personnes qui exercent une profession libérale, comme les avocats, les architectes, les médecins et les experts-comptables (premier moyen dans l’affaire n° 8026 et quatrième moyen dans l’affaire n° 8043) et les avocats à la Cour de cassation (sixième moyen dans l’affaire n° 8043).
B.68.1. En vertu de l’article 2, alinéa 1er, de la loi du 25 ventôse an XI « contenant organisation du notariat », les notaires sont désignés jusqu’à l’âge de 70 ans.
B.68.2. En vertu de l’article 383 du Code judiciaire, les membres de la Cour de cassation sont admis à la retraite à la fin du mois au cours duquel ils atteignent l’âge de 70 ans. En ce qui concerne les membres des autres juridictions, cet âge est fixé à 67 ans. En vertu de l’article 383ter du Code judiciaire, les magistrats de l’ordre judiciaire peuvent toutefois, à leur demande et sur avis motivé de leur chef de corps, être autorisés par le Roi à continuer d’exercer leurs fonctions jusqu’à ce qu’ils aient atteint l’âge de septante ans, ou de septante-trois ans à la Cour de cassation. L’autorisation est valable pour un an et est renouvelable.
B.68.3. Aucune disposition n’empêche un avocat, un architecte, un médecin ou un expert-
comptable d’exercer son activité au-delà d’un certain âge.
B.68.4. Enfin, en vertu de l’article 478, alinéa 1er, du Code judiciaire, les avocats à la Cour de cassation sont nommés par le Roi, qui fixe également le nombre de personnes pouvant exercer cette fonction. Aucune disposition n’interdit à un avocat à la Cour de cassation d’exercer son activité au-delà d’un certain âge.
B.69. Les huissiers de justice ont un statut particulier. Ils n’exercent pas simplement une profession libérale, ils sont des « fonctionnaires publics » chargés par le législateur ou par le Roi de l’exercice de tâches officielles qui visent à prêter leur concours à l’exécution du service public de la Justice et pour lesquelles ils ont reçu un monopole (article 509, § 1er, du Code judiciaire). Ils sont nommés par le Roi (article 509, § 1er, alinéa 3, du même Code), qui fixe
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leur nombre par arrondissement judiciaire (article 518, alinéa 1er, du même Code, remplacé par l’article 225 de la loi du 25 avril 2014).
B.70. La différence de traitement ou l’identité de traitement entre certaines catégories de personnes qui résulte de l’application à des fonctions différentes de régimes différents ou de régimes identiques n’est pas discriminatoire en soi. Il est admissible que la comparaison détaillée des deux statuts fasse apparaître des différences ou des identités de traitement, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement ou l’identité de traitement qui découle de l’application de ces régimes entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.71. Pour les motifs qui sont mentionnés en B.23 à B.27, la disposition attaquée ne produit pas des effets disproportionnés.
B.72. Les moyens ne sont pas fondés.
En ce qui concerne l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022
B.73. Enfin, les parties requérantes dénoncent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution par l’article 39, alinéa 1er, de la loi du 26 décembre 2022, en ce qu’il fait naître une différence de traitement entre deux catégories d’huissiers de justice qui, le 1er janvier 2023, avaient entre 60 et 70 ans : d’une part, ceux qui étaient âgés de moins de 67 ans et, d’autre part, ceux qui étaient âgés de plus de 67 ans (cinquième moyen dans l’affaire n° 8026).
B.74. Il est inhérent à un régime transitoire d’établir une distinction entre les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relevaient du champ d’application du régime transitoire et les personnes qui sont concernées par des situations juridiques qui relèvent du champ d’application du nouveau régime. Une telle distinction ne viole pas en soi les articles 10 et 11 de la Constitution. À peine de rendre impossible toute modification de la loi,
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il ne peut être soutenu qu’une disposition transitoire violerait ces dispositions constitutionnelles par cela seul qu’elle s’écarte des conditions d’application de la législation nouvelle.
Les mesures transitoires doivent cependant être générales et fondées sur des critères objectifs et pertinents qui justifient les raisons pour lesquelles certaines personnes bénéficieront, à titre transitoire, de mesures dérogatoires au régime établi par la norme nouvelle.
B.75.1. Lors des travaux préparatoires de la loi 26 décembre 2022, le législateur a souligné que ce régime transitoire, ainsi que la possibilité prévue à l’article 509, § 1er, alinéa 3, quatrième phrase, du Code judiciaire d’exercer la profession d’huissier de justice jusqu’à l’âge de 75 ans, « tient compte de l’aspect humain » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-2994/004, p. 12). Toutefois, comme le législateur l’a souligné également, « il faut bien tracer la limite quelque part » (ibid.).
B.75.2. Une période de trois ans donne suffisamment de temps aux huissiers de justice concernés pour se préparer à l’application de la limite d’âge. En outre, comme il a été dit en B.26, l’intéressé n’est pas empêché d’encore exercer une autre activité professionnelle au-delà de l’âge de 70 ans.
B.76. Le moyen n’est pas fondé.
49
Par ces motifs,
la Cour
rejette les recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 4 décembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 147/2024
Date de la décision : 04/12/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 18/12/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-12-04;147.2024 ?

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