Cour constitutionnelle
Arrêt n° 127/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8138
En cause : le recours en annulation de l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité », introduit par la SA « Coges » et la SRL « Sociaal Bureau Easypay - Bureau Social Easypay ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 5 janvier 2024 et parvenue au greffe le 9 janvier 2024, un recours en annulation de l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132
et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité » (publiée au Moniteur belge du 7 juillet 2023) a été introduit par la SA « Coges » et la SRL « Sociaal Bureau Easypay - Bureau Social Easypay », assistées et représentées par Me Benoît Cambier et Me Antoine Herinckx, avocats au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Evrard de Lophem, Me Sébastien Depré et Me Germain Haumont, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire et les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse.
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Par ordonnance du 26 juin 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
À la suite de la demande des parties requérantes à être entendues, la Cour, par ordonnance du 17 juillet 2024, a fixé l’audience au 25 septembre 2024.
À l’audience publique du 25 septembre 2024 :
- ont comparu :
. Me Benoît Cambier et Me Antoine Herinckx, pour les parties requérantes;
. Me Evrard de Lophem, également loco Me Germain Haumont, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à l’intérêt au recours
A.1. Les parties requérantes exposent qu’il existe deux catégories de mandataires sociaux, à savoir les secrétariats sociaux agréés et les prestataires de services sociaux, et qu’elles appartiennent à la seconde catégorie.
Elles relèvent que l’article 205, attaqué, de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité » (ci-après : la loi du 7 juin 2023) étend aux prestataires de services sociaux l’obligation, en cas de faillite d’une entreprise, de fournir gratuitement au curateur les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs. Elles soulignent que cette obligation, prévue à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, s’appliquait auparavant aux seuls secrétariats sociaux agréés.
A.2. L’intérêt au recours n’est pas contesté par le Conseil des ministres.
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Quant au moyen unique
A.3. Les parties requérantes prennent un moyen unique de la violation, par la disposition attaquée, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (principe d’égalité et de non-discrimination), de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (droit de propriété), de l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution (droit à une rémunération équitable), et de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et des articles II.3 et II.4 du Code de droit économique (liberté d’entreprendre).
Les parties requérantes font valoir que la disposition attaquée fait naître une première différence de traitement entre, d’une part, les prestataires de services sociaux qui accomplissent les prestations visées à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique et, d’autre part, l’ensemble des autres acteurs de la faillite, à savoir (1) le curateur, (2) les autres praticiens de la liquidation visés par l’article I.23, 7°, du Code de droit économique et (3) les cocontractants de l’entreprise faillie pour lesquels le curateur décide de poursuivre l’exécution des contrats en cours. Elles soulignent que ces catégories de personnes sont comparables, dès lors qu’elles accomplissent des prestations après la déclaration de faillite. Or, elles relèvent que les prestataires de services sociaux doivent effectuer gratuitement les prestations concernées, tandis que les autres acteurs de la faillite sont rémunérés et sont considérés comme des créanciers de la masse. Ensuite, les parties requérantes soutiennent que la disposition attaquée fait naître une seconde différence de traitement entre, d’une part, les prestataires de services sociaux qui accomplissent dans le cadre d’une faillite les prestations visées à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique et, d’autre part, les prestataires de services sociaux qui accomplissent les mêmes prestations en dehors du cadre d’une faillite. Elles relèvent que seuls les prestataires de services relevant de la seconde catégorie sont rémunérés, alors que les prestations réalisées sont identiques dans les deux cas.
Les parties requérantes font valoir que ces différences de traitement ne sont pas raisonnablement justifiées.
Elles rappellent tout d’abord que la loi du 15 juillet 2005 « visant à compléter les articles 10 et 46 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites » avait introduit l’obligation, pour les secrétariats sociaux agréés, de fournir gratuitement au curateur les comptes individuels ainsi que le code octroyé à l’employeur par l’ONSS. Elles relèvent que le législateur de 2005 justifiait cette obligation par le fait que celle-ci ne nécessitait pas de prestations substantielles et par la volonté d’éviter que les secrétariats sociaux agréés tentent de récupérer de la sorte des arriérés de frais d’administration. Elles soulignent que la loi du 11 août 2017 « portant insertion du Livre XX
‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, et des dispositions d’application au Livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique » y a ajouté l’obligation de fournir gratuitement au curateur les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs. Selon elles, cette nouvelle obligation implique la réalisation, après la déclaration de faillite, de prestations substantielles, qui exigent de nombreux calculs pour chaque travailleur. Elles relèvent que ni l’introduction de cette nouvelle obligation en 2017, ni l’extension de celle-ci aux prestataires de services sociaux en 2023, n’ont été justifiées par le législateur. Elles en déduisent que les objectifs poursuivis par le législateur demeurent ceux de 2005 mais elles soutiennent que ceux-ci ne justifient pas la mesure attaquée. Ainsi, elles font valoir que l’obligation de gratuité est sans lien avec l’objectif d’éviter un ralentissement de la procédure. Ensuite, en ce qui concerne l’objectif d’éviter des abus, elles relèvent que cet objectif pouvait être atteint par des mesures moins attentatoires, comme (1) le fait d’imposer que les prestations effectuées après la faillite soient facturées au tarif prévu dans le contrat conclu avant la faillite ou (2) le fait de prévoir un délai dans lequel les prestataires de services sociaux doivent réaliser les prestations concernées. Elles observent également que le risque d’abus peut provenir d’autres auxiliaires auxquels le curateur fait appel mais que ceux-ci ne sont pourtant pas soumis à une obligation de gratuité. De plus, les parties requérantes font valoir que l’obligation de gratuité produit des effets disproportionnés pour les raisons suivantes : (1) les prestations concernées sont substantielles et ne sont pas clairement délimitées, (2) la gratuité imposée est totale, (3) les prestataires de services sociaux se trouvent dans une situation moins favorable que les créanciers de la masse et même que les créanciers dans la masse, (4) seuls les prestataires de services sociaux doivent accomplir des prestations bénévolement, alors que le travail bénévole est toujours volontaire selon la loi du 3 juillet 2005 « relative aux droits des volontaires »
(ci-après : la loi du 3 juillet 2005) et que l’obligation de rémunération des travailleurs est strictement encadrée par la loi du 12 avril 1965 « concernant la protection de la rémunération des travailleurs » (ci-après : la loi du 12 avril 1965), et (5) les prestataires de services sociaux sont ainsi tenus de travailler à perte, alors que le Code de droit économique interdit les pratiques déloyales du marché comme la vente à perte. Elles ajoutent que, lorsque l’entreprise faillie n’est pas affiliée à un prestataire de services sociaux, le curateur doit réaliser lui-même les
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prestations visées par l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique ou faire appel à un tiers et elles relèvent que ces coûts sont alors facturés. Se référant à l’arrêt de la Cour n° 135/2023 du 19 octobre 2023
(ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.135), elles soutiennent que la disposition attaquée porte atteinte à la liberté contractuelle des prestataires de services sociaux et qu’elle entraîne une ingérence dans leur droit de propriété, laquelle n’est pas raisonnablement justifiée. Selon elles, la disposition attaquée porte également une atteinte discriminatoire à la liberté d’entreprendre des prestataires de services sociaux. Enfin, en ce qui concerne le droit à une rémunération équitable, elles font valoir que la disposition attaquée entraîne un recul significatif qui n’est justifié par aucun motif d’intérêt général.
A.4.1. Le Conseil des ministres relève tout d’abord que le Code de droit économique, la loi du 3 juillet 2005
et la loi du 12 avril 1965, dont les parties requérantes semblent également invoquer la violation, ne sont pas des normes de contrôle relevant de la compétence de la Cour.
A.4.2. Quant au fond, le Conseil des ministres rappelle qu’en ce qui concerne le droit de propriété, le droit à une rémunération équitable et la liberté d’entreprendre, le législateur dispose d’une large marge d’appréciation.
Le Conseil des ministres fait valoir, en premier lieu, que les parties requérantes ne se trouvent pas dans une situation comparable à celle des praticiens de la liquidation, en particulier du curateur. Il relève que les praticiens de la liquidation concourent à l’organisation de la procédure de faillite et qu’ils constituent une catégorie fortement réglementée par le droit européen, par le Code de droit économique et par ses arrêtés d’exécution. Il souligne qu’à l’inverse, l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique organise la fin d’une relation contractuelle préexistante à la faillite. Selon le Conseil des ministres, la situation du prestataire de services sociaux est dès lors davantage comparable à celle d’un guichet d’entreprises qui doit fournir gratuitement une série de documents (articles III.57 et III.72 du Code de droit économique) ou à celle d’un établissement de crédit qui doit mettre à la disposition du consommateur une assistance gratuite (articles VII.59/3 et VII.127 du même Code). En deuxième lieu, le Conseil des ministres soutient que la disposition attaquée ne fait pas naître de différence de traitement entre les prestataires de services sociaux et les cocontractants de l’entreprise faillie pour lesquels le curateur décide de poursuivre l’exécution des contrats en cours. À cet égard, le Conseil des ministres souligne que l’article XX.103
du Code de droit économique ne permet pas au curateur d’imposer des prestations contractuelles régulières aux prestataires de services sociaux. Ainsi, si le curateur décide de maintenir l’activité de certains travailleurs et de poursuivre la relation contractuelle avec le prestataire de services sociaux sur la base de l’article XX.139 du Code de droit économique, ce prestataire de services sociaux peut être rémunéré. En troisième lieu, le Conseil des ministres fait valoir que le prestataire de services sociaux qui effectue des prestations dans le cadre d’une relation contractuelle normale et le prestataire de services sociaux qui les effectue dans le cadre d’une faillite sont dans des situations objectivement différentes.
Le Conseil des ministres souligne ensuite que la disposition attaquée poursuit un objectif légitime, à savoir protéger les travailleurs et fluidifier le travail du curateur. Il relève que la disposition attaquée contribue à la réalisation du droit fondamental à la sécurité sociale garanti par l’article 23, alinéa 3, 2°, de la Constitution, dès lors que les documents sociaux et de sortie sont nécessaires aux travailleurs pour obtenir de nombreuses prestations de sécurité sociale. Selon lui, la poursuite de ces objectifs a été renforcée dans le cadre de la transposition, par la loi du 7 juin 2023, de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 « relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité) », dès lors que cette directive vise à rendre les procédures concernées plus efficaces et moins longues et à garantir le meilleur niveau de protection du paiement des salaires des travailleurs pour le travail déjà réalisé.
Enfin, le Conseil des ministres soutient que l’obligation imposée aux prestataires de services sociaux par la disposition attaquée est liée à leurs activités et ne produit pas des effets disproportionnés. Selon lui, si la délivrance des derniers documents sociaux et des documents de sortie était conditionnée à un paiement, cela aboutirait à ce que les travailleurs d’une entreprise faisant appel à un prestataire de services sociaux soient pris en otage dans l’attente de ce paiement. Toujours selon lui, une telle conditionnalité défavoriserait ces travailleurs (1) par rapport à ceux d’une entreprise qui dispose en interne des informations nécessaires à l’établissement des documents concernés, auxquelles le curateur a donc gratuitement accès, et (2) par rapport à ceux d’une entreprise qui fait appel à un secrétariat social agréé. Il estime qu’un prix réglementé n’aurait donc pas permis d’atteindre le même résultat que la gratuité. Le Conseil des ministres ajoute que l’obligation imposée aux prestataires de services
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sociaux relève désormais de leur risque commercial normal, que ceux-ci peuvent en intégrer le coût provisionnel dans les cotisations payées avant la faillite et qu’ils bénéficient d’un régime transitoire pour adapter leurs pratiques commerciales (articles 272 et 273 de la loi du 7 juin 2023). De plus, il souligne que cette obligation se limite à l’année civile écoulée et l’année civile en cours et qu’elle concerne uniquement les derniers documents sociaux au moment de la faillite et les documents de sortie au même moment. Il ajoute que les limites matérielles du contrat initial conclu entre le prestataire de services sociaux et l’entreprise faillie doivent également être respectées lorsque le curateur adresse une demande à ce prestataire. Enfin, selon lui, il est possible de saisir le tribunal de l’entreprise en cas de contestation sur la question de savoir si les services requis par le curateur excèdent le champ d’application de l’obligation de gratuité.
A.5. En ce qui concerne la comparabilité, les parties requérantes répondent que les prestataires de services sociaux agissant dans le cadre de l’article XX.103 du Code de droit économique sont des praticiens de la liquidation au sens de l’article I.23, 7°, du même Code, dès lors qu’ils agissent à la demande et pour le compte du curateur. À cet égard, elles se réfèrent à l’arrêt de la Cour n° 127/2020 du 1er octobre 2020
(ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.127), selon lequel un huissier de justice, un expert gardien ou un professionnel de la comptabilité sont des praticiens de la liquidation. À titre subsidiaire, elles soutiennent que les prestataires de services sociaux sont dans une situation comparable à celle des praticiens de la liquidation ou des autres créanciers de la masse. À titre infiniment subsidiaire, elles font valoir que, contrairement à ce que le Conseil des ministres argumente, les prestataires de services sociaux ne sont pas dans une situation comparable à celle des guichets d’entreprises et des établissements de crédit. Tandis que l’article XX.103 du Code de droit économique impose des prestations substantielles aux prestataires de services sociaux, les guichets d’entreprises doivent simplement fournir gratuitement des informations qui sont déjà en leur possession, à savoir le premier extrait relatif à une inscription, une modification ou une radiation, dont le tarif englobe en réalité déjà le coût de cet extrait (article III.57 du même Code) et certaines informations à fournir aux autorités publiques (article III.72 du même Code). Elles relèvent que les guichets d’entreprises sont en revanche rémunérés lorsqu’ils accomplissent des prestations pour le compte du curateur dans le cadre d’une faillite. Quant aux obligations imposées aux établissements de crédit par les articles VII.59/3 et VII.127 du même Code, elles s’inscrivent dans le contexte général d’information du consommateur et dans un cadre précontractuel.
En ce qui concerne la proportionnalité, les parties requérantes répondent qu’il faut distinguer, d’une part, l’obligation de réaliser certaines prestations dans le but de protéger les travailleurs et, d’autre part, l’obligation de réaliser ces prestations gratuitement. Selon elles, s’il peut être admis que les prestataires de services sociaux réalisent rapidement les prestations visées à l’article XX.103 du Code de droit économique, il est disproportionné qu’ils doivent le faire gratuitement. Les parties requérantes contestent également le raisonnement du Conseil des ministres selon lequel les prestataires de services sociaux peuvent intégrer, dans les cotisations payées avant la faillite, le coût provisionnel des prestations concernées, dès lors que (1) pareil raisonnement pourrait alors s’appliquer à tous les créanciers lors d’une faillite, (2) qu’il n’est pas possible de déterminer ces coûts, qui dépendent de facteurs incertains, comme le contour des prestations à accomplir et le nombre de travailleurs de l’entreprise faillie et (3) que l’augmentation du prix des services ferait injustement porter la charge sur les entreprises non faillies. Enfin, les parties requérantes font valoir que le risque supporté par les prestataires de services sociaux, et plus généralement par tous les cocontractants de l’entreprise faillie, de ne pas être payés pour les prestations réalisées avant la faillite peut être comparé à un risque commercial normal, étant précisé qu’ils sont alors tout de même admis comme créanciers dans la masse. En revanche, selon elles, il ne peut plus être question de risque commercial normal pour les prestations que les prestataires de services sociaux doivent effectuer gratuitement après la faillite, à savoir à un moment où il ne s’agit plus d’un risque mais d’un fait avéré.
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-B-
Quant à la disposition attaquée et à son contexte
B.1. Les parties requérantes demandent l’annulation de l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 « transposant la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132
et portant des dispositions diverses en matière d’insolvabilité » (ci-après : la loi du 7 juin 2023).
Cette disposition étend aux prestataires de services sociaux qui ne sont pas agréés comme secrétariats sociaux (ci-après : les prestataires de services sociaux) l’obligation, en cas d’aveu de faillite d’une entreprise, de fournir gratuitement au curateur les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs. Cette obligation, prévue à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, s’appliquait déjà auparavant aux secrétariats sociaux agréés.
B.2. Les prestataires de services sociaux et les secrétariats sociaux agréés constituent les deux types de mandataires que les employeurs peuvent désigner dans le cadre de leur administration sociale. À la différence des prestataires de services sociaux, les secrétariats sociaux agréés disposent, en vertu de leur agrément, du droit exclusif de percevoir les cotisations sociales dues par les employeurs affiliés et de les verser à l’ONSS.
L’article 31ter de la loi du 29 juin 1981 « établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés » dispose :
« § 1er. Les employeurs ont la possibilité de désigner un mandataire dans le cadre de leur administration sociale.
§ 2. Il existe deux types de mandataires :
1° les prestataires de services sociaux sont des mandataires qui, au nom et pour le compte d’employeurs, remplissent en relation directe avec les institutions de sécurité sociale, des formalités prévues en matière de sécurité sociale auxquelles les employeurs sont tenus à l’égard desdites institutions.
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Dans les limites du mandat conclu avec l’employeur, ils se chargent d’accompagner les employeurs dans leurs relations avec les institutions telles que définies à l’article 2, alinéa 1er, 2°, de la loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque-carrefour de la sécurité sociale, et de les informer dans ce contexte;
2° les secrétariats sociaux agréés, tels que visés à l’article 27 de la loi du 27 juin 1969
révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs.
§ 3. Pour remplir les formalités prévues en matière de sécurité sociale pour ses employeurs affiliés, le mandataire reçoit un accès au réseau électronique de la sécurité sociale, pour autant qu’ :
1° il s’identifie dûment auprès des services de l’Office national de sécurité sociale;
2° il se conforme aux instructions des administrations concernées;
3° à la demande des administrations compétentes, il fournisse tous les renseignements ou transmette tout document pour la surveillance de l’application des lois sociales, conformément au Code pénal social, pour autant que ces renseignements ou ces documents soient nécessaires pour l’exécution des missions du mandataire;
4° il informe l’Office national de Sécurité sociale endéans les 15 jours suivant l’événement, de la dénonciation ou de la suppression d’un employeur ».
L’article 27, §§ 1er et 2, de la loi du 27 juin 1969 « révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » dispose :
« § 1er. Les secrétariats sociaux agréés sont des prestataires de services sociaux, tels que visés à l’article 31ter, § 2, 1°, de la loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés et qui, en vertu d’un agrément, perçoivent les cotisations sociales de leurs employeurs affiliés en vue de leur versement aux institutions chargées de la perception des cotisations de sécurité sociale.
§ 2. Le Roi fixe les conditions dans lesquelles le Ministre qui a les Affaires sociales dans ses attributions peut agréer des secrétariats sociaux d’employeurs appelés à accomplir en qualité de mandataires de leurs affiliés les formalités prescrites par la présente loi. Il détermine leurs droits et obligations.
Le Roi peut, par un arrêté délibéré en Conseil des Ministres, accorder aux catégories d’employeurs qu’Il détermine une intervention financière dans les frais d’affiliation à un secrétariat social agréé, dont Il fixe le montant, les conditions et les règles spécifiques d’octroi.
Les réviseurs d’entreprise des secrétariats sociaux font rapport par écrit au Ministre qui a les Affaires sociales dans ses attributions et à l’Office national de Sécurité sociale endéans les
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soixante jours de l’approbation statutaire du rapport annuel, sur l’accomplissement de leur mission et plus particulièrement à propos du plan comptable fixé par le Roi.
L’usage de la dénomination ‘ secrétariat social ’ est exclusivement réservé aux mandataires qui, conformément aux dispositions fixées par le Roi, sont agréés comme secrétariat social.
L’agréation confère au secrétariat social le droit exclusif de percevoir les cotisations dues par les employeurs affiliés, et ce uniquement de manière scripturale, et de les verser à l’Office national de Sécurité sociale.
A défaut de cette agréation spécifique, il est interdit à un prestataire de services sociaux, tel que visé à l’article 31ter, § 2, 1°, de la loi précitée du 29 juin 1981 de procéder à la perception de cotisations ».
Les articles 44 à 51 de l’arrêté royal du 28 novembre 1969 « pris en exécution de la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs » (ci-après : l’arrêté royal du 28 novembre 1969) règlent les conditions d’agrément, les obligations et les droits des secrétariats sociaux. Parmi les obligations des secrétariats sociaux figure l’obligation « de constituer et de tenir pour chacun des employeurs affiliés, à un lieu situé en Belgique, un dossier complet relatif à l’application des lois sociales pour l’ensemble du personnel des employeurs affiliés » (article 48, § 1er, 3°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969). Cette obligation est également applicable aux prestataires de services sociaux (article 53/3 de l’arrêté royal du 28 novembre 1969).
B.3.1. Tel qu’il était applicable avant sa modification par l’article 205 de la loi du 7 juin 2023, l’article XX.103 du Code de droit économique disposait :
« Le débiteur joint par les mêmes voies à son aveu :
1° le bilan de ses affaires ou une note indiquant les motifs qui l’empêchent de le déposer;
2° un bilan contenant un état des actifs et des passifs visé par le Livre III, titre 3, chapitre 2, du présent Code ainsi que l’énumération et l’évaluation de tous les biens mobiliers et immobiliers du débiteur, l’état des créances et des dettes, le tableau des profits et pertes, le dernier compte de résultats dûment clôturé et le tableau des dépenses; il doit être certifié véritable, daté et signé par le débiteur.
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3° les données relatives à l’endroit où se trouve la comptabilité, en indiquant si elle est tenue par des tiers; si tel est le cas, les coordonnées de ces tiers et les moyens d’avoir un accès à cette comptabilité;
4° s’il occupe ou a occupé du personnel au cours des dix-huit derniers mois, le registre du personnel, le compte individuel prévu par l’article 4, § 1er, 2°, de l’arrêté royal n° 5 du 23 octobre 1978 relatif à la tenue des documents sociaux, tant celui de l’année civile écoulée que celui de l’année civile en cours, les données relatives au secrétariat social et aux caisses sociales auxquels l’entreprise est affiliée, l’identité des membres du comité pour la prévention et la sécurité au travail et des membres de la délégation syndicale, ainsi que, le cas échéant, le code d’accès que l’Office national de la Sécurité sociale a attribué à l’entreprise et qui permet de consulter le registre électronique du personnel et donne accès aux autres données d’identification nécessaires;
5° la liste mentionnant le nom et l’adresse des clients et des fournisseurs;
6° la liste mentionnant le nom et l’adresse des personnes physiques qui, à titre gratuit, se sont constituées sûreté personnelle pour l’entreprise;
7° la liste des associés si le débiteur est une entreprise visée à l’article I.1, alinéa 1er, 1°, c), du présent livre, ou d’une personne morale dont les associés ont une responsabilité illimitée, ainsi que la preuve que les associés ont été informés.
Lors du dépôt des pièces, le débiteur veille au respect de son secret professionnel.
Si l’entreprise est dans l’impossibilité de joindre à son aveu les comptes individuels et, le cas échéant, le code octroyé à l’employeur par l’Office national de Sécurité sociale, visés à l’alinéa 1er, 4°, le secrétariat social auquel l’entreprise était affiliée prend immédiatement et gratuitement en charge ces obligations, sur simple demande des curateurs. Le secrétariat social fournit au curateur gratuitement et sur sa demande, les derniers documents sociaux relatifs aux travailleurs ainsi que les documents de sortie à remettre aux travailleurs.
Le déclarant reçoit un accusé de réception après le dépôt dans le registre.
L’insertion dans le registre de toutes autres pièces concernant la faillite est constatée de la même manière, sans qu’il soit nécessaire d’en dresser un autre acte de dépôt ».
B.3.2. L’article 205, attaqué, de la loi du 7 juin 2023 dispose :
« À l’article XX.103, alinéa 3, du même Code, inséré par la loi du 11 août 2017, les mots ‘ Le secrétariat social fournit au curateur gratuitement et sur sa demande, ’ sont remplacés par les mots ‘ Le secrétariat social ou le prestataire de services sociaux fournissent gratuitement au curateur sur sa simple demande, ’ ».
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Les articles 272 et 273 de la loi du 7 juin 2023 disposent :
« Art. 272. Les dispositions de la présente loi s’appliquent aux procédures d’insolvabilité ouvertes à partir de l’entrée en vigueur de la présente loi.
Art. 273. La présente loi entre en vigueur le 1er septembre 2023 ».
B.3.3. L’article XX.132, alinéa 3, du Code de droit économique dispose :
« Les curateurs collaborent activement et prioritairement à la détermination du montant des créances déclarées par les travailleurs de l’entreprise faillie ».
L’article XX.135, § 3, du Code de droit économique dispose :
« La clôture de la faillite pour insuffisance d’actif ne peut être prononcée que lorsqu’il est reconnu que les curateurs ont fait ce qui était en leur pouvoir pour remettre aux travailleurs les documents sociaux prévus par la loi ».
B.4.1. L’obligation prévue à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique trouve son origine dans la loi du 15 juillet 2005 « visant à compléter les articles 10 et 46 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites ». Cette loi avait inséré, dans l’article 10 de la loi du 8 août 1997 « sur les faillites », l’alinéa suivant :
« Si le commerçant est dans l’impossibilité de joindre à son aveu les comptes individuels et, le cas échant, le code octroyé à l’employeur par l’Office national de Sécurité sociale, visés à l’alinéa 1er, 3°, du présent article, le secrétariat social auquel le commerçant était affilié prend immédiatement et gratuitement en charge ces obligations, sur simple demande des curateurs ».
L’amendement à l’origine de cette disposition, qui a été introduit à la suite de l’audition d’un expert (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/005, pp. 18-19), était justifié comme suit :
« La loi-programme du 8 avril 2003 (Moniteur belge du 17 avril 2003) a instauré l’obligation pour le commerçant de joindre les ‘ comptes individuels ’ à son aveu.
Dans la pratique, cette disposition est malheureusement restée lettre morte.
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Presque toutes les entreprises sont affiliées à un secrétariat social agréé et le commerçant part dès lors du principe que le secrétariat social fournira les comptes individuels au curateur, sur simple demande de celui-ci.
Il n’est pas exceptionnel qu’un curateur doive attendre plusieurs mois avant d’être en possession des comptes individuels nécessaires de l’année de la déclaration de la faillite et de l’année précédente.
Des sommes considérables sont souvent réclamées pour la délivrance des comptes individuels, ce qui incite les secrétariats sociaux à essayer de recouvrer les frais d’administration en retard auprès du curateur. Tous les secrétariats sociaux peuvent, sur simple demande, imprimer ou transmettre par courrier électronique les comptes individuels des dernières années, sans que cela occasionne de frais importants.
Ces comptes individuels sont indispensables pour pouvoir délivrer des formulaires C4 et d’autres documents sociaux aux travailleurs licenciés, et pour vérifier ou rectifier leurs créances.
Il est dès lors recommandé d’imposer aux secrétariats sociaux l’obligation légale de mettre à la disposition du curateur, à court terme et gratuitement, les comptes individuels et les codes octroyés à l’employeur par l’ONSS » (Doc. parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/002, p. 2).
Lors des discussions en commission, cette disposition avait également fait l’objet des échanges suivants :
« [Un membre] ne voit pas d’objection à ce que l’on complète l’article 10, comme le suggère [l’expert]. À l’argument selon lequel les secrétariats sociaux facturent des coûts exagérés pour la mise à disposition des données du compte individuel, on peut opposer que cette formalité entraîne des coûts administratifs pour les secrétariats sociaux.
[L’expert] estime qu’ils essaient, de cette manière, de récupérer une partie des arriérés de frais de gestion. Il suffit qu’ils demandent une garantie à l’employeur, ce que font d’ailleurs beaucoup de secrétariats sociaux.
[Un autre orateur] souligne que la loi sur les faillites dispose que les curateurs, même en cas de faillite sans le moindre actif, ne peuvent clôturer celle-ci qu’après la délivrance des documents sociaux. Cette règle pourrait servir de fondement à une éventuelle obligation » (Doc.
parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1541/005, p. 19);
« [Un membre] présente un amendement (n° 1, DOC 51 1541/002) tendant à modifier l’article 10 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites. L’amendement permet aux curateurs d’avoir plus rapidement accès aux comptes individuels et au registre électronique du personnel sur la base desquels ils peuvent délivrer les formulaires C4 ainsi que d’autres documents sociaux aux travailleurs licenciés.
[Un deuxième membre] souligne que cet amendement remédie à un problème pratique fréquent. Il est extrêmement important que les travailleurs licenciés disposent le plus
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rapidement possible des documents sociaux requis afin de pouvoir solliciter le bénéfice des allocations de chômage et de se présenter à nouveau sur le marché de l’emploi.
[Une troisième membre] s’interroge sur l’opportunité d’une initiative législative en la matière, dès lors que les curateurs ont accès à DIMONA et à la Banque-Carrefour des entreprises et peuvent ainsi obtenir les informations nécessaires sur simple demande. Selon l’intervenante, il n’est pas apparu, au cours des auditions, que l’obtention d’informations posait des problèmes aux curateurs.
[Le deuxième membre] doute que la Banque-Carrefour des entreprises mette des comptes individuels à la disposition des curateurs. Selon lui, il est bel et bien ressorti des auditions que les secrétariats sociaux sont très réticents à mettre des comptes individuels à disposition » (ibid., p. 22);
« La commission prend ensuite connaissance de la note légistique du service juridique de la Chambre concernant le projet de texte adopté de la proposition de loi visant à compléter les articles 10 et 46 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites.
[...]
En vertu du contenu du nouvel alinéa 3 de l’article 10, l’insertion des mots ‘ tant celui de l’année civile en cours que celui de l’année civile écoulée ’ a pour conséquence que le secrétariat social ne prendra immédiatement et gratuitement en charge que les obligations du commerçant afférentes à ces années.
[Un membre] ayant demandé si l’on avait tenu compte de la possibilité que la liquidation d’une faillite dure plusieurs années, [une autre membre] explique que la limitation à deux années correspond à un choix des auteurs de l’amendement n° 1 » (ibid., p. 28).
B.4.2. Lors de l’insertion du livre XX dans le Code de droit économique par la loi du 11 août 2017 « portant insertion du Livre XX ‘ Insolvabilité des entreprises ’, dans le Code de droit économique, et portant insertion des définitions propres au livre XX, et des dispositions d’application au Livre XX, dans le Livre I du Code de droit économique » (ci-après : la loi du 11 août 2017), l’article XX.103 du Code de droit économique a fait l’objet du commentaire suivant :
« Cet article reprend en grande partie les dispositions de l’article 10 de la loi sur les faillites.
Quelques modifications sont néanmoins apportées au système. Les renvois aux règles comptables sont actualisés; la manière dont le secrétariat social apporte son assistance est également détaillée » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/001, p. 81).
B.4.3. Dans les travaux préparatoires de la loi du 7 juin 2023, l’article 205 de cette loi est commenté comme suit :
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« Actuellement, l’article XX.103, troisième alinéa, dernière phrase du CDE stipule que le secrétariat social doit, à la demande du curateur, fournir gratuitement les derniers documents sociaux relatifs aux salariés, ainsi que les documents requis en cas de retrait de l’entreprise. La loi du 29 juin 1981 établissant les principes généraux de la sécurité sociale des travailleurs salariés fait une distinction entre les prestataires de services sociaux d’une part et les secrétariats sociaux agréés d’autre part.
Dans la mesure où l’article XX.103, troisième alinéa, dernière phrase, du CDE n’est donc actuellement applicable qu’aux secrétariats sociaux, les prestataires de services sociaux doivent également fournir les documents en question sur simple demande du curateur.
Le système ne peut être efficace que s’il est prévu que les derniers bulletins de salaire sont délivrés gratuitement dans les mêmes conditions.
Il est en effet impossible d’établir les ‘ documents de sortie ’ si toutes les prestations n’ont pas été comptabilisées » (Doc. parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-3231/001, p. 83).
Il ressort du tableau de correspondance joint aux travaux préparatoires que l’article 205 de la loi du 7 juin 2023 ne transpose pas de disposition de la directive (UE) 2019/1023 du Parlement européen et du Conseil du 20 juin 2019 « relative aux cadres de restructuration préventive, à la remise de dettes et aux déchéances, et aux mesures à prendre pour augmenter l’efficacité des procédures en matière de restructuration, d’insolvabilité et de remise de dettes, et modifiant la directive (UE) 2017/1132 (directive sur la restructuration et l’insolvabilité) »
(ibid., p. 373).
Quant au fond
B.5. Le moyen unique est pris de la violation, par l’article 205 de la loi du 7 juin 2023, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme (principe d’égalité et de non-discrimination), de l’article 16
de la Constitution, lu en combinaison ou non avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel)
(droit de propriété), de l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution (droit à une rémunération équitable), et de l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et des articles II.3 et II.4 du Code de droit économique (liberté d’entreprendre).
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Premièrement, les parties requérantes font valoir que la disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre, d’une part, les prestataires de services sociaux et, d’autre part, les autres acteurs de la faillite, à savoir le curateur, les autres praticiens de la liquidation visés à l’article I.23, 7°, du Code de droit économique et les cocontractants de l’entreprise faillie pour lesquels le curateur décide de poursuivre l’exécution des contrats en cours. Elles critiquent le fait que les prestataires de services sociaux doivent fournir gratuitement les documents visés à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique, alors que les autres acteurs de la faillite sont rémunérés pour leurs prestations.
Deuxièmement, les parties requérantes soutiennent également que la disposition attaquée fait naître une différence de traitement entre les prestataires de services sociaux, selon qu’ils accomplissent dans le cadre d’une faillite les prestations visées à l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique ou qu’ils accomplissent les mêmes prestations en dehors du cadre d’une faillite. Elles critiquent le fait que les prestataires de services sociaux ne sont rémunérés que dans le second cas.
Enfin, les parties requérantes font valoir que la disposition attaquée viole la liberté d’entreprendre et le droit de propriété. Elles soutiennent aussi qu’en ce qui concerne le droit à une rémunération équitable, la disposition attaquée réduit significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.6. La Cour examine d’abord si la disposition attaquée, en ce qu’elle fait naître les deux différences de traitement mentionnées en B.5, viole le principe d’égalité et de non-
discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.7. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit également le principe d’égalité et de non-discrimination en ce qui concerne la jouissance des droits et libertés mentionnés dans cette Convention et dans ses protocoles additionnels.
En l’espèce, cette disposition n’ajoute rien aux articles 10 et 11 de la Constitution.
B.8. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
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L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.9.1. Tel qu’il a été remplacé par la loi du 7 juin 2023, l’article I.23, 7°, du Code de droit économique définit le « praticien de la liquidation » comme suit :
« Les définitions suivantes sont applicables au livre XX :
[...]
7° praticien de la liquidation : un mandataire de justice dont la fonction, y compris à titre intérimaire, consiste à, exercer une ou plusieurs des tâches suivantes :
i) vérifier et admettre les créances soumises dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité;
ii) représenter l’intérêt collectif des créanciers;
iii) administrer, en tout ou en partie, les actifs dont le débiteur est dessaisi;
iv) liquider les actifs visés au point iii) et le cas échéant, de répartir le produit entre les créanciers; ou
v) surveiller la gestion des affaires du débiteur ».
Cette notion remplace celle de « praticien de l’insolvabilité », qui était auparavant définie au second article I.22, 7°, du Code de droit économique, tel qu’il avait été inséré par la loi du 11 août 2017.
À cet égard, les travaux préparatoires de la loi du 7 juin 2023 indiquent :
« - au 7° : il s’agit d’une adaptation technique (mise en conformité de la terminologie);
afin d’éviter toute équivoque, le terme de praticien de la liquidation est utilisé pour qualifier la notion européenne de ‘ praticien de l’insolvabilité ’. La notion est plus large que celle de
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curateur qui ne concerne que les faillites et est en opposition avec la notion ‘ le praticien de la réorganisation ’;
[...]
Le Livre XX connait donc un certain nombre d’agents qui sont tous des mandataires judiciaires, certains étant surtout concernés par la réorganisation de l’entreprise et d’autres par sa liquidation. Les premiers seront qualifiés de ‘ praticiens de la réorganisation ’, les seconds de ‘ praticiens de la liquidation ’.
[...]
Bien que les praticiens de la réorganisation et les praticiens de la liquidation effectuent des tâches différentes, il est précisé que :
[...]
- le curateur, le mandataire chargé du transfert de l’entreprise, le liquidateur, l’administrateur provisoire visé à l’article XX.32 sont des praticiens de la liquidation » (Doc.
parl., Chambre, 2022-2023, DOC 55-3231/001, pp. 12-13).
Dans les travaux préparatoires de la loi du 11 août 2017, il était entre autres indiqué :
« La définition de praticien de l’insolvabilité, est aussi tirée du Règlement insolvabilité mais elle a une portée plus restreinte, car le Règlement 2015/848 a un champ d’application plus large. Ce dernier étant applicable au règlement collectif de dettes » (Doc. parl., Chambre, 2016-2017, DOC 54-2407/001, p. 23).
La notion européenne de « praticien de l’insolvabilité » à laquelle font référence les travaux préparatoires précités de la loi du 7 juin 2023 et de la loi du 11 août 2017 est celle qui est définie à l’article 2, point 5), du règlement (UE) 2015/848 du Parlement européen et du Conseil du 20 mai 2015 « relatif aux procédures d’insolvabilité (refonte) » et qui, selon l’annexe B à ce règlement, vise, en ce qui concerne la Belgique, le curateur, le mandataire de justice, le médiateur de dettes, le liquidateur et l’administrateur provisoire.
B.9.2. En ce qui concerne la rémunération du curateur et des autres praticiens de la liquidation visés à l’article I.23, 7°, du Code de droit économique, l’article XX.20, §§ 3 à 5, du même Code dispose :
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« § 3. Les frais et honoraires des curateurs sont fixés en fonction de l’importance et de la complexité de leur mission sous la forme d’une indemnité proportionnelle aux actifs réalisés le cas échéant, en tenant compte du temps requis pour l’accomplissement de leurs prestations.
Les frais et honoraires des autres praticiens de la liquidation sont fixés en fonction de l’importance et de la complexité de leur mission et sur base du temps requis pour l’accomplissement de leurs prestations et le cas échéant, en tenant compte de la valeur des actifs.
Le Roi détermine les modalités et les barèmes relatifs à la fixation des honoraires des curateurs et Il détermine les éléments sur base desquels les praticiens de la liquidation sont rémunérés.
§ 4. Le Roi peut également déterminer les frais pouvant faire l’objet d’une indemnisation séparée, ainsi que les modalités de leur liquidation.
Un relevé détaillé des prestations à rémunérer est joint à toute demande d’honoraires.
A chaque demande de remboursement de frais seront joints les documents justificatifs.
Lorsque l’actif ne suffit pas pour couvrir les frais d’administration et de liquidation de la faillite, une rémunération forfaitaire du curateur est octroyée dont le montant à indexer annuellement est fixé par le Roi.
§ 5. A la demande des curateurs et de l’avis conforme du juge-commissaire, le tribunal peut permettre au curateur de prélever des remboursements de frais et des honoraires provisionnels dont il fixe le montant. Sauf circonstances particulières, le total des frais et honoraires provisionnels ne peut excéder les trois quarts du montant fixé selon les règles d’indemnisation établies par le Roi. En aucun cas, des honoraires provisionnels ne peuvent être alloués lorsque les curateurs n’insèrent pas les états prévus à l’article XX.130 dans le registre.
Le tribunal peut allouer des remboursements de frais et des honoraires provisionnels à la demande des autres praticiens de la liquidation ».
L’exécution de cette disposition fait l’objet de l’arrêté royal du 26 avril 2018 « établissant les règles et barèmes relatifs à la fixation des honoraires et des frais des praticiens de l’insolvabilité ».
B.10. En ce qui concerne les cocontractants de l’entreprise faillie pour lesquels le curateur décide de poursuivre l’exécution des contrats en cours, l’article XX.139, § 1er, alinéa 3, du Code de droit économique prévoit que « l’exécution des obligations du failli corrélatives aux
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prestations effectuées par le cocontractant après la date du jugement déclaratif de faillite est à charge de la masse ».
B.11.1. Dans le cadre de la première différence de traitement mentionnée en B.5, les catégories comparées se trouvent dans des situations suffisamment comparables au regard de la mesure attaquée. En effet, bien qu’il ressorte des dispositions mentionnées en B.9.1, lues à la lumière des travaux préparatoires, que, contrairement à ce que les parties requérantes soutiennent, les prestataires de services sociaux qui exécutent l’obligation imposée par l’article XX.103, alinéa 3, du Code de droit économique ne sont pas des praticiens de la liquidation, ces prestataires de services sociaux se trouvent, au regard de la mesure attaquée, dans une situation suffisamment comparable au curateur et aux autres praticiens de la liquidation, dès lors qu’ils sont tous amenés à effectuer des prestations à l’occasion d’une faillite. Pour le même motif, ces prestataires de services sociaux se trouvent aussi, au regard de la mesure attaquée, dans une situation suffisamment comparable aux cocontractants de l’entreprise faillie pour lesquels le curateur décide de poursuivre l’exécution des contrats en cours.
B.11.2. Dans le cadre de la seconde différence de traitement mentionnée en B.5, les deux catégories comparées se trouvent dans des situations suffisamment comparables au regard de la mesure attaquée, dès lors qu’il s’agit dans les deux cas de prestataires de services sociaux.
B.12. Les deux différences de traitement mentionnées en B.5 reposent sur des critères de distinction objectifs, à savoir respectivement (1) le fait que la personne concernée est un prestataire de services sociaux ou non et (2) le fait que les prestations sont effectuées dans le cadre d’une faillite ou non.
B.13. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés.
B.14. Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.4 que l’obligation de délivrer, à la simple demande du curateur, les derniers documents sociaux et les documents de sortie – obligation qui était déjà imposée aux secrétariats sociaux et que la disposition attaquée a
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étendue aux prestataires de services sociaux – vise à préserver les droits des travailleurs et à faciliter le travail du curateur. Quant à la gratuité, elle vise à prévenir le risque d’abus, en particulier le risque de tenter à cette occasion de récupérer une partie des arriérés de frais de gestion. Ces objectifs sont légitimes.
B.15. Au regard de ces objectifs, il est pertinent que l’obligation de délivrer gratuitement les derniers documents sociaux et les documents de sortie s’applique dans le cadre d’une faillite aux deux types de mandataires que les employeurs peuvent désigner pour leur administration sociale, à savoir aux secrétariats sociaux et aux prestataires de services sociaux. En effet, les prestataires de services sociaux, tout comme les secrétariats sociaux, remplissent, en relation directe avec les institutions de sécurité sociale, des formalités en matière de sécurité sociale au nom et pour le compte d’employeurs. En outre, tant les prestataires de services sociaux que les secrétariats sociaux sont tenus de constituer et de tenir, pour chaque employeur affilié, un dossier complet relatif à l’application des lois sociales pour l’ensemble du personnel.
B.16. Compte tenu de la large marge d’appréciation dont il dispose en la matière, le législateur a raisonnablement pu considérer que, par rapport à d’autres mesures d’encadrement du prix des prestations concernées, la gratuité prévue par la disposition attaquée est de nature à atteindre de façon plus certaine les objectifs poursuivis, en particulier la sauvegarde des droits des travailleurs en leur permettant de disposer le plus rapidement possible des documents concernés et la lutte contre les abus que le législateur avait constatés.
La disposition attaquée ne produit pas des effets disproportionnés pour les prestataires concernés. Ceux-ci peuvent, dans les contrats qu’ils concluent avec les employeurs qui font appel à leurs services, couvrir le risque de devoir fournir gratuitement les documents concernés si un employeur fait faillite. En outre, en ce qui concerne les comptes individuels, l’obligation se limite à ceux de l’année civile écoulée et de l’année civile en cours.
B.17. Il résulte de ce qui précède que la disposition attaquée, en ce qu’elle fait naître les deux différences de traitement mentionnées en B.5, ne viole pas le principe d’égalité et de non-
discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
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B.18.1. La Cour examine à présent le moyen unique en ce qu’il est pris de la violation de la liberté d’entreprendre.
B.18.2. La liberté d’entreprendre, telle qu’elle est notamment visée à l’article II.3 du Code de droit économique et dans le décret d’Allarde du 2-17 mars 1791, abrogé, qui visait la liberté de commerce et d’industrie, a régulièrement servi de norme de référence à la Cour dans son contrôle du respect des articles 10 et 11 de la Constitution. Cette liberté doit s’exercer « dans le respect des traités internationaux en vigueur en Belgique, du cadre normatif général de l’Union économique et de l’unité monétaire tel qu’établi par ou en vertu des traités internationaux et de la loi » (article II.4 du même Code).
B.18.3. La liberté d’entreprendre précitée est en outre étroitement liée à la liberté d’entreprise, qui est garantie par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
B.18.4. Par conséquent, la Cour doit contrôler la disposition attaquée au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec la liberté d’entreprendre.
B.18.5. Sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est applicable en l’espèce en vertu de son article 51, la Cour peut prendre en considération la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne relative à l’article 16 de cette Charte, étant donné que la liberté d’entreprise en droit de l’Union européenne a une portée analogue à celle de la liberté d’entreprendre en droit belge.
B.18.6. Dès lors que la liberté d’entreprendre inclut « la liberté de déterminer le prix pour une prestation » (CJUE, grande chambre, 22 janvier 2013, C-283/11, Sky Österreich GmbH, ECLI:EU:C:2013:28, point 43; 20 décembre 2017, C‑277/16, Polkomtel sp. z o.o., ECLI:EU:C:2017:989, point 50), la disposition attaquée entraîne une ingérence dans la liberté d’entreprendre.
B.18.7. La liberté d’entreprendre ne peut être conçue comme une liberté absolue. Elle ne fait pas obstacle à ce que le législateur compétent règle l’activité économique des personnes et
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des entreprises. Le législateur n’interviendrait de manière déraisonnable que s’il limitait la liberté d’entreprendre sans aucune nécessité ou si cette limitation était disproportionnée au but poursuivi.
La liberté d’entreprise « doit être prise en considération par rapport à sa fonction dans la société ». Elle peut dès lors « être soumise à un large éventail d’interventions de la puissance publique susceptibles d’établir, dans l’intérêt général, des limitations à l’exercice de l’activité économique » (CJUE, grande chambre, 22 janvier 2013, C-283/11, précité, points 45 et 46;
grande chambre, 21 décembre 2016, C-201/15, AGET Iraklis, ECLI:EU:C:2016:972, points 85
et 86).
B.18.8. Pour les motifs mentionnés en B.13 à B.16, l’ingérence dans la liberté d’entreprendre qu’entraîne la disposition attaquée est raisonnablement justifiée au regard des objectifs poursuivis.
B.19.1. La Cour examine à présent le moyen unique en ce qu’il est pris de la violation de l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.19.2. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.19.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
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B.19.4. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle de la disposition attaquée.
B.19.5. L’article 1er du Protocole précité offre une protection non seulement contre l’expropriation ou la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
B.19.6. Toute ingérence dans le droit de propriété doit réaliser un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la protection du droit au respect des biens. Il faut qu’existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi.
B.19.7. Pour les motifs mentionnés en B.13 à B.16, à supposer que la disposition attaquée entraîne une ingérence dans le droit au respect des biens, cette ingérence est raisonnablement justifiée au regard des objectifs poursuivis.
B.20.1. La Cour examine enfin le moyen unique en ce qu’il est pris de la violation du droit à une rémunération équitable consacré à l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution.
B.20.2. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective;
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[...] ».
B.20.3. L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.20.4. L’article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu’il faut entendre par une « rémunération équitable ». Il impose au législateur compétent de garantir ce droit et de déterminer ses conditions d’exercice en vue de permettre à chacun de « mener une vie conforme à la dignité humaine ».
B.20.5. Les développements de la proposition de révision de la Constitution qui a conduit à l’insertion, dans le titre II de celle-ci, de l’article 23 (numéroté 24bis à l’époque) exposent, au sujet du droit à une juste rémunération :
« Le droit à une juste rémunération constitue un des éléments essentiels des objectifs économiques de l’activité humaine.
[...]
Cette rémunération doit tenir compte des besoins sociaux, culturels et économiques fondamentaux des travailleurs et de leur famille. A côté de ces besoins fondamentaux, la rémunération doit permettre au travailleur de s’inscrire dans des activités plus élevées et complexes, telles que l’enseignement, les avantages culturels et sociaux.
La juste rémunération se détermine, d’une part, par le travail accompli et, d’autre part, par les besoins du travailleur et de sa famille » (Doc. parl., Sénat, S.E. 1991-1992, n° 100-2/3°, p. 16).
B.20.6. Sans qu’il soit nécessaire d’examiner d’abord si le droit à une rémunération équitable consacré à l’article 23, alinéa 3, 1°, de la Constitution peut être invoqué par une personne morale qui se prévaut de son intérêt personnel et s’il s’applique à l’exercice d’une activité indépendante, et sans qu’il soit nécessaire d’examiner le cas échéant ensuite si la disposition attaquée entraîne un recul significatif de la protection de ce droit pour les prestataires de services sociaux, il suffit de constater que, pour les motifs mentionnés en B.13
à B.16, la mesure attaquée est raisonnablement justifiée au regard des objectifs poursuivis.
24
B.21. Le moyen unique n’est pas fondé.
25
Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul