Cour constitutionnelle
Arrêt n° 129/2024
du 21 novembre 2024
Numéro du rôle : 8057
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus 1992, tel qu’il était applicable pour l’exercice d’imposition 2019, posées par le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 21 juin 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 6 juillet 2023, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1. L’article 207, alinéa 7 du Code des impôts sur les revenus, dans sa version applicable au litige, est-il compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, et avec le principe de proportionnalité en ce que dans l’hypothèse où il est fait application de la procédure d’imposition d’office visée à l’article 351 du Code des impôts sur les revenus, il autorise l’administration à établir le résultat imposable sans compenser le résultat avec la perte de la période imposable :
- que le contribuable ait, ou non, introduit sa déclaration tardive avant la notification d’imposition d’office;
- que le contribuable ayant introduit sa déclaration avant la notification d’imposition d’office, ait vu celle-ci rectifiée ou non;
- que le contribuable ait vu enrôler des accroissements à un taux maximal ou inférieur;
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- sans égard pour le niveau des pertes concernées.
2. L’article 207, alinéa 7 du Code des impôts sur les revenus, dans sa version applicable au litige, est-il compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, et avec le principe de proportionnalité en ce qu’il rejette la totalité des pertes reportées en cas d’imposition d’office, tandis que dans l’hypothèse où la déclaration fiscale du contribuable fait l’objet d’une rectification par application de l’article 346 du Code des impôts sur les revenus, la même disposition aboutit uniquement à ce que ces déductions et cette compensation ne soient prohibées que sur la partie du résultat qui fait l’objet d’une rectification de la déclaration ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SC agréée comme ES « BEPS », assistée et représentée par Me Pierre Willemart, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Valérie Poisson, avocate au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 25 septembre 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La société coopérative agréée comme entreprise sociale (ci-après : la SCES) « BEPS » n’a pas introduit de déclaration à l’impôt des sociétés relative à l’exercice d’imposition 2019 dans le délai légal, lequel était fixé au 15 janvier 2020. Par un courrier du 11 février 2020, elle a été invitée à déposer sa déclaration dans un délai de quatorze jours. Elle a déposé cette déclaration le 2 mars 2020 et s’est vu notifier une imposition d’office le 11 juin 2020, au motif qu’elle n’avait pas souscrit sa déclaration dans le délai légal. La notification d’imposition mentionne un historique de quatre introductions tardives précédentes, pour les exercices 2011, 2014, 2015 et 2017.
Devant le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, la SCES « BEPS » conteste l’enrôlement d’office, qui a été effectué sur la base des données de sa déclaration mais sans prise en considération des pertes reportées, avec un accroissement de 100 % dès lors qu’il s’agit d’une cinquième infraction.
Le Tribunal juge que le retard est avéré et que l’imposition d’office est donc régulière. Il juge par ailleurs que l’accroissement est justifié. Il estime que le taux de l’accroissement ne saurait être considéré comme abusif au regard de la situation de récidive.
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Concernant la non-prise en considération des pertes, le Tribunal relève que l’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992) intervient de manière automatique, sans égard pour aucune autre circonstance que la mise en œuvre d’une imposition d’office avec accroissement, alors que la partie demanderesse devant lui a introduit une déclaration, certes tardive, mais antérieure à la notification d’imposition d’office, que la déclaration introduite a été prise en compte telle quelle pour établir l’impôt, qu’en l’espèce, le montant des pertes concernées est considérable et que, si le contribuable se voit enrôler des accroissements, ce n’est pas au taux maximum réglementaire. Il s’interroge dès lors sur la compatibilité de cette disposition avec le principe d’égalité et de non-discrimination et pose, sur la suggestion de la partie demanderesse devant lui, les questions reproduites ci-dessus.
III. En droit
-A-
Quant à la première question préjudicielle
A.1.1. La SCES « BEPS » estime que la disposition en cause présente manifestement un caractère répressif, dès lors que son application vise à renforcer le caractère punitif de l’accroissement d’impôt en privant le contribuable de la possibilité d’opérer des déductions sur le résultat imposable de l’exercice. Elle relève que le législateur n’a toutefois adopté aucune règle permettant d’assurer que la sévérité de la sanction n’excède pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi, à savoir garantir l’imposition effective des suppléments de base imposable révélés par un contrôle fiscal. Elle fait valoir que, lorsque l’imposition d’office sanctionne un retard de dépôt de la déclaration, que le supplément de base imposable provient d’une rectification de la déclaration par le contribuable lui-même et que l’administration n’apporte aucune modification au contenu de la déclaration déposée tardivement, le comportement du contribuable n’a créé aucun trouble social et le Trésor n’a subi aucun préjudice. Elle ajoute que la lourdeur de la sanction, qui est appliquée de la même manière quelle que soit l’importance des déductions refusées, ne dépend pas de la gravité de l’infraction mais bien de l’importance des déductions qui ne peuvent être opérées.
A.1.2. Elle estime qu’en l’espèce, l’application automatique de la disposition en cause dans toutes les hypothèses de remise d’une déclaration tardive conduit à sanctionner de manière totalement disproportionnée le contribuable qui a déposé sa déclaration avant l’envoi d’une notification d’imposition d’office et dont la déclaration est prise en compte sans rectification par l’administration. Elle en conclut que l’application de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992 dans cette hypothèse aboutit à soumettre à un même traitement des contribuables qui, bien que faisant l’objet d’une imposition d’office, ne se trouvent pas dans des situations comparables au regard du respect de leurs obligations déclaratives.
A.2.1. Le Conseil des ministres expose que l’objectif poursuivi par le législateur, lorsqu’il a adopté l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992, était de garantir l’imposition effective des suppléments à la suite de contrôles et d’inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration. Il précise que cette disposition ne sort ses effets que lorsqu’un accroissement d’impôt, visé à l’article 444 du CIR 1992, de 10 % ou plus est effectivement appliqué. Il ajoute que deux conditions cumulatives doivent être réunies pour que la disposition en cause soit appliquée : d’une part, la rectification de la déclaration de la société ou l’imposition d’office de ses revenus et, d’autre part, l’application effective d’accroissements d’impôts. Il en déduit que cette disposition n’est applicable qu’aux sociétés qui ne respectent pas leurs obligations fiscales sans pouvoir se prévaloir de leur bonne foi, aux sociétés récidivistes d’infractions à la loi fiscale et à celles convaincues de fraude. Il ajoute que cette disposition corrige le défaut qui était lié au mode de calcul de l’accroissement, qui nécessitait, pour être effectif, qu’un impôt soit dû, de sorte qu’un contribuable qui pouvait déduire suffisamment de pertes reportées ou d’autres éléments déductibles de sa base imposable restait à l’abri de toute sanction. Il précise encore que les pertes dont la déduction n’est pas autorisée en vertu de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992 peuvent être déduites au cours des
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périodes imposables ultérieures pour autant que la société respecte ses obligations fiscales, de sorte que la mesure critiquée revient en réalité à anticiper la perception de l’impôt.
A.2.2. Le Conseil des ministres rappelle que, par l’arrêt n° 7/2019 du 23 janvier 2019
(ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.007), la Cour a jugé qu’il est essentiel que les contribuables déposent une déclaration de revenus et que le défaut de déclaration doit être sanctionné. Il souligne que la non-remise d’une déclaration fiscale dans les délais légaux est préjudiciable à l’État belge. Il estime que la mesure instaurée par l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992 garantit les objectifs fixés par le législateur : une imposition effective et le respect des obligations fiscales. Il ajoute que, si les pertes pouvaient réduire la base imposable de l’exercice, l’accroissement ne pourrait pas pleinement s’appliquer et, en définitive, ne dissuaderait pas la société de cesser ses manquements.
Il précise encore que l’article 444, alinéa 2, du CIR 1992 permet à l’État de renoncer au minimum de 10 %
d’accroissement en l’absence de mauvaise foi du contribuable, ce qui contribue au respect du principe de proportionnalité.
A.2.3. Le Conseil des ministres fait valoir qu’il ne peut être reproché au législateur de ne pas appréhender tous les cas de figure, dès lors que le fait de ne pas déposer sa déclaration dans les délais légaux peut résulter de causes multiples. Il relève encore que le système déclaratoire permet au contribuable de solliciter l’octroi d’un délai supplémentaire pour déposer la déclaration. Il estime que le surcroît de travail pour l’administration fiscale et la désorganisation des services causée par les contribuables qui ne rentrent pas de déclaration ou qui la rentrent hors délais justifient que la mesure soit appliquée sans qu’il soit tenu compte des distinctions relevées par la question préjudicielle.
A.3.1. La SCES « BEPS » conteste que le législateur ait poursuivi deux objectifs distincts par la disposition en cause. D’après elle, rien dans les travaux préparatoires ne permet de déduire une quelconque volonté du législateur de refuser la déduction des pertes reportées sur la partie du résultat qui ne provient pas d’une rectification des revenus déclarés, fût-ce tardivement, par le contribuable. Elle ajoute que la référence, dans la disposition en cause, à la partie du résultat qui fait l’objet d’une imposition d’office n’a de sens que si elle s’entend de la partie du résultat qui résulte d’une rectification de la déclaration dans le cadre de la procédure d’imposition d’office.
A.3.2. Elle relève que le Conseil des ministres ne répond pas à l’argument selon lequel il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre le manquement reproché à un contribuable placé dans une situation comme la sienne et la sanction qui lui est infligée. Elle ajoute qu’il n’est pas exact d’affirmer que, si aucun résultat n’est imposable dans le chef du contribuable en raison de pertes reportées ou d’une perte de l’exercice, l’effet dissuasif de l’accroissement d’impôt ne pourrait être atteint que par l’application de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992.
Elle précise à cet égard que, dans un tel cas de figure, un accroissement d’impôt est effectivement enrôlé, ce qui permet à l’administration d’appliquer un taux d’accroissement plus élevé à la prochaine infraction.
A.4. Le Conseil des ministres conteste l’affirmation de la SCES « BEPS » selon laquelle la remise tardive d’une déclaration fiscale n’est pas préjudiciable à l’État.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.5. La SCES « BEPS » rappelle que, par l’insertion de la disposition en cause dans le CIR 1992, le législateur entendait garantir l’imposition effective des suppléments de base imposable. Elle estime que l’application de la disposition en cause ne peut raisonnablement permettre l’imposition d’un résultat supérieur à celui qui résulte d’une déclaration, même tardive, à laquelle l’administration n’apporte aucune modification, parce que, dans cette hypothèse, il n’est pas question de supplément de base imposable. Elle en déduit que la disposition en cause doit en tout état de cause être interprétée comme ne prohibant la compensation avec la perte de la période imposable que sur la partie qui fait l’objet d’une rectification, sans distinction selon que cette rectification est opérée dans le cadre d’une procédure de rectification de la déclaration par application de l’article 346 du CIR 1992
ou d’une procédure d’imposition d’office par application de l’article 351 du CIR 1992.
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A.6.1. Le Conseil des ministres estime que la juridiction a quo part d’un postulat erroné lorsqu’elle considère que l’utilisation de la procédure d’imposition d’office prévue par l’article 351 du CIR 1992 entraîne de facto le rejet de la totalité des pertes et déductions. Il précise que la disposition en cause ne vise pas à rejeter définitivement les pertes et autres déductions fiscales du contribuable car elles ne sont que reportées, afin de rendre effectifs l’imposition qui a manqué d’être éludée et, partant, les accroissements dus.
A.6.2. Il fait valoir que la procédure de rectification de l’article 346 du CIR 1992 et celle de l’imposition d’office de l’article 351 du CIR 1992 sont deux procédures certes distinctes, mais qui visent toutes deux à établir les éléments d’une base imposable non déclarée. Il estime dès lors qu’il est légitime d’appliquer la disposition en cause dans l’hypothèse d’une imposition d’office.
A.7. La SCES « BEPS » souligne que, dans l’hypothèse où aucune modification n’est apportée par l’administration à une déclaration tardive d’un contribuable, les éléments de la base imposable ne sont pas établis par le recours à la procédure d’imposition d’office, mais ils résultent de la seule déclaration du contribuable. Elle estime que la référence à l’arrêt n° 7/2019, précité, est inappropriée car, dans cet arrêt, la Cour ne s’est pas prononcée sur la question de savoir s’il est justifié d’infliger une sanction plus lourde à un contribuable qui déclare en retard l’ensemble de ses revenus imposables qu’à un contribuable qui dépose une déclaration inexacte ou incomplète dans le délai légal.
-B-
Quant à la disposition en cause
B.1.1. Les questions préjudicielles portent sur l’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), dans sa version applicable pour l’exercice d’imposition 2019. L’article 207 du CIR 1992 concerne la déduction de certains revenus et des pertes antérieures du bénéfice imposable.
Les alinéas 1er et 7 de cette disposition sont ainsi libellés :
« Les déductions visées aux articles 199 à 206, 536 et 543 sont déduites comme suit des bénéfices de la période imposable.
[...]
Aucune de ces déductions ou compensation avec la perte de la période imposable ne peut être opérée [...] sur la partie du résultat qui fait l’objet d’une rectification de la déclaration visée à l’article 346 ou d’une imposition d’office visée à l’article 351 pour laquelle des accroissements d’un pourcentage égal ou supérieur à 10 % visés à l’article 444 sont effectivement appliqués, à l’exception dans ce dernier cas des revenus déductibles conformément à l’article 205, § 2 ».
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B.1.2. Il ressort des questions préjudicielles et des motifs du jugement qui les pose que la Cour est interrogée au sujet de l’exclusion de la possibilité de déduire les pertes du bénéfice de la période imposable lorsque le contribuable fait l’objet d’une imposition d’office visée à l’article 351 du CIR 1992 motivée par la tardiveté de sa déclaration et qu’un accroissement égal ou supérieur à 10 % est effectivement appliqué par l’administration conformément à l’article 444 du CIR 1992.
B.1.3. L’article 351 du CIR 1992 prévoit que l’administration fiscale peut procéder à la taxation d’office en raison du montant des revenus imposables qu’elle peut présumer eu égard aux éléments dont elle dispose, notamment en cas de remise tardive par le contribuable de sa déclaration fiscale.
L’article 444 du CIR 1992 dispose :
« En cas d’absence de déclaration, de remise tardive de celle-ci ou en cas de déclaration incomplète ou inexacte, les impôts dus sur la portion des revenus non déclarés, déterminés avant toute imputation de précomptes, de crédits d’impôt, de quotité forfaitaire d’impôt étranger et de versements anticipés, sont majorés d’un accroissement d’impôt fixé d’après la nature et la gravité de l’infraction, selon une échelle dont les graduations sont déterminées par le Roi et allant de 10 % à 200 % des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés.
En l’absence de mauvaise foi, il peut être renoncé au minimum de 10 % d’accroissement.
Le total des impôts dus sur la portion des revenus non déclarés et de l’accroissement d’impôt ne peut dépasser le montant des revenus non déclarés.
L’accroissement ne s’applique que si les revenus non déclarés atteignent 2.500 euros.
Aucun accroissement d’impôt n’est appliqué lorsque la réintégration dans la comptabilité de bénéfices dissimulés, comme prévu aux articles 219 et é, alinéa 2, est faite dans un exercice comptable postérieur à l’exercice comptable au cours duquel le bénéfice dissimulé a été réalisé dans les conditions visées dans ce même article 219, alinéa 4 ».
La Cour n’est pas interrogée au sujet de la sanction de l’accroissement d’impôt infligée en cas d’imposition d’office lorsque le contribuable a remis tardivement sa déclaration.
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B.1.4. Les termes « sur la partie du résultat qui fait l’objet d’une rectification de la déclaration visée à l’article 346 ou d’une imposition d’office visée à l’article 351 pour laquelle des accroissements d’un pourcentage égal ou supérieur à 10 p.c. visés à l’article 444 sont effectivement appliqués, à l’exception dans ce dernier cas des revenus déductibles conformément à l’article 205, § 2 » ont été introduits à l’article 207, alinéa 2 (devenu l’alinéa 7), du CIR 1992 par l’article 53, 4°, de la loi du 25 décembre 2017 « portant réforme de l’impôt des sociétés », lequel s’applique à partir de l’exercice d’imposition 2019 (article 86, A, de la même loi).
Cette mesure a été justifiée comme suit dans les travaux préparatoires :
« [La] présente disposition complète l’article 207, alinéa 2, CIR 92 (devenu l’alinéa 7) afin de garantir l’imposition effective des suppléments à la suite de contrôles.
Pour inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration, il n’y aura dorénavant, exception faite des déductions pour RDT non-encore effectuées pour l’année même, plus de déduction fiscale autorisée (cela vaut aussi pour les pertes de l’année d’exercice même) sur les suppléments de la base imposable qui sont établis à la suite d’un contrôle fiscal (base imposable minimale). Cette mesure vise également à obtenir une plus grande conformité des pratiques fiscales (‘ compliance ’).
Toutefois, cette disposition ne s’appliquera qu’en cas d’application effective des accroissements visés à l’article 444, CIR 92, d’un pourcentage égal ou supérieur à 10 p.c.
La taxation effective sans déduction d’éléments déductibles sur les suppléments de base imposable sera d’application lorsqu’un accroissement d’impôt est effectivement appliqué. Dans les cas où un accroissement de 10 p.c. est applicable mais qu’il n’est pas effectivement appliqué (en l’absence de mauvaise foi), la mesure ne trouvera pas à s’appliquer si cela concerne une première infraction.
Dans les autres cas l’impôt devra toujours être effectivement payé par le contribuable.
La disposition en projet s’appliquera donc toujours en cas de fraude, le taux des accroissements étant dans ce cas toujours d’au moins 50 p.c. » (Doc. parl., Chambre, 2017-
2018, DOC 54-2864/001, pp. 94-95).
B.1.5. L’échelle des accroissements prévue par l’article 444 du CIR 1992 a été établie par l’article 225 de l’arrêté royal du 27 août 1993 « d’exécution du Code des impôts sur les revenus 1992 » comme suit :
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Nature des infractions Accroissements A. Absence de déclaration due à des circonstances indépendantes de la volonté du contribuable : Néant B. Absence de déclaration sans intention d’éluder l’impôt :
- 1ère infraction (compte non tenu des absences de déclaration visées sub A) : 10 p.c.
- 2e infraction : 20 p.c.
- 3e infraction : 30 p.c.
À partir de la 4e infraction, les infractions de cette nature sont classées sub C et sanctionnées comme telles.
C. Absence de déclaration avec intention d’éluder l’impôt :
- 1ère infraction : 50 p.c.
- 2e infraction : 100 p.c.
- 3e infraction et infractions suivantes : 200 p.c.
D. Absence de déclaration accompagnée soit d’une inexactitude ou omission par faux ou d’un usage de faux au cours de la vérification de la situation fiscale, soit d’une corruption ou d’une tentative de corruption de fonctionnaire :
dans tous les cas : 200 p.c.
B.1.6. Le contenu de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992 a été déplacé vers l’article 206/3, § 1er, du même Code par les articles 12 et 15, c), de la loi du 21 janvier 2022 « portant des dispositions fiscales diverses » (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2351/001, pp. 15-
16), lequel s’applique à partir de l’exercice d’imposition 2022 (article 23 de la même loi).
Cette modification est sans incidence sur l’examen des questions préjudicielles.
Quant à la première question préjudicielle
B.2.1. Par la première question préjudicielle, la Cour est interrogée sur la compatibilité, avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992, en ce qu’il interdit la déduction des pertes du bénéfice de la période imposable ou la compensation de celles-ci lorsqu’il est fait application de la procédure d’imposition d’office pour cause de remise tardive de la déclaration et que l’administration fiscale majore les revenus d’un accroissement d’au moins 10 %, en application de l’article 444 du CIR 1992.
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B.2.2. La Cour est invitée à comparer, premièrement, la situation du contribuable qui a introduit sa déclaration tardive avant la notification d’imposition d’office et celle du contribuable qui n’a pas introduit de déclaration avant la notification d’imposition d’office, deuxièmement, la situation du contribuable pour lequel l’administration a procédé à l’imposition d’office sur la base des données qu’il avait introduites dans sa déclaration tardive et celle du contribuable pour lequel l’administration a rectifié ces données, et, troisièmement, la situation du contribuable qui a vu enrôler des accroissements au taux maximal et celle du contribuable qui a vu enrôler des accroissements à un taux inférieur. Enfin, la question invite également à prendre en considération le niveau des pertes dont la déduction ou la compensation est refusée.
Toutes ces situations sont traitées de la même manière par la disposition en cause, de sorte que, dans toutes les hypothèses envisagées par la question préjudicielle, l’impôt et l’accroissement d’impôt sont calculés sans que les pertes reportées ou celles de l’année considérée puissent être déduites.
B.3. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
L’article 172, alinéa 1er, de la Constitution constitue une application particulière, en matière fiscale, du principe d’égalité et de non-discrimination inscrit aux articles 10 et 11 de la Constitution.
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B.4.1. Aux termes de l’article 305 du CIR 1992, les contribuables assujettis à l’impôt des personnes physiques, à l’impôt des personnes morales, à l’impôt des sociétés ou à l’impôt des non-résidents « sont tenus de remettre, chaque année, à l’administration en charge de l’établissement des impôts sur les revenus une déclaration dans les formes et délais précisés aux articles 307 à 311 ».
Il est essentiel, pour établir une imposition correcte, dans le respect des articles 10, 11 et 172 de la Constitution, que l’ensemble des contribuables déposent une déclaration de revenus dans les délais prescrits et que, le cas échéant, le défaut de déclaration et la tardiveté de celle-
ci soient sanctionnés. En effet, la remise tardive de la déclaration entraîne, pour l’administration fiscale, un risque supplémentaire de ne pas recouvrer le juste impôt et la nécessité de consacrer des moyens financiers et des ressources humaines en vue d’opérer les vérifications nécessaires à cette juste perception.
B.4.2. Il ressort en outre de déclarations que le législateur a faites lors des travaux préparatoires de la loi du 30 juin 2017 « portant des mesures de lutte contre la fraude fiscale », qui inscrit dans l’article 444 du CIR 1992 l’hypothèse de la déclaration tardive parmi les cas dans lesquels un accroissement d’impôt est applicable, que « [la déclaration tardive] était et est traitée comme une non-déclaration » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2400/001, p. 13). Il en résulte que la remise tardive de la déclaration est un manquement aux obligations fiscales au même titre que l’absence de déclaration et la déclaration incomplète et inexacte.
B.5.1. Par l’accroissement d’impôt, le législateur vise à établir une sanction administrative afin de prévenir et de réprimer la fraude qui découlerait de l’absence de déclaration fiscale, de sa remise tardive ou du caractère incomplet ou inexact de la déclaration. Il résulte des dispositions citées en B.1.3 et B.1.5 que l’accroissement d’impôt est calculé, d’une part, en fonction de la nature et de la gravité de l’infraction, lesquelles définissent le pourcentage de l’accroissement et, d’autre part, en fonction de son assiette, laquelle dépend de l’impôt dû sur les revenus déclarés tardivement.
B.5.2. Ainsi que la Cour l’a jugé par son arrêt n° 7/2019 du 23 janvier 2019
(ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.007), il est raisonnablement justifié, compte tenu de la finalité de
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l’accroissement d’impôt, qu’il soit calculé sur l’impôt dû sur la partie de revenus non déclarés ou déclarés tardivement.
B.6.1. Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires cités en B.1.4, la mesure en cause, qui consiste à refuser la déduction des pertes du bénéfice imposable lorsqu’un accroissement d’impôt est infligé, a été justifiée par la volonté d’inciter les entreprises à remplir correctement leurs obligations de déclaration fiscale. Même si le législateur paraît viser plus spécifiquement l’interdiction de déduction des pertes en cas de rectification de la base imposable à la suite d’un contrôle fiscal, la même justification est également pertinente pour ce qui concerne l’interdiction de déduction ou de compensation des pertes en cas d’imposition d’office motivée par la tardiveté de la déclaration.
B.6.2. Accepter la compensation ou la déduction des pertes dans les cas dans lesquels il est justifié que l’administration fiscale inflige une sanction sous la forme d’un accroissement d’impôt reviendrait à diminuer, voire à neutraliser l’effet de celle-ci lorsque l’importance des pertes est telle qu’elles aboutissent à réduire ou à absorber entièrement le revenu imposable.
Une telle conséquence irait à l’encontre de l’objectif de la sanction. Elle risquerait en outre d’entraîner des différences de traitement injustifiables entre les contribuables n’ayant pas introduit leur déclaration dans les délais et susceptibles de se voir infliger la sanction en cause selon qu’ils sont en mesure, ou pas, de déduire des pertes.
B.7. Au regard de l’objectif poursuivi, à savoir l’effectivité de la sanction de l’accroissement d’impôt, les catégories de contribuables comparées par la première question préjudicielle ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes. En effet, il s’agit dans tous les cas de contribuables n’ayant pas introduit leur déclaration dans le délai légal et se trouvant en état de récidive en ce qui concerne le non-respect de cette obligation. La circonstance que le contribuable a introduit sa déclaration avant de se voir notifier l’imposition d’office ne change rien au fait que la déclaration est tardive. De même, la circonstance que l’administration a utilisé les données qui ont été introduites tardivement par le contribuable lui-
même, sans les modifier, pour établir l’imposition d’office ne change rien au fait que la tardiveté de la déclaration a nécessité la mise en route d’une procédure d’imposition d’office. Enfin,
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l’importance du taux des accroissements infligés et le montant des pertes qui ne peuvent être déduites par application de la disposition en cause sont des éléments qui ont certes une incidence sur le montant d’impôt finalement dû, mais dont la prise en considération n’a aucune pertinence au regard de l’objectif d’effectivité de la sanction de l’accroissement d’impôt poursuivi par la mesure en cause.
B.8. Dès lors que, d’une part, la déduction ou la compensation des pertes n’est refusée que lorsque l’accroissement d’impôt est effectivement appliqué, ce qui n’est en principe pas le cas lorsqu’il s’agit d’une première infraction sans intention de fraude, et que, d’autre part, les pertes peuvent être reportées et déduites lors d’un exercice fiscal ultérieur, de sorte que l’avantage fiscal lié à la déduction des pertes n’est pas définitivement perdu, la disposition en cause n’entraîne pas de conséquences disproportionnées.
B.9. L’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus, dans sa version applicable à l’exercice d’imposition 2019, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce que, dans l’hypothèse où il est fait application de la procédure d’imposition d’office visée à l’article 351 du CIR 1992, il autorise l’administration à établir le résultat imposable sans le compenser avec les pertes.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.10.1. Par la seconde question préjudicielle, la Cour est interrogée sur la compatibilité, avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, de l’article 207, alinéa 7, du CIR 1992, en ce qu’il interdit la déduction de la totalité des pertes reportées du bénéfice de la période imposable ou la compensation de celles-ci lorsqu’il est fait application de la procédure d’imposition d’office pour cause de remise tardive de la déclaration et que l’administration fiscale majore les revenus d’un accroissement, en application de l’article 444 du CIR 1992, alors que, lorsque la déclaration, introduite dans les délais, est rectifiée par l’administration fiscale en application de l’article 346 du CIR 1992, la déduction et la compensation des pertes ne sont prohibées que sur la partie du résultat qui fait l’objet de la rectification de la déclaration.
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B.10.2. L’article 346 du CIR 1992 règle l’hypothèse dans laquelle l’administration estime devoir rectifier les revenus nets et les autres éléments que le contribuable a soit mentionnés dans une déclaration répondant aux conditions de forme et de délais prescrites, soit admis par écrit.
B.11.1. La différence de traitement en cause repose sur le type de manquement commis par le contribuable qui justifie la sanction infligée. Dans le premier cas, le contribuable s’est abstenu d’introduire sa déclaration dans le délai légal, alors que, dans le second cas, il a introduit une déclaration incomplète ou inexacte. Conformément à l’article 444 du CIR 1992, un accroissement d’impôt est infligé dans les deux hypothèses à titre de sanction. Comme il est dit en B.6.2, le législateur a pu estimer nécessaire, pour que cette sanction soit effective et utile, de refuser la déduction ou la compensation des pertes.
B.11.2. Bien que la sanction administrative infligée soit de même nature dans les deux cas, les caractéristiques du manquement justifiant cette sanction diffèrent en ce que, dans le premier cas, aucun revenu n’a été déclaré dans les délais, de sorte que l’administration a procédé à une imposition d’office, alors que, dans le second cas, une partie des revenus déclarés fait l’objet de la rectification par l’administration. Dès lors qu’aucun revenu n’a été déclaré dans le délai légal dans l’hypothèse qui donne lieu à l’imposition d’office et à l’accroissement d’impôt pour ce motif, l’on n’aperçoit pas comment l’administration fiscale pourrait ne refuser la déduction ou la compensation des pertes que sur une partie de ces revenus.
Il s’ensuit que la différence de traitement visée par la seconde question préjudicielle est justifiée de manière objective et raisonnable.
B.12. L’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus, dans sa version applicable à l’exercice d’imposition 2019, est compatible avec les articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce qu’il refuse la déduction et la compensation de la totalité des pertes en cas d’imposition d’office, alors qu’en cas de rectification de la déclaration, il ne prohibe la déduction et la compensation des pertes que sur la partie du résultat qui fait l’objet de la rectification.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 207, alinéa 7, du Code des impôts sur les revenus 1992, dans sa version applicable à l’exercice d’imposition 2019, ne viole pas les articles 10, 11 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Pierre Nihoul