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14/11/2024 | BELGIQUE | N°122/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 14 novembre 2024, 122/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 122/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8093
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale », tels qu’ils ont été insérés par la loi du 5 mai 2014 « portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et

portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la di...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 122/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8093
En cause : les questions préjudicielles concernant les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale », tels qu’ils ont été insérés par la loi du 5 mai 2014 « portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires », posées par la Cour du travail de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Joséphine Moerman, Michel Pâques, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt et Kattrin Jadin, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 16 octobre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 20 octobre 2023, la Cour du travail de Bruxelles a posé les questions préjudicielles suivantes :
« Les articles 14/1 à 14/4 de loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale, tels qu’insérés dans cette loi par la loi du 5 mai 2014 portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires, violent-ils les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, ainsi que le principe de standstill compris dans cette dernière disposition, lus isolément ou en combinaison avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’à compter de leur entrée en vigueur, ils ne permettent plus au travailleur qui bénéficie d’un engagement de pension comportant une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé de contester
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cette discrimination, y compris judiciairement, entraînant ainsi une régression significative dans les droits du travailleur bénéficiaire d’un tel engagement de pension ? ».
« Les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale, tels qu’insérés dans cette loi par la loi du 5 mai 2014 portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 14 de Convention européenne des droits de l’homme combiné avec l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’ils empêchent le travailleur qui bénéficie d’un engagement de pension comportant une discrimination fondée sur la distinction ouvrier/employé de contester cette discrimination, alors que le bénéficiaire d’un engagement de pension complémentaire comportant une discrimination sur la base d’un autre critère peut la contester et obtenir réparation, traitant ainsi de manière différente et sans justification des personnes qui se trouvent dans des situations comparables ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- Mohamed Mouhsine, assisté et représenté par Me Jean-François Neven, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Liesbet Vandenplas et Me Ambre Vranckx, avocates au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures Emmanuelle Bribosia et Joséphine Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
L’appelant devant la Cour du travail de Bruxelles a été au service de la Société des transports intercommunaux de Bruxelles (ci-après : la STIB) durant 43 ans en tant qu’ouvrier. Il a été admis à la retraite le 1er juillet 2015 et bénéficie d’une pension complémentaire à charge de la SA « Ethias ». Il s’oppose à cette dernière devant la Cour du travail de Bruxelles au sujet du montant de cette pension.
La Cour du travail relève qu’il existe une différence de traitement entre les anciens ouvriers et les anciens employés de la STIB, en ce qui concerne la prise en compte de la prime de fin d’année (treizième mois) dans le
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calcul de la rente de pension complémentaire prévu par le règlement de l’assurance de groupe souscrite par la STIB en faveur des membres de son personnel. Elle estime toutefois ne pas pouvoir mener plus avant le contrôle de la constitutionnalité de cette différence de traitement, puisqu’elle a été introduite par le règlement précité avant le 1er janvier 2015 et qu’elle est donc immunisée par les articles 14/1 et 14/3 de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale » (ci-après : la loi du 28 avril 2003), insérés par la loi du 5 mai 2014 « portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires » (ci-après : la loi du 5 mai 2014).
À la demande de l’appelant, la Cour du travail pose à la Cour les questions reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant au contexte et aux dispositions en cause
A.1.1. L’appelant devant la juridiction a quo rappelle les arrêts de la Cour nos 56/93
(ECLI:BE:GHCC:1993:ARR.056) et 125/2011 (ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.125) et souligne que la Cour estime que la persistance de distinctions entre ouvriers et employés constitue une inconstitutionnalité manifeste. Il estime que seule la Cour a le pouvoir d’autoriser temporairement la persistance d’une inconstitutionnalité et observe qu’à chaque fois qu’elle a été amenée à se prononcer sur une disposition légale ayant laissé perdurer la distinction en cause au-delà de la date du 8 juillet 2013, la Cour a constaté l’inconstitutionnalité manifeste de la distinction tout en maintenant ses effets, selon les cas, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi du 26 décembre 2013 « concernant l’introduction d’un statut unique entre ouvriers et employés en ce qui concerne les délais de préavis et le jour de carence ainsi que de mesures d’accompagnement », qui a corrigé l’inconstitutionnalité, ou jusqu’à l’entrée en vigueur de la convention collective de travail n° 109, laquelle a eu pour effet de faire disparaître l’inconstitutionnalité de l’ancien article 63 de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail ». Il cite à cet égard les arrêts nos 187/2014 (ECLI:BE:GHCC:2014:ARR.187), 116/2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.116), 10/2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.010), 86/2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.086) et 36/2017
(ECLI:BE:GHCC:2017:ARR.036). Il renvoie également à l’arrêt n° 101/2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.101).
A.1.2. Il estime que la loi du 5 mai 2014, qui a inséré les articles 14/1 à 14/4 dans la loi du 28 avril 2003, vise à écarter la jurisprudence précitée de la Cour. Il fait valoir que, par les articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, le législateur immunise les effets des discriminations se rapportant aux périodes d’occupation antérieures au 1er janvier 2015 et maintient les effets des dispositions discriminatoires existant à la date du 1er janvier 2015
pendant dix ans, ce délai ayant ensuite été porté à quinze ans. Il estime que, ce faisant, le législateur s’est attribué un pouvoir qui n’appartient qu’à la Cour constitutionnelle. Il ajoute que le délai que le législateur a prévu n’a aucune commune mesure avec les délais de maintien des effets des dispositions discriminatoires accordés par la Cour dans les arrêts précités.
A.2. L’appelant devant la juridiction a quo expose que la différence de traitement entre ouvriers et employés concernant le calcul du montant de la rémunération de référence prise en compte pour la détermination de la pension complémentaire a des conséquences non négligeables. Ainsi, en ce qui le concerne, il avance que, si l’on faisait le calcul en neutralisant cette différence de traitement, il obtiendrait un montant équivalent à plus du double de ce qu’il obtient en application de la disposition comportant la différence de traitement qu’il critique.
A.3.1. Le Conseil des ministres expose que les régimes de pensions complémentaires font partie intégrante du champ de compétence des partenaires sociaux. Il indique que les régimes de pensions complémentaires obéissent à un système d’assurance, de sorte que tout organisateur, qu’il s’agisse d’un employeur ou d’un
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organisateur sectoriel, est tenu de confier l’exécution de l’engagement de pension à un organisme de pension, soit en contractant une assurance de groupe, soit en participant à une institution de prévoyance.
A.3.2. Il fait valoir que la distinction entre ouvriers et employés était largement répandue dans le domaine des pensions complémentaires et que ce secteur s’est développé différemment selon les statuts. Il relève que, contrairement à ce qui prévalait en droit du travail au sens strict, la distinction entre ouvriers et employés dans les engagements de pension ne découle pas de la loi elle-même, mais du choix effectué par l’organisateur du régime de pension. Il indique que, lors de l’adoption de la loi du 28 avril 2003, il était encore généralement admis que la délimitation des catégories d’affiliés en fonction du statut d’ouvrier ou d’employé était acceptable. Un doute a toutefois peu à peu émergé, de sorte que, le 10 février 2014, les partenaires sociaux se sont accordés sur la suppression progressive des différences de traitement entre ouvriers et employés dans la matière des pensions complémentaires. Les dispositions en cause sont directement issues de cet accord.
A.3.3. Le Conseil des ministres expose que quatre motifs justifient la progressivité de l’approche appliquée par les dispositions en cause : la sécurité juridique, la nécessité d’éviter des coûts financiers importants, la préservation des objectifs de la loi du 28 avril 2003 et l’octroi d’un délai suffisant aux partenaires sociaux pour parvenir à l’abrogation de la différence de traitement entre ouvriers et employés de manière concertée.
