Cour constitutionnelle
Arrêt n° 124/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8106
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 17, alinéa 2, de la loi du 11 avril 1995
« visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 7 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 novembre 2023, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 17, alinéa 2, de la loi du 11 avril 1995 visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social, interprété en ce sens que l’absence d’effet rétroactif d’une décision de révision adoptée par une institution de sécurité sociale ne s’appliquerait qu’en cas d’erreur imputable à cette institution et non lorsque l’erreur commise par cette institution lors de l’octroi d’une prestation de sécurité sociale a été induite par un faux produit par un tiers, mais à l’insu du bénéficiaire de la prestation, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution de même que son article 23 en ce qu’il traiterait de manière différente, sans que cette différence de traitement repose sur un critère objectif et soit raisonnablement justifiée, des catégories d’assurés sociaux se trouvant dans des situations identiques, à savoir avoir perçu indûment et de bonne foi une prestation de sécurité sociale, c’est-à-dire :
- d’une part, l’assuré social ayant, sans savoir ou devoir savoir qu’il ne pouvait prétendre à une prestation de sécurité sociale, bénéficié d’un indu procédant exclusivement d’une erreur
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commise par l’institution de sécurité sociale, cas dans lequel le bénéficiaire de l’indu pourra bénéficier de la protection que constitue l’absence d’effet rétroactif de la décision de révision;
- et d’autre part, l’assuré social ayant, sans savoir ou devoir savoir qu’il ne pouvait prétendre à une prestation de sécurité sociale, bénéficié d’un indu procédant d’une erreur de l’institution de sécurité sociale exclusivement induite par le comportement frauduleux d’un tiers, hypothèse dans laquelle, selon cette interprétation de l’article 17, alinéa 2, précité, le bénéficiaire de l’indu ne pourrait quant à lui bénéficier de la protection que constitue l’absence d’effet rétroactif de la décision de révision ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Pierre Slegers et Me Margaux Kerkhofs, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Magali Plovie et Willem Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Depuis le 1er février 2019, Y. E.B. est employé en qualité de serveur comptoir par la SPRL « Sand Duchesse », dans le cadre d’un contrat de travail à durée indéterminée. À partir du 16 mars 2020, il est mis en chômage temporaire dans le cadre de la pandémie de COVID-19. Entre le 1er février 2021 et le 3 juin 2021, il bénéficie d’allocations de chômage temporaire pour cause de force majeure due à la pandémie de COVID-19.
Le 9 août 2022, après enquête, l’ONEm constate que la SPRL « Sand Duchesse » a fait un usage impropre du chômage temporaire pour cause de force majeure due à la pandémie de COVID-19. Il s’avère en effet que la SPRL « Sand Duchesse » a engagé des travailleurs aux mêmes fonctions que les travailleurs mis au chômage temporaire durant la même période, et que son chiffre d’affaires n’a pas diminué au point de justifier une mise en chômage temporaire de ses employés. L’ONEm en déduit que la suspension de l’exécution des contrats de travail de plusieurs employés pour cause de force majeure n’était pas valable, et que, dès lors, les allocations de chômage perçues par lesdits travailleurs doivent être récupérées.
Cette décision est communiquée à Y. E.B. le 21 septembre 2022. Dans le même temps, l’ONEm l’invite à présenter une défense écrite. N’ayant reçu aucune réponse, l’ONEm décide, le 5 octobre 2022, d’exiger que l’intéressé rembourse les allocations de chômage qu’il a indûment perçues.
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Y. E.B. conteste cette décision devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles, qui est la juridiction a quo. À titre principal, il demande que la SPRL « Sand Duchesse » soit condamnée, d’une part, à rembourser à l’ONEm le montant des allocations indûment perçues et, d’autre part, à lui verser la différence entre la rémunération qu’il aurait dû percevoir lors de la période comprise entre le 1er février et le 3 juin 2021 et les allocations indûment perçues. Il demande également que le Tribunal dise pour droit qu’il ne doit pas rembourser lesdites allocations à l’ONEm et que la décision de l’ONEm du 5 octobre 2022 soit annulée. À titre subsidiaire, il sollicite à nouveau la mise à néant de la décision du 5 octobre 2022 et demande que le Tribunal dise pour droit qu’il n’y a pas lieu de procéder à la récupération desdites allocations de chômage temporaire. À titre infiniment subsidiaire, il demande que soit posée à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
Par un jugement du 7 novembre 2023, le Tribunal condamne la SPRL « Sand Duchesse » à verser à Y. E.B.
le montant de la rémunération brute qui lui est due pour la période comprise entre le 1er février 2021 et le 3 juin 2021. Il déclare cependant non fondée la demande de condamner la SPRL « Sand Duchesse » à payer à l’ONEm un montant équivalant aux allocations de chômage temporaire pour cause de force majeure indûment perçues.
Enfin, dans les motifs de sa décision, le Tribunal indique également que la demande d’annuler la décision du 5 octobre 2022 ne sera pas déclarée fondée, l’ONEm n’ayant commis aucune erreur au sens de l’article 17, alinéa 2, de la loi du 11 avril 1995 « visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social ». Par le même jugement, le Tribunal sursoit à statuer après avoir fait droit à la demande d’interroger la Cour à titre préjudiciel.
III. En droit
–A–
A.1.1. À titre principal, le Conseil des ministres fait valoir que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, en ce qu’elle n’est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo, parce que, d’une part, celui-ci est intégralement résolu et que, d’autre part, la loi du 11 avril 1995 « visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social » (ci-après : la Charte de l’assuré social) ne lui est pas applicable.
A.1.2. Le Conseil des ministres considère que le jugement rendu par la juridiction a quo rencontre intégralement la demande de la partie demanderesse devant elle. En effet, la demande portait, en principal, sur la condamnation de la SPRL « Sand Duchesse » à payer à la partie demanderesse le montant de la rémunération brute qu’elle aurait dû percevoir entre le 1er février 2021 et le 3 juin 2021. Cette demande principale a été rencontrée, de sorte que les demandes portées à titre subsidiaire et à titre infiniment subsidiaire sont épuisées, conformément au principe dispositif. La réponse à la question préjudicielle ne peut donc avoir aucune incidence sur la solution du litige, la juridiction a quo ayant épuisé sa saisine en se prononçant sur la demande à titre principal.
A.1.3. Le Conseil des ministres fait également valoir que la Charte de l’assuré social, qui fait l’objet de la question préjudicielle, n’est pas applicable au litige pendant devant la juridiction a quo, de sorte que la question n’est en toute hypothèse pas utile à la solution du litige. En effet, comme la Cour l’a rappelé par l’arrêt n° 46/2020
du 26 mars 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.046), la Charte de l’assuré social ne s’applique qu’aux assurés sociaux, c’est-à-dire aux personnes qui ont droit à des prestations sociales. Or, la juridiction a quo a considéré que la partie demanderesse devant elle n’avait pas droit aux allocations de chômage temporaire pour force majeure, puisque son contrat de travail n’avait pas été valablement suspendu. Partant, la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne bénéficie pas de la protection prévue par la Charte de l’assuré social, mais bien de celle établie par le droit du travail, ce qui se déduit par ailleurs du fait que c’est bien sur ce dernier que se fonde la juridiction a quo pour faire droit à la demande principale de la partie demanderesse.
A.2.1. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que l’article 17, alinéa 2, de la Charte de l’assuré social ne viole ni les articles 10 et 11, ni l’article 23 de la Constitution.
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A.2.2. Le Conseil des ministres fait valoir que la disposition en cause n’est pas contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, dès lors que la différence de traitement visée dans la question préjudicielle repose sur des motifs légitimes et raisonnables. Cette disposition vise en effet à protéger l’assuré social contre des erreurs de l’administration, en consacrant le principe général de droit de la confiance légitime. L’administration ne peut cependant être tenue pour responsable d’erreurs qui seraient causées par des manœuvres frauduleuses : l’objectif de la Charte de l’assuré social n’est pas de faire supporter par l’administration les fraudes commises par un tiers.
Dans le contexte particulier de la pandémie de COVID-19, où le régime du chômage temporaire pour cause de force majeure a été étendu dans l’urgence, l’administration a été tributaire d’informations qui lui étaient communiquées par des tiers, sans pouvoir raisonnablement en examiner la véracité, sinon par des contrôles a posteriori. Pour toutes ces raisons, il n’est pas déraisonnable de permettre à l’institution de sécurité sociale de récupérer, pour raison de fraude, l’intégralité des sommes indûment versées.
A.2.3. Le Conseil des ministres estime que la disposition en cause ne viole pas non plus l’article 23 de la Constitution. Cette dernière n’entraîne en effet pas un recul, encore moins un recul significatif, des droits de la partie demanderesse devant la juridiction a quo qui serait incompatible avec l’obligation de standstill contenue dans cette disposition constitutionnelle. L’assuré social de bonne foi qui est confronté à une demande de répétition de l’indu dispose en effet d’une action contre le tiers responsable de la fraude, ce qui lui garantit le maintien du degré de protection de ses droits. Si la Cour venait à constater que la disposition en cause entraîne tout de même un recul significatif, ce dernier serait justifié par des motifs d’intérêt général, à savoir par un motif de solidarité entre tous les Belges lors d’une période de crise.
–B–
B.1. La Cour est interrogée sur l’article 17 de la loi du 11 avril 1995 « visant à instituer ‘ la charte ’ de l’assuré social » (ci-après : la Charte de l’assuré social), qui dispose :
« Lorsqu’il est constaté que la décision est entachée d’une erreur de droit ou matérielle, l’institution de sécurité sociale prend d’initiative une nouvelle décision produisant ses effets à la date à laquelle la décision rectifiée aurait dû prendre effet, et ce sans préjudice des dispositions légales et réglementaires en matière de prescription.
Sans préjudice de l’article 18, la nouvelle décision produit ses effets, en cas d’erreur due à l’institution de sécurité sociale, le premier jour du mois qui suit la notification, si le droit à la prestation est inférieur à celui reconnu initialement.
L’alinéa précédent n’est pas d’application si l’assuré social sait ou devait savoir, dans le sens de l’arrêté royal du 31 mai 1933 concernant les déclarations à faire en matière de subventions, indemnités et allocations, qu’il n’a pas ou plus droit à l’intégralité d’une prestation ».
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B.2. Le Conseil des ministres fait valoir à titre principal que la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige pendant devant la juridiction a quo, dès lors que ce litige est intégralement tranché et que la Charte de l’assuré social ne lui est pas applicable.
B.3. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.4. La demande formulée à titre principal par la partie demanderesse devant la juridiction a quo peut être décrite comme suit. D’abord, cette partie demande que son employeur soit condamné à verser à l’ONEm un montant équivalent à celui des allocations indûment perçues entre le 1er février et le 3 juin 2021, soit un montant brut de 4 598,33 euros. Ensuite, elle demande la condamnation du même employeur à lui verser un montant couvrant la différence entre la rémunération qu’elle aurait dû percevoir durant cette période (soit une somme brute de 5 758,59 euros) et les allocations indûment perçues, ce qui équivaut à une somme brute de 1 160,26 euros. Enfin, elle demande que la décision de l’ONEm du 5 octobre 2022, par laquelle est exigée la récupération des allocations indûment perçues, soit annulée, l’indu étant à rembourser par son employeur.
La demande formulée à titre principal tend donc à ce que la partie demanderesse puisse disposer d’un montant total équivalent à sa rémunération pour la période comprise entre le 1er février et le 3 juin 2021, soit une somme totale de 5 758,59 euros, sans devoir restituer les allocations indûment perçues. Cela reviendrait donc pour elle à se voir verser un montant supplémentaire de 1 160,26 euros.
B.5. Par son jugement du 7 novembre 2023, la juridiction a quo condamne l’employeur à verser à la partie demanderesse « la somme brute de 5.758,59 euros au titre de la rémunération qui lui est due pour la période comprise entre le 1er février au 3 juin 2021, sous déduction de la somme brute de 4.598,33 euros au titre des allocations de chômage temporaire indûment perçues pendant la même période, déduction qui ne pourrait toutefois être opérée que dans l’hypothèse où elle paierait la somme de 4.598,33 € à l’ONEM ». Elle dit cependant non fondée
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la demande de condamnation de l’employeur à rembourser à l’ONEm le montant des allocations indûment versées.
Il résulte de ce qui précède que la partie demanderesse disposera finalement d’un montant total correspondant à la rémunération à laquelle elle aurait eu droit pour la période comprise entre le 1er février et le 3 juin 2021, soit 5 758,59 euros, indépendamment de la manière dont les allocations de chômage indûment versées, soit 4 598,33 euros, seront remboursées à l’ONEm.
B.6. Il résulte de ce qui précède qu’il est intégralement fait droit à la demande principale de la partie demanderesse devant la juridiction a quo et que, partant, le litige est intégralement résolu. La question préjudicielle n’est donc manifestement pas utile à la solution du litige.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
La question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul