Cour constitutionnelle
Arrêt n°128/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8161
En cause : la question préjudicielle relative aux articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle, posée par le tribunal de l’application des peines du Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 24 janvier 2024, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 9 février 2024, le tribunal de l’application des peines du Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, a posé la question préjudicielle suivante :
« Les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle violent-ils les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er, paragraphe 1, du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle ils permettraient qu’une personne à qui un prévenu qui sera ultérieurement condamné transfère un bien immeuble avant ou pendant une information et/ou une instruction soit considérée, après un prononcé définitif au pénal, comme ‘ tiers de mauvaise foi ’ au sens des articles législatifs précités, avec la circonstance que ce tiers a également fait l’objet de poursuites lors de la procédure pénale dans le cadre de laquelle le prévenu a été condamné, sans toutefois avoir été lui-même condamné ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SA « Robin », assistée et représentée par Me Louis De Groote, avocat au barreau de Gand;
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- la SA « Immo-Salmon », assistée et représentée par Me Mounir Souidi, avocat au barreau d’Anvers, et par Me Omar Souidi, avocat au barreau de Bruxelles;
- la SA « Redwood », assistée et représentée par Me Luc Arnou, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Jürgen Vanpraet, avocat au barreau de Flandre occidentale.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Willem Verrijdt et Magali Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 24 juin 2015, la Cour d’appel de Gand a acquitté la SA « Immo-Salmon », la SA « Robin » et la SA « Redwood » de plusieurs préventions qui se rapportaient notamment à des activités de blanchiment d’argent.
La Cour d’appel a jugé que l’action publique était éteinte à l’égard de ces personnes morales, pour cause de prescription. Un autre prévenu a été condamné.
Le 7 mars 2023, le ministère public a fait saisir, conformément aux articles 464/30 et 464/33 du Code d’instruction criminelle, des biens immeubles que le condamné avait cédés à la SA « Immo-Salmon », à la SA « Robin » et à la SA « Redwood ». La juridiction a quo a ensuite été saisie de l’affaire, et a posé à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité de la question préjudicielle
A.1.1. À titre principal, le Conseil des ministres fait valoir que la question préjudicielle est irrecevable. Ni la question préjudicielle ni les motifs de la décision de renvoi n’indiquent en effet en quoi les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle sont incompatibles avec les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette même Convention.
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A.1.2. La décision de renvoi mentionne que, dans l’affaire au fond, la SA « Robin » a fait valoir que les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle sont contradictoires. Le Conseil des ministres n’aperçoit cependant pas en quoi cela aurait un lien avec la question préjudicielle. Il conteste du reste l’allégation selon laquelle les dispositions précitées sont contradictoires. Les critères fixés à l’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle matérialisent, spécifiquement en ce qui concerne la saisie, les critères généraux relatifs à la notion de « tiers de mauvaise foi », fixés à l’article 464/1, § 3, du même Code.
A.1.3. La décision de renvoi mentionne aussi que la SA « Robin » a fait valoir, dans l’affaire au fond, que les garanties offertes par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme doivent s’appliquer lorsqu’un tiers à l’égard duquel l’action publique a été déclarée définitivement éteinte est ensuite poursuivi comme tiers de mauvaise foi dans le cadre d’une enquête pénale d’exécution. Selon le Conseil des ministres, cette mention dans la décision de renvoi ne permet pas non plus de déterminer en quoi les normes de contrôle énoncées dans la question préjudicielle auraient été violées.
A.1.4. Il ressort de ce qui précède qu’il n’est pas possible, pour le Conseil des ministres, de prendre concrètement position sur le fond. Le Conseil des ministres souligne qu’il ne dispose, en sa qualité de partie institutionnelle, que de la décision de renvoi et qu’il n’a pas accès aux pièces de l’affaire au fond. Les normes de contrôle ont en outre une portée très différente. La question préjudicielle ne contient donc pas les éléments requis pour que la Cour puisse se prononcer, et compromet le caractère contradictoire de la procédure.
A.1.5. Le Conseil des ministres ajoute que, comme il ressort de la décision de renvoi, les parties dans le litige au fond ont également demandé à la juridiction a quo d’interroger la Cour au sujet d’une prétendue violation des articles 10 et 11 de la Constitution. La juridiction a quo a cependant jugé qu’une telle question préjudicielle n’était pas utile à la solution du litige, et qu’il n’y avait dès lors pas lieu de la poser. Le Conseil des ministres souligne qu’il n’appartient pas aux parties de déterminer l’étendue de la saisine de la Cour.
Pour le même motif, la Cour ne peut pas non plus étendre sa saisine à un contrôle au regard de l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, de l’article 4, paragraphe 1, du Protocole n° 7
à cette Convention, de l’article 14, paragraphe 7, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de l’article 54 de la Convention du 19 juin 1990 d’application de l’Accord de Schengen du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, qui a été approuvée par la loi du 18 mars 1993 (ci-
après : la Convention du 19 juin 1990).
A.1.6. Enfin, selon le Conseil des ministres, la Cour n’est pas compétente pour examiner la critique émise par la SA « Redwood », selon laquelle le magistrat EPE ne respecterait pas l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 15 juin 2022. Cette critique ne vise en effet pas les dispositions en cause.
A.2. La SA « Redwood » conteste l’affirmation selon laquelle la question préjudicielle est irrecevable. Il est clair que cette question porte sur la constitutionnalité des articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle, en ce que ces dispositions permettent qu’une personne qui, préalablement à une information et/ou à une instruction, se voit céder un bien immeuble par quelqu’un qui est ensuite condamné au pénal, soit considérée comme un tiers de mauvaise foi, alors qu’elle est acquittée dans la même procédure pénale. Dans la décision de renvoi, la juridiction a quo pointe expressément les définitions divergentes, voire contradictoires, de la notion de « tiers de mauvaise foi » contenues dans les dispositions précitées. La juridiction a quo interroge ainsi la Cour sur la compatibilité de ces dispositions avec le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12 et 14 de la Constitution. L’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, contient un principe de légalité similaire. La décision de renvoi expose dès lors clairement en quoi pourrait consister la violation des dispositions constitutionnelles et conventionnelles mentionnées dans la question préjudicielle.
En outre, selon la SA « Redwood », la juridiction a quo précise également en quoi l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme aurait pu être violé. Sur ce point, la décision de renvoi se réfère en effet au point de vue, précité, de la SA « Robin ».
A.3. La SA « Robin » estime également que la question préjudicielle est recevable. La question préjudicielle et les motifs de la décision de renvoi permettent à la Cour de déterminer l’étendue de la saisine. Dans son mémoire, le Conseil des ministres expose d’ailleurs en détail la portée tant des articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle que des dispositions constitutionnelles et conventionnelles mentionnées dans la question préjudicielle.
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A.4. La SA « Immo-Salmon » estime également, pour les mêmes motifs que la SA « Redwood » et la SA « Robin », que la question préjudicielle est recevable.
Quant au fond
A.5.1. Étant donné que ni la question préjudicielle ni la décision de renvoi ne font apparaître en quoi les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle sont incompatibles avec les normes de contrôle mentionnées dans la question préjudicielle, le Conseil des ministres limite son exposé quant au fond à quelques considérations générales.
A.5.2. Le Conseil des ministres expose que les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution garantissent le principe de légalité en matière pénale. L’enquête pénale d’exécution, et en particulier la saisie dans le cadre de cette enquête, sont toutefois des mesures qui relèvent du droit civil. Les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle ne prévoient dès lors pas une incrimination ou une peine, de sorte que les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, ne sauraient être violés. Le Conseil des ministres renvoie à cet égard à la jurisprudence constante de la Cour, dont il ressort que la notion de « peine » dans les articles 12 et 14 de la Constitution a une autre signification que dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le Conseil des ministres estime qu’en tout état de cause, une saisie dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution ne constitue pas une peine au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ni la qualification en droit interne ni les autres critères Engel ne permettent une telle qualification, dans la mesure où l’enquête pénale d’exécution n’a pas un objectif punitif ou préventif et où elle n’emporte pas de sanction lourde.
Le fait qu’une saisie n’est possible qu’auprès d’un tiers qui savait ou devait savoir que le bien lui a été cédé par le condamné en vue de le soustraire à l’exécution pénale ne permet nullement de déduire que le législateur cherche à sanctionner ce tiers.
A.5.3. En ce qui concerne l’article 16 de la Constitution et l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, le Conseil des ministres souligne que la Cour, par son arrêt n° 178/2015 du 17 décembre 2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.178), a jugé que la décision de saisie dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution constitue une ingérence dans le droit à la protection de la propriété du condamné ou du tiers lésé, mais qu’aucune atteinte disproportionnée n’est portée à ce droit (B.67 et B.70.5).
De plus, le principe de légalité contenu dans l’article 1er du Premier protocole additionnel n’a pas la portée que la SA « Redwood » lui attribue. Il requiert uniquement qu’une restriction du droit de propriété ait une base en droit interne. L’accessibilité et la précision de cette base ne doivent faire l’objet que d’un contrôle marginal et ne sauraient nullement être assimilées au contrôle effectué au regard du principe de légalité en matière pénale.
A.5.4. Le Conseil des ministres ajoute que l’exposé des motifs de la loi du 11 février 2014 « portant des mesures diverses visant à améliorer le recouvrement des peines patrimoniales et des frais de justice en matière pénale (I) » et de la loi du 11 février 2014 « portant des mesures diverses visant à améliorer le recouvrement des peines patrimoniales et des frais de justice en matière pénale (II) » (ci-après : les lois du 11 février 2014) traite en détail de la compatibilité de l’enquête pénale d’exécution avec les dispositions constitutionnelles et conventionnelles applicables. Sont en particulier abordés, à cet égard, le principe de légalité, le but légitime, la proportionnalité, la subsidiarité et le contrôle juridictionnel (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2934/001
et DOC 53-2935/001, pp. 20-23).
A.5.5. Le Conseil des ministres souligne ensuite que la saisie de biens qui n’appartiennent pas au condamné est entourée de garanties suffisantes. Premièrement, une telle saisie n’est possible qu’à certaines conditions (article 464/30, § 1er, alinéa 1er, du Code d’instruction criminelle). Deuxièmement, une obligation de motivation particulière s’applique à l’égard du ministère public, ce qui permet un contrôle juridictionnel (article 464/30, § 1er, alinéa 2, du même Code). Troisièmement, la saisie doit contribuer à la réalisation de l’objectif de l’enquête pénale d’exécution, tel qu’il est défini à l’article 464/1, § 1er, du Code d’instruction criminelle. Quatrièmement, un recours contre la saisie est ouvert auprès d’un juge indépendant et impartial, qui examine aussi
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bien la légalité que la proportionnalité de la saisie (article 464/36 du même Code). Ce contrôle juridictionnel garantit la protection du droit au respect des biens du tiers concerné.
A.6.1. La SA « Redwood » souligne que les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle définissent différemment la notion de « tiers de mauvaise foi », tant en ce qui concerne l’élément intentionnel qu’en ce qui concerne l’élément matériel. L’article 464/1, § 3, exige que le tiers conspire « sciemment et volontairement » avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des « condamnations exécutoires ». L’article 464/30, § 1er, permet une saisie auprès d’un tiers lorsque le tiers « savait ou devait raisonnablement savoir » que le bien lui avait été cédé directement ou indirectement par le condamné afin de soustraire ce bien à l’exécution d’une condamnation « exécutoire ou possible ». Les critères fixés à l’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle ont une portée plus large que ceux qui sont fixés à l’article 464/1, § 3, du même Code. Il n’est donc pas question, contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, d’une simple concrétisation des critères généraux relatifs à la notion de « tiers de mauvaise foi ». Le raisonnement du Conseil des ministres pourrait en outre aboutir à ce qu’une saisie chez un tiers soit permise en vertu de l’article 464/30 du Code d’instruction criminelle, alors que l’article 464/1 du même Code ne permettrait pas, de façon générale, qu’une enquête pénale d’exécution soit menée à l’égard de ce même tiers. Ainsi, un tiers ne peut pas savoir clairement quand il doit être considéré comme étant de mauvaise foi, de sorte que le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, est violé. La SA « Redwood » conteste par ailleurs la thèse du Conseil des ministres selon laquelle les articles 464/1 et 464/30
du Code d’instruction criminelle ne contiennent aucune incrimination ni peine, et selon laquelle les articles 12 et 14 de la Constitution ne sont dès lors pas d’application.
A.6.2. La SA « Redwood » estime que cette saisie porte également atteinte au droit au respect des biens garanti par l’article 16 de la Constitution et par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Toute ingérence dans le droit de propriété doit en effet être établie par une loi précise et prévisible. Il ressort également de l’exposé de la SA « Redwood » quant au principe de légalité en matière pénale que ces exigences de précision et de prévisibilité ne sont pas respectées. En outre, l’ingérence dans le droit de propriété doit être proportionnée au but poursuivi. Tel n’est pas le cas en l’espèce, selon la SA « Redwood ». Il n’existe pas de juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection du droit au respect des biens, d’autant que la SA « Redwood » a été acquittée au pénal. L’arrêt de la Cour n° 178/2015, précité, n’est pas pertinent à cet égard. Le considérant B.70.5 de cet arrêt, invoqué par le Conseil des ministres, porte en effet sur l’absence d’un recours en cassation dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution. Les travaux préparatoires des lois du 11 février 2014, cités par le Conseil des ministres, ne permettent pas non plus de déduire que l’ingérence en cause dans le droit au respect des biens a été établie par une loi précise et prévisible.
A.6.3. Enfin, la SA « Redwood » estime que l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est également violé. Il résulte en effet de cette disposition conventionnelle que toute décision judiciaire définitive doit être respectée.
La SA « Redwood » estime que la saisie de ses biens pratiquée dans le litige au fond constitue une sanction pénale au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, compte tenu de la nature et de la gravité de cette mesure.
A.7.1. La SA « Robin » expose que les articles 464/1, §§ 1er et 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle donnent à la notion de « tiers de mauvaise foi » des définitions substantiellement différentes et contradictoires, tant en ce qui concerne la phase de la procédure pénale dans laquelle le prévenu et/ou le condamné doivent se trouver, qu’en ce qui concerne le mode de participation par le tiers concerné. Elle conteste l’affirmation du Conseil des ministres selon laquelle les critères fixés à l’article 464/30, § 1er, ne font que concrétiser les critères fixés à l’article 464/1, § 3. Ces dispositions permettent au ministère public, sur la base de motifs vagues et généraux, de considérer comme un tiers de mauvaise foi une personne morale qui a obtenu des biens immobiliers avant et/ou pendant une information ou une instruction, et donc préalablement à la condamnation pénale, mais qui est elle-même acquittée au pénal. Ce sont en particulier les mots « condamnation […] possible » énoncés à l’article 464/30, § 1er, qui offrent la possibilité de saisir des biens immobiliers que le tiers a reçus bien avant le début de l’enquête pénale. De plus, l’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle exige que le tiers ait agi « sciemment et volontairement », alors que l’article 464/30, § 1er, du même Code, exige que le tiers « savait ou devait raisonnablement savoir » que le bien lui avait été cédé afin que ce bien soit soustrait à l’exécution d’une condamnation exécutoire ou possible. Ainsi, l’article 464/1, § 3, exige une intention spécifique, alors que
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l’article 464/30, § 1er, n’exige qu’une connaissance potentielle. Pour un tiers, les comportements qui pourraient donner lieu à une saisie sont donc absolument vagues et imprévisibles. Il s’ensuit que les articles 464/1 et 464/30
du Code d’instruction criminelle sont incompatibles avec le principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
A.7.2. Pour les mêmes motifs, la SA « Robin » estime que les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle sont également contraires à l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Il ressort en effet de ces dispositions constitutionnelles et conventionnelles que la saisie doit avoir une base légale suffisamment accessible, précise et prévisible. En ce que les biens d’un tiers qui a été définitivement acquitté au pénal sont également saisissables, il est en outre porté une atteinte disproportionnée au droit au respect des biens de ce tiers.
A.7.3. La SA « Robin » estime que le droit du tiers concerné à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, est également violé en ce que le ministère public peut choisir de ne pas intenter des poursuites pénales, mais de se limiter à une enquête pénale d’exécution. De ce fait, le tiers ne bénéficie pas des garanties nécessaires en matière pénale, comme le droit à un double degré de juridiction. La présomption d’innocence du tiers concerné est également violée. De plus, l’article 464/30 du Code d’instruction criminelle permet de contourner l’acquittement du tiers au pénal, de sorte que cette disposition est également contraire au principe non bis in idem, tel qu’il est garanti par l’article 14, paragraphe 7, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par l’article 54 de la Convention du 19 juin 1990. La SA « Robin » estime que la Cour peut tenir compte des dispositions et principes précités lors du contrôle au regard des articles 12 et 14
de la Constitution, et qu’il n’est donc nullement question d’une modification de la portée de la question préjudicielle. Enfin, le renvoi, par le Conseil des ministres, aux considérants B.10 et B.11 de l’arrêt de la Cour n° 178/2015, précité, n’est pas pertinente. En l’espèce, ce n’est en effet pas la situation du condamné qui est en cause, mais bien celle du tiers qui a été définitivement acquitté au pénal.
A.8.1. La SA « Immo-Salmon » relève que les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle contiennent un grand nombre de définitions de la notion de « tiers de mauvaise foi ». Le législateur a omis de délimiter clairement la portée de cette notion, ainsi que cela a également été souligné lors des travaux préparatoires des lois du 11 février 2014 (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-2934/003, pp. 7 et 9). Ces dispositions permettent au ministère public, comme c’est le cas dans le litige au fond, de saisir plusieurs immeubles appartenant à un tiers, même lorsque ceux-ci lui ont été cédés bien avant le début de la procédure pénale. Les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle sont donc contraires au principe de légalité en matière pénale, garanti par les articles 12 et 14 de la Constitution.
A.8.2. Selon la SA « Immo-Salmon », le ministère public s’appuie dans le litige au fond sur l’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle pour écarter des décisions pénales coulées en force de chose jugée, ce qui est contraire à la présomption d’innocence, garantie par l’article 6, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans le litige au fond, la SA « Immo-Salmon » se voit en réalité reprocher d’avoir participé à l’insolvabilité frauduleuse du condamné, sans être poursuivie pour une infraction à l’article 490bis du Code pénal.
Elle est ainsi privée de plusieurs garanties qui ne s’appliquent pas dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution, comme les travaux préparatoires des lois du 11 février 2014 le soulignent également (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2934/001, pp. 16-17, et 2013-2014, DOC 53-2934/003, p. 9). Il est ainsi porté atteinte au droit d’accès au juge, et l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme est donc également violé.
A.8.3. Enfin, le fait qu’une saisie puisse être pratiquée sur les biens immeubles de la SA « Immo-Salmon »
alors qu’elle n’a pas été condamnée au pénal entraîne également une violation de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. La saisie dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution constitue en effet une ingérence dans le droit au respect des biens, alors que la notion de « tiers de mauvaise foi », n’est pas définie de manière suffisamment précise et prévisible. La référence faite par le Conseil des ministres aux considérants B.67 et B.70.5 de l’arrêt de la Cour n° 178/2015, précité, n’est pas pertinente à cet égard. Ces considérants portent en effet sur les voies de recours dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution.
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-B-
Quant aux dispositions en cause
B.1. La question préjudicielle porte sur la saisie, dans le cadre d’une enquête pénale d’exécution, de biens qui n’appartiennent pas au condamné, mais à un tiers.
B.2.1. L’enquête pénale d’exécution, également dénommée « EPE », a été introduite par la loi du 11 février 2014 « portant des mesures diverses visant à améliorer le recouvrement des peines patrimoniales et des frais de justice en matière pénale (I) » et par la loi du 11 février 2014 « portant des mesures diverses visant à améliorer le recouvrement des peines patrimoniales et des frais de justice en matière pénale (II) ». Il s’agit de l’ensemble des actes qui visent la recherche, l’identification et la saisie du patrimoine sur lequel la condamnation au paiement d’une amende, d’une confiscation spéciale ou des frais de justice peut être exécutée (article 464/1, § 1er, du Code d’instruction criminelle). L’enquête pénale d’exécution vise, d’une part, à recueillir des informations concernant la situation patrimoniale du condamné et des tiers qui conspirent sciemment et volontairement avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des condamnations exécutoires et, d’autre part, à saisir les supports contenant ces informations et les avoirs patrimoniaux sur lesquels la condamnation peut être exécutée (Doc. parl., Chambre, 2012-2013, DOC 53-2934/001 et DOC 53-2935/001, pp. 8-10).
Selon le législateur, une enquête patrimoniale spéciale était avant tout nécessaire parce qu’il n’existait pas d’instruments légaux satisfaisants pour agir de manière effective et efficace contre un condamné qui se rendait insolvable en transférant ses actifs à des membres de sa famille, à des sociétés patrimoniales ou à l’étranger. Ensuite, le législateur considérait que la base légale pour l’utilisation, par les services de police et le ministère public, de moyens de contrainte qui constituaient une ingérence dans le droit au respect à la vie privée, dans le droit
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à l’inviolabilité du domicile ou dans le droit de propriété du condamné ou de tiers, dans la phase d’exécution de la peine, n’était pas suffisamment claire (ibid., pp. 7-8).
B.2.2. L’enquête pénale d’exécution est menée par et sous la conduite et l’autorité du ministère public. Le magistrat du ministère public qui mène l’enquête pénale d’exécution est appelé le « magistrat EPE » et il veille à la légalité des actes d’exécution (article 464/1, § 2, du Code d’instruction criminelle). L’enquête a également un caractère subsidiaire. Elle ne peut être ouverte qu’après que le défaut de paiement a été constaté par le ministère public, qui est compétent pour l’exécution de la condamnation, ou par le fonctionnaire du SPF Finances qui est compétent pour la perception et le recouvrement de ces dettes (ibid., pp. 8-10 et 13).
B.3.1. L’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle dispose :
« L’EPE est menée à l’égard de l’auteur condamné, dénommé ci-après ‘ le condamné ’, et à l’égard de tiers qui conspirent sciemment et volontairement avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des condamnations exécutoires, dénommés ci-après ‘ le tiers de mauvaise foi ’ ».
B.3.2. Les mots « dénommés ci-après ‘ le tiers de mauvaise foi ’ » ont été insérés dans l’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle par l’article 10 de la loi du 28 novembre 2021 « visant à rendre la justice plus humaine, plus rapide et plus ferme ». L’article 11 de cette loi a remplacé, dans plusieurs autres dispositions du Code d’instruction criminelle concernant l’enquête pénale d’exécution, les mots « tiers visé à l’article 464/1, § 3 » et « tiers au sens de l’article 464/1, § 3 » par les mots « tiers de mauvaise foi ».
Les travaux préparatoires précisent :
« L’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle dispose que l’EPE est également dirigée à l’égard de ‘ tiers qui conspirent sciemment et volontairement avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des condamnations exécutoires ’.
Dans la pratique, les magistrats EPE emploient l’expression plus courte ‘ tiers de mauvaise foi ’. Certains parlementaires ont déjà employé cette terminologie lors de l’examen de la loi EPE. Cette expression apparaît également dans la circulaire n° 14/2014 du Collège des procureurs généraux sur la loi EPE. Afin de faciliter la lisibilité et l’application de la loi EPE
dans la pratique juridique, il est indiqué de consacrer l’expression plus courte ‘ tiers de
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mauvaise foi ’ dans le texte de l’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle. Sur le fond, l’expression ‘ tiers de mauvaise foi ’ n’ajoute rien à la définition du tiers contenue dans la disposition législative précitée.
Tous les renvois au ‘ tiers visé à l’article 464/1, § 3 ’ dans les dispositions de la loi EPE
sont remplacés par l’expression ‘ tiers de mauvaise foi ’ » (Doc. parl., Chambre, 2020-2021, DOC 55-2175/001, p. 8).
B.4.1. Le magistrat EPE peut, par décision écrite et motivée, effectuer ou faire effectuer toutes les saisies qui peuvent contribuer à atteindre l’objectif de l’enquête pénale d’exécution défini à l’article 464/1, § 1er, du Code d’instruction criminelle (article 464/29, § 1er, du même Code).
Sont saisissables :
« 1° tous les biens meubles et immeubles, corporels ou incorporels, du patrimoine du condamné sur lesquels la condamnation exécutoire au paiement d’une confiscation, d’une amende et des frais de justice peut être exécutée;
2° tous les supports d’information, sous forme originale ou de copie, qui se trouvent chez le condamné ou des tiers, qui contiennent des informations sur les transactions patrimoniales effectuées par le condamné et sur la composition et l’emplacement de son patrimoine »
(article 464/29, § 2, du Code d’instruction criminelle).
B.4.2. L’article 464/30 du Code d’instruction criminelle dispose :
« § 1er. Le magistrat EPE peut saisir les biens visés à l’article 464/29, § 2, 1°, qui n’appartiennent pas au condamné aux conditions suivantes :
1° il existe suffisamment d’indices sérieux et concrets que le condamné a transféré le bien au tiers, même avant que la condamnation soit passée en force de chose jugée, dans le but manifeste d’empêcher ou de compliquer fortement le recouvrement de la confiscation, de l’amende et des frais de justice;
2° le tiers savait ou devait raisonnablement savoir que le bien lui avait été cédé directement ou indirectement par le condamné en vue de le soustraire à l’exécution d’une condamnation exécutoire ou possible à une confiscation, une amende ou aux frais de justice.
Dans sa décision, le magistrat mentionne les indices sérieux et concrets qui font apparaître que le condamné veut soustraire le bien au recouvrement de la confiscation, de l’amende et des frais de justice, ainsi que les informations dont il ressort ou peut être déduit que le tiers en a connaissance et qui justifient la saisie. Ces données figurent dans le procès-verbal dressé à l’occasion de la saisie.
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§ 2. Les biens insaisissables conformément aux articles 1408 à 1412bis du Code judiciaire ou à des lois spéciales ne peuvent en aucun cas être saisis ».
B.4.3. Le magistrat EPE peut également faire saisir les biens immeubles qui constituent une chose au sens de l’article 464/29, § 2, 1°, du Code d’instruction criminelle (article 464/33, § 1er, du même Code).
Quant à la recevabilité de la question préjudicielle
B.5. Par la question préjudicielle, la juridiction a quo demande à la Cour de se prononcer sur la compatibilité des articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle avec les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, et avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel).
B.6. Il ressort de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que cette question porte spécifiquement sur les conditions auxquelles, dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution, une saisie peut être pratiquée sur des biens qui n’appartiennent pas au condamné, mais à un tiers. La Cour limite dès lors son examen aux articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle.
B.7.1. La Cour n’est pas compétente pour contrôler directement des normes législatives au regard de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Toutefois, lorsqu’une disposition conventionnelle liant la Belgique a une portée analogue à celle d’une des dispositions constitutionnelles dont le contrôle relève de la compétence de la Cour et dont la violation est alléguée, les garanties consacrées par cette disposition conventionnelle constituent un ensemble indissociable avec les garanties inscrites dans les dispositions constitutionnelles concernées.
B.7.2. L’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à un procès équitable, et en particulier le droit d’accès au juge. En l’espèce, il ne saurait être
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admis que les garanties formulées dans cette disposition conventionnelle ont une portée analogue à celle des articles 12 et 14 de la Constitution, qui garantissent le principe de légalité en matière pénale. En ce qui concerne ce principe, c’est l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, et non l’article 6 de la même Convention, qui a une portée analogue à celle des articles 12 et 14 de la Constitution. Le droit d’accès au juge qui est garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme l’est par l’article 13, et non par les articles 12 et 14, de la Constitution.
B.7.3. Dès lors qu’il n’est pas non plus demandé à la Cour de contrôler les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, la question préjudicielle est irrecevable en ce qu’elle porte sur cette disposition conventionnelle.
B.8.1. Le Conseil des ministres fait en outre valoir que la question préjudicielle est irrecevable parce que la juridiction a quo n’expose pas en quoi les articles 464/1 et 464/30 du Code d’instruction criminelle seraient incompatibles avec les dispositions constitutionnelles et conventionnelles mentionnées dans la question préjudicielle.
B.8.2. Dans l’affaire au fond, le ministère public a saisi des biens immeubles qu’un condamné au pénal a cédés à des tiers qui ont eux-mêmes été acquittés dans la procédure pénale préalable. Dans la décision de renvoi, la juridiction a quo considère que les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle contiennent diverses définitions de la figure du « tiers de mauvaise foi » dans le cadre de l’enquête pénale d’exécution. Toujours selon la décision de renvoi, la SA « Robin » a fait valoir dans le litige au fond que ces dispositions sont contradictoires, en ce que l’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle prévoit que l’enquête pénale d’exécution peut être menée à l’égard d’un tiers qui conspire « sciemment et volontairement » avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des condamnations « exécutoires », alors que l’article 464/30, § 1er, du même Code formule, en ce qui concerne spécifiquement la saisie, l’exigence selon laquelle le tiers « savait ou devait raisonnablement savoir » que le bien lui avait été cédé directement ou indirectement par le condamné, en vue de sa soustraction à l’exécution d’une condamnation « exécutoire ou
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possible » à une confiscation, à une amende ou aux frais de justice. La juridiction de renvoi a ensuite posé à la Cour la question préjudicielle suggérée par cette partie.
B.8.3. Il peut se déduire de ce qui précède que la juridiction a quo souhaite interroger la Cour sur la constitutionnalité des articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle, en ce qui concerne la question de savoir si ces dispositions ont été formulées de façon suffisamment claire et précise. Il ressort d’ailleurs des mémoires que le Conseil des ministres a introduits auprès de la Cour qu’il a pu mener une défense utile en l’espèce.
B.9. La SA « Robin » soutient enfin que l’article 464/30 du Code d’instruction criminelle est également contraire au principe non bis in idem, tel qu’il est également garanti par l’article 14, paragraphe 7, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par l’article 54 de la Convention du 19 juin 1990 d’application de l’accord de Schengen du 14 juin 1985 relatif à la suppression graduelle des contrôles aux frontières communes, qui a été approuvée par la loi du 18 mars 1993.
Les parties devant la Cour ne peuvent cependant pas modifier ou étendre la portée d’une question préjudicielle. C’est en effet à la seule juridiction a quo qu’il appartient de décider des questions préjudicielles qu’elle doit poser à la Cour et de déterminer ainsi l’étendue de la saisine. L’examen de la question ne peut donc être étendu à un contrôle de l’article 464/30 du Code d’instruction criminelle au regard du principe non bis in idem.
Quant au fond
En ce qui concerne le droit au respect des biens
B.10.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
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L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.10.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle des dispositions en cause.
B.10.3. Toute ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens doit être prévue par une norme formulée de façon suffisamment précise pour permettre aux personnes concernées de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Le niveau de précision requis dépend en grande partie du contenu de la mesure en question, du domaine qu’il est censé couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui il est adressé (CEDH, grande chambre, 22 juin 2004, Broniowski c. Pologne, ECLI:CE:ECHR:2004:0622JUD003144396, §§ 136 à 147; grande chambre, 25 octobre 2012, Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie, ECLI:CE:ECHR:2012:1025JUD007124301, §§ 95 à 97;
16 septembre 2014, Plechkov c. Roumanie, ECLI:CE:ECHR:2017:0905JUD007811713, §§ 88
et 89; grande chambre, 5 septembre 2017, Fábián c. Hongrie, §§ 64 à 66).
B.11. La saisie de certains biens dans le cadre d’une enquête pénale d’exécution constitue une ingérence dans le droit au respect des biens du tiers lésé. Par conséquent, une telle saisie doit être prévue par une norme formulée de façon suffisamment précise.
B.12.1. Comme il est dit en B.8.2, la question préjudicielle repose sur le constat que les libellés des articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle diffèrent en
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ce qui concerne, d’une part, la connaissance par le tiers concerné et, d’autre part, le caractère définitif ou non de la condamnation.
B.12.2. L’article 464/1, § 3, du Code d’instruction criminelle fait partie de la section 1re (« Notion et principes généraux ») du chapitre relatif à l’enquête pénale d’exécution. Cette disposition contient une définition de la notion de « tiers de mauvaise foi » à laquelle il est fait référence dans plusieurs autres dispositions relatives à l’enquête pénale d’exécution.
L’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle fait partie de la section 4
(« Compétences des organes d’exécution ») du même chapitre. Cette disposition fixe les conditions spécifiques auxquelles une saisie chez un tiers est possible, sans renvoyer à la notion de « tiers de mauvaise foi », telle qu’elle est définie à l’article 464/1, § 3, du même Code.
La circonstance que l’article 464/30, § 1er, 2°, du Code d’instruction criminelle formule l’exigence selon laquelle le tiers « savait ou devait raisonnablement savoir » que le bien lui avait été cédé directement ou indirectement par le condamné en vue de sa soustraction à l’exécution d’une condamnation « exécutoire ou possible », alors qu’en vertu de l’article 464/1, § 3, de ce Code, il est question d’un tiers de mauvaise foi lorsque le tiers conspire « sciemment et volontairement » avec le condamné afin de soustraire son patrimoine à l’exécution des « condamnations exécutoires », ne permet dès lors pas de conclure que ces dispositions ne sont pas suffisamment précises, voire qu’elles sont contradictoires.
B.12.3. Pour le surplus, il n’est pas non plus établi en quoi le cessionnaire d’un bien ne pourrait pas raisonnablement prévoir si ce bien est saisissable ou non dans le cadre d’une enquête pénale d’exécution, d’autant que la saisie n’est possible que si le tiers savait ou devait raisonnablement savoir que la cession visait à soustraire le bien à l’exécution d’une condamnation. Il ne peut être reproché à un texte ayant une portée générale de ne pas donner une définition plus précise de la connaissance requise. Il appartient au ministère public et au juge de l’application des peines d’apprécier cette connaissance, non pas en fonction de conceptions subjectives qui rendraient imprévisible l’application de l’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle, mais en considération des éléments objectifs constitutifs de la cession et compte tenu des circonstances propres à chaque affaire.
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Le fait que l’article 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle fasse référence non seulement à une condamnation « exécutoire », mais également à une condamnation « possible », ne conduit pas à une autre conclusion. Il peut se concevoir qu’une personne ayant commis des faits punissables essaie d’anticiper une éventuelle condamnation pénale ultérieure en cédant à un stade précoce les biens sur lesquels une telle condamnation pourrait être exécutée.
B.12.4. Enfin, il ne se déduit pas non plus de la circonstance selon laquelle, comme c’est le cas dans le litige au fond, le tiers lésé est lui-même acquitté au cours de la procédure pénale préalable, que la saisie fondée sur l’article 464/30 du Code d’instruction criminelle constituerait pour ce tiers une ingérence non suffisamment prévisible dans le droit au respect des biens.
L’acquittement au pénal ne permet pas à cette personne de considérer qu’elle ne pourrait en aucun cas être encore impliquée – non pas comme condamné, mais comme tiers – dans le cadre d’une enquête pénale d’exécution ultérieure.
B.13. Les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, sont dès lors compatibles avec l’article 16
de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
En ce qui concerne le principe de légalité en matière pénale
B.14.1. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
L’article 14 de la Constitution dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
B.14.2. En attribuant au pouvoir législatif la compétence pour déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles, l’article 12, alinéa 2, de la Constitution garantit à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
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En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle de la disposition constitutionnelle précitée procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est ou non punissable. Il exige que le législateur indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.15.1. Le Conseil des ministres fait valoir que l’enquête pénale d’exécution, et en particulier la saisie dans le cadre de cette enquête, sont de nature civile, et que les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution ne sont dès lors pas d’application.
B.15.2. En l’espèce, il suffit cependant de constater que, pour les motifs exposés en B.12.2
à B.12.4, les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle sont en tout état de cause conformes aux conditions de clarté et de prévisibilité auxquelles doivent satisfaire les lois en matière pénale en vertu du principe de légalité garanti par les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
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B.16. Les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, sont dès lors compatibles avec les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 464/1, § 3, et 464/30, § 1er, du Code d’instruction criminelle ne violent pas les articles 12, 14 et 16 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Luc Lavrysen