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21/11/2024 | BELGIQUE | N°130/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 21 novembre 2024, 130/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 130/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8058
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greff

ier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir dél...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 130/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8058
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par ordonnance du 14 novembre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 juillet 2023, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008
relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination sont-ils conformes aux articles 35, 127 et suivants de la Constitution relatifs aux ‘ compétences des Communautés ’, ainsi qu’aux articles 4 et 5 de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, en ce qu’ils limitent le pouvoir d’‘ ester en justice dans les litiges auxquels l’application du présent décret donnerait lieu ’ de toute personne morale qui invoque un intérêt collectif, non seulement lorsqu’elle introduit une action en qualité de demanderesse devant le juge des cessations, mais également lorsqu’elle intervient volontairement ou forme une tierce opposition devant lui, dérogeant ainsi aux articles 17, 18 et 1122 du Code judiciaire ?
2) Les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008
relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination sont-ils conformes aux articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, combinés avec l’article 6 (droit à un procès équitable) et
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l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils :
- imposent à une personne morale qui invoque un intérêt collectif d’obtenir l’accord de la victime d’une discrimination – alléguée ou constatée, selon le cas, dans le cadre d’une action en cessation – afin de pouvoir contester cette discrimination devant le juge des cessations ? ou
- ont pour effet d’interdire à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, que ce soit dans le cadre d’une intervention volontaire ou d’une tierce opposition, pour contester devant lui une discrimination alléguée ou constatée dans le cadre d’une action en cessation ?
3) Les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008
relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination, lus en combinaison avec les articles 17, 18, 1044, 1122, 1128, 1129 et 1131 du Code judiciaire, sont-ils conformes aux articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, combinés avec le principe de sécurité juridique, ainsi qu’avec l’article 6 (droit à un procès équitable) et l’article 13 (droit à un recours effectif) de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils autorisent toute personne qui invoque un intérêt personnel à former une tierce opposition ou à intervenir volontairement devant le juge des cessations, que ce soit aux côtés de la victime d’une discrimination – alléguée ou constatée, selon le cas – ou aux côtés de l’auteur de celle-ci ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la ville de Bruxelles, représentée par son collège des bourgmestre et échevins, assistée et représentée par Me Marc Uyttendaele et Me Eva Lippens, avocats au barreau de Bruxelles;
- le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (Unia), assisté et représenté par Me Véronique van der Plancke, Me Germain Haumont et Me Jean-François Van Drooghenbroeck, avocats au barreau de Bruxelles;
- l’ASBL « Ilya Prigogine », assistée et représentée par Me Jérôme Sohier, avocat au barreau de Bruxelles;
- l’ASBL « Centre d’Action Laïque », assistée et représentée par Me Saba Parsa, avocate au barreau du Brabant wallon;
- Manuel Gigot, Isabelle Loutte, Anne Van Langenhoven, Roland Bourgeois, Ahmed Meksem, Annick Michel, Florence Pendeville, Samia Cherifi, Pierre-Jean Delvoye, Fabian Radoux, Didier Benoit, Jean-Louis Claes, Valérie Hanozet, Abdellah Idrissi Serghini, Kristel Bosko, Philippe Van Jeun, Bernard Fontaine, Marie-Claire Hoebanx, Mélanie Raczek, Anne Baccu, Muriel Renier, Philippe Van Mollekot, Dominique G. M. Salomez, Jean-Christophe Cavenaile, Mohamed El Battiui, Sébastien Delsanne, Gregory Pouchkine, Dominique Brossard, Marie-Catherine Deldicque, Isabel Bureau, Marie-Jeanne Stallaert, Mauranne Detre, Sabine Croquet, Isabelle Gerard, Virginie François, Stéphane De Maght,
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Pierre Clemens, Cécile Demaret, Charles Huygens, Martine De Roeck-Gunther, Philippe Langenaken, Gisèle Dineur, Jacqueline Rosoux, Robert Wens, Catherine Bovy, Anne Beckers, Michelle De Vos, Marianne Van Steenbrugghe, Mina Goldfinger, Anne Linet, Anne Lahousse, Danièle Brown-Ketels, Lucien Michel, Paule Kestemont, Martine Willekens, Renée Thielemans, Myriam Baghdikian, Dominique Daems, Andrée Bogaerts, Hélène Schidlowsky, Chantal Carpentier et Michel Delers, assistés et représentés par Me Dominique Grisay, avocat au barreau de Bruxelles.
Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (Unia) a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La Haute École Francisco Ferrer (ci-après : la Haute École) est un établissement d’enseignement supérieur, dont le pouvoir organisateur est la ville de Bruxelles. En vertu du règlement des études de la Haute École, il est interdit aux étudiants de porter des signes convictionnels ou philosophiques.
Par une requête introduite le 3 novembre 2017, plusieurs personnes ont introduit devant le président du Tribunal francophone de première instance de Bruxelles, siégeant comme en référé, une action en cessation contre la ville de Bruxelles, en application de l’article 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008
« relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination » (ci-après : le décret du 12 décembre 2008). Les parties demanderesses sont des étudiantes inscrites ou souhaitant s’inscrire à la Haute École et qui, en tant que femmes de confession musulmane, souhaitent porter le voile. Elles allèguent que l’interdiction contenue dans le règlement des études de la Haute École est discriminatoire.
Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (ci-après : Unia) a formé une intervention volontaire en soutien de cette action, avec l’accord des parties demanderesses.
Le Tribunal a posé une question préjudicielle à la Cour sur l’article 3 du décret de la Communauté française du 31 mars 1994 « définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté », à laquelle la Cour a répondu par un arrêt n° 81/2020 du 4 juin 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.081).
Par un jugement du 24 novembre 2021, le Tribunal a déclaré fondée l’action en cessation introduite devant lui et a ordonné à la ville de Bruxelles de mettre fin à la discrimination constatée. La ville de Bruxelles a acquiescé au jugement et n’a donc pas fait appel de celui-ci.
L’ASBL « Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles », l’ASBL « Ilya Prigogine », des professeurs invités et membres du personnel, anciens et actuels, de la Haute École et un directeur honoraire de l’enseignement de la ville de Bruxelles, Manuel Gigot et consorts, ont introduit, le 11 mars 2022, des recours en tierce opposition à l’encontre du jugement du 24 novembre 2021 devant le Tribunal de première instance néerlandophone de
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Bruxelles. L’ASBL « Centre d’Action Laïque » a fait une intervention volontaire dans le cadre de la tierce opposition formée par l’ASBL « Ilya Prigogine ».
Par des ordonnances du 30 mars et du 13 avril 2022, ce Tribunal a renvoyé les affaires devant le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
Le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles relève que Manuel Gigot et consorts et l’ASBL « Ilya Prigogine » invoquent un intérêt personnel à l’appui de leurs tierces oppositions. Selon le Tribunal, aucune des dispositions du décret du 12 décembre 2008 n’interdit expressément à une personne qui se prévaut d’un intérêt personnel de participer à un litige déjà pendant devant le juge des cessations sur la base du droit commun de la procédure, qu’elle se prétende victime d’une discrimination ou qu’elle conteste l’intérêt de la personne qui se dit victime. Le Tribunal se demande cependant si cette application du droit commun à l’action en cessation n’expose pas les parties à l’action originaire à une insécurité juridique perpétuelle. Une décision d’annulation fondée sur l’article 43 du décret du 12 décembre 2008 est susceptible de faire l’objet d’une tierce opposition sur la base de l’article 1122 du Code judiciaire par tout tiers justifiant de la qualité et de l’intérêt requis par le décret du 12 décembre 2008 ou par le Code judiciaire, selon le cas, sans autre limite dans le temps que la prescription de 30 ans prévue par l’article 1128 du même Code. Or, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la possibilité de remises en cause perpétuelles de jugements définitifs viole le droit à un procès équitable garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, lu à la lumière du principe de la sécurité juridique.
Le Tribunal relève que l’ASBL « Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles » et l’ASBL « Centre d’Action Laïque » invoquent un intérêt collectif à l’appui respectivement de leur tierce opposition et de leur intervention volontaire, de sorte que la recevabilité de celles-ci est soumise au décret du 12 décembre 2008.
Aucune de ces deux ASBL n’a obtenu l’accord d’une victime de la discrimination constatée dans le jugement du 24 novembre 2021, alors que cet accord est requis par l’article 40 du décret précité. En outre, l’ASBL
« Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles » ne remplit pas la condition selon laquelle elle doit avoir la personnalité juridique depuis au moins trois ans à la date des faits. Il s’ensuit qu’en vertu des articles 39, 40 et 50
du même décret, les actions des ASBL devraient être déclarées irrecevables.
Dans ce contexte et en partie à la demande de l’ASBL « Ilya Prigogine », le Tribunal pose à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
En ce qui concerne la première question préjudicielle
A.1. L’ASBL « Ilya Prigogine » soutient que les dispositions en cause doivent être interprétées en ce sens qu’elles organisent une procédure spécifique permettant à la victime d’une discrimination d’introduire une action en cessation comme partie demanderesse, sans avoir vocation à régir d’autres voies de droit, dont la faculté pour tout justiciable préjudicié par la décision de former une tierce opposition en application du Code judiciaire.
Interpréter la disposition comme le font les parties défenderesses sur tierce opposition aurait pour effet que la ville de Bruxelles ne pourrait pas interjeter appel de la décision la condamnant, dès lors qu’elle n’a pas la qualité particulière prévue par le décret du 12 décembre 2008, ce qui entraînerait une rupture de l’égalité entre les justiciables difficilement admissible en droit. Une telle interprétation violerait en outre les règles répartitrices de compétences, dès lors que le législateur décrétal de la Communauté française n’est pas compétent pour modifier le Code judiciaire ni pour restreindre l’accès des justiciables à une juridiction fédérale.
A.2. L’ASBL « Centre d’Action Laïque » et la ville de Bruxelles soutiennent que la Communauté française n’est pas compétente pour limiter ou modifier les dispositions du Code judiciaire. En effet, l’organisation des cours
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et tribunaux et la détermination de la procédure judiciaire sont une compétence fédérale. Les dispositions en cause, dans l’interprétation de la juridiction a quo, violent dès lors les normes de référence visées dans la question préjudicielle.
A.3.1. Unia allègue que les communautés sont compétentes pour mettre en œuvre le droit de la non-
discrimination en matière d’enseignement. La Communauté française a pu adopter les dispositions en cause dans le cadre de ses compétences implicites (article 10 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles), dès lors qu’elles établissent des règles de procédure spécifiques pour le contentieux de la discrimination.
Selon Unia, la nécessité des dispositions en cause résulte directement des directives anti-discrimination. Ces dispositions sont en effet le corollaire indispensable de la mise en œuvre des exigences européennes en matière de lutte contre les discriminations dans les compétences des communautés. Pour éviter de générer des lacunes dans la protection offerte en Belgique contre les discriminations, il était nécessaire que les collectivités fédérées reproduisent les règles procédurales spécifiques établies par le législateur fédéral dans leurs propres législations.
Ce faisant, les entités fédérées se bornent à mettre en œuvre les exigences européennes qui tendent à la protection des victimes de discriminations. Ensuite, la matière se prête à un traitement différencié. La Cour a en effet admis la compétence de la Région de Bruxelles-Capitale de régir les clauses d’arbitrage insérées dans un contrat de bail (arrêt n° 156/2020 du 26 novembre 2020, ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.156). Par ailleurs, la possibilité d’introduire des règles différentes pour certains types de contentieux est admise en matière de tierce opposition.
Enfin, la mesure a un impact marginal sur la compétence fédérale. En effet, la Communauté française a scrupuleusement reproduit le dispositif procédural des lois fédérales anti-discrimination et la mesure en cause s’applique uniquement aux litiges relatifs aux discriminations qui surviennent dans le champ de compétences de la Communauté française.
A.3.2. En ce qui concerne en particulier l’interprétation et la portée des dispositions en cause, Unia précise que le droit d’ester en justice visé à l’article 39 du décret du 12 décembre 2008 est une expression générique désignant toute forme d’action en justice (demande principale, intervention, recours). Dès lors, le régime de réservation de l’action à certaines personnes s’applique également aux voies de recours. Le texte est clair et ne pourrait être interprété autrement que comme s’appliquant aux tierces oppositions.
Unia souligne que l’ouverture de l’action en cessation à d’autres personnes que la victime poursuit un objectif exclusif de protection de cette dernière, conformément à la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000
« portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail ». La restriction de la recevabilité des voies de recours extraordinaires résulte quant à elle de principes constants et fondamentaux du droit judiciaire. Ainsi, lorsqu’une action en cessation est réservée à certains requérants (action dite « attitrée »), seules les personnes susceptibles d’être parties à l’action originaire – en tant que partie demanderesse ou partie défenderesse – peuvent former une tierce opposition. La Cour de cassation l’a récemment admis au sujet de la procédure d’autorisation d’un administrateur des biens en vue de poser un acte pour le compte de la personne protégée (Cass., 12 février 2021, C.20.0207.N). L’irrecevabilité de l’intervention volontaire de l’ASBL « Centre d’Action Laïque » résulte du caractère attitré de l’action sur laquelle elle prétend se greffer, ainsi que de l’irrecevabilité de la tierce opposition elle-même. Dans le contexte de la lutte contre les discriminations, les principes de droit judiciaire précités poursuivent pour le surplus un objectif élémentaire de sécurité juridique à l’égard des victimes. Par conséquent, l’empiètement de compétences est non seulement nécessaire mais également proportionné au regard de l’objectif de protection des victimes de discriminations poursuivi aux niveaux belge et européen, ainsi qu’au regard des règles gouvernant la recevabilité des tierces oppositions introduites contre un jugement rendu sur une action en cessation attitrée.
Unia précise enfin que les dispositions en cause ne modifient pas les articles 1122 et suivants du Code judiciaire. La restriction de la recevabilité des voies de recours extraordinaires à l’égard d’une décision rendue sur une action attitrée découle du droit judiciaire commun.
En ce qui concerne la deuxième question préjudicielle
A.4. L’ASBL « Ilya Prigogine » soutient que les dispositions du décret du 12 décembre 2008 ne s’appliquent qu’à l’introduction d’une demande en justice pour le compte d’une personne qui s’estime victime d’une
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discrimination, mais qu’elles n’impliquent nullement que d’autres personnes ou institutions ne puissent pas intervenir à la cause ou dans le cours ultérieur de la procédure, par exemple en formant une tierce opposition, pour faire valoir leur point de vue et défendre leurs intérêts, et faire constater l’absence de toute discrimination.
Interpréter autrement ces dispositions entraînerait une atteinte injustifiée et disproportionnée au droit d’accès à un juge, eu égard à l’objectif poursuivi par le législateur décrétal. Il est compréhensible qu’une personne s’estimant discriminée doive pouvoir être soutenue juridiquement par des associations dont c’est l’objet statutaire. Il ne se justifie en revanche pas qu’une institution qui souhaiterait défendre d’autres conceptions des principes d’égalité et de non-discrimination soit empêchée d’intervenir pour préserver ses intérêts.
L’ASBL « Ilya Prigogine » soutient que, dans l’interprétation de la juridiction a quo, les dispositions en cause créent une différence de traitement injustifiée et disproportionnée entre les associations qui ne défendent pas la même conception des principes d’égalité et de non-discrimination, les unes, qui partageraient la conception de la personne qui s’estime discriminée, pouvant librement intervenir à la cause pour défendre leur point de vue, tandis que les autres, qui ne partageraient pas le même point de vue, en seraient empêchées.
A.5. L’ASBL « Centre d’Action Laïque » allègue que le décret du 12 décembre 2008 est une lex specialis qui permet d’obtenir rapidement des décisions mettant fin aux discriminations, en exécution de l’article 7 de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ». En vertu de l’article 2 du Code judiciaire, le droit commun reste applicable pour le reste.
Selon l’ASBL « Centre d’Action Laïque », il ressort des articles 39 et 40 du décret du 12 décembre 2008 que le droit d’action des associations de défense des droits de l’homme peut donner lieu à deux situations distinctes :
celle où un préjudice est porté aux fins statutaires de l’association et celle où la requête concerne une discrimination envers une personne physique ou morale. Ce n’est que dans ce dernier cas que l’accord de la victime est requis.
L’ASBL « Centre d’Action Laïque » soutient que l’interprétation des dispositions en cause par la juridiction a quo est contraire au texte décrétal et viole les normes de référence citées dans la question préjudicielle. Si la Cour entend y faire droit, il y a lieu d’adresser une demande d’avis à la Cour européenne des droits de l’homme.
L’interdiction qui est faite à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, dans le cadre d’une intervention volontaire ou d’une tierce opposition, pour contester une discrimination équivaut à un refus d’accès au juge. Or, le respect des droits de la défense impose que les tiers qui, n’étant pas parties à l’instance, n’ont pas été entendus par le juge disposent d’un recours pour contester la décision. Dès lors qu’aucune disposition des articles 39 et 40 du décret du 12 décembre 2008 ne prévoit les voies de recours pour les tiers, les dispositions du Code judiciaire restent pleinement applicables et ces tiers peuvent introduire une tierce opposition contre la décision qui leur porte préjudice. La Cour de cassation a confirmé que toute personne qui n’est pas intervenue à la cause est recevable à former une tierce opposition contre la décision rendue par une juridiction civile susceptible de préjudicier ses droits.
A.6. La ville de Bruxelles développe une argumentation analogue à celle de l’ASBL « Ilya Prigogine » et de l’ASBL « Centre d’Action Laïque » en ce qui concerne l’interprétation et la portée des dispositions en cause. Une autre interprétation entraînerait une violation du droit à un procès équitable et à un recours effectif garanti par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. La première partie de la question préjudicielle appelle une réponse affirmative, tandis que la seconde partie appelle une réponse négative.
A.7.1. Unia fait valoir que la Cour a déjà statué à deux reprises sur la condition de l’accord de la victime, qui s’impose à la personne morale invoquant un intérêt collectif, qui figure dans les lois anti-discrimination fédérales. La Cour a validé la différence de traitement critiquée dans ses arrêts nos 39/2009
(ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.039) et 157/2004 (ECLI:BE:GHCC:2004:ARR.157). La protection juridictionnelle effective des victimes de discrimination, lesquelles se trouvent souvent dans une situation de vulnérabilité, implique que des institutions et groupements puissent, moyennant le respect de certaines conditions, intervenir au nom et pour le compte – et donc nécessairement à l’appui – de ces victimes dans le cadre d’une action en cessation.
L’accord de la victime, qui est imposé par les directives européennes, permet de garantir la proportionnalité de la
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différence de traitement. Il importe, en effet, que des discriminations ne soient pas poursuivies contre le gré des victimes, même au prétexte de protéger ces dernières ou de promouvoir une conception alternative de leur protection.
Selon Unia, le fait que des groupements d’intérêts ne puissent pas intervenir en soutien des auteurs allégués ou avérés de discrimination – et, ce faisant, au préjudice de leurs victimes alléguées ou avérées – résulte de l’équilibre mis en place par les législateurs fédéral et fédérés, sous l’impulsion du droit européen. À cet égard, il convient de souligner que les auteurs (allégués) de discriminations ne sont pas caractérisés par une vulnérabilité spécifique, à la différence des victimes. Cette impossibilité poursuit également un objectif de sécurité juridique pour les victimes de discrimination, d’autant plus si l’on envisage cette limitation à la lumière des conséquences potentielles d’une tierce opposition ouverte sans limitation aux personnes susceptibles d’être parties à l’action en cessation originaire. Il est admis que le principe de sécurité juridique s’oppose à ce qu’un litige se poursuive indéfiniment. Il est totalement contraire à l’esprit des directives européennes qu’une personne puisse agir à la place de l’auteur d’une discrimination et contre la volonté exprimée par celui-ci. Or, en l’espèce, les groupements d’intérêts souhaitent intervenir dans une procédure qui est clôturée, alors que la partie défenderesse, la ville de Bruxelles, a choisi de ne pas contester le jugement rendu.
Selon Unia, il n’y a pas lieu d’adresser de demande d’avis à la Cour européenne des droits de l’homme, dès lors que les demandes suggérées portent sur l’interprétation des principes du droit judiciaire belge, lus le cas échéant à la lumière du droit de la Convention.
A.7.2. Unia souligne que l’ASBL « Ilya Prigogine » pourrait faire valoir les prétentions qui fondent sa tierce opposition dans le cadre d’une action en cessation qui serait mue directement contre elle, en raison de son propre règlement des études, avec une possibilité d’appel. En l’espèce, les règles en cause visent uniquement à préserver les victimes de discriminations de la situation qui se présente en l’espèce devant la juridiction a quo, à savoir qu’un débat idéologique, dépassant la situation personnelle des victimes, ne vienne à rebours se greffer a posteriori sur leur action en cessation victorieuse.
En ce qui concerne la troisième question préjudicielle
A.8.1. Manuel Gigot et consorts soutiennent que le raisonnement de la juridiction a quo peut être compris de deux manières. D’une part, il est possible de conclure que les dispositions en cause ne concernent pas les personnes physiques et que la recevabilité de leur action n’est donc pas en cause en l’espèce. La question préjudicielle n’est donc pas utile à la solution du litige. D’autre part, il est aussi possible de comprendre que ces dispositions ont trait aux requérants en tierce opposition concernés, auquel cas la question préjudicielle n’est pas libellée adéquatement. Il y a donc lieu de reformuler la question comme portant sur la constitutionnalité de l’article 50 du décret du 12 décembre 2008 en ce qu’il permet uniquement à une liste de personnes déterminées (composée essentiellement des personnes victimes de discrimination ou associations accompagnant celles-ci)
d’ester en justice et en ce qu’il limite toute possibilité pour un tiers (personne morale ou physique) d’intervenir volontairement dans une procédure liée à une discrimination ou de contester un jugement qui porterait atteinte à ses droits.
A.8.2. Selon Manuel Gigot et consorts, l’article 50 du décret du 12 décembre 2008, interprété en ce sens qu’il est impossible, pour des personnes physiques ayant cependant qualité et un intérêt personnel à agir, d’ester en justice au motif qu’elles ne sont pas listées comme victime (ou accompagnante de victime) de discrimination, viole les articles 11 et 144 de la Constitution, ainsi que les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Manuel Gigot et consorts font valoir que le droit d’ester en justice, en tant que droit absolu, permet à chaque citoyen d’intervenir devant les juridictions nationales compétentes lorsqu’une mesure l’affecte directement et défavorablement. Le droit d’accès à un juge peut être soumis à des conditions de recevabilité, notamment en ce qui concerne l’introduction d’une voie de recours. Cependant, ces conditions ne peuvent aboutir à restreindre ce droit de manière telle qu’il s’en trouve atteint dans sa substance même. Par ailleurs, les restrictions imposées doivent tendre vers un but légitime et être proportionnées au but poursuivi.
Selon Manuel Gigot et consorts, l’article 50 du décret du 12 décembre 2008, dans l’interprétation précitée, crée une différence de traitement injustifiée et disproportionnée entre les demandeurs et les personnes qui souhaitent agir contre les dispositions d’un jugement relatif à une discrimination. Ces personnes n’ont pas accès à
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la justice, étant donné qu’elles n’ont pas été listées ou qu’elles n’ont assurément pas l’accord de la prétendue victime de discrimination. L’objectif du décret précité de renforcer le droit des personnes discriminées ne doit pas avoir pour effet de restreindre l’accès à la justice de toute personne qui souhaiterait contester un jugement qui pourrait porter atteinte à ses droits. Les personnes qui sont empêchées de saisir les juridictions compétentes, comme en l’espèce, sont exposées à une insécurité juridique. Or, le fondement même de la tierce opposition est de permettre à une personne qui n’a pas dûment été appelée de former un recours lorsque la décision porte atteinte à ses droits. Il s’ensuit que l’article 50 du décret du 12 décembre 2008 doit s’interpréter comme permettant à tout tiers d’intervenir lorsqu’un jugement lui porte préjudice, en vertu de l’article 1122 du Code judiciaire.
A.9. L’ASBL « Ilya Prigogine » et la ville de Bruxelles se réfèrent à ce qu’elles ont dit en réponse à la première et à la deuxième questions préjudicielles.
A.10. L’ASBL « Centre d’Action Laïque » soutient que le système juridique doit tenir compte d’une tension inéluctable entre la sécurité juridique et la nécessaire évolution de situations de droit insatisfaisantes. Les dispositions en cause ne sont pas une source d’insécurité juridique, dès lors que ce qui est en jeu en l’espèce, c’est le droit d’accès au juge. À suivre le raisonnement de la juridiction a quo, l’ensemble des mécanismes de tierce opposition, d’intervention volontaire, voire d’appel, devrait être condamné.
L’ASBL « Centre d’Action Laïque » renvoie pour le surplus aux arguments développés plus haut et soutient que la troisième question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
A.11.1. Unia soutient que la troisième question préjudicielle repose sur une interprétation manifestement erronée des dispositions en cause. En effet, comme il a été dit plus haut, l’action en cessation en matière de discrimination est une action attitrée, de sorte qu’une tierce opposition ne peut être introduite que par les personnes qui étaient susceptibles d’être parties à l’action originaire. Les auteurs de la discrimination ne sauraient être assimilés, dans le cadre d’une action attitrée, à toutes les autres personnes qui s’aviseraient de contester la thèse de la victime. Il s’ensuit que la troisième question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
A.11.2. Unia constate qu’en ce qu’ils demandent à la Cour de reformuler la troisième question préjudicielle, Manuel Gigot et consorts soutiennent en substance la thèse selon laquelle cette troisième question est absorbée par les deux premières. Partant, la reformulation demandée n’est pas nécessaire. Il convient, par ailleurs, de rappeler que les parties ne peuvent modifier ou faire modifier la portée des questions préjudicielles posées par la juridiction a quo.
-B–
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1. Les questions préjudicielles concernent l’action en cessation mise en place par le décret de la Communauté française du 12 décembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination » (ci-après : le décret du 12 décembre 2008) et, en particulier, la possibilité ou non pour certains groupements ou personnes de devenir partie à une telle procédure, en formant soit une intervention volontaire soit une tierce opposition.
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B.2. Les articles 39, 40 et 50 du décret du 12 décembre 2008, en cause, disposent :
« Art. 39. Peuvent ester en justice dans les litiges auxquels l’application du présent décret donnerait lieu, lorsqu’un préjudice est porté aux fins statutaires qu’ils se sont donné pour mission de poursuivre, les groupements d’intérêts suivants :
1° Tout établissement d’utilité publique et toute association, jouissant de la personnalité juridique depuis au moins trois ans à la date des faits, et se proposant par ses statuts de défendre les droits de l’homme ou de combattre la discrimination;
2° Les organisations représentatives au sens de la loi du 19 décembre 1974 organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités;
3° Les organisations syndicales représentatives au sein de l’organe de concertation syndicale désigné pour les administrations, services ou institutions pour lesquels la loi du 19 décembre 1974 réglant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités n’est pas d’application.
Art. 40. Lorsque la victime de la discrimination est une personne physique ou une personne morale identifiée, l’action des organes visés à l’article 37 et des groupements d’intérêts visés à l’article 39 ne sera recevable que s’ils prouvent qu’ils ont reçu l’accord de la victime ».
« Art. 50. § 1er. A la demande de la victime de la discrimination, des organes visés à l’article 37, de l’un des groupements d’intérêts visés à l’article 39, du ministère public ou, selon la nature de l’acte, de l’auditorat du travail, le président du tribunal de première instance, ou, selon la nature de l’acte, le président du tribunal du travail ou du tribunal de commerce, constate l’existence et ordonne la cessation d’un acte, même pénalement réprimé, constituant un manquement aux dispositions du présent décret.
§ 2. A la demande de la victime, le président du tribunal peut octroyer à celle-ci l’indemnisation forfaitaire visée à l’article 46, § 2.
§ 3. Le président du tribunal peut prescrire l’affichage de sa décision ou du résumé qu’il en rédige, pendant le délai qu’il détermine, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des établissements du contrevenant ou des locaux lui appartenant, et ordonner la publication ou la diffusion de son jugement ou du résumé de celui-ci par la voie de journaux ou de toute autre manière, le tout aux frais du contrevenant.
Ces mesures de publicité ne peuvent être prescrites que si elles sont de nature à contribuer à la cessation de l’acte incriminé ou de ses effets.
§ 4. L’action fondée sur le § 1er est formée et instruite selon les formes du référé.
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Elle peut être formée par requête, établie en quatre exemplaires et envoyée par lettre recommandée à la poste ou déposée au greffe de la juridiction compétente.
Sous peine de nullité, la requête contient :
1° L’indication des jours, mois et année;
2° Les nom, prénoms, profession et domicile du requérant;
3° Les nom et adresse de la personne physique ou morale contre laquelle la demande est formée;
4° L’objet et l’exposé des moyens de la demande.
Le greffier du tribunal avertit sans délai la partie adverse par pli judiciaire, auquel est joint un exemplaire de la requête, et l’invite à comparaître au plus tôt trois jours, au plus tard huit jours après l’envoi du pli judiciaire.
Il est statué sur l’action nonobstant toute poursuite exercée en raison des mêmes faits devant toute juridiction pénale.
Lorsque les faits soumis au juge pénal font l’objet d’une action en cessation, il ne peut être statué sur l’action pénale qu’après qu’une décision coulée en force de chose jugée [a] été rendue relativement à l’action en cessation. La prescription de l’action publique est suspendue pendant la surséance.
Le jugement est exécutoire par provision, nonobstant tout recours et sans caution. Il est communiqué par le greffier de la juridiction, sans délai, à toutes les parties et au procureur du Roi.
§ 5. Les dispositions du présent article ne portent pas préjudice aux compétences du Conseil d’Etat, telles que définies par les lois coordonnées du 12 janvier 1973 sur le Conseil d’Etat ».
B.3.1. L’article 39 du décret du 12 décembre 2008 permet à plusieurs groupements d’intérêts qu’il énumère d’ester en justice dans les litiges auxquels l’application dudit décret donnerait lieu. Sont reprises parmi ces groupements d’intérêts les associations qui jouissent de la personnalité juridique depuis au moins trois ans à la date des faits et qui se proposent par leurs statuts de défendre les droits de l’homme ou de combattre la discrimination, lorsqu’un préjudice est porté aux fins statutaires qu’elles se sont donné pour mission de poursuivre.
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B.3.2. Cependant, en vertu de l’article 40 du même décret, lorsque la victime de la discrimination est une personne physique ou une personne morale identifiée, l’action de ces groupements n’est recevable que s’ils prouvent qu’ils ont reçu l’accord de la victime.
B.3.3. L’article 50 du décret du 12 décembre 2008 règle l’action en cessation. Celle-ci doit être introduite par la victime de la discrimination, par l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, par le Centre interfédéral pour l’égalité des chances (ci-après : Unia), par un groupement d’intérêts visé à l’article 39 du même décret, par le ministère public ou par l’auditorat du travail, devant le président du tribunal de première instance ou, selon la nature de l’acte, le président du tribunal du travail ou du tribunal de commerce. L’action doit être dirigée contre l’auteur de la discrimination alléguée. Le cas échéant, la juridiction saisie constate l’existence et ordonne la cessation de l’acte, même pénalement réprimé, qui constitue un manquement aux dispositions du décret.
L’action en cessation est une action « comme en référé », ce qui signifie qu’elle est soumise à une procédure simplifiée et accélérée. Elle permet, le cas échéant, à la victime ou au groupement qui a introduit l’action d’obtenir rapidement de la juridiction compétente un ordre de cessation par une décision qui est rendue au fond et qui est exécutoire par provision.
B.3.4. L’article 50, § 2, du décret du 12 décembre 2008 a été modifié par le décret de la Communauté française du 16 mai 2024 « modifiant le décret du 12 décembre 2008 relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination », qui entre en vigueur le 1er janvier 2025.
Cette modification n’a pas d’incidence sur l’examen des questions préjudicielles.
B.4. Les mesures mentionnées en B.3 mettent en œuvre des obligations prévues par plusieurs directives européennes (voy. l’article 1er du décret du 12 décembre 2008). Ces directives imposent aux États membres de rendre accessibles des procédures judiciaires et/ou administratives visant à faire respecter les obligations découlant des directives à toutes les personnes qui s’estiment lésées par le non-respect à leur égard du principe de l’égalité de
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traitement et de prévoir la possibilité pour certaines associations, organisations ou personnes morales d’engager toute procédure judiciaire ou administrative pour le compte ou à l’appui du plaignant, avec l’approbation de celui-ci (article 7, paragraphes 1 et 2, de la directive 2000/43/CE du Conseil du 29 juin 2000 « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique »;
article 9, paragraphes 1 et 2, de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000
« portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail »; article 8, paragraphes 1 et 3, de la directive 2004/113/CE du Conseil du 13 décembre 2004 « mettant en œuvre le principe de l’égalité de traitement entre les femmes et les hommes dans l’accès à des biens et services et la fourniture de biens et services »; article 17, paragraphes 1 et 2, de la directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil du 5 juillet 2006 « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité des chances et de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière d’emploi et de travail (refonte) »).
Quant à la première question préjudicielle
B.5. La juridiction a quo interroge la Cour sur la conformité des dispositions en cause à l’article 35 de la Constitution, aux articles 127 et suivants de la Constitution, relatifs aux compétences des communautés, et aux articles 4 et 5 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles (ci-après : la loi spéciale du 8 août 1980), en ce qu’elles « limitent le pouvoir d’‘ ester en justice dans les litiges auxquels l’application du [décret du 12 décembre 2008] donnerait lieu ’ de toute personne morale qui invoque un intérêt collectif, non seulement lorsqu’elle introduit une action en qualité de demanderesse devant le juge des cessations, mais également lorsqu’elle intervient volontairement ou forme une tierce opposition devant lui, dérogeant ainsi aux articles 17, 18 et 1122 du Code judiciaire ». La question préjudicielle concerne donc la conformité des dispositions en cause aux règles répartitrices de compétences.
B.6.1. La juridiction a quo interprète les dispositions en cause en ce sens que les conditions pour qu’un groupement invoquant un intérêt collectif agisse dans les litiges auxquels le décret du 12 décembre 2008 donnerait lieu s’appliquent non seulement pour introduire l’action en
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cessation mais aussi aux interventions volontaires dans le cadre d’une telle action en cessation ou une tierce opposition contre un jugement rendu sur une action en cessation.
Cette interprétation est contestée par l’ASBL « Ilya Prigogine », l’ASBL « Centre d’Action Laïque » et la ville de Bruxelles, qui soutiennent que les dispositions en cause doivent être interprétées comme n’empêchant pas tout justiciable (y compris un groupement défendant un intérêt collectif) préjudicié par une décision rendue sur une action en cessation de former une tierce opposition contre celle-ci, en application de l’article 1122 du Code judiciaire, et sans devoir notamment obtenir l’accord de la victime de la discrimination.
B.6.2. Il appartient en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle juge applicables, sous réserve d’une lecture manifestement erronée.
Les articles 39 et 40 du décret du 12 décembre 2008, en ce qu’ils soumettent à plusieurs conditions la possibilité pour certains groupements d’intérêts d’« ester en justice » dans les litiges auxquels l’application du décret précité donnerait lieu, peuvent être raisonnablement interprétés comme s’appliquant non seulement à l’introduction d’une action en justice mais aussi au fait de former une intervention ou d’exercer une voie de recours.
La Cour répond aux questions préjudicielles dans l’interprétation de la juridiction a quo, dès lors que celle-ci n’est pas manifestement erronée.
B.7. Les articles 17 et 18 du Code judiciaire règlent les conditions de l’action :
« Art. 17. L’action ne peut être admise si le demandeur n’a pas qualité et intérêt pour la former.
L’action d’une personne morale, visant à protéger des droits de l’homme ou des libertés fondamentales reconnus dans la Constitution et dans les instruments internationaux qui lient la Belgique, est également recevable aux conditions suivantes :
1° l’objet social de la personne morale est d’une nature particulière, distincte de la poursuite de l’intérêt général;
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2° la personne morale poursuit cet objet social de manière durable et effective;
3° la personne morale agit en justice dans le cadre de cet objet social, en vue d’assurer la défense d’un intérêt en rapport avec cet objet;
4° seul un intérêt collectif est poursuivi par la personne morale à travers son action.
Art. 18. L’intérêt doit être né et actuel.
L’action peut être admise lorsqu’elle a été intentée, même à titre déclaratoire, en vue de prévenir la violation d’un droit gravement menacé ».
L’article 1122, alinéa 1er, du Code judiciaire permet à toute personne qui n’a point été dûment appelée ou n’est pas intervenue à la cause en la même qualité de former une tierce opposition à la décision qui porte préjudice à ses droits, en matière civile.
B.8. En vertu des articles 145 et 146 de la Constitution, le législateur fédéral est compétent pour définir les compétences des juridictions. Le pouvoir de fixer les règles de procédure devant les juridictions lui revient également, en vertu de sa compétence résiduaire.
B.9. En ce qu’elles limitent le pouvoir d’ester en justice des personnes morales qui défendent un intérêt collectif dans les litiges auxquels le décret du 12 décembre 2008 donnerait lieu, et en ce qu’elles prévoient en particulier que la personne morale qui défend un intérêt collectif doit jouir de la personnalité juridique depuis au moins trois ans à la date des faits et qu’elle doit obtenir l’accord de la victime de la discrimination pour agir en justice dans ces litiges, les dispositions en cause contiennent des conditions qui dérogent à l’article 17, alinéa 2, du Code judiciaire et règlent une matière qui relève de la compétence fédérale.
B.10. L’article 10 de la loi spéciale du 8 août 1980 autorise cependant la Communauté française à adopter un décret réglant une matière fédérale, pour autant que cette disposition soit nécessaire à l’exercice de ses compétences, que cette matière se prête à un règlement différencié et que l’incidence de ce décret sur la matière fédérale ne soit que marginale.
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B.11. Les communautés sont compétentes pour mener une politique de lutte contre la discrimination dans les matières qui relèvent de leur compétence.
Le législateur décrétal a pu raisonnablement considérer que la mise en place d’une action en cessation réservée à des personnes et groupements déterminés était nécessaire à l’exercice de cette compétence. Comme il est dit en B.4, plusieurs directives européennes prévoient l’obligation pour les États membres de rendre accessibles des procédures judiciaires et/ou administratives visant à faire respecter les obligations découlant des directives à toutes les personnes qui s’estiment lésées par le non-respect à leur égard du principe de l’égalité de traitement et de prévoir la possibilité pour certaines associations, organisations ou personnes morales d’engager toute procédure judiciaire ou administrative pour le compte ou à l’appui du plaignant, avec l’approbation de celui-ci.
Or, la législation fédérale en matière de lutte contre la discrimination exclut de son champ d’application les matières qui relèvent de la compétence des communautés ou des régions (article 5, § 1er, de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination »; article 6, § 1er, de la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes »; article 5, § 1er, de la loi du 30 juillet 1981
« tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie »). Une intervention du législateur décrétal était donc nécessaire pour se conformer aux obligations européennes dans le champ des compétences matérielles de la Communauté française.
Pour le reste, les dispositions en cause, dans le cadre d’une législation bien spécifique qui relève des compétences matérielles des communautés, ne concernent que la faculté d’ester en justice des groupements qui invoquent un intérêt collectif. En outre, la législation fédérale en matière de lutte contre la discrimination prévoit également des conditions spécifiques auxquelles ces groupements peuvent ester en justice et le législateur décrétal s’est en grande partie aligné sur ce régime fédéral. Il en découle que la matière réglée par les dispositions en cause se prête à un règlement différencié et que ces dispositions ont une incidence marginale sur la matière fédérale.
B.12. Les articles 39, 40 et 50 du décret du 12 décembre 2008 sont conformes aux règles répartitrices de compétences.
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Quant à la deuxième question préjudicielle
B.13. La juridiction a quo interroge la Cour sur la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6
et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’elles « imposent à une personne morale qui invoque un intérêt collectif d’obtenir l’accord de la victime d’une discrimination [...] afin de pouvoir contester cette discrimination devant le juge des cessations », ou en ce qu’elles ont pour effet « d’interdire à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, que ce soit dans le cadre d’une intervention volontaire ou d’une tierce opposition, pour contester devant lui une discrimination », dès lors qu’il est hautement improbable que la victime lui donne son accord.
Il ressort de la motivation du jugement de renvoi que la deuxième question préjudicielle concerne la compatibilité des dispositions en cause avec, d’une part, le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce qu’elles auraient pour effet de traiter de la même manière toutes les personnes qui invoquent un intérêt collectif devant le juge des cessations, alors que ces personnes ne se trouvent pas dans des situations procédurales comparables, selon qu’elles souhaitent agir aux côtés d’une victime de discrimination ou aux côtés de l’auteur, et avec, d’autre part, le droit d’accès au juge et le droit à un procès équitable.
B.14.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.14.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des
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catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.15.1. L’article 13 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ».
Ces deux dispositions garantissent le droit d’accès au juge compétent.
B.15.2. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à un recours effectif devant une instance nationale à toute personne dont les droits et libertés mentionnés dans cette Convention ont été violés.
B.15.3. Les articles 144 et 145 de la Constitution règlent la répartition du contentieux entre les juridictions judiciaires et les juridictions administratives, en fonction de la nature, civile ou politique, des droits qui font l’objet de la contestation.
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Il découle de ces dispositions que toute contestation ayant pour objet un droit civil ou un droit politique doit pouvoir être portée devant une juridiction.
B.16. Comme il est dit en B.4, la création de l’action en cessation s’inscrit dans le cadre de la transposition de plusieurs directives européennes, qui imposent aux États membres de rendre accessibles des procédures judiciaires et/ou administratives visant à faire respecter les obligations découlant des directives à toutes les personnes qui s’estiment lésées par le non-
respect à leur égard du principe de l’égalité de traitement. Ces mêmes directives imposent aux États membres de faire en sorte que certains groupements puissent, « pour le compte ou à l’appui du plaignant, avec son approbation, engager toute procédure judiciaire et/ou administrative prévue pour faire respecter les obligations découlant » des directives.
B.17. L’action en cessation est conçue comme une des manières les plus efficaces de lutter contre les discriminations, en ce qu’elle permet au juge de mettre fin très rapidement au comportement discriminatoire (Doc. parl., Sénat, 2001-2002, n° 2-12/15, p. 10, en ce qui concerne l’action en cessation qui était prévue par la loi du 25 février 2003 « tendant à lutter contre la discrimination et modifiant la loi du 15 février 1993 créant un Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme », dont la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination » et le décret du 12 décembre 2008 se sont inspirés).
En effet, comme il est dit en B.3.3, cette action permet, le cas échéant, à la victime ou au groupement qui a introduit l’action d’obtenir rapidement de la juridiction compétente un ordre de cessation par une décision qui est rendue au fond et qui est exécutoire par provision.
La compétence du juge des cessations est limitée. Le cas échéant, il ordonne la cessation de la discrimination et peut, à la demande de la seule victime, lui octroyer une indemnisation forfaitaire dont les conditions et les montants sont fixés par la loi. Le juge des cessations ne peut pas condamner l’auteur de la discrimination au paiement de l’indemnité correspondant au dommage réellement subi et il ne peut pas, par exemple, contraindre les parties à conclure un contrat. Il y va de l’efficacité de l’action en cessation (ibid., p. 202).
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B.18. Le droit d’action en justice de certains organismes et groupements vise à aider la personne qui estime faire l’objet d’une discrimination qui, sans cela, compte tenu de la situation de vulnérabilité particulière dans laquelle elle est susceptible de se trouver, ne trouverait pas les ressources pour agir seule en justice contre la discrimination dont elle estime faire l’objet.
La nécessité pour la personne morale de recueillir l’accord du plaignant vise avant tout à garantir qu’une procédure ne soit pas introduite contre la volonté de celui-ci. Une condition analogue existe en ce qui concerne l’action des associations dans le cadre de la loi du 30 juillet 1981 « tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie ». Les travaux préparatoires de cette loi précisent qu’il s’agit « d’éviter qu’à l’encontre des intérêts de la victime, soient transportées dans les prétoires transformés en forum, des querelles de groupes alors que la victime elle-même ne demanderait pas de réparation » (Doc. parl., Chambre, S.E.
1979, n° 214/9, p. 21). Ces considérations valent également pour l’action en cessation qui existe en matière de lutte contre la discrimination (Doc. parl., Sénat, 2001-2002, n° 2-12/15, p. 10).
B.19. En ce qu’elle postule qu’une personne morale qui invoque un intérêt collectif doit obtenir l’accord du plaignant afin de pouvoir « contester cette discrimination » (c’est-à-dire contester que le plaignant ait fait l’objet d’un traitement discriminatoire) devant le juge des cessations, la deuxième question préjudicielle repose en partie sur une prémisse erronée.
En effet, l’action de certains organismes et groupements dans le cadre du décret du 12 décembre 2008 a été conçue par le législateur décrétal, dans le cadre de la transposition des directives précitées, uniquement en vue de soutenir le plaignant et de faire mettre un terme à des discriminations lorsqu’il n’y a pas de victime identifiée. Le législateur décrétal n’a de toute évidence pas entendu permettre qu’un groupement agisse dans un autre but.
B.20. Compte tenu de l’objectif poursuivi par la création de l’action en cessation, à savoir offrir à la personne qui estime être la victime d’une discrimination un recours effectif de nature à mettre un terme rapidement à la discrimination si celle-ci est établie, ainsi que de la situation de vulnérabilité particulière des victimes de discrimination, il est raisonnablement justifié que, dans le cadre d’une telle action en cessation, les organismes et groupements poursuivant un intérêt collectif concernés puissent agir uniquement en soutien du plaignant.
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De même, il est raisonnablement justifié que les personnes morales invoquant un intérêt collectif ne puissent pas, dans le cadre d’une action en cessation, agir en soutien de l’auteur supposé de la discrimination, dès lors que celui-ci ne se trouve a priori pas dans une situation de vulnérabilité telle qu’il ne serait pas capable de répondre lui-même de ses actes. Du reste, admettre la possibilité pour de telles personnes d’agir en soutien de l’auteur supposé de la discrimination pourrait avoir pour effet de transformer la procédure en un débat idéologique, bien éloigné de l’objet limité de l’action en cessation et des intérêts de la victime et de l’auteur de l’acte contesté, ce que le législateur décrétal a légitimement pu vouloir éviter.
B.21. L’examen des dispositions en cause au regard des normes de référence mentionnées en B.15 ne conduit pas à une conclusion différente. En effet, les personnes morales qui défendent un intérêt collectif ne tirent pas de ces dispositions un droit d’agir devant le juge des cessations en vue de défendre cet intérêt collectif. Ni le jugement de renvoi, ni les mémoires des parties ne permettent de déterminer quel serait le droit dont se prévalent ces personnes morales et dont la contestation devrait pouvoir être portée en justice.
B.22. Les articles 39, 40 et 50 du décret du 12 décembre 2008 sont compatibles avec les articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, paragraphe 1, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils ne permettent pas à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, que ce soit en formant une intervention volontaire ou une tierce opposition, pour contester devant lui une discrimination, en soutien ou à la place de l’auteur de la discrimination.
Quant à la troisième question préjudicielle
B.23. La juridiction a quo interroge la Cour sur la compatibilité des dispositions en cause, lues en combinaison avec les articles 17, 18, 1044, 1122, 1128, 1129 et 1131 du Code judiciaire, avec les articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de sécurité juridique et avec les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de
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l’homme, en ce qu’elles « autorisent toute personne qui invoque un intérêt personnel à former une tierce opposition ou à intervenir volontairement devant le juge des cessations, que ce soit aux côtés de la victime d’une discrimination [...] ou aux côtés de l’auteur de celle-ci ».
B.24.1. La juridiction a quo interprète les dispositions en cause comme autorisant « toute personne qui invoque un intérêt personnel à former une tierce opposition ou à intervenir volontairement devant le juge des cessations, que ce soit aux côtés de la victime d’une discrimination – alléguée ou constatée, selon le cas – ou aux côtés de l’auteur de celle-ci ».
Unia conteste cette interprétation et soutient que, dès lors que l’action en cessation est une action attitrée (c’est-à-dire une action réservée à certaines personnes identifiées par le décret), seules les personnes qui étaient susceptibles d’être parties à l’action originaire peuvent former une tierce opposition, à l’exclusion donc des personnes qui invoquent un intérêt personnel et qui défendent une thèse opposée à celle de la victime de la discrimination.
B.24.2. Il appartient en règle à la juridiction a quo d’interpréter la disposition qu’elle juge applicable, sous réserve d’une lecture manifestement erronée.
B.24.3. L’action en cessation est une action attitrée, c’est-à-dire réservée à certaines personnes identifiées par le décret. Comme il est dit en B.17, l’action en cessation a un objet limité, en ce qu’elle vise à mettre rapidement un terme à un comportement discriminatoire.
Il ressort implicitement mais certainement des dispositions en cause que les personnes qui invoquent un intérêt personnel devant le juge des cessations, sans prétendre être pour autant ni une victime ni l’auteur du comportement supposément discriminatoire, n’ont qualité ni pour introduire une action en cessation, ni pour former une intervention volontaire ou introduire une tierce opposition contre un jugement ordonnant la cessation d’une discrimination, que ce soit du reste en soutien de la victime ou en soutien de l’auteur de la discrimination.
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Le jugement rendu sur une action en cessation a une autorité relative de chose jugée. Il n’est pas opposable aux personnes qui n’y ont pas été parties. Ces personnes ont la possibilité d’introduire une action en justice si elles estiment qu’un de leurs droits est méconnu.
B.25. La troisième question préjudicielle repose sur une interprétation manifestement erronée des dispositions en cause. Elle n’appelle dès lors pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
1. Les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008
« relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination » ne violent pas l’article 35 de la Constitution, les articles 127 et suivants de la Constitution relatifs aux compétences des communautés, et les articles 4 et 5 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles.
2. Les articles 39, 40 et 50 du même décret ne violent pas les articles 10, 11, 13, 144 et 145 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 6, paragraphe 1, et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils ne permettent pas à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, que ce soit en formant une intervention volontaire ou une tierce opposition, pour contester devant lui une discrimination, en soutien ou à la place de l’auteur de la discrimination.
3. La troisième question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 130/2024
Date de la décision : 21/11/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

1. Non-violation (articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008) 2. Non-violation (articles 39, 40 et 50 du même décret, en ce qu'ils ne permettent pas à une personne morale qui invoque un intérêt collectif de saisir le juge des cessations, que ce soit en formant une intervention volontaire ou une tierce opposition, pour contester devant lui une discrimination, en soutien ou à la place de l'auteur de la discrimination) 3. La troisième question préjudicielle n'appelle pas de réponse

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant les articles 39, 40 et 50 du décret de la Communauté française du 12 décembre 2008 « relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination », posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles. Enseignement - Communauté française - Discrimination - Action en cessation - Intervention volontaire - Tierce opposition - Personnes morales qui défendent un intérêt collectif - Conditions de recevabilité


Origine de la décision
Date de l'import : 06/12/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-11-21;130.2024 ?

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