Cour constitutionnelle
Arrêt n° 139/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8153
En cause : la question préjudicielle relative aux articles 14546ter et 14546quater du Code des impôts sur les revenus 1992, tels qu’ils ont été insérés par les articles 17 et 18 du décret de la Région wallonne du 20 juillet 2016 « relatif à l’octroi d’un avantage fiscal pour l’acquisition de l’habitation propre : le Chèque Habitat », posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 11 janvier 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 26 janvier 2024, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« Les articles 14546ter et 14546quater du CIR 1992 sont-ils conformes aux articles 10, 11 et 172 de la Constitution, compte tenu de l’objectif de soutenir l’accès à la propriété par un mécanisme fiscal incitatif, dès lors que la condition d’‘ habitation unique ’ s’apprécie par rapport à la date de la conclusion de l’emprunt, au 31 décembre de l’année de la conclusion de l’emprunt, ce qui contraint à vendre au 31 décembre de cette année ou au 31 décembre de l’année suivante, sans laisser un délai minimal invariable et quelle que soit la date de la conclusion de l’emprunt, ou un délai qui serait calculé en mois, ce qui fait définitivement perdre le bénéfice du régime du chèque-habitat si l’habitation existante n’est pas mise en vente au 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt hypothécaire ni effectivement vendue le 31 décembre de l’année suivante alors que l’avantage fiscal pourrait être accordé au propriétaire qui a conclu un emprunt en début d’année ? ».
2
A.P. et N.C., assistés et représentés par Me Céline Sanchez Ruiz, avocate au barreau de Liège-Huy, ont introduit un mémoire.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’A.P. et N.C. n’aient demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendus, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
N.C. et A.P. sont propriétaires conjoints d’un bien immobilier sis à Sprimont. Le 16 décembre 2019, ils contractent un emprunt portant sur l’acquisition d’un terrain et la construction d’une habitation sur celui-ci, pour lequel ils font valoir l’avantage fiscal wallon du « chèque habitat ». Le premier bien immobilier, sis à Sprimont, est ensuite vendu le 20 septembre 2021, soit près de deux ans après la conclusion de l’emprunt. En conséquence, l’administration fiscale adresse un avis de rectification au couple le 8 avril 2022. Aux termes de cet avis, la condition du « chèque habitat » relative au caractère unique de l’habitation n’a pas été remplie dans le délai imparti.
En effet, ce premier bien immobilier aurait dû être vendu au 31 décembre 2020.
N.C. et A.P. contestent l’avis rectificatif devant la juridiction a quo. Cette dernière, constatant que le couple a disposé d’un délai qu’il estime particulièrement court en raison de la date de l’emprunt, lequel a été contracté à la fin de l’année civile, pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Les parties requérantes devant la juridiction a quo rappellent que le « chèque habitat » est soumis à un double délai en ce qui concerne la condition d’habitation unique. D’une part, le bien immobilier qui fait l’objet de la demande de « chèque habitat » doit constituer l’habitation unique des redevables au 31 décembre de l’année de la conclusion de l’emprunt. D’autre part, et par exception, les redevables peuvent conserver le bénéfice de l’avantage fiscal en devenant propriétaires d’un second bien immobilier, pour autant que le premier bien soit mis en vente au 31 décembre de l’année de la conclusion de l’emprunt et qu’il soit effectivement vendu au 31 décembre de l’année qui suit. À défaut, le « chèque habitat » est définitivement perdu, ce qui est le cas pour les parties requérantes devant la juridiction a quo. Celles-ci soutiennent qu’elles subissent une différence de traitement non justifiée au regard de ce double délai, compte tenu de la date de la conclusion de leur emprunt, à la fin de l’année civile. Ainsi, les redevables qui ont contracté un emprunt en janvier de la même année disposent de presque une année supplémentaire pour vendre leur premier bien immobilier. Or, ces situations sont comparables. Les parties requérantes devant la juridiction a quo relèvent que les travaux préparatoires des dispositions en cause sont vagues
3
sur ce point. Tout au plus peut-on lire qu’il s’agissait de lutter contre les effets d’aubaine et de favoriser l’acquisition d’un premier logement. On peut toutefois supposer que la date du 31 décembre a été fixée pour faciliter l’exercice du contrôle par l’administration fiscale, dans le respect de l’annuité de l’impôt. En tout état de cause, les parties requérantes devant la juridiction a quo estiment qu’il ne s’agit pas d’une justification suffisante au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur le Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-
après : le CIR 1992), tel qu’il est applicable en Région wallonne. Les dispositions en cause, insérées par le décret de la Région wallonne du 20 juillet 2016 « relatif à l’octroi d’un avantage fiscal pour l’acquisition de l’habitation propre : le Chèque Habitat » (ci-après : le décret du 20 juillet 2016), sont libellées comme suit :
« Art. 14546ter. § 1er. Il est accordé une réduction d’impôt forfaitaire et individuelle, dénommée ‘ Chèque Habitat ’, pour les dépenses suivantes payées pendant la période imposable :
1° les intérêts et les sommes affectés à l’amortissement ou à la reconstitution d’un emprunt hypothécaire spécifiquement contracté en vue d’acquérir une habitation unique;
2° les cotisations d’une assurance complémentaire contre la vieillesse et le décès prématuré que le contribuable a payées à titre définitif pour constituer une rente ou un capital en cas de vie ou en cas de décès en exécution d’un contrat d’assurance-vie qu’il a conclu individuellement et qui sert exclusivement à la reconstitution ou à la garantie d’un tel emprunt hypothécaire.
Les intérêts, sommes et cotisations visés à l’alinéa 1er, entrent en ligne de compte pour la réduction uniquement lorsque l’habitation pour laquelle ces dépenses ont été faites, est l’habitation propre du contribuable au moment où ces dépenses ont été faites.
§ 2. Le montant de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er se calcule, pour chaque contribuable et pour chaque exercice d’imposition, comme suit :
1° lorsque le revenu imposable de la période imposable n’excède pas 21.000 euros, la réduction d’impôt est égale à 1.520 euros;
2° lorsque le revenu imposable de la période imposable est supérieur à 21.000 euros (montant indexé) sans excéder 81.000 euros (montant indexé), la réduction d’impôt est égale à 1.520 euros diminués d’un montant équivalent à la différence entre le revenu imposable et 21.000 euros (montant indexé) multipliée par le coefficient de 1,275 pour cent;
3° lorsque le revenu imposable de la période imposable est supérieur à 81.000 euros (montant indexé), la réduction d’impôt est égale à 0 euro.
4
Le montant visé à l’alinéa 1er est majoré de 125 euros par enfant à charge au 1er janvier de l’exercice d’imposition.
En cas d’imposition commune, les conjoints peuvent répartir librement ce montant unique de 125 euros par enfant à charge.
En cas d’application de l’article 132bis, le montant de 125 euros par enfant à charge est attribué pour moitié au contribuable dont l’enfant est à charge et pour moitié au contribuable à qui la moitié des suppléments à la quotité du revenu exemptée d’impôt visés à l’article 132, alinéa 1er, 1° à 6°, est attribuée.
Par dérogation à l’alinéa 2, la majoration de 125 euros par enfant à charge ne s’applique pas lorsque le revenu imposable de la période imposable est supérieur à 81.000 euros.
Pour l’application de l’alinéa 2, les enfants considérés comme handicapés sont comptés pour deux.
Pour l’application de la présente disposition, ainsi que des articles 14546quater à 145 sexies, il faut entendre la notion de ‘ revenu imposable ’ au sens de l’article 6 du présent 46
Code, à l’exclusion des revenus mobiliers visés à l’article 17, § 1er, 1° et 2°, qui n’ont pas de caractère professionnel.
§ 3. Le montant de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er, calculé conformément au paragraphe 2, est réduit de moitié à partir de la onzième période imposable pour laquelle, dans le chef du contribuable, les conditions d’obtention de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er sont réunies.
Durant les neuf périodes imposables qui suivent la première période imposable pendant laquelle les conditions d’obtention de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er ont été réunies, le montant de la réduction d’impôt, calculé conformément au paragraphe 2, est également réduit de moitié à partir de la période imposable pendant laquelle le contribuable devient plein propriétaire, nu-propriétaire, possesseur, emphytéote, superficiaire ou usufruitier d’une deuxième habitation. La situation est appréciée le 31 décembre de la période imposable.
Pour l’application de l’alinéa qui précède, il n’est pas tenu compte :
1° des autres habitations dont le contribuable est devenu, par héritage ou donation, copropriétaire, nu-propriétaire ou usufruitier;
2° des autres habitations louées via une agence immobilière sociale ou une société de logement de service public.
§ 4. Le montant de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er, calculé conformément aux paragraphes 2 et 3, ne peut jamais excéder, par contribuable et par période imposable, le montant total des intérêts, sommes et cotisations visés au paragraphe 1er, qui ont été effectivement acquittés pendant la période imposable.
5
Lorsque plusieurs contribuables ont contracté solidairement et indivisiblement un emprunt hypothécaire visé au paragraphe 1er, les intérêts et sommes visés au paragraphe 1er sont répartis au prorata de la part de propriété dans l’habitation faisant l’objet de l’acquisition.
§ 5. La partie de la réduction d’impôt visée au paragraphe 1er, telle que calculée conformément aux paragraphes 2 à 4, qui ne peut pas être imputée conformément à l’article 178/1, est convertie en un crédit d’impôt régional remboursable.
L’alinéa 1er ne s’applique pas au contribuable qui recueille des revenus professionnels qui sont exonérés conventionnellement et qui n’interviennent pas pour le calcul de l’impôt afférent à ses autres revenus.
Article 14546quater.
§ 1er. La réduction visée à l’article 14546ter est accordée aux conditions suivantes :
1° les dépenses visées à l’article 14546ter, § 1er, ont été faites pour l’acquisition de la propriété de l’habitation qui est l’habitation unique du contribuable au 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt et qu’il occupe personnellement à cette même date;
2° l’emprunt hypothécaire et, le cas échéant, le contrat d’assurance-vie visés à l’article 14546ter, § 1er, ont été contractés par le contribuable auprès d’un établissement ayant son siège dans l’Espace économique européen pour acquérir, dans un Etat membre de l’Espace économique européen, son habitation propre;
3° l’emprunt hypothécaire a été contracté à partir du 1er janvier 2016 et a une durée d’au moins 10 ans;
4° le cas échéant, le contrat d’assurance-vie a été souscrit :
a) par le contribuable qui s’est assuré exclusivement sur sa tête;
b) avant l’âge de 65 ans; les contrats qui sont prorogés au-delà du terme initialement prévu, remis en vigueur, transformés, ou augmentés, alors que l’assuré a atteint l’âge de 65 ans, ne sont pas considérés comme souscrits avant cet âge;
c) pour une durée minimum de 10 ans lorsqu’il prévoit des avantages en cas de vie;
5° le cas échéant, les avantages du contrat visé au 4° sont stipulés :
a) en cas de vie, au profit du contribuable à partir de l’âge de 65 ans;
b) en cas de décès, au profit des personnes qui, suite au décès de l’assuré, acquièrent la pleine propriété ou l’usufruit de cette habitation.
Pour l’application de l’alinéa 1er, 1°, il n’est pas tenu compte, pour déterminer si l’habitation du contribuable est l’unique habitation qu’il occupe personnellement au 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt :
6
1° des autres habitations dont il est, par héritage ou donation, copropriétaire, nu-
propriétaire ou usufruitier;
2° d’une autre habitation qui est considérée comme à vendre à cette date sur le marché immobilier et qui est réellement vendue au plus tard le 31 décembre de l’année qui suit celle de la conclusion du contrat d’emprunt;
3° des autres habitations louées via une agence immobilière sociale ou une société de logement de service public;
4° du fait que le contribuable n’occupe pas personnellement l’habitation :
a) pour des raisons professionnelles ou sociales;
b) en raison d’entraves légales ou contractuelles qui rendent impossible l’occupation de l’habitation par le contribuable lui-même à cette date;
c) en raison de l’état d’avancement des travaux de construction ou de rénovation qui ne permettent pas au contribuable d’occuper l’habitation à la même date.
La réduction d’impôt visée à l’article 14546ter ne peut plus être accordée :
1° à partir de l’année qui suit celle de la conclusion du contrat d’emprunt, lorsqu’au 31 décembre de cette année, l’autre habitation visée à l’alinéa 2, 2°, n’est pas effectivement vendue;
2° à partir de la deuxième année qui suit celle de la conclusion du contrat d’emprunt, lorsqu’au 31 décembre de cette année, le contribuable n’occupe pas personnellement l’habitation pour laquelle l’emprunt a été conclu, sauf s’il ne l’occupe pas pour des raisons professionnelles ou sociales.
Lorsqu’en application de l’alinéa 3, 2°, la réduction d’impôt n’a pas pu être accordée pendant une ou plusieurs périodes imposables et que le contribuable occupe personnellement l’habitation pour l’acquisition de laquelle l’emprunt a été conclu au 31 décembre de la période imposable pendant laquelle les entraves visées à l’alinéa 2, 4°, b et c, disparaissent, la réduction d’impôt peut à nouveau être accordée, sans préjudice de l’article 14546quinquies, à partir de cette période imposable.
§ 2. Les emprunts visés à l’article 14546ter, § 1er, sont spécifiquement contractés en vue d’acquérir une habitation lorsqu’ils sont conclus pour :
1° l’achat d’un bien immobilier;
2° la construction d’un bien immobilier;
3° le paiement des droits de succession ou des droits de donation relatifs à l’habitation visée à l’article 14546ter, § 1er, à l’exclusion des intérêts de retard dus en cas de paiement tardif;
7
4° le refinancement d’un contrat conclu à partir du 1er janvier 2016 et visé à l’article 14546ter, § 1er.
Est également censée constituer un emprunt spécifiquement contracté en vue d’acquérir une habitation, la convention par laquelle un contribuable entrant dans une indivision immobilière quant à la propriété de cette habitation avec un autre contribuable, ce dernier étant lui-même déjà tenu par un emprunt hypothécaire visé à l’article 14546ter, § 1er, accède au statut de codébiteur solidaire d’un tel emprunt préexistant.
§ 3. Le Gouvernement wallon arrête, en concertation avec le Ministre fédéral des Finances, les dispositions relatives aux pièces justificatives à produire en relation avec la réduction d’impôt visée à l’article 14546ter, § 1er ».
B.1.2. Le « chèque habitat » a été mis en place en Région wallonne à la suite de la sixième réforme de l’État, dans le cadre de laquelle a été transférée aux Régions la compétence en matière de réductions d’impôt et crédits d’impôt relatifs aux dépenses en vue d’acquérir ou de conserver l’habitation propre (article 5/5, § 4, 1°, de la loi spéciale du 16 janvier 1989 relative au financement des communautés et des régions, tel qu’il a été inséré par la loi spéciale du 6 janvier 2014 portant réforme du financement des communautés et des régions, élargissement de l’autonomie fiscale des régions et financement des nouvelles compétences).
B.1.3. Le « chèque habitat », qui est une réduction d’impôt, succède au « bonus logement » fédéral, une déduction d’impôt pour habitation propre et unique qui était visée aux articles 115 et 116, anciens, du CIR 1992. Le « bonus logement » était une déduction d’impôt qui visait à diminuer le montant de l’impôt des personnes physiques dû par le contribuable; il s’agissait d’un avantage fiscal, lié à l’existence d’un contrat d’emprunt hypothécaire.
Le décret du 20 juillet 2016 opère une réforme de ce « bonus logement », que le législateur décrétal estimait inadéquat. Les travaux préparatoires dudit décret indiquent :
« La concentration du bénéfice du bonus logement sur les catégories de contribuables aux revenus élevés a deux conséquences. Premièrement, cela nuit à la fonction redistributive de l’impôt. Deuxièmement, cela accentue les effets d’aubaine de la mesure, celle-ci bénéficiant proportionnellement plus à des ménages qui n’ont pas besoin de ce soutien pour acquérir ou conserver l’habitation servant de logement » (Doc. Parl., Parlement wallon, 2015-2016, n° 510/1, p. 5).
8
B.1.4. Le « chèque habitat » répond aux objectifs suivants :
« […] favoriser l’accès à la propriété pour tous et […] :
- soutenir davantage les familles, dont les familles monoparentales;
- aider davantage les bas et moyens revenus (en faisant varier – le cas échéant, du simple au double – le montant de l’aide fiscale selon le critère du revenu imposable de chaque contribuable);
- individualiser le droit à l’avantage fiscal (par individu, et non par habitation concernée);
- mettre fin aux ‘ effets d’aubaine ’ du système actuel de réduction d’impôt pour l’habitation propre;
- maîtriser la trajectoire budgétaire à court, moyen et long termes » (ibid., p. 5).
B.2.1. La Cour est saisie d’une question préjudicielle qui porte spécifiquement sur la condition d’« habitation unique ». En effet, seuls les intérêts et sommes affectés à l’amortissement ou à la reconstitution d’un emprunt hypothécaire spécifiquement contracté en vue d’acquérir une habitation « unique » sont pris en compte.
Les travaux préparatoires du décret du 20 juillet 2016 indiquent :
« Quant au caractère ‘ unique ’ de l’habitation acquise, il s’apprécie en fonction du constat que le propriétaire acquéreur possède déjà, ou non, au 31 décembre de l’année du contrat d’emprunt, à côté de l’habitation acquise (pour laquelle la réduction chèque habitat est sollicitée), une ou plusieurs autres habitations dont il serait plein propriétaire, nu-propriétaire, possesseur, emphytéote, superficiaire ou usufruitier.
Des exceptions à l’exigence d’unicité sont néanmoins prévues. Ainsi, conformément au régime prévu pour l’actuelle réduction pour habitation unique (‘ bonus logement ’), il n’est pas tenu compte, pour la détermination du droit à la réduction ‘ chèque habitat ’ : […]
- d’une autre habitation si celle-ci est mise en vente au 31 décembre de l’année de conclusion du crédit hypothécaire, pour autant qu’elle soit effectivement vendue au plus tard le 31 décembre de l’année suivante » (ibid., pp. 6 et 14).
9
Ces travaux préparatoires, que le législateur décrétal wallon a faits siens, identifient les objectifs que le législateur fédéral poursuivait lorsqu’il a mis en place le « bonus logement », ainsi que les justifications y afférentes.
B.2.2. L’avantage fiscal relatif à l’emprunt hypothécaire contracté en vue d’acquérir ou de conserver une habitation unique a d’abord pris la forme d’une déduction, instaurée par la loi-
programme du 27 décembre 2004. L’article 115, alinéa 1er, du CIR 1992, tel qu’il avait été modifié par la loi-programme précitée, disposait : « 1° les dépenses doivent être faites pour l’habitation qui est l’habitation unique du contribuable au 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt ». Les travaux préparatoires de la loi précitée indiquent, en ce qui concerne le caractère unique de l’habitation :
« Le ministre revient sur le principe de la date à laquelle les conditions doivent être réunies, c’est-à-dire au 31 décembre de l’année de l’emprunt plutôt qu’au 31 décembre de chaque période imposable.
Il reconnaît que l’on peut concevoir d’examiner ces conditions au 31 décembre de la période imposable comme c’est le cas actuellement dans l’article 104, 9º, existant pour les intérêts complémentaires. Toutefois, l’examen de cette condition est prévu aussi dans d’autres dispositions non plus au cours de chaque période imposable, mais au 31 décembre de l’année de l’emprunt (par exemple article 169).
Et le ministre est d’avis qu’il ne faut pas perdre de vue l’objectif de ce chapitre de la loi-
programme. Il s’agit, d’une part, de simplifier le régime fiscal des emprunts hypothécaires, mais aussi, d’autre part, de favoriser l’accès à la propriété, à la construction ou à l’acquisition, principalement par les jeunes ménages, d’une unique habitation.
Cela implique que la mesure mise en vigueur doit inciter les contribuables à prendre la décision d’acheter ou d’emprunter ou de ne pas le faire. Par conséquent, si les conditions doivent être remplies, c’est bien au moment de l’emprunt ou au plus tard le 31 décembre de l’année de l’emprunt et non pas au 31 décembre de chaque année.
En ce qui concerne le fait que le contribuable ne puisse pas être propriétaire d’un autre immeuble, les articles 115 et 116 proposés prévoient en effet des conditions d’exclusion. Le principe est qu’au moment de l’acquisition d’un immeuble, on ne peut pas être propriétaire d’un second immeuble, ni usufruitier ou copropriétaire par un autre moyen que la succession qui constitue un élément imprévu. Si le contribuable devient propriétaire ou acquiert des droits réels incomplets sur un immeuble, il est difficile d’exclure cette personne de l’accès au nouveau régime fiscal.
Toutefois, dans les autres circonstances, même par donation, le fait de devenir nu-
propriétaire, copropriétaire ou usufruitier résulte d’un choix délibéré d’accepter ou de ne pas accepter la donation par exemple. Par conséquent, le ministre propose de maintenir le texte dans l’état » (Doc. Parl., Sénat, 2004-2005, n° 3-966/4, p. 29).
10
« Le 31 décembre de l’année au cours de laquelle il a contracté l’emprunt pour le nouvel achat, il est propriétaire de deux habitations. L’habitation nouvellement acquise n’est donc pas son habitation unique et il n’a pas droit à l’intéressante ‘ déduction pour habitation unique ’. En lieu et place, il doit se contenter de la ‘ réduction d’impôt pour épargne à long terme ’ et de la ‘ déduction d’intérêts ordinaire ’. Et cela peut représenter une fameuse différence. Il faut donc être attentif si l’on veut quitter son habitation pour une nouvelle » (Doc. Parl., Chambre, 2004-
2005, DOC 51-1437/027, p. 68).
« En cas de divorce, l’habitation ne peut être vendue à l’un des époux tant que le divorce n’a pas été prononcé par le tribunal. Dans ce cas aussi, une personne peut être temporairement propriétaire de deux habitations.
[Un député] préconise dès lors de redéfinir le concept d’‘ habitation propre ’, et présente un amendement n° 21 (DOC 51 1437/202) à cette fin. L’amendement n° 21 à l’article 389 du projet de loi-programme modifie les articles 115 et 116 proposés du CIR 92. Il tend à faire en sorte qu’un propriétaire qui possède temporairement deux habitations puisse, malgré cela, bénéficier de l’avantage de la déduction fiscale pour l’habitation unique si l’aliénation de l’autre habitation a lieu dans les neuf mois consécutifs à la conclusion du contrat d’emprunt en cas d’achat d’une habitation et dans les 18 mois dans le cas d’une nouvelle habitation » (ibid., pp. 69-70).
« Le ministre comprend la préoccupation de l’auteur mais il estime qu’un délai de 18 mois est en tout cas trop long. Il est disposé à prolonger éventuellement le délai au-delà du 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt, si cela s’avérait nécessaire après évaluation du nouveau système de déduction pour habitation. Le ministre fait observer que l’article 389 du projet de loi-programme permet dès à présent d’être propriétaire de plusieurs maisons pendant une certaine période. Si la transaction a lieu au début de l’année, le propriétaire peut rester propriétaire de deux habitations jusqu’au 31 décembre de cette même année sans perdre l’avantage de la déduction fiscale pour habitation unique » (ibid., p. 76).
L’amendement n° 21, susmentionné, sera finalement retiré (ibid., p. 77).
B.2.3. L’exception relative à l’habitation « considérée comme à vendre », qui sera ensuite reprise par le législateur décrétal dans les dispositions en cause, a été introduite par la loi du 27 décembre 2005 « portant des dispositions diverses » (ci-après : la loi du 27 décembre 2005).
Son article 171 modifie l’article 115 du CIR 1992, en y insérant ce qui suit :
« Pour déterminer si l’habitation du contribuable est l’unique habitation qu’il occupe personnellement au 31 décembre de l’année de la conclusion du contrat d’emprunt, il n’est pas tenu compte :
[…]
11
2° d’une autre habitation qui est considérée comme à vendre à cette date sur le marché immobilier et qui est réellement vendue au plus tard le 31 décembre de l’année qui suit celle de la conclusion du contrat d’emprunt ».
Les travaux préparatoires de la loi du 27 décembre 2005 mentionnent :
« La condition que l’habitation entrant en ligne de compte pour l’avantage fiscal doit être l’unique habitation du contribuable au 31 décembre de l’année de conclusion du contrat d’emprunt est sujette à beaucoup de critiques.
L’équité de cette condition stricte est dénoncée dans les cas où le contribuable ne dispose que d’une habitation et lorsqu’il souhaite la remplacer parce que celle-ci, par exemple, ne correspond plus à ses besoins.
Les contribuables qui décident seulement dans le courant de l’année d’acheter ou de construire une autre habitation et qui pour cela concluent encore un emprunt dans cette même année, sont confrontés à un laps de temps très limité pour vendre leur ancienne habitation.
D’ailleurs, cette décision n’est pas toujours prise sur une base volontaire. Pensez aux personnes qui sont soudainement confrontées à un handicap profond de telle sorte qu’il n’est plus possible pour eux de continuer à habiter dans une habitation inadaptée.
Ou encore des personnes qui, à cause d’un changement au niveau de leur lieu de travail, préfèrent déménager plutôt que de devoir affronter chaque jour les files et devoir faire des déplacements interminables.
Dans la situation actuelle de la législation, il ne reste à de tels contribuables que quelques mois pour vendre leur ancienne habitation.
Afin d’éviter une perte possible de tout avantage fiscal pour leur ‘ nouvelle ’ habitation, beaucoup décideront de vendre leur habitation à la valeur normale du marché de telle sorte qu’ils remplissent la condition pour l’octroi de l’avantage fiscal au 31 décembre.
Du reste, cette condition stricte a une connotation asociale lorsque nous considérons qu’il s’agit le plus souvent de contribuables qui ont grand besoin des revenus provenant de la vente de leur ancienne habitation pour financer l’achat ou la construction de leur ‘ nouvelle ’ habitation.
Afin de remédier à cette situation inique, il est proposé que les contribuables qui ont mis en vente leur habitation précédente au 31 décembre de l’année au cours de laquelle le contrat d’emprunt est conclu pour la ‘ nouvelle ’ habitation et qui ont effectivement vendu la même habitation au plus tard le 31 décembre de l’année qui suit celle de la conclusion de l’emprunt précité, entrent malgré tout en considération pour l’avantage fiscal visé.
Par cette adaptation, les contribuables concernés se voient octroyer une année de plus pour vendre leur habitation précédente. Il peut être convenu de manière raisonnable que ce délai est suffisant pour vendre l’ancienne habitation aux conditions conformes du marché.
12
Lorsqu’au 31 décembre de l’année qui suit celle de la conclusion du contrat d’emprunt, il est établi que leur habitation précédente n’est pas encore vendue, plus aucune déduction pour habitation unique et propre n’est autorisée pour la nouvelle habitation à partir de cette même année » (Doc. Parl., Chambre, 2005-2006, DOC 51-2098/001, pp. 107-108).
B.3. La Cour est interrogée sur la compatibilité de la condition d’unicité de l’habitation, contenue dans les articles 14546ter et 14546quater du CIR 1992, au regard des articles 10, 11 et 172
de la Constitution, en ce que, lorsque le redevable est propriétaire d’une autre habitation, il peut conserver le bénéfice du « chèque habitat » à condition que cette autre habitation soit vendue au 31 décembre de l’année de la conclusion de l’emprunt, ou au plus tard le 31 décembre de l’année qui suit. Les parties requérantes devant la juridiction a quo soutiennent que, en raison du critère de la date fixe, plutôt que d’un nombre de mois déterminé, les personnes qui contractent un emprunt en fin d’année civile sont déraisonnablement lésées par rapport aux personnes qui contractent un emprunt en début d’année.
B.4. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
L’article 172, alinéa 1er, de la Constitution constitue une application particulière, en matière fiscale, du principe d’égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution.
B.5.1. Les personnes qui concluent un emprunt hypothécaire pour l’achat d’une habitation propre, quelle que soit la date dans l’année, se trouvent dans des situations comparables eu égard aux dispositions en cause, dès lors que, si elles remplissent les conditions, elles peuvent prétendre à l’avantage fiscal du « chèque habitat ».
13
B.5.2. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.1.3 et en B.1.4 que les dispositions en cause visent à favoriser l’accès à la propriété, ainsi qu’à éviter que puissent profiter du système les redevables qui n’en ont pas besoin, à savoir les personnes qui sont multi-
propriétaires. Ces objectifs sont légitimes.
B.6. Lorsqu’il détermine sa politique en matière fiscale, le législateur décrétal dispose d’un pouvoir d’appréciation étendu. La Cour ne peut censurer les choix politiques du législateur décrétal et les motifs qui les fondent que s’ils reposent sur une erreur manifeste ou ne sont pas raisonnablement justifiés. La loi fiscale peut par ailleurs, en principe, appréhender la diversité des situations en faisant usage de catégories qui ne correspondent à la réalité que de manière simplificatrice et approximative.
B.7.1. La fixation d’un délai au 31 décembre de l’année de l’emprunt, qui constitue la fin de l’année fiscale et sert de date butoir pour une série d’autres avantages en la matière, fait naître une différence de traitement qui repose sur un critère de distinction objectif.
Ce critère est pertinent au regard des objectifs poursuivis. Le législateur décrétal, se référant au législateur fédéral, ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2.1, a raisonnablement pu estimer qu’une condition simple de possession d’une seule habitation au 31 décembre de l’année de l’emprunt permet d’exclure adéquatement les multi-propriétaires du bénéfice du « chèque habitat ».
B.7.2. Comme il est dit en B.2.2, il s’agit d’une condition incitative pour les contribuables, qui peuvent dès lors prendre les dispositions nécessaires en connaissance de cause. Les travaux préparatoires relèvent qu’« il faut donc être attentif si l’on veut quitter son habitation pour une nouvelle » (Doc. Parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1437/027, p. 68). Compte tenu du pouvoir d’appréciation étendu dont dispose le législateur décrétal en matière fiscale, il n’est pas déraisonnable de laisser aux contribuables le soin de planifier adéquatement leurs opérations immobilières au regard de l’ensemble des conditions des avantages fiscaux disponibles.
Compte tenu de ces éléments, les dispositions en cause ne constituent pas un obstacle au soutien à l’accès à la propriété par un mécanisme fiscal incitatif.
14
B.7.3. Enfin, il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2.3 que le législateur fédéral a tenu compte des conséquences négatives de la rigidité de la date du 31 décembre, ainsi que du temps nécessaire à la vente d’un immeuble dans la pratique, et qu’il a dès lors choisi d’étendre d’une année supplémentaire le délai initial. Les parties requérantes n’expliquent pas à suffisance en quoi un délai d’une année entière pour procéder à la vente d’un immeuble serait déraisonnablement court. Par ailleurs, le simple fait que d’autres personnes, en fonction de la date de conclusion de leur emprunt, bénéficient d’un délai encore plus étendu, n’y change rien, compte tenu de ce qui est dit en B.7.1 à B.7.3.
B.8. Les dispositions en cause sont compatibles avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
15
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 14546ter et 14546quater du Code des impôts sur les revenus 1992, tels qu’ils ont été insérés par les articles 17 et 18 du décret de la Région wallonne du 20 juillet 2016 « relatif à l’octroi d’un avantage fiscal pour l’acquisition de l’habitation propre : le Chèque Habitat », ne violent pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul