Cour constitutionnelle
Arrêt n°134/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8097
En cause : les questions préjudicielles relatives aux articles 8, 11, § 2, alinéa 2, et 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, posées par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division d’Audenarde.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 24 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 27 octobre 2023, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division d’Audenarde, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« Les articles 8 et 11, § 2, alinéa 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, violent-ils le principe d’égalité et de non-discrimination, inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 4 de la Constitution, en ce que ces dispositions qualifient la ville de Renaix de commune de la frontière linguistique et la soumettent aux mêmes obligations administratives que certaines autres communes à facilités, tandis que le nombre d’habitants francophones souhaitant encore faire usage des facilités linguistiques dans la ville de Renaix aurait baissé ou est substantiellement inférieur par rapport à d’autres communes à facilités, alors que les dispositions législatives mentionnées ne renvoient pas à un critère objectif et constatable permettant d’examiner s’il est encore question de catégories de communes comparables et si l’égalité de traitement est raisonnablement justifiée ?
Les articles 8 et 11, § 2, alinéa 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, violent-ils le principe d’égalité et de non-
discrimination, inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 4
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de la Constitution, en ce que ces dispositions obligent la ville de Renaix à rédiger aussi en français les avis et communications destinés au public, alors que, dans les communes malmédiennes, la langue nationale dans laquelle les avis et communications destinés au public sont rédigés est subordonnée à une décision du conseil communal et que les dispositions législatives mentionnées ne renvoient pas à un critère objectif et constatable permettant d’examiner s’il est question ou non de catégories de communes comparables et si la différence de traitement est raisonnablement justifiée ?
Les articles 8 et 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, violent-ils le principe d’égalité et de non-discrimination, inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 4 de la Constitution, en ce que ces dispositions exigent une connaissance élémentaire de la langue française de la part de tous les membres du personnel de la ville de Renaix qui sont en contact avec le public, alors que l’article 31 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, dans les communes de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse, exige uniquement que les services communaux soient organisés de manière à ce qu’il puisse être satisfait sans difficulté aux facilités linguistiques et alors que les dispositions législatives mentionnées ne renvoient pas à un critère objectif et constatable permettant d’examiner s’il est question ou non de catégories de communes comparables et si la différence de traitement est raisonnablement justifiée ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- l’association de fait « Ronse Tweetalig – Renaix bilingue », Patrick Vanovertveldt, Marc Delouvroy, Philippe Torcque, Erik Van Der Eedt et Marianna Vanlaeken, assistés et représentés par Me Hans Van de Cauter, avocat au barreau de Bruxelles;
- la ville de Renaix, représentée par son collège des bourgmestre et échevins, assistée et représentée par Me Frank Judo, Me Laure Proost et Me Cedric Jenart, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Nathanaëlle Kiekens, Me Lieselotte Schellekens et Me Natan Vermeersch, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me Bart Martel et Me Kristof Caluwaert, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me Michel Kaiser, Me Marc Verdussen, Me Cécile Jadot et Me Félicien Denis, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Gouvernement de la Communauté française, assisté et représenté par Me Jérôme Sohier, avocat au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- la ville de Renaix, représentée par son collège des bourgmestre et échevins;
- le Gouvernement flamand;
- le Gouvernement wallon.
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Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Yasmine Kherbache et Michel Pâques, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La ville de Renaix, une commune de la frontière linguistique au sens des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-après : les lois sur l’emploi des langues en matière administrative), est assignée devant le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division d’Audenarde, par l’association de fait « Ronse tweetalig – Renaix bilingue » ainsi que par cinq personnes physiques qui en sont membres. L’action de l’association de fait a toutefois été déclarée irrecevable par la juridiction a quo.
Les parties demanderesses dans le litige au fond allèguent que l’administration de la ville de Renaix refuse d’afficher des plaques de rue, des signaux d’indication et des inscriptions officielles dans les deux langues nationales, alors qu’elle y est contrainte en vertu des lois sur l’emploi des langues en matière administrative. Leur point de vue trouve appui dans les avis de la Commission permanente de contrôle linguistique, formulés à l’égard des situations concrètes épinglées par les parties demanderesses.
La juridiction a quo soutient qu’il existe différentes catégories de communes à facilités, dont certaines ont la liberté de déterminer elles-mêmes si un avis doit être traduit dans la langue minoritaire, telles les communes malmédiennes, alors que d’autres peuvent organiser les services communaux à leur guise de manière à ce qu’il puisse être satisfait « sans difficulté » aux facilités linguistiques (article 31 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative). La ville de Renaix, quant à elle, n’a pas le choix. La juridiction a quo estime qu’il ne semble pas y avoir de critère objectif et constatable sur la base duquel cette distinction est opérée, tandis que l’application des facilités linguistiques est manifestement beaucoup moins demandée dans la ville de Renaix. Cela pose la question de savoir si cette différence de traitement entre des situations en apparence identiques, d’une part, et cette égalité de traitement entre des situations différentes, d’autre part, sont raisonnablement justifiées.
La juridiction a quo souligne que ce n’est pas la répartition en régions linguistiques réglée par la Constitution qui est ici remise en cause, mais uniquement la pertinence et la proportionnalité des facilités telles qu’elles sont applicables à la ville de Renaix. Le caractère supposément extinctif des facilités n’est pas non plus soulevé, pas plus qu’il n’est demandé de procéder à un nouveau recensement linguistique. Il est seulement question de savoir s’il existe des critères objectifs devant permettre de tenir compte de la pertinence de certaines données démographiques pour déterminer la nécessité et la proportionnalité du régime des facilités tel qu’il est aujourd’hui applicable à la ville de Renaix.
La juridiction a quo pose à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
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III. En droit
-A-
Quant à la compétence de la Cour
A.1.1. Le Gouvernement wallon objecte que la Cour n’est pas compétente pour connaître des trois questions préjudicielles. Dans le cadre de l’élaboration de l’article 129 de la Constitution, le Constituant a immunisé à l’égard de tout contrôle au regard de la Constitution les choix que le législateur a faits en matière de facilités linguistiques.
La ratification par le Constituant de ces choix législatifs empêche la remise en cause de leur constitutionnalité.
Bien que le législateur spécial puisse modifier ces choix, la Cour est uniquement compétente pour connaître de la liste des communes à facilités qui a été inscrite à l’époque dans les lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-après : les lois sur l’emploi des langues en matière administrative), sans qu’elle puisse exercer le moindre contrôle en la matière.
A.1.2. Le Gouvernement flamand estime que la thèse du Gouvernement wallon ne saurait être suivie, dès lors que le point de vue qui y est défendu revient à méconnaître le principe selon lequel la loi n’est pas inviolable.
En vertu de l’article 26, § 1er, 3°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, la Cour est compétente pour contrôler les normes législatives au regard des articles du titre II (« Des Belges et de leurs droits ») ainsi que des articles 170, 172 et 191 de la Constitution. Les dispositions en cause sont sans conteste des normes législatives.
La seule nuance à la compétence de principe de la Cour est que celle-ci se déclare incompétente pour se prononcer sur un moyen qui l’amènerait à apprécier un choix fait par le Constituant. La différence de traitement reposant sur un choix du Constituant, la Cour ne peut contrôler ce choix au regard de la Constitution. En ce sens, le choix fait par le législateur et ratifié par le Constituant est « immunisé ». Le Gouvernement flamand estime qu’en l’espèce, le Constituant n’aurait pas pu « ratifier » le choix du législateur et l’« immuniser contre tout contrôle juridictionnel » sans également « constitutionnaliser » ce choix en tant que tel. Aucun principe, doctrine ou règle législative ou constitutionnelle ne prévoit une telle « immunisation » sans « constitutionnalisation ».
S’il est vrai qu’en 1970, le Constituant a ancré les régions linguistiques, la frontière linguistique y afférente et le principe de territorialité dans la Constitution, il n’a aucunement ratifié la liste des communes à facilités qui a été inscrite dans les lois sur l’emploi des langues en matière administrative et il n’a pas non plus approuvé l’intégration de la ville de Renaix dans les communes de la frontière linguistique. La simple circonstance qu’il existe un certain lien entre l’établissement de la frontière linguistique, laquelle a par la suite été ancrée dans la Constitution, et l’inscription des communes à facilités dans les lois sur l’emploi des langues en matière administrative n’a pas pour effet que cette liste de communes ait elle-même un caractère constitutionnel. Le Constituant a seulement habilité le législateur spécial à modifier, au besoin, la liste des communes à facilités. Il ne pourrait être question d’une « immunisation » que dans le cas où la liste des communes à facilités figurerait dans le texte même de la Constitution.
A.1.3. La ville de Renaix, partie défenderesse devant la juridiction a quo, estime qu’il n’y a pas d’« ancrage constitutionnel » de la législation relative à l’emploi des langues en matière administrative qui aboutirait à mettre en cause la compétence de la Cour de répondre aux questions préjudicielles. Le simple fait que l’article 129, § 2, de la Constitution formule une règle de compétence pour la modification du régime des facilités linguistiques ne signifie pas que le Constituant ait lui-même « ratifié » ou « bétonné » ce régime de façon à le soustraire au contrôle de constitutionnalité. La Constitution règle uniquement le mécanisme de modification de la législation et dispose que toute modification doit se faire au moyen d’une loi adoptée à la majorité visée à l’article 4, alinéa 3, de la Constitution. On ne saurait déduire du lien étroit entre un article de la Constitution et une loi que les dispositions de cette loi ont un caractère constitutionnel lorsque l’article de la Constitution se borne à organiser la manière dont ladite loi doit être modifiée.
La ville de Renaix souligne par ailleurs que la thèse du Gouvernement wallon selon laquelle « chaque élément qui sous-tend ce système » permettrait de maintenir l’équilibre trouvé et de garantir la paix communautaire, de sorte qu’il est impossible de modifier l’un de ces éléments sans perturber l’ensemble du système, manque de pertinence en plus d’être erronée. Le fait de toucher à l’un des éléments qui constituent une réglementation fondée sur des accords institutionnels n’aura pas pour effet de perturber l’ensemble du système. Il ressort en outre de la
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jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que le maintien d’accords à la lumière du « consociationalisme » doit encore pouvoir être soumis au contrôle au regard des droits fondamentaux individuels.
Quant au fond
Point de vue des parties demanderesses devant la juridiction a quo
A.2. Les parties demanderesses devant la juridiction a quo estiment que la ville de Renaix, partie défenderesse devant la juridiction a quo, mine le régime des facilités, alors que la ville est incompétente pour modifier la législation linguistique. En Belgique, les minorités linguistiques sont protégées non seulement par le régime des communes à facilités prévu par les lois sur l’emploi des langues en matière administrative, mais aussi par la Constitution. L’article 129, § 2, de la Constitution dispose ainsi que seul l’État belge est compétent pour régler l’emploi des langues en matière administrative en vigueur dans les communes à facilités.
L’argumentation de la ville de Renaix est de nature politique et manque tant en droit qu’en fait, de sorte qu’il n’y avait pas lieu de poser des questions préjudicielles à la Cour.
Point de vue de la partie défenderesse devant la juridiction a quo
A.3.1. En ce qui concerne la première question préjudicielle, la ville de Renaix allègue que l’égalité de traitement entre les différentes communes à facilités n’est pas raisonnablement justifiée. La ville de Renaix est globalement soumise à des obligations de fond tout aussi lourdes que celles auxquelles sont soumises les autres communes à facilités, alors que la demande de facilités linguistiques en français est considérablement plus basse dans la ville de Renaix que dans certaines autres communes à facilités, notamment les Fourons. Les circonstances objectives, démographiques, d’une commune de la frontière linguistique telle que la ville de Renaix diffèrent fondamentalement des circonstances dans les Fourons, mais les obligations imposées sont les mêmes. Les circonstances démographiques actuelles de la ville de Renaix font que celle-ci n’est une commune à facilités qu’au sens juridique du terme, avec le même régime en vigueur que celui qui est applicable dans les autres communes à facilités, mais sans aucune pertinence, si bien qu’il ne fait que porter préjudice à la ville de Renaix.
La ville de Renaix estime qu’il n’existe aucun critère de distinction objectif, pertinent et constatable, parce que les travaux préparatoires ne mentionnent pas quel a été le facteur déterminant pour désigner certaines communes comme étant à facilités. C’est ainsi que les travaux préparatoires mentionnent les recensements linguistiques, de même que les études, les rapports et les observations du « Centre de recherches pour la solution nationale des problèmes sociaux, politiques et juridiques en Régions wallonne et flamande » (ci-après : le Centre Harmel), sans oublier les débats, les négociations et les compromis au Parlement fédéral.
À supposer que la Cour considère que les choix du législateur se fondent sur un critère de distinction objectif, pertinent et constatable, la ville de Renaix estime que ledit critère aurait dû être celui de la « réalité linguistique ».
Les facilités linguistiques ont en effet vu le jour à la suite d’un problème relatif à la langue de l’administration. Si l’on considère qu’il est également permis d’examiner les « situations réelles » à l’appui des données disponibles, il n’y a alors pas de violation manifeste du choix du législateur. L’on ne saurait admettre que le législateur de l’époque ou le Centre Harmel aient eu l’intention d’accorder des facilités linguistiques à des villes ou à des communes n’abritant aucune minorité manifeste qui souhaiterait faire usage de telles facilités.
La ville de Renaix estime que la seule interprétation conforme à la Constitution qui vaille est celle qui énonce que la réalité linguistique constitue le critère objectif au regard duquel le contrôle doit être exercé et qu’il doit être permis à la Cour d’examiner cette réalité linguistique sur la base des données objectives, pertinentes et constatables qui lui permettent d’effectuer une comparaison entre les communes de la frontière linguistique et de juger si l’égalité de traitement est toujours raisonnablement justifiée aujourd’hui. La réalité linguistique peut être démontrée à l’aide du nombre très faible de demandes que la ville de Renaix reçoit pour ce qui est de l’obtention de documents officiels en français.
En ce qui concerne le contrôle de proportionnalité, la ville de Renaix souligne que la réalité linguistique constitue à tout le moins un élément de poids dont il convient de tenir compte pour examiner le caractère déraisonnable des obligations qui lui sont imposées. En juger autrement aurait pour effet qu’il serait impossible de procéder à un examen utile de la proportionnalité des obligations auxquelles la ville de Renaix est soumise. Il est
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en effet dommageable de maintenir les facilités linguistiques, lesquelles s’accompagnent de charges, de frais et d’obligations supplémentaires, si la demande relative à de telles facilités s’avère manifestement négligeable.
Enfin, la ville de Renaix soutient que la réalité linguistique doit pouvoir être examinée sur la base de données officielles, objectives et constatables et que cette réalité linguistique doit ensuite servir à l’examen de la proportionnalité des obligations.
A.3.2. En ce qui concerne la deuxième question préjudicielle, la ville de Renaix allègue que la situation de fait dans laquelle elle se trouve est comparable à celle des communes malmédiennes, tandis que le conseil communal de ces dernières peut, outre le français qui est obligatoire, choisir d’établir aussi en allemand les avis, les communications et les formulaires destinés au public, alors que la ville de Renaix ne dispose pas d’un tel choix.
Jusqu’à ce jour, aucune commune malmédienne n’a pris une telle décision, ce qui indique que le conseil communal a fait le choix de ne pas accorder ces facilités linguistiques. En réalité, la ville de Renaix et les communes malmédiennes se trouvent dans la même situation, dès lors que ces deux catégories de communes estiment que la demande de facilités linguistiques est très faible. Il y a toutefois une différence de traitement en ceci que la ville de Renaix a l’obligation absolue d’établir les avis et communications destinés au public également en français, alors que, dans les communes malmédiennes, l’établissement des avis et communications destinés au public dans la langue nationale concernée est subordonné à une décision du conseil communal, qui tient compte de la demande spécifique en la matière.
La ville de Renaix estime qu’il n’y a pas de critère de distinction objectif, pertinent et constatable. Il n’est nulle part expliqué pourquoi le législateur n’a pas choisi d’appliquer à la ville de Renaix le même régime qui est applicable aux communes malmédiennes. Ce régime avait pourtant été proposé par le Centre Harmel.
Comme pour la première question préjudicielle, la ville de Renaix estime que, si la Cour devait juger que les choix du législateur reposent sur un critère de distinction objectif, pertinent et constatable, ce critère aurait dû être celui de la « réalité linguistique ». L’on ne saurait admettre que le législateur de l’époque ou le Centre Harmel aient eu l’intention d’accorder des facilités linguistiques à des villes ou à des communes qui n’abritent aucune minorité manifeste qui souhaiterait faire usage de telles facilités.
En ce qui concerne le contrôle de proportionnalité, la ville de Renaix répète que la réalité linguistique constitue à tout le moins un élément de poids dont il convient de tenir compte pour examiner le caractère déraisonnable des obligations qui lui sont imposées.
A.3.3. En ce qui concerne la troisième question préjudicielle, la ville de Renaix estime que, compte tenu de la réalité démographique actuelle et de la demande de facilités linguistiques constatée dans la ville, une connaissance élémentaire de la deuxième langue nationale de la part de tous les membres du personnel de la ville de Renaix qui sont en contact avec le public n’est plus justifiée. La ville de Renaix et les communes de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse sont toutes des communes qui appartiennent à la région de langue néerlandaise et qui ont été désignées par le législateur comme étant des communes à facilités linguistiques. La différence de traitement entre ces communes à facilités tient en ceci que les membres du personnel de la ville de Renaix qui sont en contact avec le public doivent avoir une connaissance élémentaire du français, alors que, dans les communes de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse, il est seulement requis que les services communaux soient organisés de manière qu’il puisse être satisfait sans difficulté aux facilités linguistiques.
La ville de Renaix estime qu’il n’y a pas de critère de distinction objectif, pertinent et constatable. Il n’est nulle part expliqué pourquoi le législateur n’a pas choisi d’appliquer également à la ville de Renaix le régime en vigueur dans les communes de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse. Le choix qui est laissé à ces communes implique qu’elles ont un droit de regard sur la mise en œuvre des facilités linguistiques, contrairement à la ville de Renaix.
Comme pour les première et deuxième questions préjudicielles, la ville de Renaix souligne que, si la Cour devait juger que les choix du législateur reposent sur un critère de distinction objectif, pertinent et constatable, ce critère aurait dû être celui de la « réalité linguistique ». La seule interprétation qui soit conforme à la Constitution est celle qui énonce que la réalité linguistique est le critère objectif au regard duquel le contrôle doit être exercé et qu’il doit être permis à la Cour d’examiner cette réalité linguistique sur la base des données objectives, pertinentes et constatables disponibles.
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En ce qui concerne le contrôle de proportionnalité, la ville de Renaix répète que la réalité linguistique constitue à tout le moins un élément de poids dont il convient de tenir compte pour examiner le caractère déraisonnable des obligations qui lui sont imposées.
A.4.1. La ville de Renaix allègue que, contrairement à ce que le Gouvernement wallon et le Gouvernement de la Communauté française soutiennent, la circonstance selon laquelle les dispositions en cause feraient partie d’un ensemble de règles visant à assurer un équilibre entre les communautés n’implique pas qu’une inégalité injustifiée doive demeurer éternellement inchangée, surtout lorsque la législation est contraire à la Constitution. Il est évident que le respect des droits fondamentaux doit être considéré comme étant un principe fondamental de l’ordre juridique belge. Par son arrêt n° 73/2003 du 26 mai 2003 (ECLI:BE:GHCC:2003:ARR.073), la Cour a aussi confirmé que le maintien d’accords politiques ne saurait constituer un blanc-seing pour justifier une violation de droits fondamentaux.
A.4.2. En ce qui concerne la deuxième question préjudicielle, la ville de Renaix observe que, contrairement à ce que le Gouvernement wallon soutient, le simple fait qu’il soit question d’un autre groupe linguistique doté d’une autre origine culturelle ne suffit pas pour conclure que les communes à facilités ne seraient pas comparables.
Toute conclusion contraire aurait pour effet, dans le contexte belge, de ne permettre pratiquement aucun contrôle en matière de discrimination.
La ville de Renaix constate par ailleurs que les droits de la minorité francophone dans la ville de Renaix sont plus larges que les droits de la minorité germanophone dans les communes malmédiennes. On peut se demander si le régime qui impose une obligation absolue à la ville de Renaix ne découle pas simplement du fait que la minorité linguistique qui doit y être protégée est une minorité francophone.
A.4.3. Dans le dernier point de son mémoire en réponse, la ville de Renaix propose de requérir l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme, parce qu’elle estime que, dans les différents cas qu’elle a décrits, il est question d’une violation du principe d’égalité et des articles 10 et 11 de la Constitution, lesquels doivent, en tant que droits fondamentaux analogues, être lus conformément à l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme, lu en combinaison avec l’article 8 de la même Convention.
Point de vue du Gouvernement wallon
A.5.1. En ce qui concerne la première question préjudicielle, le Gouvernement wallon souligne tout d’abord que la ville de Renaix se trouve dans une situation comparable à celle des autres communes de la frontière linguistique. Les objectifs poursuivis par le législateur consistent à assurer la pacification communautaire durable et la protection des minorités en veillant à atteindre un juste équilibre. Pour ce faire, le législateur a établi l’existence de quatre catégories de communes à facilités linguistiques, parmi lesquelles les communes de la frontière linguistique. Ces communes ont été sélectionnées sur la base de divers critères établis par le législateur et découlant de son pouvoir d’appréciation. Les communes géographiquement proches entre elles sont traitées de la même manière.
La première question préjudicielle contraindrait la Cour à tenir compte de l’usage effectif des facilités linguistiques dans les communes de la frontière linguistique, le raisonnement étant qu’une diminution de l’usage des facilités dans une commune déterminée devrait avoir pour effet que cette commune ne soit plus tenue de respecter les facilités linguistiques. Un tel raisonnement ne saurait être suivi. Au contraire, la suppression du recensement de la population confirme la thèse selon laquelle il n’y a plus lieu de prendre en compte le nombre d’habitants allophones faisant usage de ces facilités.
Si la Cour devait considérer que la ville de Renaix diffère suffisamment des autres communes de la frontière linguistique, le Gouvernement wallon estime que cette égalité de traitement repose sur un critère objectif et pertinent. En ce qui concerne la proportionnalité, le Gouvernement wallon observe que le système des facilités linguistiques applicable aux communes de la frontière linguistique, et donc également à la ville de Renaix, ne peut être examiné in abstracto et de manière isolée. L’ensemble des facilités linguistiques constitue un système indivisible et est le fruit du travail du législateur et de divers accords politiques complexes qui ont été conclus entre les deux grandes communautés du pays. Chaque élément qui sous-tend ce système permet de maintenir l’équilibre trouvé et garantit une paix communautaire durable. Selon le Gouvernement wallon, il est impossible de remettre en cause l’un des éléments du système sans perturber l’équilibre général. Le maintien de la paix communautaire est également ce qui justifie qu’il y ait différents systèmes de facilités linguistiques pour différentes communes.
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Partant, l’égalité de traitement entre la ville de Renaix et les autres communes de la frontière linguistique est proportionnée et la première question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.5.2. En ce qui concerne la deuxième question préjudicielle, le Gouvernement wallon allègue que la ville de Renaix et les communes malmédiennes ne se trouvent pas dans des situations comparables. L’objectif du législateur est en effet multiple. D’une part, il s’agit de préserver de manière durable la paix communautaire et, d’autre part, les facilités protègent les minorités linguistiques dans les différentes communes. Il n’est pas possible de comparer la ville de Renaix, qui se situe entre la région de langue néerlandaise et la région de langue française, avec les communes malmédiennes, qui se situent dans la région de langue française et à proximité de la région de langue allemande. Les différents systèmes de facilités linguistiques s’expliquent par la complexité inhérente à la matière de l’emploi des langues.
Si la Cour devait juger que la ville de Renaix peut être comparée avec les communes malmédiennes, le Gouvernement wallon estime que le critère de distinction est objectif et pertinent. Chaque catégorie de communes à facilités linguistiques dispose de particularités politiques, historiques, sociales, culturelles et linguistiques propres, qui justifient une différence de traitement. En ce qui concerne la proportionnalité, le Gouvernement wallon estime que la différence de traitement découle du choix du Constituant et que ce choix ne relève pas du pouvoir de contrôle de la Cour. La préservation de la paix communautaire justifie la nécessité d’appliquer différents systèmes de facilités linguistiques à différentes catégories de communes à facilités linguistiques, le législateur disposant par ailleurs d’une marge d’appréciation en la matière.
A.5.3. En ce qui concerne la troisième question préjudicielle, le Gouvernement wallon estime que la différence de traitement repose sur un critère objectif sur la base duquel il est possible de considérer que les catégories de communes à comparer sont différentes et que la différence de traitement est raisonnablement justifiée.
A.6. Dans son mémoire en réponse, le Gouvernement wallon souligne que le fait que la réalité linguistique soit soumise à une évolution montre pourquoi le législateur a choisi de fixer de manière claire la qualification du régime des facilités. Il appartient seulement au législateur spécial de modifier ou non le régime des facilités linguistiques et éventuellement d’y mettre un terme.
Point de vue du Gouvernement de la Communauté française
A.7. Le Gouvernement de la Communauté française constate que toute modification du régime des facilités linguistiques relève de la compétence exclusive du législateur spécial, ce qui correspond à une intention claire du Constituant de « bétonner » ce régime, afin d’assurer une « pacification communautaire » durable dans une matière qui s’est avérée depuis longtemps être un nid à conflits entre les Communautés flamande et française.
Par son arrêt n° 18/90 du 23 mai 1990 (ECLI:BE:GHCC:1990:ARR.018), la Cour a déjà eu l’occasion de statuer sur la loi dite de « pacification communautaire » du 9 août 1988. Le Gouvernement de la Communauté française estime que cette jurisprudence est toujours applicable et que les facilités linguistiques doivent s’appliquer indépendamment des évolutions démographiques. Plus particulièrement, l’argument de « l’évolution démographique locale » est contestable. D’une part, il apparaît difficile de prendre en compte des statistiques relatives à l’usage des facilités dont les sources et l’objectivité peuvent être remises en question. D’autre part, procéder de telle manière reviendrait à donner une prime aux communes qui ne respectent pas ces facilités linguistiques.
Le Gouvernement de la Communauté française renvoie également au jugement du 24 juin 2019 du Tribunal de première instance néerlandophone de Bruxelles par lequel celui-ci a rejeté la demande de la ville de Renaix de poser des questions préjudicielles à la Cour. Le Gouvernement de la Communauté française estime que les motifs sous-tendant ce refus de poser des questions à la Cour devraient également s’appliquer dans l’affaire présentement examinée.
Point de vue du Conseil des ministres
A.8. Le Conseil des ministres s’en remet à la sagesse de la Cour.
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Point de vue du Gouvernement flamand
A.9.1. Le Gouvernement flamand souligne tout d’abord que les questions préjudicielles ne remettent en cause la constitutionnalité des dispositions en cause que dans la mesure où elles concernent la ville de Renaix.
A.9.2. Selon le Gouvernement flamand, les trois questions préjudicielles reposent à chaque fois sur la prémisse selon laquelle le législateur ne renverrait pas à un « critère objectif et constatable permettant d’examiner s’il est encore question de catégories de communes comparables et si l’égalité de traitement est raisonnablement justifiée ». La juridiction a quo semble suggérer que, lors de l’adoption d’une loi formelle, le législateur serait soumis à une obligation de motivation formelle de justifier, en quelque sorte de manière anticipative, la constitutionnalité des règles. Or, selon la jurisprudence constante de la Cour, le simple fait qu’un motif n’a pas été exprimé lors des travaux préparatoires n’implique nullement que ce motif ne puisse plus être invoqué par la suite devant la Cour.
A.9.3. Selon le Gouvernement flamand, les trois questions préjudicielles sont liées, de sorte qu’il y répond conjointement.
Tant la différence de traitement que l’égalité de traitement reposent sur un critère objectif, à savoir le fait de savoir si, pour l’application des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, une commune est dotée d’un régime spécial au sens de l’article 8 de ces lois. En outre, les lois sur l’emploi des langues en matière administrative en général, de même que l’inégalité ou l’égalité de traitement alléguée en particulier, poursuivent un objectif légitime. Lesdites lois sont le fruit d’un équilibre institutionnel entre les deux grandes communautés linguistiques de la Belgique, qui est dicté par le souci de préserver la paix communautaire. Ce compromis est sous-
tendu par l’idée que les facilités constituent une mesure favorisant l’intégration et ayant un caractère extinctif. Un tel objectif peut justifier une inégalité ou une égalité de traitement. Le Gouvernement flamand souligne que les lois sur l’emploi des langues en matière administrative en général ainsi que le statut de la ville de Renaix en particulier font partie d’une législation plus large, qui ne porte pas seulement sur le régime relatif à l’emploi des langues en matière administrative, mais s’inscrit également dans le cadre de l’établissement de la frontière et des régions linguistiques. On ne saurait modifier l’un des éléments de ce régime sans modifier l’ensemble du régime des facilités, et donc sans affecter l’équilibre qui avait été trouvé à l’époque entre les différentes communautés et les différentes régions. Dans le cadre de son examen, la Cour ne peut faire abstraction du contexte plus large dans lequel les dispositions en cause ont vu le jour. Selon le Gouvernement flamand, la recherche d’un équilibre entre les intérêts des différentes communautés pour assurer la pacification communautaire constitue un objectif légitime pouvant justifier une inégalité ou une égalité de traitement, pour autant que la mesure qui est prise ne soit pas disproportionnée à cet égard.
Le Gouvernement flamand ne trouve pas d’arguments dans la décision de renvoi selon lesquels la désignation de la ville de Renaix en tant que commune de la frontière linguistique devrait être considérée comme étant disproportionnée à l’objectif poursuivi par les lois sur l’emploi des langues en matière administrative. La simple mention de « nouvelles circonstances démographiques » ne signifie pas que le régime en cause produirait des effets disproportionnés. Jamais un critère purement numérique ne pourra servir de donnée adéquate pour déterminer si une commune doit être soumise ou non à un statut linguistique spécial. L’utilisation de données numériques reviendrait à réinstaurer le système des recensements linguistiques, alors même que l’on s’en est expressément écarté par l’instauration de la frontière et des régions linguistiques. L’utilisation d’un critère numérique irait directement à l’encontre de l’objectif des lois sur l’emploi des langues en matière administrative et violerait ainsi un élément essentiel de l’équilibre communautaire qui a été atteint. Sans compter qu’un tel critère pourrait inciter les deux grandes communautés linguistiques à mener une politique linguistique visant à agrandir la minorité dans l’autre région linguistique, afin, de cette manière, de modifier le statut linguistique des communes concernées. Une telle politique ne servirait pas la pacification communautaire.
A.10. Dans son mémoire en réponse, le Gouvernement flamand répète qu’un critère purement numérique ne constituera jamais une donnée adéquate pour déterminer si une commune doit être soumise ou non à un statut linguistique spécial. Par ailleurs, le contrôle des dispositions législatives au regard du principe d’égalité a par essence un caractère évolutif. Le simple fait qu’un régime légal serait conforme à la Constitution au moment de son élaboration ne permet pas nécessairement d’affirmer que tel est toujours le cas. Il se peut, en raison d’une modification des circonstances, qu’une inégalité de traitement ne soit plus raisonnablement justifiée et soit donc discriminatoire.
Le Gouvernement flamand souligne que, si l’on applique ce raisonnement au litige devant la juridiction a quo, les minorités linguistiques qui se sont établies dans une région unilingue ont suffisamment eu la possibilité
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au fil du temps, indépendamment de leur taille réelle, de s’approprier la langue de la région en principe unilingue et de s’y intégrer, de sorte qu’il n’est plus nécessaire de protéger cette minorité par le biais de facilités linguistiques.
Outre l’intégration des habitants allophones, il peut également être tenu compte d’autres évolutions sociétales. Il revient à la Cour de juger si le régime en cause peut raisonnablement être perçu comme étant disproportionné à l’objectif poursuivi par le législateur. Le Gouvernement flamand s’en remet à la sagesse de la Cour.
-B–
B.1. Les trois questions préjudicielles portent sur les articles 8, 11, § 2, alinéa 2, et 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-
après : les lois sur l’emploi des langues en matière administrative), qui règlent l’emploi des langues dans les communes à facilités. Il ressort de la décision de renvoi que le litige devant la juridiction a quo porte sur les facilités applicables aux communes de la frontière linguistique, et plus précisément à la commune de Renaix, elle-même une commune de la frontière linguistique.
Les questions préjudicielles visent à demander à la Cour si l’identité de traitement de toutes les communes à facilités, en ce qui concerne leurs obligations administratives (première question préjudicielle), la différence de traitement entre les communes de la frontière linguistique et les communes malmédiennes, en ce qui concerne la langue dans laquelle les avis et communications destinés au public doivent être établis (deuxième question préjudicielle), et la différence de traitement entre les communes de la frontière linguistique et les communes périphériques de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse, en ce qui concerne l’exigence d’une connaissance élémentaire du français de la part de tous les membres du personnel de la commune à facilités (troisième question préjudicielle) violent les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 4 de la Constitution.
Eu égard à leur connexité, la Cour examine les questions préjudicielles conjointement.
B.2.1. Les lois sur l’emploi des langues en matière administrative coordonnent, par l’arrêté royal du 18 juillet 1966 « portant coordination des lois sur l’emploi des langues en matière administrative », la loi du 8 novembre 1962 « modifiant les limites de provinces, arrondissements et communes et modifiant la loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative et la loi du 14 juillet 1932 concernant le régime linguistique de
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l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen » et la loi du 2 août 1963 « sur l’emploi des langues en matière administrative ».
B.2.2. Ensuite, lors de la révision de la Constitution du 23 décembre 1970, l’article 4 fut inscrit dans celle-ci. L’article 4, alinéa 1er, de la Constitution dispose que la Belgique « comprend quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande ».
Chaque commune de Belgique fait partie d’une de ces régions linguistiques. Les limites des quatre régions linguistiques ne peuvent être modifiées que par une loi à majorité spéciale.
B.2.3. Le principe de l’unilinguisme de la région de langue française, de la région de langue néerlandaise et de la région de langue allemande connaît des restrictions, dès lors que certaines communes sont soumises à un régime spécial, à savoir les communes périphériques (article 7 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative), les communes de la frontière linguistique (article 8, 3° à 10°, des mêmes lois), les communes de la région de langue allemande (article 8, 1°, des mêmes lois) et les communes malmédiennes (article 8, 2°, des mêmes lois).
Les lois sur l’emploi des langues en matière administrative n’ont pas instauré un seul système de facilités linguistiques, mais elles en ont instauré plusieurs, lesquels peuvent différer selon que la commune à facilités est une commune périphérique, une commune de la frontière linguistique, une commune de la région de langue allemande ou une commune malmédienne.
B.3.1. L’article 7 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative qualifie plusieurs communes de la région de langue néerlandaise, dont les communes de Wezembeek-
Oppem et de Rhode-Saint-Genèse, de communes périphériques, auxquelles s’applique un régime spécial :
« Sont dotées d’un statut propre, les communes de Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem.
En vue de l’application des dispositions suivantes et notamment celles du chapitre IV, ces communes sont considérées comme des communes à régime spécial. Elles sont dénommées ci-
après ‘ communes périphériques ’ ».
B.3.2. L’article 8 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative dispose :
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« Sont dotées d’un régime spécial en vue de la protection de leurs minorités :
1° dans l’arrondissement de Verviers, les communes de la région de langue allemande;
2° dans l’arrondissement de Verviers, les communes de : Bellevaux-Ligneuville, Bevercé, Faymonville, Malmédy, Robertville et Waimes. Elles sont dénommées ci-après ‘ communes malmédiennes ’;
3° dans l’arrondissement d’Ypres, la commune de Messines;
4° dans l’arrondissement de Courtrai, les communes [de] : Espierres et Helchin;
5° dans l’arrondissement de Mouscron, les communes de : Bas-Warneton, Comines, Dottignies, Herseaux, Houthem, Luingne, Mouscron, Ploegsteert et Warneton;
6° dans l’arrondissement d’Audenarde, la commune de Renaix;
7° dans l’arrondissement d’Ath, la commune de Flobecq;
8° dans l’arrondissement de Hal-Vilvorde, la commune de Biévène;
9° dans l’arrondissement de Soignies, les communes de : Enghien, Marcq et Petit-
Enghien;
10° dans l’arrondissement de Tongres, les communes de : Fouron-le-Comte, Fouron-
Saint-Martin, Fouron-Saint-Pierre, Herstappe, Mouland, Remersdaal et Teuven.
Les communes visées sub 3° à 10° sont dénommées ci-après ‘ communes de la frontière linguistique ’ ».
B.3.3. L’article 11, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative dispose :
« Dans les communes de la région de langue allemande les avis, communications et formulaires destinés au public sont rédigés en allemand et en français.
Dans les communes de la frontière linguistique ils sont rédigés en français et en néerlandais ».
B.3.4. L’article 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative dispose :
« Dans les communes de la frontière linguistique les fonctions de secrétaire communal, de receveur communal, de commissaire de police, de secrétaire et de receveur de la commission d’assistance publique ne sont accessibles qu’aux candidats ayant réussi au préalable un examen
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portant sur la connaissance suffisante de la seconde langue, le français ou le néerlandais, selon le cas.
Dans les administrations des communes et des personnes publiques subordonnées aux communes, nul ne peut occuper un emploi le mettant en contact avec le public, s’il n’a réussi au préalable un examen portant sur la connaissance élémentaire de la seconde langue, le français ou le néerlandais, selon le cas.
Est dispensé des examens linguistiques visés aux alinéas 1er et 2, le candidat qui, d’après son diplôme ou certificat, a fait ses études dans cette langue.
Ces examens linguistiques, et éventuellement l’examen portant sur la connaissance de la langue de la région, ont lieu sous le contrôle de la Commission permanente de contrôle linguistique.
Dans les services locaux autres que ceux des communes et des personnes publiques subordonnées aux communes, nul ne peut occuper un emploi le mettant en contact avec le public s’il n’a pas une connaissance suffisante ou élémentaire de la seconde langue, le français ou le néerlandais, selon le cas. Cette connaissance appropriée à l’emploi est établie par un examen ».
B.4.1. Le Gouvernement wallon objecte que la Cour n’est pas compétente pour répondre aux questions préjudicielles.
B.4.2. La Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur une différence de traitement ou une identité de traitement découlant d’un choix opéré par le Constituant lui-même.
Bien que ce choix doive en principe ressortir du texte de la Constitution, il peut également découler de l’économie de la Constitution dans son ensemble, lorsque la combinaison de plusieurs dispositions constitutionnelles permet de faire la clarté concernant un choix indéniable du Constituant.
B.4.3. L’article 4 de la Constitution dispose :
« La Belgique comprend quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-Capitale et la région de langue allemande.
Chaque commune du Royaume fait partie d’une de ces régions linguistiques.
Les limites des quatre régions linguistiques ne peuvent être changées ou rectifiées que par une loi adoptée à la majorité des suffrages dans chaque groupe linguistique de chacune des Chambres, à la condition que la majorité des membres de chaque groupe se trouve réunie et
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pour autant que le total des votes positifs émis dans les deux groupes linguistiques atteigne les deux tiers des suffrages exprimés ».
L’article 4 de la Constitution établit que la Belgique comprend quatre régions linguistiques et que les limites de ces régions ne peuvent être changées ou rectifiées que par une loi à majorité spéciale. Cela garantit le caractère en principe unilingue de la région de langue néerlandaise, de la région de langue française et de la région de langue allemande.
L’article 129, § 2, de la Constitution exclut la matière de l’emploi des langues de la compétence des législateurs décrétaux de la Communauté française et de la Communauté flamande pour « les communes ou groupes de communes contigus à une autre région linguistique et où la loi prescrit ou permet l’emploi d’une autre langue que celle de la région dans laquelle ils sont situés ». Pour ces communes, une modification aux règles sur l’emploi des langues dans les matières visées au paragraphe 1er ne peut être apportée que par une loi adoptée à la majorité spéciale.
Ni l’article 4 ni l’article 129, § 2, de la Constitution ne contiennent une énumération des différentes communes à facilités; ces dispositions ne prévoient pas davantage en quoi les facilités linguistiques consistent.
B.4.4. Ni la liste des communes à facilités figurant dans ces lois ni les facilités elles-mêmes ne reposent sur un choix que le Constituant a lui-même opéré. La Cour est compétente pour contrôler au regard de la Constitution les articles en cause des lois sur l’emploi des langues en matière administrative.
B.5.1. Lorsqu’il règle, en exécution de l’article 30 de la Constitution, l’emploi des langues pour les actes de l’autorité publique, le législateur doit respecter le principe d’égalité et de non-
discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.5.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des
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catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6.1. Les lois sur l’emploi des langues en matière administrative sont le fruit d’un compromis institutionnel « transactionnel » qui a été conclu afin de « renforcer l’unité nationale par un règlement durable des relations entre Wallons et Flamands » (Ann., Sénat, 2 mai 1961, n° 3, p. 29), ce qui constitue un objectif légitime. Un équilibre institutionnel a été convenu entre les deux grandes communautés linguistiques de l’État belge, cet équilibre étant dicté par le souci de préserver la paix communautaire.
B.6.2. La loi du 9 août 1988 « portant modification de la loi communale, de la loi électorale communale, de la loi organique des centres publics d’aide sociale, de la loi provinciale, du Code électoral, de la loi organique des élections provinciales et de la loi organisant l’élection simultanée pour les chambres législatives et les conseils provinciaux »
constitue un autre pilier de la paix communautaire. Au sujet de cette loi dite de pacification, la Cour a jugé par son arrêt n° 18/90 du 23 mai 1990 (ECLI:BE:GHCC:1990:ARR.018) :
« B.9.1. Selon les auteurs du projet qui a abouti à la loi entreprise, l’objectif général de celle-ci est d’assurer la pacification communautaire en édictant en matière de gestion communale et en matière électorale des dispositions qui soient de nature à faciliter l’administration des communes à statut linguistique spécial, à éviter les affrontements communautaires, à permettre une participation harmonieuse des majorités et minorités linguistiques à la gestion communale et à rencontrer certains souhaits des minorités linguistiques.
B.9.2. Il apparaît que la formule retenue est un ensemble complexe de règles visant à assurer la ‘ pacification ’ dans les rapports entre les communautés flamande et française prises dans leur ensemble. En dotant Comines-Warneton des mêmes règles que Fourons, le législateur a entendu, dans le souci de réaliser un équilibre communautaire, établir une symétrie en instaurant une égalité de traitement entre une commune de la frontière linguistique de la région
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de langue française et une commune de la frontière linguistique de la région de langue néerlandaise.
Il peut être admis que les distinctions opérées par les dispositions attaquées se justifient par l’intention de sauvegarder un intérêt public supérieur, pourvu que les mesures prises puissent être raisonnablement considérées comme n’étant pas disproportionnées à l’objectif général poursuivi par le législateur. Elles le seraient notamment si une telle sauvegarde était recherchée au prix d’une méconnaissance de principes fondamentaux de l’ordre juridique belge ».
B.6.3. Il appartient au législateur de prendre les mesures nécessaires pour garantir la « pacification » dans les relations entre la Communauté française et la Communauté flamande, tant dans leur ensemble qu’en ce qui concerne en particulier l’emploi des langues en matière administrative dans les communes à facilités. Il dispose à cet égard d’un pouvoir d’appréciation étendu. Les mesures de pacification visent en effet à réaliser l’indispensable équilibre entre les intérêts des diverses communautés linguistiques au sein de l’État belge.
Les choix opérés par le législateur trouvent leur justification dans le but poursuivi – la sauvegarde d’un intérêt public supérieur –, pour autant que les mesures prises puissent raisonnablement être considérées comme proportionnées au but poursuivi par le législateur. Les mesures prises seraient notamment disproportionnées si la sauvegarde d’un intérêt public supérieur était recherchée au prix d’une violation des principes fondamentaux de l’ordre juridique belge.
B.7. La répartition en régions linguistiques constitue un principe fondamental de l’ordre juridique belge. Lorsqu’il a voulu tempérer, en ce qui concerne l’emploi des langues en matière administrative, le principe de l’unilinguisme de la région de langue française, de la région de langue néerlandaise et de la région de langue allemande, le législateur a pu faire usage de catégories qui, nécessairement, n’appréhendent la diversité de situations qu’avec un certain degré d’approximation. L’identité de traitement des communes de la frontière linguistique et des autres communes à facilités, visée dans la première question préjudicielle, est objectivement et raisonnablement justifiée. Les régimes de facilités linguistiques applicables aux communes concernées sont raisonnablement justifiés par l’existence de minorités linguistiques dans ces communes et sont pertinents pour atteindre l’objectif du législateur de pacification communautaire mentionné en B.6.2.
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La différence de traitement entre les communes de la frontière linguistique et les communes malmédiennes, visée dans la deuxième question préjudicielle, et la différence de traitement entre les communes de la frontière linguistique et les communes périphériques de Wezembeek-Oppem et de Rhode-Saint-Genèse, visée dans la troisième question préjudicielle, sont également raisonnablement justifiées. Le choix d’établir un régime de facilités pour l’emploi des langues en matière administrative n’oblige pas le législateur à prévoir le même régime pour toutes les communes concernées. Les différences instaurées participent de l’équilibre institutionnel qui tend à préserver la paix communautaire.
B.8. Pour le reste, les dispositions en cause n’affectent pas de manière disproportionnée l’utilisation par les communes de la frontière linguistique de leur propre langue administrative;
elles n’ont pas pour effet de modifier la frontière linguistique ni d’affecter le principe de l’unilinguisme de la région de langue française, de la région de langue néerlandaise et de la région de langue allemande.
Enfin, il n’apparaît pas qu’en traitant de la même manière les communes de la frontière linguistique et les autres communes à facilités, d’une part, et en ne traitant pas de la même manière les différentes catégories de communes à facilités, d’autre part, le législateur méconnaîtrait les principes fondamentaux de l’ordre juridique belge.
B.9. Les articles 8, 11, § 2, alinéa 2, et 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative sont dès lors compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 4 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 8, 11, § 2, alinéa 2, et 15, § 2, des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 4 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Luc Lavrysen