Cour constitutionnelle
Arrêt n° 141/2024
du 27 novembre 2024
Numéro du rôle : 8298
En cause : la demande de suspension partielle de l’article 43 de la loi du 15 mai 2024
« portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses II »
(remplacement de l’article 479 du Code d’instruction criminelle), introduite par Luc Van Calenbergh et Bram Van Thillo.
La Cour constitutionnelle,
composée de la juge Joséphine Moerman, faisant fonction de présidente, du juge Thierry Giet, faisant fonction de président, et des juges Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par la juge Joséphine Moerman,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la demande et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 13 août 2024 et parvenue au greffe le 14 août 2024, une demande de suspension partielle de l’article 43 de la loi du 15 mai 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses II » (remplacement de l’article 479 du Code d’instruction criminelle), publiée au Moniteur belge du 28 mai 2024, a été introduite par Luc Van Calenbergh et Bram Van Thillo.
Par la même requête, les parties requérantes demandent également l’annulation partielle de la même disposition légale.
Vu l’objet du recours qui intéresse une partie de la Cour, la Cour, par ordonnance du 17 septembre 2024, a pris toutes les mesures de précaution nécessaires pour garantir l’égalité des armes de toutes les parties potentielles à la procédure.
2
Par ordonnance du 22 août 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia, a fixé l’audience pour les débats sur la demande de suspension au 25 septembre 2024, après avoir invité les autorités visées à l’article 76, § 4, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle à introduire, le 18 septembre 2024 au plus tard, leurs observations écrites éventuelles sous la forme d’un mémoire, dont une copie serait envoyée dans le même délai aux parties requérantes, ainsi qu’au greffe de la Cour par courriel envoyé à l’adresse « greffe@const-court.be ».
Des observations écrites ont été introduites par :
- Ann-Sophie Vandaele;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Aube Wirtgen et Me Sietse Wils, avocats au barreau de Bruxelles.
À l’audience publique du 25 septembre 2024 :
- ont comparu :
. Luc Van Calenbergh et Bram Van Thillo, en personne;
. Me Sietse Wils, également loco Me Aube Wirtgen, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Joséphine Moerman et Emmanuelle Bribosia ont fait rapport;
- les parties précitées ont été entendues;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
A.1. Les parties requérantes allèguent qu’à partir de l’entrée en vigueur de la disposition attaquée, le 28 novembre 2024, elles ne seront plus protégées par le privilège de juridiction. Si elles commettent un crime ou délit à partir de cette date, que ce soit dans l’exercice de leur fonction ou non, elles seront poursuivies pour celui-
ci conformément aux règles de droit commun du Code d’instruction criminelle, même si elles sont des magistrats de la plus haute juridiction administrative. Ainsi, elles pourront être poursuivies par le procureur du Roi ou juge d’instruction compétent et, dans ce cadre, elles ne bénéficieront pas des différentes garanties procédurales contenues dans le statut de protection du privilège de juridiction. Ce préjudice ne pourrait pas être réparé après une éventuelle annulation de la disposition attaquée, dès lors que la procédure pénale aurait alors déjà été engagée conformément aux dispositions de droit commun.
A.2. La partie intervenante ne fait aucune observation quant au préjudice grave difficilement réparable subi par les parties requérantes.
3
A.3. Le Conseil des ministres fait valoir que le préjudice invoqué est purement hypothétique, dès lors que les parties requérantes ne démontrent pas qu’elles seront à brève échéance soumises à une enquête pénale. Il n’est dès lors pas question d’une application immédiate de la disposition attaquée aux parties requérantes.
Selon le Conseil des ministres, les parties requérantes ne démontrent pas non plus en quoi une éventuelle enquête pénale menée à leur encontre en vertu du droit commun de la procédure pénale leur causerait un préjudice irréparable par rapport à une enquête pénale qui serait menée en application du privilège de juridiction.
-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1.1. Les parties requérantes demandent la suspension et l’annulation de l’article 43 de la loi du 15 mai 2024 « portant dispositions en matière de digitalisation de la justice et dispositions diverses II » en ce qu’il remplace l’article 479 du Code d’instruction criminelle et en ce que cette disposition ne mentionne plus les membres du bureau de coordination du Conseil d’État. L’article 479, ainsi remplacé, du Code d’instruction criminelle dispose :
« Pour l’application du présent chapitre, l’on entend par magistrat mis en cause celui qui est soupçonné, inculpé, prévenu ou accusé du chef d’un crime ou d’un délit et revêtu de l’une des fonctions suivantes soit au moment de l’infraction, soit au moment de la poursuite :
- juge de paix ou juge au tribunal de police à l’exclusion des juges suppléants;
- magistrat au ou près le tribunal de première instance, le tribunal du travail ou le tribunal de l’entreprise, à l’exclusion des juges sociaux, consulaires ou suppléants;
- magistrat à ou près la Cour de cassation, la cour d’appel ou la cour du travail, à l’exclusion des conseillers sociaux ou suppléants;
- tout autre magistrat du ministère public;
- magistrat de la Cour constitutionnelle, du Conseil d’Etat, de l’auditorat du Conseil d’Etat, de la Cour des comptes ou du Conseil du Contentieux des étrangers.
Le présent chapitre ne s’applique pas aux actes posés par le magistrat en cause après son admission à la retraite, sauf s’il est revêtu de la fonction de magistrat suppléant ou qu’il continue d’exercer sa fonction en application des articles 156 bis, 383, §§ 2 à 4, et 383bis du Code judiciaire ».
4
B.1.2. La disposition attaquée remplace le chapitre III (articles 479 à 503bis) du titre IV
du livre II du Code d’instruction criminelle, qui règle la poursuite et l’instruction des crimes et délits imputés à des magistrats. Par cette modification, le législateur vise à rendre le privilège de juridiction conforme aux conceptions sociales actuelles et à l’évolution des garanties de la procédure pénale. À cet égard, il tient notamment compte des recommandations du Conseil supérieur de la Justice (CSJ, Le privilège de juridiction dans le cadre du dossier Jonathan Jacob (enquête particulière), 27 mars 2015, www.csj.be), du « Rapport législatif 2017 » présenté par le procureur général près la Cour de cassation au comité parlementaire chargé du suivi législatif, et de la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (Doc. parl., Chambre, DOC 55-3945/001, pp. 15-28 et 88-103).
B.1.3. L’une de ces réformes concerne la limitation du champ d’application ratione personae du privilège de juridiction. Les travaux préparatoires de la disposition attaquée précisent, à cet égard :
« b) Ratione personae (article 479 en projet)
‘ Il appartient en principe au législateur de décider pour quelles fonctions publiques il y a lieu de prévoir des règles dérogatoires aux règles ordinaires de la procédure pénale afin d’atteindre les objectifs d’intérêt général qu’il poursuit (...). La Cour constitutionnelle ne peut mettre en cause les choix opérés par le législateur dans ce domaine que s’ils sont manifestement déraisonnables ou s’ils aboutissent à une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées ’.
Le Conseil supérieur de la Justice a recommandé de réserver le ‘ privilège de juridiction ’ à ‘ ceux qui sont en charge, de façon effective et permanente, de l’administration de la justice ’.
Il est proposé d’en exclure dès lors les catégories suivantes :
1) Les référendaires près la Cour de cassation ou près la Cour constitutionnelle, les membres du bureau de coordination près le Conseil d’État et les gouverneurs de province. Ces catégories ne paraissent pas plus devoir bénéficier de cette procédure dérogatoire au droit commun que les généraux commandant une division. Ceux-ci ont perdu ladite qualité en 2003.
Pour répondre à l’observation du Conseil d’État (n° 2.3.1), il est par conséquent précisé en ce qui concerne les référendaires près la Cour de cassation ou près la Cour constitutionnelle et les membres du bureau de coordination près le Conseil d’État, que ceux-ci tout en apportant une coopération et une assistance significatives, ne sont pas eux-mêmes effectivement chargés de l’administration de la justice. Le critère retenu pour l’application de la procédure de privilège de juridiction ratione personae est ‘ ceux qui sont en charge, de façon effective et permanente,
5
de l’administration de la justice ’. L’application cohérente de ce critère a pour effet que ces catégories ne sont pas ‘ effectivement chargées ’ de l’administration de la justice. Pour cette raison, la procédure du privilège de juridiction ne leur est pas applicable.
Le Conseil d’État relève à juste titre dans son avis que [...]les juges et conseillers sociaux, les juges consulaires, les stagiaires judiciaires - même commissionnés -, les attachés judiciaires, les greffiers, les juristes de parquet et référendaires visés à l’article 162 du Code judiciaire, et les assesseurs en application des peines ou en internement, sont, de lege lata, exclus du champ d’application du soi-disant ‘ privilège de juridiction ’.
Il rappelle aussi que la Cour constitutionnelle a conclu à l’absence de violation des articles 10 et 11 de la Constitution par l’article 479 du Code d’instruction criminelle en ce que cette disposition ne vise pas le conseiller social ni le juge consulaire.
Le projet vise notamment à mettre fin à la différence de traitement injustifiée existant à cet égard entre toutes les catégories précitées d’une part et les référendaires près la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation d’autre part.
Si ces derniers participent incontestablement au traitement des dossiers, ils n’en sont pas pour autant titulaires de la même manière que l’est un magistrat, n’étant pas appelés à apparaître nommément dans la procédure en statuant, requérant, concluant ou émettant un avis sous leur signature.
Il n’y a dès lors lieu ni de craindre raisonnablement qu’une partie, à supposer qu’elle ait appris que l’étude d’un dossier a été confiée à l’un d’eux, engage contre lui ‘ des poursuites téméraires ou vexatoires de nature à le déstabiliser, voire à le paralyser dans son action, sa mission de poursuivre ou juger ses concitoyens l’exposant particulièrement à de telles attaques ’, ni de parer ‘ à un risque d’impunité et à une apparence de partialité, en évitant que, inculpé, il ne soit jugé[...] par des collègues proches (directs ou subordonnés) ’.
Aucune des deux ratio legis rappelées dans l’exposé des motifs ne trouve donc à s’appliquer à ces référendaires.
Et de la circonstance qu’ils n’exercent pas une autre profession, il ne suit pas qu’ils seraient ‘ en charge, de façon effective et permanente, de l’administration de la justice ’ de la même manière qu’un magistrat, soit d’une manière qui justifierait de leur appliquer la procédure dérogatoire du droit commun prévue pour celui-ci » (ibid., pp. 89-91).
Quant aux conditions de la suspension
B.2. Aux termes de l’article 20, 1°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, deux conditions doivent être remplies pour que la suspension puisse être décidée :
6
- des moyens sérieux doivent être invoqués;
- l’exécution immédiate de la règle attaquée doit risquer de causer un préjudice grave difficilement réparable.
Les deux conditions étant cumulatives, la constatation que l’une de ces deux conditions n’est pas remplie entraîne le rejet de la demande de suspension.
B.3.1. Quant au risque de préjudice grave difficilement réparable, la suspension par la Cour d’une disposition législative doit permettre d’éviter que l’application immédiate de la norme attaquée entraîne pour la partie requérante un préjudice grave qui ne pourrait être réparé ou qui pourrait difficilement l’être en cas d’annulation de cette norme.
B.3.2. Il ressort de l’article 22 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 précitée que, pour satisfaire à la seconde condition de l’article 20, 1°, de cette loi, la personne qui forme une demande de suspension doit exposer, dans sa requête, des faits concrets et précis qui prouvent à suffisance que l’application immédiate des dispositions dont elle demande l’annulation risque de lui causer un préjudice grave difficilement réparable. Cette personne doit notamment faire la démonstration de l’existence d’un risque de préjudice, de sa gravité, de son caractère difficilement réparable et de son lien avec l’application des dispositions attaquées.
B.4.1. Les parties requérantes ne fondent pas le préjudice invoqué sur un risque de procédures pénales téméraires et vexatoires, ce qui constitue pourtant l’essence du privilège de juridiction. Elles se limitent à faire valoir qu’elles ne seront plus protégées par le privilège de juridiction pour les crimes et délits qu’elles commettraient à partir du 28 novembre 2024, date d’entrée en vigueur de la disposition attaquée.
B.4.2. Un tel préjudice ne résulterait toutefois pas de l’application immédiate de la disposition attaquée, mais de la commission d’un crime ou d’un délit. Il suffit aux parties requérantes de respecter la loi pénale pour éviter le préjudice allégué.
7
Par ailleurs, les parties requérantes ne démontrent pas qu’un tel préjudice, à supposer qu’il existe et qu’il puisse être qualifié de « grave », serait difficilement réparable après une éventuelle annulation de la disposition attaquée. Dans ce cas, elles pourraient en effet faire valoir, devant les juridictions d’instruction et devant le juge de jugement, tous les arguments relatifs à la non-application injustifiée du privilège de juridiction. Dans l’hypothèse où elles auraient déjà, avant une éventuelle annulation des dispositions attaquées, fait l’objet d’une condamnation pénale pour des crimes et délits qu’elles auraient commis après le 28 novembre 2024, elles pourraient, du reste, en vertu des articles 10 à 13 de la loi spéciale du 6 janvier 1989
précitée, demander la rétractation de tout ou partie de ce jugement.
B.5. Dès lors qu’une des conditions de fond pour que la suspension puisse être décidée n’est pas remplie, il y a lieu de rejeter la demande de suspension.
8
Par ces motifs,
la Cour
rejette la demande de suspension.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 27 novembre 2024.
Le greffier, La présidente f.f.,
Nicolas Dupont Joséphine Moerman