Cour constitutionnelle
Arrêt n °145/2024
du 28 novembre 2024
Numéros du rôle : 8123, 8124 et 8125
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992, posées par la Cour de cassation.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par trois arrêts du 30 novembre 2023, dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour le 22 décembre 2023, la Cour de cassation a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992, lu en combinaison avec l’article 49 de ce Code, viole-t-il les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution, en ce qu’il en résulte que l’apurement de pertes de la société que le dirigeant d’entreprise effectue en renonçant irrévocablement à sa créance sur la société par un débit de son compte courant n’est pas considéré comme un paiement au sens de l’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992 ni donc comme des frais professionnels déductibles, même si la créance inscrite en compte courant a été constituée par des fonds mis effectivement à la disposition de la société, alors que le dirigeant d’entreprise qui met des fonds à la disposition de sa société pour apurer des pertes de la société sans inscrire à son compte courant la somme mise à disposition peut déduire ces fonds au titre de frais professionnels ? ».
Ces affaires, inscrites sous les numéros 8123, 8124 et 8125 du rôle de la Cour, ont été jointes.
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Des mémoires ont été introduits par :
- Jean Bierwaerts, Marie Clauwers, Jan Bierwaerts, Kirsten Steegmans et Wim Bierwaerts, assistés et représentés par Me Jan Tuerlinckx, avocat au barreau d’Anvers, et par Me Hugo Vandenberghe, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Stefan De Vleeschouwer, avocat à la Cour de cassation.
Jean Bierwaerts, Marie Clauwers, Jan Bierwaerts, Kirsten Steegmans et Wim Bierwaerts ont également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et les affaires seraient mises en délibéré.
À la suite de la demande de plusieurs parties à être entendues, la Cour, par ordonnance du 25 septembre 2024, a fixé l’audience au 23 octobre 2024.
À l’audience publique du 23 octobre 2024 :
- ont comparu :
. Me Jan Tuerlinckx et Me Hugo Vandenberghe, pour Jean Bierwaerts, Marie Clauwers, Jan Bierwaerts, Kirsten Steegmans et Wim Bierwaerts;
. Me Stefan De Vleeschouwer, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Les demandeurs dans les affaires nos 8123, 8124 et 8125 sont tous administrateurs et associés de la SA « Elim ». Entre 2008 et 2011, ils effectuent plusieurs versements à la société, qui, au moment même du versement, sont chaque fois crédités sur le compte courant des demandeurs, en conséquence de quoi ceux-ci obtiennent une créance à l’égard de la société, à concurrence des montants versés. En 2011, le solde créditeur ainsi constitué est débité du compte courant des demandeurs. Dans leur déclaration à l’impôt des personnes physiques pour l’exercice d’imposition 2012, les demandeurs inscrivent une partie du montant débité, dans la rubrique
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« autres frais professionnels dirigeant d’entreprise ». Dans leur déclaration pour l’exercice d’imposition 2013, ils inscrivent un montant supplémentaire sous le code « pertes professionnelles encore déductibles provenant de périodes imposables antérieures ».
L’administration juge qu’il n’est pas satisfait aux conditions fixées à l’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992) parce qu’il ne serait pas question du paiement d’une somme, irrévocable et sans condition, réalisé par les dirigeants d’entreprise pour apurer les pertes de la société. Leur réclamation ayant été rejetée, les demandeurs introduisent un recours contre les suppléments de cotisation. Le Tribunal de première instance du Limbourg, division de Hasselt, déclare leurs actions fondées. Sur l’appel de l’administration, la Cour d’appel d’Anvers juge que, pour les montants versés à la société pour l’année 2011, les conditions fixées à l’article 53, 15°, du CIR 1992 ne sont pas remplies. Les demandeurs introduisent dès lors un pourvoi en cassation. La Cour de cassation, à la requête des demandeurs, pose les questions préjudicielles reproduites plus haut, qui sont identiques dans les trois affaires jointes.
III. En droit
-A-
A.1. Selon le Conseil des ministres, la question préjudicielle n’est pas utile à la solution des litiges devant la juridiction a quo. En effet, la condition selon laquelle les sommes versées sont intégralement affectées, par la société, à la réduction de ses pertes professionnelles n’est en tout état de cause pas remplie.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime qu’il n’est pas question d’une violation. La condition en cause est justifiée par le fait que le législateur a principalement souhaité que la société dispose réellement de liquidités pour respecter ses obligations, ce qui ne serait pas le cas lorsque la société ne débite que le compte courant de l’associé. Les fonds versés qui ont été mis à la disposition de la société par le dirigeant d’entreprise au cours de périodes imposables antérieures ont déjà été affectés par la société, et ils ne peuvent donc plus être affectés par la société au cours de la période imposable pour sauvegarder les revenus professionnels de ce dirigeant.
A.2. Les demandeurs dans les affaires devant la juridiction a quo observent qu’il n’existe qu’une seule façon d’interpréter la question à la lumière de la motivation des décisions de renvoi, à savoir en ce sens que la différence entre les catégories à comparer tient au fait que la naissance de la créance est assortie ou non d’un paiement simultané en espèces. Selon eux, l’interprétation soumise par la juridiction a quo viole le principe d’égalité. Selon eux, le critère de distinction n’est pas objectif, sauf si le moment du versement effectif est pris comme critère.
Mais, dans ce cas, le critère n’est pas pertinent. En outre, la règle est manifestement déraisonnable au regard du but poursuivi.
Dans leur mémoire en réponse, ils soulignent que la question est effectivement utile et qu’elle porte sur une distinction entre les dirigeants d’entreprise, selon que, dans le cadre de la prise en charge des pertes de la société, ceux-ci effectuent des paiements définitifs au moyen d’un versement en numéraire ou au moyen d’un débit du compte courant.
-B-
B.1. La Cour est invitée à se prononcer sur la compatibilité de l’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), lu en combinaison avec l’article 49 du même Code, avec les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution.
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B.2. Étant donné que ni la question préjudicielle ni la motivation des décisions de renvoi ne permettent de déduire en quoi la disposition en cause, dans l’interprétation que lui donne la juridiction a quo, serait incompatible avec le principe de légalité en matière fiscale, tel qu’il est garanti par les articles 170, § 1er, et 172, alinéa 2, de la Constitution, la question n’est pas recevable en ce qui concerne ces dispositions.
B.3.1. En vertu de l’article 49, alinéa 1er, du CIR 1992, qui porte sur l’impôt des personnes physiques, sont déductibles à titre de frais professionnels « les frais que le contribuable a faits ou supportés au cours de la période imposable en vue d’acquérir ou de conserver les revenus imposables et dont il justifie la réalité et le montant au moyen de documents probants ou, quand cela n’est pas possible, par tous autres moyens de preuve admis par le droit commun, sauf le serment ».
B.3.2. L’article 53 du CIR 1992 énumère les frais qui ne constituent pas des frais professionnels.
La question préjudicielle porte sur l’article 53, 15°, de ce Code, qui dispose :
« Ne constituent pas des frais professionnels :
[...]
15° les pertes des sociétés prises en charge par des personnes physiques sauf s’il s’agit de dirigeants d’entreprise qui réalisent cette prise en charge par un paiement, irrévocable et sans condition, d’une somme, effectué en vue de sauvegarder des revenus professionnels que ces dirigeants retirent périodiquement de la société et que la somme ainsi payée a été affectée par la société à l’apurement de ses pertes professionnelles ».
B.3.3. En vertu de l’article 53, 15°, du CIR 1992, les pertes de sociétés prises en charge par des personnes physiques ne peuvent en principe pas être déduites à titre de frais professionnels par ces personnes.
Cette disposition prévoit toutefois une exception à cette interdiction pour les dirigeants d’entreprise qui prennent en charge des pertes de la société en vue de sauvegarder des revenus professionnels qu’ils reçoivent périodiquement de la société. Les pertes de la société prises en charge ne peuvent être qualifiées de frais professionnels déductibles que lorsque la prise en
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charge est réalisée au moyen d’un paiement, irrévocable et sans condition, d’une somme que la société affecte intégralement à l’apurement de ses pertes professionnelles.
B.4.1. Le Conseil des ministres fait valoir que la réponse à la question préjudicielle n’est pas utile à la solution des litiges pendants devant la juridiction a quo, parce qu’il ressort des faits qui fondent ces litiges que les conditions auxquelles le dirigeant d’entreprise peut déduire à titre de frais professionnels les pertes de la société qu’il a prises en charge ne sont en tout état de cause pas remplies. Il considère plus précisément qu’il ressort des affaires soumises à la juridiction a quo que les montants versés antérieurement n’ont pas été affectés à l’apurement des pertes de la société, dès lors qu’au moment du débit sur le compte courant des dirigeants d’entreprise, ces montants n’étaient plus disponibles.
B.4.2. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.4.3. Il ressort de la motivation des décisions de renvoi que la Cour de cassation juge que, si le débit d’un compte courant devait être considéré comme un paiement irrévocable et sans condition, il en résulterait que le moment auquel ont été faits les versements antérieurs n’est plus pertinent. La réponse à la question préjudicielle n’est donc pas manifestement inutile à la solution du litige qui est pendant devant la juridiction a quo.
B.5.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
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B.5.2. L’article 172, alinéa 1er, de la Constitution est une application particulière, en matière fiscale, du principe d’égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution.
B.6.1. Dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo, la disposition en cause fait naître une différence de traitement entre, d’une part, les dirigeants d’entreprise, comme les parties dans l’affaire au fond, qui, au moyen d’un débit de leur compte courant, renoncent irrévocablement à leur créance à l’égard de la société, laquelle résulte du paiement de sommes d’argent au cours de périodes imposables antérieures, et, d’autre part, les dirigeants d’entreprise qui paient à leur société une somme d’argent en espèces. Alors que les dirigeants d’entreprise qui relèvent de cette dernière catégorie peuvent, si les autres conditions sont remplies, déduire, au cours de la même période imposable, au titre de frais professionnels, le montant concerné à l’impôt des personnes physiques, tel n’est pas le cas, dans l’interprétation soumise par la juridiction a quo, pour ceux qui relèvent de la première catégorie. Cette différence de traitement repose sur un critère objectif, à savoir la manière dont le dirigeant d’entreprise concrétise la réduction de son patrimoine.
B.6.2. La disposition en cause trouve son origine dans l’article 50, 6°, du Code des impôts sur les revenus 1964, tel qu’il a été inséré par l’article 10 de la loi du 4 août 1986 « portant des dispositions fiscales ».
Les travaux préparatoires de cette dernière loi indiquent :
« D’autre part, l’administration constate une tendance croissante à constituer des sociétés – sans qu’il s’agisse nécessairement de sociétés à option – ayant essentiellement pour but de subir des pertes.
Cette forme d’évasion fiscale doit être combattue. C’est pourquoi, il est également proposé que les pertes prises en charge par les associés ne peuvent être fiscalement déduites par eux que lorsque ces derniers apportent la preuve :
- que la prise en charge de la perte a pour but de sauvegarder des revenus professionnels qu’ils retirent périodiquement de la société;
- qu’ils ont concrétisé cette prise en charge par un versement définitif en espèces;
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- et que les sommes ainsi versées à la société ont été affectées par elle à la réduction, à due concurrence, de ses pertes professionnelles.
Par versement définitif en espèces, il faut entendre toute opération, y compris les virements ou versements par chèques postaux ou bancaires, qui traduit un décaissement effectif de la part de l’associé, à l’exclusion donc de simples écritures comptables effectuées au sein de la société (voir Code civil, articles 1152 et 1153).
La mesure qui vous est ainsi proposée est justifiée au même titre que le régime qui est actuellement applicable aux revenus des administrateurs de sociétés par actions et des associés actifs de sociétés de personnes, tandis que les revenus qu’ils obtiennent pour leur activité exercée dans la société sont imposés comme rémunérations. Dans ce régime, il est en effet logique de conclure que les pertes de la société, qu’un administrateur prend à sa charge, ne peuvent être fiscalement déduites par cet administrateur que lorsque la prise en charge est justifiée par le souci qu’a l’intéressé de sauvegarder les revenus professionnels qu’il retire de la société » (Doc. parl., Sénat, 1985-1986, no 310/1, pp. 8-9).
B.6.3. Il ressort des travaux préparatoires cités que la disposition en cause vise à lutter contre l’évasion fiscale, et plus précisément à éviter que la forme sociétaire soit utilisée afin de créer des pertes au sens du droit fiscal.
B.6.4. Le législateur a toutefois jugé opportun de prévoir une exception à l’interdiction de principe faite aux personnes physiques de déduire fiscalement à titre de frais professionnels la prise en charge des pertes d’une société, exception qui s’applique aux dirigeants d’entreprise qui prennent en charge de telles pertes en vue de sauvegarder des revenus professionnels. Il ressort des travaux préparatoires cités que, dans le but de lutter contre l’évasion fiscale, le législateur a voulu soumettre à des conditions strictes cette déduction fiscale autorisée, raison pour laquelle la déduction n’est possible que lorsqu’il est question d’un versement définitif en espèces, à l’exclusion de simples écritures comptables effectuées au sein de la société. Comme l’observe le Conseil des ministres, cette condition contribue à ce que la société, par ce versement, puisse disposer de liquidités suffisantes pour respecter ses obligations.
B.7. Au regard du but poursuivi consistant à lutter contre l’évasion fiscale et à garantir en particulier que la société dispose de liquidités suffisantes, il n’est pas sans justification raisonnable que les prises en charge des pertes d’une société ne soient pas fiscalement déductibles au titre de frais professionnels lorsque, comme c’est le cas pour le débit du compte
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courant sur la base d’une créance qui résulte de versements effectués au cours de périodes imposables antérieures, ces prises en charge ne traduisent qu’une réduction définitive du patrimoine du dirigeant d’entreprise, sans que des liquidités soient rendues disponibles pour la société.
B.8. L’article 53, 15°, du CIR 1992, lu en combinaison avec l’article 49 du même Code, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 53, 15°, du Code des impôts sur les revenus 1992, lu en combinaison avec l’article 49 dudit Code, ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 28 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen