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21/11/2024 | BELGIQUE | N°131/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 21 novembre 2024, 131/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 131/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8072
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », posée par le Conseil du contentieux des étrangers.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuell

e Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meerssch...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 131/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8072
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », posée par le Conseil du contentieux des étrangers.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par l’arrêt n° 292 387 du 27 juillet 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 3 août 2023, le Conseil du contentieux des étrangers a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 40ter, § 2, alinéa 1, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, imposant à l’auteur d’enfant belge de produire un document d’identité en cours de validité afin d’obtenir le bénéfice du regroupement familial, est-il compatible avec les articles 10, 11, 22 et 22bis de la Constitution, alors que cette exigence (sans aucun tempérament) de production d’un document d’identité en cours de validité n’est imposée, ni aux autres membres de famille de Belge, ni aux auteurs d’enfants européens ou ressortissants de pays tiers ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- G.Z., assisté et représenté par Me Pierre Robert et Me Sarah Janssens, avocats au barreau de Bruxelles;
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- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Cathy Piront, avocate au barreau de Liège-Huy, et par Me Emilie Brousmiche, avocate au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 20 mai 2021, une personne déclarant être de nationalité arménienne introduit, en tant qu’ascendant de mineur belge, une demande de regroupement familial fondée sur l’article 40ter de la loi du 15 décembre 1980
« sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » (ci-après : la loi du 15 décembre 1980). Le 26 septembre 2022, l’Office des étrangers prend, en réponse à cette demande, une décision de refus de séjour de trois mois, sans ordre de quitter le territoire. Dans cette décision, l’Office des étrangers constate que, conformément à la disposition précitée, le demandeur a, d’une part, produit la preuve de son identité et de la filiation, et, d’autre part, apporté des éléments tendant à démontrer l’existence d’une cellule familiale.
L’Office des étrangers relève cependant que l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980
impose que l’identité soit établie au moyen d’un document d’identité en cours de validité. Or, le passeport arménien du demandeur est expiré depuis le 27 février 2016. La décision du 26 septembre 2022 met également en évidence le fait que le demandeur ne peut pas obtenir un nouveau passeport car il refuse d’effectuer son service militaire en Arménie. L’Office des étrangers estime que cette circonstance ne constitue pas une preuve de l’impossibilité de présenter un document d’identité valable, dès lors que la situation est imputable au comportement de l’intéressé lui-même.
Le 25 octobre 2022, le demandeur précité introduit, devant le Conseil du contentieux des étrangers, un recours en annulation de la décision du 26 septembre 2022. Par l’arrêt n° 292 387 du 27 juillet 2023, ce Conseil observe que l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 ne prévoit pas de tempérament à l’exigence d’un document d’identité valable. Par ailleurs, le Conseil du contentieux des étrangers constate que, dans le cadre du regroupement familial, seul l’ascendant d’un mineur belge est soumis à cette obligation, contrairement à ce qui est prévu pour les autres membres de la famille. À cet égard, le Conseil du contentieux des étrangers estime que les travaux préparatoires de la disposition précitée ne justifient pas cette exigence.
Partant, le Conseil du contentieux des étrangers sursoit à statuer et, à la demande de la partie requérante, pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A–
A.1.1. En ce qui concerne la différence de traitement par rapport aux autres membres de la famille de Belges, la partie requérante devant la juridiction a quo affirme que l’exigence d’un document d’identité valable n’est imposée qu’aux ascendants d’un mineur belge, sans être étendue aux époux, partenaires et descendants. Selon elle, cette différence de traitement n’est pas justifiée dans les travaux préparatoires de la disposition en cause, qui se limitent à préciser que d’autres procédures prévoient cette exigence. La partie requérante observe que l’objectif du législateur était d’intégrer dans la législation belge les enseignements de l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 8 mars 2011 en cause de Ruiz Zambrano contre Office national de l’emploi (grande chambre, C-
34/09, ECLI:EU:C:2011:124). Cependant, rien dans cet arrêt ne permet de comprendre l’exigence de production par les parents d’enfants belges d’un document d’identité en cours de validité. Cette décision vise au contraire à reconnaître un droit de séjour et un droit de travail à ce parent, dans le but de garantir le respect des droits fondamentaux de l’enfant citoyen de l’Union européenne. Partant, la mesure contestée viole l’article 20 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après : le TFUE), a fortiori lorsque l’identité de l’ascendant est considérée comme étant établie.
La partie requérante ajoute que la disposition en cause ne tient pas compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, tel qu’il est garanti par l’article 22bis de la Constitution. En réalité, cette disposition témoigne d’un formalisme excessif. La partie requérante met en évidence le fait qu’un parent belge d’un enfant étranger demandant le regroupement familial sur la base de l’article 40ter de la loi du 15 décembre 1980 ne doit pas présenter un passeport en cours de validité pour obtenir une autorisation de séjour. Partant, l’intérêt supérieur de l’enfant est protégé si cet enfant est un ressortissant d’un pays non membre de l’Union européenne mais ne l’est pas si cet enfant est de nationalité belge.
A.1.2. En ce qui concerne la différence de traitement par rapport aux autres catégories d’étrangers, la partie requérante relève que, contrairement à la disposition en cause, les articles 9bis, 10, 40 et 40bis de la loi du 15 décembre 1980 n’imposent pas la présentation d’un document d’identité en cours de validité. Premièrement, l’article 40bis permet au citoyen de l’Union européenne ayant exercé son droit à la libre circulation qui souhaite obtenir le regroupement familial avec les membres de sa famille de prouver sa qualité de bénéficiaire de ce droit par d’autres moyens qu’un document d’identité en cours de validité. Ce système découle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne portant sur la directive 73/148/CEE du Conseil du 21 mai 1973 « relative à la suppression des restrictions au déplacement et au séjour des ressortissants des États membres à l’intérieur de la Communauté en matière d’établissement et de prestation de services » (ci-après : la directive 73/148/CEE), en particulier des arrêts du 25 juillet 2002 en cause de BRAX contre État belge (C-459/99, ECLI:EU:C:2002:461) et du 17 février 2005 en cause de Salah Oulane contre Minister voor Vreemdelingenzaken en Integratie (C-215/03, ECLI:EU:C:2005:95). Deuxièmement, l’article 10 de la loi du 15 décembre 1980 n’exige pas non plus la production d’un passeport en cours de validité, conformément à la directive 2003/86/CE du Conseil du 22 septembre 2003 « relative au droit au regroupement familial » (ci-après : la directive 2003/86/CE).
Troisièmement, l’article 9bis, § 1er, alinéa 1er, de la loi du 15 décembre 1980 requiert, en ce qui concerne les régularisations humanitaires, la production d’un document d’identité, sans toutefois exiger que ce document soit en cours de validité.
La partie requérante devant la juridiction a quo affirme que les travaux préparatoires de la disposition en cause se limitent à préciser qu’il a été décidé de traiter moins favorablement les membres de la famille de Belges que les membres de la famille d’autres citoyens de l’Union européenne, sans expliquer pourquoi seuls certains membres de la famille de Belges sont traités plus défavorablement ni pourquoi les conditions du regroupement familial dans le cas d’un enfant mineur belge sont plus strictes que celles du regroupement familial entre ressortissants de pays tiers, ni encore pourquoi l’obligation pour un enfant belge d’apporter la preuve d’identité exigée est plus stricte que l’obligation imposée au ressortissant d’un pays tiers qui demande la faveur d’une régularisation humanitaire. Selon la partie requérante devant la juridiction a quo, la disposition en cause n’applique pas les principes du droit de l’Union européenne tels qu’ils ressortent de l’article 20 du TFUE, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 « relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE » (ci-après : la directive 2004/38/CE), qui a remplacé la directive 73/148/CEE, et de la directive 2003/86/CE. Partant, les différences de traitement par rapport aux autres membres de la famille de Belges et par rapport aux membres de la
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famille de ressortissants d’États tiers sont discriminatoires, d’autant que la disposition en cause vise à protéger l’intérêt supérieur de l’enfant. Il en va de même en ce qui concerne la différence de traitement résultant du régime de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980. Celui-ci consiste en une faveur et non en un véritable droit, exercé par les parents autorisés, de séjour pour les enfants reconnus comme réfugiés. À cet égard, le parent d’un enfant belge dont le passeport est périmé est moins bien traité que le bénéficiaire de la faveur visée à l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, ce qui est discriminatoire.
A.1.3. Contrairement à ce que le Conseil des ministres soutient, la partie requérante devant la juridiction a quo allègue que la question est effectivement recevable, dès lors qu’elle contient les éléments nécessaires à l’identification des catégories de personnes visées et que les dispositions légales applicables ressortent des motifs de la décision de renvoi. En outre, le Conseil des ministres a parfaitement saisi le contenu de la question, à laquelle il a répondu. La partie requérante précise que le passeport expiré n’était pas le seul document d’identité produit à l’appui de sa demande du 20 mai 2021, dès lors qu’elle a également fourni son acte de naissance, traduit et légalisé, ainsi qu’une attestation de l’ambassade d’Arménie. La Cour doit donc se prononcer sur l’ensemble de la condition permettant d’établir son identité au moyen d’un document d’identité en cours de validité, sans se limiter à la question de l’expiration du document d’identité produit. Quant au fond, la partie requérante affirme que le Conseil des ministres présente les choses de manière tronquée. En effet, bien que toutes les personnes relevant des différentes catégories visées dans la question préjudicielle doivent en principe produire un document d’identité, seul l’ascendant d’un enfant belge ne bénéficie d’aucun tempérament à cet égard, comme le mettent en évidence les motifs de la décision de renvoi.
A.1.4. La partie requérante devant la juridiction a quo précise, en ce qui concerne l’auteur d’un enfant ressortissant d’un pays tiers, que l’article 10, § 1er, 7°, de la loi du 15 décembre 1980 n’exige pas la production d’un document d’identité en cours de validité. Elle concède que l’article 26/1 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981
« sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » (ci-après : l’arrêté royal du 8 octobre 1981) impose la production d’un passeport en cours de validité, mais observe que cette exigence vise uniquement l’étranger, reconnu comme réfugié, qui introduit sa demande de regroupement familial depuis le territoire belge en invoquant des circonstances exceptionnelles au sens de l’article 12bis, § 1er, alinéa 2, 3°, de la loi du 15 décembre 1980, et non les autres catégories d’auteurs d’enfants ressortissants d’État tiers. Par ailleurs, selon la partie requérante, l’article 36/1 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 est contraire à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative à la directive 2003/86/CE. Il en découle que l’exigence de production d’un passeport en cours de validité sans tempérament est prohibée par l’article 5, paragraphe 2, de cette directive. En ce qui concerne l’auteur d’un enfant citoyen de l’Union européenne, visé à l’article 40bis de la loi du 15 décembre 1980, la partie requérante devant la juridiction a quo relève que l’article 47 de l’arrêté royal du 8 octobre 1981, qui exécute l’article 41 de la loi du 15 décembre 1980, admet que la reconnaissance du droit au regroupement familial peut s’effectuer sur la base d’un passeport non valable ou d’une autre preuve d’identité et de nationalité. Ce tempérament découle de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative à la directive 74/138/CEE et à la directive 2004/38/CE. Enfin, en ce qui concerne les autres membres de la famille de Belges, la partie requérante devant la juridiction a quo allègue que l’article 40ter, § 2, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 n’exige pas un document d’identité en cours de validité.
A.2.1. À titre principal, le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle est irrecevable, dès lors que ni son libellé ni les motifs de la décision de renvoi ne permettent d’établir à suffisance quelles sont les catégories de personnes à comparer. Selon le Conseil des ministres, en effet, la juridiction a quo n’identifie pas de manière suffisamment précise qui sont les ressortissants de pays tiers visés dans la question ni quelle disposition normative leur est applicable. L’exception d’irrecevabilité doit à tout le moins être accueillie en ce qui concerne cette catégorie de personnes.
A.2.2. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle doit être légèrement reformulée pour viser « les auteurs d’enfants européens ou ressortissants de pays tiers ». Quant au fond, il soutient que la question n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle repose sur une prémisse erronée. En effet, les auteurs d’un enfant mineur belge ne constituent pas, dans le cadre du regroupement familial, la seule catégorie de membres de la famille soumise à l’obligation de présenter un titre d’identité en cours de validité pour bénéficier d’un regroupement familial. En réalité, toutes les catégories visées dans la question préjudicielle sont soumises à l’obligation de présenter un tel titre, bien que la nature exacte de celui-ci puisse varier. Le Conseil des ministres souligne que la question ne porte que sur l’exigence de validité du document d’identité requis, et non sur d’autres aspects du regroupement familial.
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Le Conseil des ministres souligne que les auteurs d’enfants européens visés à l’article 40bis, § 2, 5°, de la loi du 15 décembre 1980 doivent présenter un document d’identité en cours de validité, en vertu de l’article 41, § 1er, ou de l’article 41, § 2, de la loi du 15 décembre 1980, selon que l’auteur est lui-même un citoyen de l’UE ou non.
En ce qui concerne les ressortissants d’États tiers, cette exigence est rappelée à l’article 52, § 2, de l’arrêté royal du 8 octobre 1981. En ce qui concerne les autres membres de la famille d’un Belge, l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 15 décembre 1980 renvoie à l’article 41 de la loi du 15 décembre 1980. Enfin, en ce qui concerne l’auteur d’un ressortissant de pays tiers, visé à l’article 10, § 1er, alinéa 1er, 7°, de la loi du 15 décembre 1980, l’article 26/1, § 1er, alinéa 1er, 1°, de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 exige la production d’un passeport en cours de validité s’il se trouve dans des circonstances exceptionnelles l’empêchant de retourner dans son pays pour demander le visa requis ainsi qu’une preuve de son identité. Les autres cas dans lesquels un tel auteur introduit une demande de regroupement familial depuis la Belgique renvoient à des hypothèses dans lesquelles le demandeur a déjà été régularisé et a donc déjà rempli la condition relative à la preuve de son identité.
A.2.3. En réponse aux arguments développés par la partie requérante devant la juridiction a quo, le Conseil des ministres relève que la question préjudicielle ne concerne pas la catégorie de personnes visée à l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, dès lors qu’elle ne concerne que les situations de regroupement familial.
L’article 9bis ne permet à l’étranger d’introduire une demande d’autorisation de séjour à partir du territoire belge qu’en cas de circonstances exceptionnelles. En toute hypothèse, selon le Conseil des ministres, la partie requérante devant la juridiction a quo ne démontre pas que l’étranger visé par cette disposition relève d’une catégorie comparable à celle de l’auteur d’un enfant belge, tel que visé dans la disposition en cause.
Le Conseil des ministres ajoute que la situation de la partie requérante devant la juridiction a quo ne présente aucun élément d’extranéité relevant du champ d’application des dispositions du droit de l’Union européenne.
Partant, ainsi que le confirme la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, ces dispositions ne s’appliquent pas, puisque la demande qui est à l’origine de la question préjudicielle présentement examinée est une demande de regroupement familial d’un ressortissant d’un État tiers avec un membre de sa famille ressortissant d’un État membre, lequel n’a jamais exercé son droit à la libre circulation. Le Conseil des ministres relève encore que l’article 20 du TFUE s’oppose à des mesures nationales, y compris à des décisions de refus de séjour à l’égard de membres de la famille d’un citoyen de l’Union européenne, qui ont pour effet de priver les citoyens de l’Union européenne de la jouissance effective des droits principaux conférés par leur statut. Cependant, la partie requérante devant la juridiction a quo ne démontre pas que la décision de l’Office des étrangers du 26 septembre 2022 a pour effet de contraindre effectivement son enfant mineur à quitter le territoire de l’Union européenne, le privant ainsi de la jouissance effective de certains droits. Le Conseil des ministres affirme en outre que l’article 22 de la Constitution ne crée pas un droit subjectif au séjour et qu’il admet que la loi limite le droit au respect de la vie privée et familiale. Il soutient enfin que, si l’intérêt supérieur de l’enfant est une considération primordiale, il ne revêt toutefois pas un caractère absolu.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers » (ci-après : la loi du 15 décembre 1980).
B.1.2. Tel qu’il a été remplacé par l’article 18 de la loi du 4 mai 2016 « portant des dispositions diverses en matière d’asile et de migration et modifiant la loi du 15 décembre 1980
sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers et la loi du 12 janvier 2007 sur l’accueil des demandeurs d’asile et de certaines autres catégories
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d’étrangers » et tel qu’il était applicable avant son remplacement par l’article 11 de la loi du 10 mars 2024 « modifiant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers en matière de droit au regroupement familial », l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 dispose :
« Les membres de la famille suivants d’un Belge qui n’a pas fait usage de son droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des Etats membres, conformément au Traité sur l’Union européenne et au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, sont soumis aux dispositions du présent chapitre :
[...]
2° les membres de la famille visés à l’article 40bis, § 2, alinéa 1er, 4°, pour autant qu’il s’agit des père et mère d’un Belge mineur d’âge et qu’ils établissent leur identité au moyen d’un document d’identité en cours de validité et qu’ils accompagnent ou qu’ils rejoignent le Belge ouvrant le droit au regroupement familial ».
B.1.3. L’article 40bis, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 dispose :
« Sont considérés comme membres de famille du citoyen de l’Union :
1° le conjoint ou l’étranger avec lequel il est lié par un partenariat enregistré considéré comme équivalent à un mariage en Belgique, qui l’accompagne ou le rejoint;
2° le partenaire auquel le citoyen de l’Union est lié par un partenariat enregistré conformément à une loi, et qui l’accompagne ou le rejoint.
[...]
3° les descendants et les descendants de son conjoint ou partenaire visé au 1° ou 2°, âgés de moins de vingt et un ans ou qui sont à leur charge, qui les accompagnent ou les rejoignent, pour autant que l’étranger rejoint, son conjoint ou le partenaire enregistré visé en ait le droit de garde et, en cas de garde partagée, à la condition que l’autre titulaire du droit de garde ait donné son accord;
4° les ascendants et les ascendants de son conjoint ou partenaire visé au 1° ou 2°, qui sont à leur charge, qui les accompagnent ou les rejoignent;
5° le père ou la mère d’un citoyen de l’Union européenne mineur d’âge visé à l’article 40, § 4, alinéa 1er, 2° pour autant que ce dernier soit à sa charge et qu’il en ait effectivement la garde.
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Le Roi fixe, par arrêté délibéré en Conseil des Ministres, les cas dans lesquels un partenariat enregistré sur la base d’une loi étrangère doit être considéré comme équivalent à un mariage en Belgique ».
B.2.1. En application de l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980, le droit au regroupement familial est ouvert au père et à la mère du mineur belge, pourvu qu’ils établissent leur identité au moyen d’un document d’identité en cours de validité et qu’ils accompagnent ou qu’ils rejoignent leur enfant.
B.2.2. Ce système résulte de la loi du 8 juillet 2011 « modifiant la loi du 15 décembre 1980
sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers en ce qui concerne les conditions dont est assorti le regroupement familial » (ci-après : la loi du 8 juillet 2011).
B.2.3. Différentes propositions de loi sont à l’origine de la loi du 8 juillet 2011 (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0443/018, pp. 1 et suiv.). Ces propositions ont ensuite pris la forme d’un « amendement global », à savoir l’amendement n° 147 (Doc. parl., Chambre, 2010-
2011, DOC 53-0443/014), qui est devenu le texte de base de cette loi.
B.2.4. Au cours des travaux préparatoires de la loi du 8 juillet 2011, il a été souligné qu’en Belgique, plus de 50 % des visas délivrés le sont dans le cadre du regroupement familial, qui constitue la première source d’immigration légale.
Les différentes propositions de loi confirment que le droit à la protection de la vie familiale est une valeur sociale importante et que la migration par le biais du regroupement familial doit être possible. Elles visent toutefois à mieux réguler l’octroi d’un droit de séjour dans le cadre du regroupement familial afin de maîtriser les flux et la pression migratoires. Elles tendent principalement à prévenir ou à décourager certains abus ou cas de fraudes, notamment les mariages blancs, les partenariats de complaisance et les adoptions fictives. De plus, la nécessité d’encadrer les conditions du regroupement familial a été invoquée afin d’éviter que les membres de la famille qui viennent s’établir en Belgique tombent à charge des autorités ou que le regroupement familial se déroule dans des circonstances non conformes à la dignité humaine, en raison par exemple de l’absence d’un logement décent. Enfin, les travaux préparatoires ont
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rappelé à plusieurs reprises que le législateur doit tenir compte des obligations découlant du droit de l’Union européenne lorsqu’il règle les conditions du regroupement familial.
B.2.5. En ce qui concerne, en particulier, le régime de l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980, les travaux préparatoires de la loi du 8 juillet 2011 précisent :
« La modification proposée de la loi sur les étrangers dispose que les Belges ne peuvent désormais plus exercer un droit automatique au regroupement familial avec des ascendants. Il leur reste, bien entendu, la possibilité d’obtenir une autorisation de séjour par l’effet de l’article 9bis de la loi sur les étrangers.
L’arrêt Zambrano indique cependant qu’il faut accorder aux père et mère d’un Belge mineur le droit de séjour ainsi que le droit à un permis de travail. Ces droits doivent donc figurer expressément dans la loi. Le présent sous-amendement tend par conséquent à instaurer le droit au regroupement familial en faveur de ressortissants belges mineurs avec leurs parents. Ces derniers doivent établir leur identité par une pièce d’identité; une condition que d’autres procédures imposent également dans le cadre de la loi sur les étrangers. La preuve de ressources suffisantes et d’un logement ne pouvant toutefois être apportée par un mineur, cette condition n’est pas reprise dans la disposition, qui impose ces critères aux Belges majeurs » (Doc. parl., Chambre, 2010-2011, DOC 53-0443/017, p. 4).
B.3. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10, 11, 22 et 22bis de la Constitution, en ce qu’elle subordonne l’obtention du bénéfice du regroupement familial à l’obligation pour l’auteur d’un enfant belge de produire un document d’identité en cours de validité, sans tempérament, alors que cette exigence n’est imposée ni aux autres membres de la famille d’un Belge ni aux auteurs d’enfants européens ou d’enfants ressortissants d’État tiers.
B.4.1. Le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle est irrecevable, en ce qu’elle n’identifie pas de manière suffisamment précise les catégories de personnes à comparer.
B.4.2. L’examen de la compatibilité d’une disposition législative avec le principe d’égalité et de non-discrimination, garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution, suppose notamment l’identification précise des catégories de personnes qui font l’objet d’une différence de traitement ou d’une identité de traitement.
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Le libellé de la question préjudicielle invitant la Cour à un tel examen – à tout le moins les motifs de la décision de renvoi – doit donc contenir les éléments nécessaires à cette identification. Il n’appartient pas à la Cour d’examiner la constitutionnalité d’une différence de traitement ou d’une identité de traitement entre deux catégories de personnes dont elle devrait elle-même définir les contours.
B.4.3. Contrairement à ce que le Conseil des ministres allègue, la question préjudicielle identifie les catégories de personnes qui doivent être comparées avec celle qui est visée dans la disposition en cause, à savoir les autres membres de la famille d’un Belge, les auteurs d’enfants européens et les auteurs d’enfants ressortissants d’État tiers. Les motifs de la décision de renvoi indiquent que ces catégories de personnes sont visées par les articles 10, 40bis et 40ter, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 15 décembre 1980. Par ailleurs, il ressort des mémoires du Conseil des ministres que celui-ci a saisi la portée de la question préjudicielle et qu’il a pu répondre aux arguments développés par la partie requérante devant la juridiction a quo.
B.4.4. L’exception d’irrecevabilité est rejetée.
B.5.1. En outre, le Conseil des ministres allègue que la question n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle repose sur une prémisse erronée. Selon lui, toutes les catégories de personnes visées sont soumises à l’obligation de présenter un document d’identité en cours de validité pour pouvoir bénéficier du regroupement familial.
B.5.2. Il appartient dès lors à la Cour d’examiner, pour chacune des catégories de personnes visées dans la question préjudicielle, l’exigence de production d’un document d’identité en cours de validité.
B.5.3.1. Les autres membres de la famille d’un Belge visés à l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 15 décembre 1980 sont, aux termes de cette disposition, « les membres de la famille visés à l’article 40bis, § 2, alinéa 1er, 1° à 3°, pour autant qu’ils accompagnent ou qu’ils rejoignent le Belge ouvrant le droit au regroupement familial ».
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En application de l’article 40bis, §§ 3 et 4, de la loi du 15 décembre 1980, les membres de la famille précités bénéficient du regroupement familial moyennant le respect des conditions prévues à l’article 41, §§ 1er et 2.
En ce qui concerne les membres de la famille qui sont citoyens de l’Union européenne, l’article 41, § 1er, de la loi du 15 décembre 1980 dispose que le droit d’entrée leur est reconnu « sur présentation d’une carte d’identité ou d’un passeport, en cours de validité ou s’ils peuvent faire constater ou prouver d’une autre façon leur qualité de bénéficiaire du droit de circuler ou de séjourner librement » (alinéa 1er), étant entendu que « lorsque le citoyen de l’Union ne dispose pas des documents requis, le ministre ou son délégué lui accorde tous les moyens raisonnables afin de lui permettre d’obtenir ou de se procurer, dans un délai raisonnable, les documents requis ou de faire confirmer ou prouver par d’autres moyens sa qualité de bénéficiaire du droit de circuler et de séjourner librement, avant de procéder à son refoulement »
(alinéa 2).
En ce qui concerne les membres de la famille qui ne sont pas citoyens de l’Union européenne, l’article 41, § 2, de la loi du 15 décembre 1980 dispose que le droit d’entrée leur est reconnu « sur présentation d’un passeport en cours de validité revêtu, le cas échéant, d’un visa d’entrée en cours de validité, conformément au règlement (UE) 2018/1806 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018 fixant la liste des pays tiers dont les ressortissants sont soumis à l’obligation de visa pour franchir les frontières extérieures des États membres et la liste de ceux dont les ressortissants sont exemptés de cette obligation » (alinéa 1er) et que « la possession d’une carte de séjour de membre de la famille d’un citoyen de l’Union ou d’une carte de séjour permanent de membre de la famille d’un citoyen de l’Union, délivrée sur la base de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, dispense le membre de la famille de l’obligation d’obtenir le visa d’entrée visé à l’alinéa 1er » (alinéa 3), étant entendu que, « lorsque le membre de la famille d’un citoyen de l’Union ne dispose pas des documents requis, le ministre ou son délégué lui accorde tous les moyens raisonnables afin de lui permettre d’obtenir ou de se procurer, dans un délai raisonnable, les documents requis ou de faire confirmer ou prouver par d’autres moyens sa qualité de bénéficiaire du droit de circuler et de séjourner librement, avant de procéder à son refoulement » (alinéa 4).
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B.5.3.2. Les auteurs d’enfants européens visés à l’article 40bis, § 2, 4° et 5°, de la loi du 15 décembre 1980 sont, aux termes de cette disposition, « les ascendants et les ascendants de son conjoint ou partenaire visé au 1° ou 2°, qui sont à leur charge, qui les accompagnent ou les rejoignent » et « le père ou la mère d’un citoyen de l’Union européenne mineur d’âge visé à l’article 40, § 4, alinéa 1er, 2° pour autant que ce dernier soit à sa charge et qu’il en ait effectivement la garde ».
En application de l’article 40bis, §§ 3 et 4, de la loi du 15 décembre 1980, les auteurs précités d’enfants européens bénéficient du regroupement familial moyennant le respect des conditions fixées à l’article 41, §§ 1er et 2, de cette même loi.
B.5.3.3. Les auteurs d’enfants ressortissants d’un État tiers visés à l’article 10, § 1er, 7°, de la loi du 15 décembre 1980 sont « le père et la mère d’un étranger reconnu réfugié au sens de l’article 48/3 ou bénéficiant de la protection subsidiaire, qui viennent vivre avec lui, pour autant que celui-ci soit âgé de moins de dix-huit ans et soit entré dans le Royaume sans être accompagné d’un étranger majeur responsable de lui par la loi et n’ait pas été effectivement pris en charge par une telle personne par la suite, ou ait été laissé seul après être entré dans le Royaume ».
En ce qui concerne les auteurs d’enfants ressortissants d’un État tiers visés à l’article 10, § 1er, 7°, de la loi du 15 décembre 1980, cette même loi n’impose pas de condition particulière quant à la production d’un document d’identité en cours de validité.
B.5.3.4. Enfin, il ressort des motifs de la décision de renvoi que la juridiction a quo juge que les alternatives visées à l’article 41 de la loi du 15 décembre 1980 quant à l’exigence de production d’un document d’identité en cours de validité ne sont pas applicables à la situation visée dans la disposition en cause :
« Le Conseil observe qu’il se déduit des termes clairs de l’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 qu’aucun tempérament à l’exigence de la production de documents d’identité, en cours de validité, n’est prévu. Il estime, en outre, ne pas pouvoir suivre le raisonnement repris à la troisième branche du premier moyen de la partie requérante, en ce qu’elle semble, en substance, y inférer de l’article 41 de la loi du 15 décembre 1980, que l’ascendant d’un mineur belge devrait pouvoir se limiter à la démonstration de sa nationalité et
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de son identité, par ‘ toute [autre] preuve ’ au sens de l’article 47, § 1er, 4°, de l’arrêté royal du 8 octobre 1981, pour pouvoir bénéficier des droits que cette qualité devrait lui conférer. En effet, le Conseil a déjà exposé, à maintes reprises, qu’il n’estime pas que l’article 41 de la loi du 15 décembre 1980, lequel vise les membres de la famille d’un citoyen de l’Union, serait d’application s’agissant d’un [B]elge ‘ statique ’, comme en l’espèce. L’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 constitue une lex specialis applicable in casu, dans laquelle il est explicitement fait référence à l’obligation de produire un document d’identité en cours de validité » (décision de renvoi, point 3.3.2, p. 8).
B.5.4. Partant, parmi les catégories de personnes visées dans la question préjudicielle, seuls le père et la mère du mineur belge doivent effectivement, en vertu de la loi du 15 décembre 1980, produire un document d’identité en cours de validité, sans que d’autres modes de preuve soient admis, pour pouvoir bénéficier du regroupement familial en application de la disposition en cause, telle qu’elle est interprétée par la juridiction a quo.
B.6.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6.2. Ainsi que la Cour l’a déjà jugé à plusieurs reprises, l’article 40ter de la loi du 15 décembre 1980, en tant qu’il s’applique à des membres de la famille d’un Belge qui n’a pas exercé son droit à la libre circulation, concerne une situation purement interne, à laquelle le droit de l’Union n’est en principe pas applicable. En effet, comme il est dit en B.2.4, l’article 40ter de la loi du 15 décembre 1980 résulte de la volonté du législateur national de mener une politique équitable en matière d’immigration et poursuit donc un objectif différent de celui que poursuit le droit de l’Union en matière de libre circulation, transposé notamment par l’article 40bis de la loi du 15 décembre 1980 en ce qui concerne le regroupement familial des membres de la famille d’un citoyen de l’Union (voy., not., C.C., nos 117/2023,
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ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.117, B.7.1 à B.7.3, 17/2019, ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.017, B.8.1 et 167/2013, ECLI:BE:GHCC:2013:ARR.167, B.4.4 à B.4.6).
B.6.3. Il reste que la Cour doit veiller à ce que les règles que le législateur adopte lorsqu’il doit tenir compte du droit de l’Union européenne à l’égard de certaines catégories d’étrangers n’aboutissent pas à créer, à l’égard des membres de la famille des nationaux, des différences de traitement qui ne sont pas raisonnablement justifiées.
B.6.4. Lorsque le législateur règle les conditions d’exercice du droit au regroupement familial applicables à des catégories de personnes qui se trouvent dans des situations comparables mais dont une des catégories relève du droit de l’Union, il n’est pas obligé d’établir des règles identiques strictes, compte tenu des objectifs poursuivis par le droit de l’Union.
Dans le cadre de la politique d’immigration, qui comporte des enjeux complexes et intriqués et qui doit tenir compte des exigences découlant du droit de l’Union européenne, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation.
Toutefois, il convient à cet égard de tenir particulièrement compte du droit au respect de la vie familiale, garanti par l’article 22 de la Constitution et par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.7.1. L’article 22 de la Constitution dispose :
« Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit ».
B.7.2. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Chambre, 1992-1993, n° 997/5, p. 2).
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La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un tout indissociable.
B.7.3. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ne reconnaît pas le droit d’un étranger à séjourner dans un pays déterminé. D’après un principe de droit international bien établi, les États ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol » (CEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:1985:0528JUD000921480, § 67; 21 octobre 1997, Boujlifa c. France, ECLI:CE:ECHR:1997:1021JUD002540494, § 42; grande chambre, 18 octobre 2006, Üner c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:2006:1018JUD004641099, § 54; 31 juillet 2008, Darren Omoregie e.a. c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2008:0731JUD000026507, § 54; grande chambre, 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:2014:1003JUD001273810, § 100;
grande chambre, 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark, ECLI:CE:ECHR:2021:0709JUD000669718, § 131). Plus particulièrement, cet article n’implique pas l’obligation pour un État d’autoriser le regroupement familial sur son territoire.
En ce qui concerne le regroupement familial, la Cour européenne des droits de l’homme a précisé :
« Cela étant, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général et appelle la recherche d’un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu. Les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des attaches que les personnes concernées ont dans l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’étranger concerné et celle de savoir s’il existe des éléments touchant au contrôle de l’immigration » (CEDH, grande chambre, 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark, précité, § 132; voy. aussi 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, précité, § 107; grande chambre, 24 mai 2016, Biao c. Danemark, ECLI:CE:ECHR:2016:0524JUD003859010, § 117).
B.7.4. L’impossibilité de vivre avec les membres de sa famille peut néanmoins constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, tel qu’il est garanti par l’article 22 de la Constitution et par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Pour être conforme à ces dispositions, une telle ingérence doit être prévue par une disposition législative
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suffisamment précise, répondre à un besoin social impérieux et être proportionnée au but légitime qui est poursuivi.
Rappelant à cet égard que « la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales compétentes variera selon la nature des questions en litige et la gravité des intérêts en jeu »
(CEDH, grande chambre, 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark, précité, § 140), et que le regroupement familial est soumis à des exigences de fond (§§ 134 et 135) et à des exigences de forme pour le traitement des demandes (§§ 137 à 139), la Cour européenne des droits de l’homme conclut, de manière générale, que les États contractants ont une obligation positive d’autoriser le regroupement familial lorsque plusieurs circonstances sont cumulativement réunies (§ 135).
B.8.1. L’article 22bis de la Constitution dispose :
« Chaque enfant a droit au respect de son intégrité morale, physique, psychique et sexuelle.
Chaque enfant a le droit de s’exprimer sur toute question qui le concerne; son opinion est prise en considération, eu égard à son âge et à son discernement.
Chaque enfant a le droit de bénéficier des mesures et services qui concourent à son développement.
Dans toute décision qui le concerne, l’intérêt de l’enfant est pris en considération de manière primordiale.
La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent ces droits de l’enfant ».
B.8.2. L’article 22bis, alinéa 4, de la Constitution impose de prendre en compte de manière primordiale l’intérêt de l’enfant dans les procédures le concernant.
Dans toute décision concernant un enfant, l’intérêt supérieur de celui-ci doit primer (CEDH, grande chambre, 26 novembre 2013, X c. Lettonie, ECLI:CE:ECHR:2013:1126JUD002785309, § 96). Sans être déterminant à lui seul, cet intérêt a assurément un poids important (CEDH, grande chambre, 3 octobre 2014, Jeunesse c. Pays-Bas, précité, § 109).
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Si l’intérêt de l’enfant doit être une considération primordiale, il n’a pas un caractère absolu. Dans la mise en balance des différents intérêts en jeu, l’intérêt de l’enfant occupe une place particulière car il représente la partie faible dans la relation familiale. Il ne ressort pas de cette place particulière que les intérêts des autres parties en présence ne pourraient pas être pris en compte.
B.9. Les critères de distinction entre les catégories de personnes citées en B.3 sont fondés, d’une part, sur la qualité, en ce qui concerne la personne regroupée, d’ascendant ou de conjoint, partenaire ou descendant et, d’autre part, sur la nationalité de la personne ouvrant le droit au regroupement familial. Il s’agit de critères objectifs.
B.10. La Cour doit examiner, d’une part, si ces critères sont pertinents au regard des objectifs poursuivis, et, d’autre part, si la mesure en cause ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale et si elle tient compte de l’intérêt de l’enfant.
B.11. Comme il est dit en B.2.4, le législateur, par la loi du 8 juillet 2011, entendait maîtriser les flux et la pression migratoires ainsi que prévenir et décourager les abus ou les cas de fraudes. Il entendait également éviter que les membres de la famille qui viennent s’établir en Belgique tombent à charge des autorités.
Par ailleurs, comme la Cour l’a jugé par ses arrêts nos 121/2013 du 26 septembre 2013
(ECLI:BE:GHCC:2013:ARR.121) et 149/2019 du 24 octobre 2019
(ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.149), le législateur, en imposant des conditions de regroupement familial plus strictes à l’égard d’un Belge qu’à l’égard d’un citoyen non belge, a pris une mesure pertinente au regard des objectifs précités, dès lors qu’il a constaté que le nombre de Belges susceptibles d’introduire une demande de regroupement familial au profit des membres de leur famille a sensiblement augmenté, en ce que l’accès à la nationalité belge a été facilité et en ce que la plupart des regroupements familiaux concernent des Belges, nés en Belgique, issus de l’immigration ou devenus Belges.
B.12.1. Ni les travaux préparatoires cités en B.2.5 ni le Conseil des ministres n’expliquent en quoi l’obligation de production d’un document d’identité en cours de validité, imposée par
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la disposition en cause, est justifiée au regard des objectifs précités. Ces travaux préparatoires se limitent à préciser que cette condition serait également imposée par d’autres procédures prévues dans la loi du 15 décembre 1980.
Le Conseil du contentieux des étrangers juge pour sa part que l’exigence précitée a pour but « d’établir avec certitude le lien de filiation revendiqué avec l’enfant mineur » (Conseil du contentieux des étrangers, arrêt n° 134 014 du 27 novembre 2014, point 4.2, pp. 3 et 4).
B.12.2. Dans ce contexte, la Cour n’aperçoit pas en quoi les objectifs que poursuivait le législateur lorsqu’il a adopté la loi du 8 juillet 2011 sont de nature à justifier la mesure en cause.
Celle-ci produit des effets disproportionnés quant au droit au respect de la vie privée et familiale des personnes qui, à l’instar de la partie requérante devant la juridiction a quo, sont en mesure d’établir leur identité et le lien de filiation par d’autres moyens, alors que des alternatives à l’obligation de production d’un document d’identité en cours de validité sont prévues par d’autres procédures de la loi du 15 décembre 1980, tant à l’égard des autres membres de la famille d’un Belge qu’à l’égard des ascendants d’autres catégories d’enfants ouvrant le droit au regroupement familial. Cette absence d’alternatives empêche également de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant belge ouvrant le droit au regroupement familial.
B.12.3. L’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 n’est pas compatible avec les articles 10, 11, 22 et 22bis de la Constitution.
La circonstance qu’une demande de régularisation humanitaire peut être introduite par l’ascendant du mineur belge sur la base de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980, lequel n’exige pas la production d’un document d’identité en cours de validité, n’est pas de nature à modifier ce constat d’inconstitutionnalité, dès lors que cette régularisation ne constitue pas un droit mais, en principe, une faveur octroyée par l’autorité.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », en tant qu’il n’admet pas de modes de preuve alternatifs à l’exigence de production d’un document d’identité en cours de validité, viole les articles 10, 11, 22 et 22bis de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 131/2024
Date de la décision : 21/11/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980, en tant qu'il n'admet pas de modes de preuve alternatifs à l'exigence de production d'un document d'identité en cours de validité)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle relative à l'article 40ter, § 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 décembre 1980 « sur l'accès au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers », posée par le Conseil du contentieux des étrangers. Droit des étrangers - Regroupement familial - Auteur d'un enfant belge - Conditions - Obligation de produire un document d'identité en cours de validité


Origine de la décision
Date de l'import : 06/12/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-11-21;131.2024 ?

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