A.4.1. L’appelant devant la juridiction a quo conteste la présentation du Conseil des ministres. Il considère qu’indépendamment des objectifs qu’elle énonce, la loi du 5 mai 2014 vise à maintenir, dans le domaine des pensions complémentaires, les effets d’une différence de traitement dont l’inconstitutionnalité était manifeste depuis l’arrêt de la Cour n° 125/2011, précité. Il estime qu’il est inexact de prétendre que la différence de traitement en cause ne découle que du choix effectué par l’organisateur de pension, car toute différence de traitement entre les ouvriers et les employés dérive de la loi sur les contrats de travail et est donc inconstitutionnelle, au moins depuis cet arrêt. Il ajoute que le fait que la loi du 5 mai 2014 a été adoptée à la suite d’un avis unanime du Conseil national du travail n’est pas une garantie de la constitutionnalité des réformes qu’elle contient.
A.4.2. En ce qui concerne les objectifs de la loi du 5 mai 2014, il relève que l’éventuelle insécurité juridique résulte du long délai qui a été nécessaire aux partenaires sociaux et aux organismes de pension pour amorcer une harmonisation progressive des conditions applicables, et de l’inertie du législateur. Il fait valoir que les justifications fondées sur les autres objectifs mis en exergue ne tiennent pas compte du long délai qui s’était déjà écoulé depuis 1993. Compte tenu de ce délai, il n’aperçoit pas pourquoi les partenaires sociaux devaient encore, en 2014, disposer d’un délai de dix à quinze ans pour mener l’harmonisation à bien.
A.5. Le Conseil des ministres insiste sur le fait que la Cour a, dans son arrêt n° 56/93, précité, souligné que le processus d’effacement d’une distinction à ce point ancrée dans le droit social ne pouvait être que progressif. Il rappelle que, dans l’arrêt n° 125/2011, précité, la Cour a décidé de maintenir les effets des dispositions en cause.
Il insiste sur le fait que tous les arrêts cités par l’appelant devant la juridiction a quo concernaient la question de la différence de traitement entre ouvriers et employés en matière de licenciement et remarque que les différences fondées sur le même critère en matière de pensions complémentaires n’ont jamais été jugées discriminatoires par la Cour. Il rappelle enfin que l’affaire présentement examinée ne porte que sur la validité d’un régime transitoire et non sur la validité de la différence de traitement entre employés et ouvriers.
A.6. Le Conseil des ministres estime que l’objet des questions préjudicielles doit être limité à l’examen des articles 14/1 et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003, qui sont seuls applicables au litige pendant devant la juridiction a quo.
A.7. L’appelant devant la juridiction a quo ne s’oppose pas à ce que l’objet des questions préjudicielles soit limité mais estime qu’il faut y inclure également, à tout le moins, l’article 14/2, § 1er, car cette disposition confirme a contrario la persistance des discriminations pendant la période allant du 1er janvier 2015 au 31 décembre 2024, date qui a déjà été repoussée au 31 décembre 2029.
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Quant à la première question préjudicielle
A.8.1. L’appelant devant la juridiction a quo considère que les dispositions en cause restreignent les droits des victimes de discrimination tant sur le plan procédural que substantiel. En ce qui concerne l’aspect procédural, les dispositions en cause font obstacle à ce que l’ouvrier victime d’une discrimination inscrite dans le plan de pension qui lui est applicable en vertu d’une convention collective sectorielle exerce un recours effectif devant les juridictions du travail pour faire corriger cette discrimination en obtenant l’alignement de la situation des ouvriers sur celle des employés.
A.8.2. L’appelant devant la juridiction a quo rappelle qu’eu égard à leur caractère rémunératoire, les pensions complémentaires font partie des droits sociaux couverts par l’article 23 de la Constitution. Il estime qu’en supprimant la possibilité de toute action judiciaire visant à mettre fin à l’inconstitutionnalité manifeste du plan de pension sectoriel contenu dans une convention collective de travail, les dispositions en cause entraînent une régression significative des droits procéduraux des ouvriers victimes d’une discrimination fondée sur un critère qualifié par la Cour de manifestement inconstitutionnel. Il n’aperçoit pas en quoi l’intérêt général pourrait requérir de mettre, pendant une période fort longue, les organismes de pension, qui sont des acteurs économiques essentiellement privés, à l’abri des recours des citoyens visant à obtenir la correction d’une inconstitutionnalité manifeste. Par ailleurs, l’allégation que l’intérêt général requiert la suppression de possibilités d’actions judiciaires afin d’éviter des jurisprudences divergentes n’est compatible ni avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, ni avec le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
A.8.3. L’appelant devant la juridiction a quo souligne enfin que les dispositions en cause ont des effets disproportionnés parce que l’immunisation qu’elles mettent en place est illimitée dans certains cas et fort longue dans d’autres cas, mais aussi parce qu’elle est générale et ne comporte aucune exception. Il relève notamment à cet égard qu’il aurait pu être tenu compte du fait que, lorsque la différence de traitement est le fait d’un seul décideur, compétent pour les deux catégories de travailleurs, elle est beaucoup plus facile à corriger que lorsqu’elle est créée par des décideurs différents, qui doivent donc se concerter pour la faire disparaître.
A.9.1. Le Conseil des ministres estime que la question vise à comparer, parmi les travailleurs qui bénéficient d’un engagement de pension complémentaire, la catégorie des travailleurs qui ont accédé à la pension après le 19 mai 2014 et la catégorie des travailleurs qui ont accédé à la pension avant cette date. Il estime que ces catégories de personnes ne se trouvent pas dans des situations comparables du point de vue de la distinction entre ouvriers et employés dans les régimes de pensions complémentaires, parce qu’avant l’entrée en vigueur des dispositions en cause, il n’existait aucune interdiction explicite de différence de traitement entre ouvriers et employés en cette matière. Il en déduit que rien ne garantit qu’un ouvrier ayant accédé à la pension avant le 19 mai 2014 aurait obtenu gain de cause en dénonçant une différence de traitement basée sur la distinction entre ouvriers et employés.
A.9.2. Subsidiairement, le Conseil des ministres fait valoir que la différence de traitement est raisonnablement justifiée. Il relève que la date du 19 mai 2014 est un critère objectif. Il considère que les buts poursuivis par la différence de traitement, cités en A.3.3, sont légitimes. Il fait valoir que la progressivité de la mesure en cause est pertinente pour atteindre ces objectifs et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
A.9.3. En ce qui concerne le respect de l’article 23 de la Constitution, le Conseil des ministres fait valoir, à titre principal, que les dispositions en cause ne constituent pas un recul significatif par rapport au degré de protection antérieur. Il rappelle qu’avant l’entrée en vigueur de ces dispositions, il n’existait aucune interdiction explicite d’établir une différence de traitement qui repose sur la distinction entre ouvriers et employés. En revanche, une telle interdiction existe depuis l’entrée en vigueur de ces dispositions, de sorte qu’elles constituent une avancée dans le degré de protection des travailleurs ou, à tout le moins, mettent fin à l’incertitude qui régnait quant à l’acceptabilité de cette distinction dans les régimes de pensions complémentaires. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que les dispositions en cause poursuivent des objectifs d’intérêt général.
A.10.1. L’appelant devant la juridiction a quo précise que la première question concerne la situation d’un travailleur qui, en raison de sa qualité d’ouvrier, obtient un montant de pension complémentaire inférieur à celui
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qu’il obtiendrait s’il était employé, en distinguant selon que son droit à la pension complémentaire s’ouvre avant ou après le 19 mai 2014. Dans le premier cas, il peut contester la discrimination dont il est l’objet, alors que, dans le second cas, les dispositions de la loi du 5 mai 2014 font obstacle à ce qu’il conteste cette discrimination.
A.10.2. En ce qui concerne l’article 23 de la Constitution, l’appelant devant la juridiction a quo insiste sur l’absence de légitimité de l’objectif poursuivi par la loi du 5 mai 2014 et sur l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens mis en œuvre et l’objectif poursuivi.
A.11. Le Conseil des ministres rappelle que les organismes de pension, même s’ils sont essentiellement des acteurs économiques privés, exercent une mission d’intérêt public, de sorte que l’enjeu des dispositions en cause est de préserver la viabilité de systèmes de pensions complémentaires qui profitent à l’ensemble des citoyens ayant cotisé pour leur pension complémentaire. Enfin, il relève qu’il n’est pas pertinent de prendre en considération le fait qu’il y a plusieurs décideurs ou un décideur unique car cela revient à introduire de nouvelles différences de traitement suivant les secteurs.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.12.1. L’appelant devant la juridiction a quo expose que la question vise à comparer les travailleurs qui sont victimes d’une discrimination entre ouvriers et employés dans le régime de pension complémentaire qui leur est applicable et les travailleurs qui sont victimes d’une autre différence de traitement dans le même contexte, en ce que les travailleurs de la première catégorie ne peuvent dénoncer la discrimination dont ils sont l’objet, alors que les travailleurs de la seconde catégorie le peuvent.
A.12.2. Il estime qu’en immunisant pendant une période de dix ans, portée ensuite à quinze ans, des différences de traitement que la Cour a jugées inconstitutionnelles à plusieurs reprises, le législateur poursuit un objectif qui n’est pas légitime. Surabondamment, il fait valoir que la différence de traitement en cause ne repose sur aucune justification objective et raisonnable. Il estime à cet égard que, compte tenu du nombre très restreint de contestations soulevées en matière de pension complémentaire depuis que la validité du critère de distinction entre les ouvriers et les employés est discutée, il n’était pas raisonnable de craindre un afflux massif de recours judiciaires. Il ajoute que l’éventuelle insécurité juridique trouve sa source dans la circonstance que le législateur, les organismes de pension et les partenaires sociaux n’ont pris aucune initiative, depuis l’arrêt de la Cour n° 56/93, précité, pour harmoniser progressivement les régimes. Enfin, il n’aperçoit pas en quoi l’objectif de démocratisation des pensions complémentaires ne pouvait pas être mené de front avec l’égalisation progressive des pensions complémentaires des ouvriers et de celles des employés, d’autant plus que cette démocratisation est observable depuis le début des années 2000, soit après que le critère de distinction entre ouvriers et employés a cessé d’être considéré comme pertinent.
A.13.1. Le Conseil des ministres ne conteste pas que, dans un certain nombre de situations, le droit à une pension puisse être considéré comme tombant dans le champ d’application de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), mais il considère que cela ne signifie pas que toute modification légale du régime de pension constitue ipso facto une ingérence dans le droit de propriété. Plus particulièrement, il fait valoir que l’article 1er du Premier Protocole additionnel ne consacre pas un droit d’acquérir des biens ou un droit à la pension, mais qu’il garantit le droit à la jouissance paisible d’une pension déjà acquise.
A.13.2. Le Conseil des ministres estime à titre principal que les catégories de travailleurs citées par la question préjudicielle ne se trouvent pas dans des situations comparables, dès lors que le critère de distinction entre ouvriers et employés a une histoire complètement différente d’autres critères de distinction, comme le critère du genre. À titre subsidiaire, il fait valoir que la différence de traitement et l’ingérence dans le droit de propriété sont justifiées par les objectifs poursuivis par les dispositions en cause.
A.14. L’appelant devant la juridiction a quo demande que, si la Cour estime devoir assortir son constat de violation d’un maintien des effets, elle lui octroie le bénéfice d’une « contre-exception » en faveur des personnes qui, avant l’arrêt, avaient déjà engagé une action en justice.
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-B-
Quant aux dispositions en cause et au contexte
B.1.1. L’article 14, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale » (ci-après : la loi du 28 avril 2003) interdit toute forme de discrimination entre travailleurs, affiliés et bénéficiaires en matière de pensions complémentaires.
L’alinéa 1er de cet article dispose :
« Toute forme de discrimination entre travailleurs, affiliés et bénéficiaires est illicite. La discrimination est une distinction de traitement de personnes se trouvant dans une situation comparable qui ne repose pas sur un critère objectif et qui n’est pas raisonnablement justifiée.
A cet effet, il est tenu compte de l’objectif visé, du caractère objectif, des conséquences de la distinction de traitement et du fait que cette distinction de traitement ne peut pas être disproportionnée par rapport à l’objectif licite visé ».
La disposition ne comporte pas de liste de critères de distinction interdits et contient donc une interdiction de discrimination ouverte.
B.1.2. Les questions préjudicielles visent les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003.
Il apparaît toutefois de la motivation de l’arrêt qui interroge la Cour et des explications des parties que seuls sont en cause les articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de cette loi.
B.1.3. Tel qu’il est applicable au litige pendant devant la juridiction a quo, l’article 14/1
de la loi du 28 avril 2003 dispose :
« La différence de traitement qui repose sur la distinction entre ouvriers et employés ne forme pas une discrimination visée à l’article 14, § 1er, alinéa 1er, pour les périodes de travail situées avant le 1er janvier 2015 ».
Tel qu’il est applicable au litige pendant devant la juridiction a quo, l’article 14/2, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 dispose :
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« La différence de traitement qui repose sur la distinction entre ouvriers et employés est, pour les ouvriers et les employés se trouvant dans une situation comparable, une discrimination au sens de l’article 14, § 1er, alinéa 1er, pour les périodes de travail à partir du 1er janvier 2025 ».
Tel qu’il est applicable au litige pendant devant la juridiction a quo, l’article 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 dispose :
« La différence de traitement qui repose sur la distinction entre ouvriers et employés ne forme pas une discrimination visée à l’article 14, § 1er, alinéa 1er, pour les périodes de travail situées entre le 1er janvier 2015 et le 1er janvier 2025 s’il s’agit d’une différence de traitement qui a été introduite dans un régime de pension avant le 1er janvier 2015.
La différence de traitement visée à l’alinéa 1er ne forme pas une discrimination visée à l’article 14, § 1er, alinéa 1er, pour les périodes de travail situées entre le 1er janvier 2015 et le 1er janvier 2025 à condition que l’employeur s’inscrive dans un trajet pour mettre fin au plus tard le 1er janvier 2025 aux différences de traitement en tenant compte de ce qui se passe en cette matière au sein de la et/ou des commissions et/ou de la et/ou des sous-commissions paritaires dont il relève ».
B.1.4. Par l’article 23 de la loi du 12 décembre 2021 « exécutant l’accord social dans le cadre des négociations interprofessionnelles pour la période 2021-2022 », le législateur a remplacé, dans les articles 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003, à chaque fois, les mots « 1er janvier 2025 » par les mots « 1er janvier 2030 ». Il a ainsi prolongé de cinq ans les échéances prévues dans les dispositions en cause.
Cette modification n’a pas d’incidence sur le litige pendant devant la juridiction a quo et ne doit pas être prise en considération dans les réponses aux questions préjudicielles.
B.2.1. Il ressort des motifs de l’arrêt qui interroge la Cour que la juridiction a quo a jugé qu’elle devait faire application, pour trancher le litige dont elle est saisie, de l’article 4 du règlement n° 807, annexé à la convention collective de travail du 24 octobre 2006 conclue au sein de la Sous-commission paritaire du transport urbain et régional de la Région de Bruxelles-
Capitale, « relative au nouveau règlement de pension de retraite extralégale de type ‘ prestations définies ’ ». Cette convention collective a été rendue obligatoire par l’arrêté royal du 19 novembre 2017.
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B.2.2. En application de l’article 4 du règlement n° 807, précité, la formule pour calculer la rente complémentaire de retraite due à la date de mise à la retraite du travailleur est la suivante :
RCR = (70 % T – PLR) x N/35
Où :
RCR = la rente complémentaire de retraite,
T = la rémunération de référence,
PLR = la pension légale de retraite,
N = la durée de carrière, avec un maximum de 35 ans,
telles que ces notions sont définies à l’article 4.5 du règlement n° 807.
Pour les ouvriers, l’article 4.5 du règlement n° 807 définit la rémunération de référence comme étant la somme des éléments suivants : le salaire barémique mensuel brut multiplié par 12, une quote-part fixe du treizième mois, la prime spéciale de programmation sociale et diverses primes. Pour les employés, la rémunération de référence comprend notamment le treizième mois complet.
B.3.1. La juridiction a quo estime que l’article 4 du règlement n° 807 est de nature réglementaire. Elle juge par ailleurs que, dans les circonstances de l’espèce, il n’est pas douteux que l’appelant devant elle subit une différence de traitement par rapport aux travailleurs de la STIB appartenant à la catégorie des employés, puisqu’à la différence de ces derniers, seule une quote-part de la prime du treizième mois est prise en compte dans la formule de calcul de la rémunération de référence. Elle considère que, si elle jugeait que cette différence de traitement était contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, éventuellement lus en combinaison avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier
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Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), elle devrait écarter l’application des mots « une quote-part fixe » en application de l’article 159 de la Constitution ou de l’article 9, point 1, de la loi du 5 décembre 1968 « sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires ».
B.3.2. La juridiction a quo estime toutefois ne pas pouvoir mener plus avant ce contrôle de constitutionnalité, dès lors que cette différence de traitement est « immunisée » par les dispositions en cause.
Quant à la première question préjudicielle
B.4. Par la première question préjudicielle, la Cour est invitée à examiner la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.5.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution garantissent le principe d’égalité et de non-
discrimination.
Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.2. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
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A cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
1° le droit au travail et au libre choix d’une activité professionnelle dans le cadre d’une politique générale de l’emploi, visant entre autres à assurer un niveau d’emploi aussi stable et élevé que possible, le droit à des conditions de travail et à une rémunération équitables, ainsi que le droit d’information, de consultation et de négociation collective;
2° le droit à la sécurité sociale, à la protection de la santé et à l’aide sociale, médicale et juridique;
[...] ».
L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.5.3. Les pensions complémentaires, qui forment ce qu’il est convenu d’appeler le « deuxième pilier de pensions », constituent le complément de la pension fixée en vertu d’un régime légal de sécurité sociale. Leur constitution est encadrée et stimulée par le législateur, qui les envisage comme faisant partie intégrante de la politique belge des pensions. Dès lors, bien qu’elles ne relèvent pas de la sécurité sociale stricto sensu, elles participent de la protection sociale au sens large. Par ailleurs, les pensions complémentaires sont constituées à l’aide de primes qui peuvent être considérées, à certains égards, comme ayant un caractère rémunératoire pour le travailleur affilié. Il peut en conséquence être admis que l’obligation de standstill contenue dans l’article 23, alinéa 3, 1° et 2°, de la Constitution en matière de rémunération équitable et en matière de sécurité sociale s’impose au législateur lorsqu’il légifère en matière de pensions complémentaires.
B.5.4. L’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles ».
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B.6.1. Par la première question préjudicielle, la juridiction a quo invite la Cour à examiner la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que, contrairement à ce qui était le cas avant leur entrée en vigueur, elles ne permettent plus au travailleur de contester les différences de traitement reposant sur une distinction entre les ouvriers et les employés dans les règlements de pension complémentaire.
B.6.2. S’il faut comprendre la première question préjudicielle comme suggérant une comparaison entre la situation des justiciables qui se considèrent victimes d’une discrimination constituée par une différence de traitement entre les employés et les ouvriers selon que leur situation est régie par la loi du 28 avril 2003 dans sa version antérieure ou postérieure à l’entrée en vigueur des dispositions en cause, elle ne peut conduire à un constat de violation des articles 10 et 11 de la Constitution. En effet, pour vérifier le respect du principe d’égalité et de non-discrimination, il n’est pas pertinent de comparer deux législations qui étaient applicables à des moments différents. Il relève du pouvoir d’appréciation du législateur de poursuivre un objectif différent de celui qu’il poursuivait antérieurement et d’adopter des dispositions de nature à le réaliser. La seule circonstance que le législateur a pris une mesure différente de celle qu’il avait adoptée antérieurement n’établit en soi aucune discrimination. À peine de rendre impossible toute modification de la loi, il ne peut être soutenu qu’une disposition nouvelle violerait le principe d’égalité et de non-discrimination par cela seul qu’elle modifie les conditions d’application de la législation ancienne.
B.6.3. S’il faut comprendre la première question préjudicielle comme suggérant une comparaison entre la situation des justiciables qui se considèrent victimes d’une discrimination constituée par une différence de traitement entre les employés et les ouvriers, qui sont privés d’un recours effectif leur permettant de faire constater cette discrimination par un juge, et la situation des justiciables victimes d’une autre discrimination, qui disposent d’un tel recours, cette question se confond avec la seconde question préjudicielle.
B.7.1. La première question préjudicielle invite également la Cour à contrôler le respect de l’obligation de standstill contenue dans l’article 23 de la Constitution. Cet examen suppose
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la comparaison de la situation d’une même catégorie de personnes, avant et après l’entrée en vigueur des dispositions en cause.
B.7.2. En établissant que les différences de traitement en matière de pensions complémentaires qui reposent sur la distinction entre les ouvriers et les employés ne sont pas, pour une certaine période, des discriminations interdites par l’article 14 de la loi du 28 avril 2003, les dispositions en cause empêchent les travailleurs qui s’estiment victimes d’une différence de traitement fondée sur ce critère de démontrer qu’elle est injustifiée et donc constitutive de discrimination, alors qu’avant leur entrée en vigueur, une telle démonstration était possible. En conséquence, les dispositions en cause font obstacle à ce que les victimes de discrimination sur la base de ce critère obtiennent, le cas échéant à l’issue d’une procédure judiciaire, la réparation du préjudice subi. Il s’ensuit que les dispositions en cause occasionnent un recul significatif du degré de protection du droit à la sécurité sociale et du droit à une rémunération équitable des travailleurs concernés.
B.8.1. Les dispositions en cause ont été introduites dans la loi du 28 avril 2003 par la loi du 5 mai 2014 « portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires » (ci-après : la loi du 5 mai 2014). Il ressort de la justification de l’amendement à l’origine de ces dispositions que celles-
ci donnent exécution à l’accord obtenu par les partenaires sociaux sur la suppression progressive, dans la matière des pensions complémentaires, des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés, accord qui a été traduit dans l’avis du Conseil national du travail n° 1893 du 12 février 2014 (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3399/002, pp. 13-14).
B.8.2. La nécessité de procéder de manière progressive a été justifiée par quatre motifs :
« a) Sécurité juridique
Il faut tout d’abord éviter que l’ordre juridique ne soit considérablement perturbé. En l’absence de cadre légal clair, on ne peut en effet exclure que bon nombre d’ouvriers et d’employés n’intentent une action juridique pour obtenir une égalité de traitement en matière de pensions complémentaires. Indépendamment de la question de savoir si l’appareil judiciaire peut faire face à un tel afflux massif de procédures juridiques, les organisateurs et les
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organismes de pension devront en tout cas consacrer beaucoup de temps et d’énergie à la gestion de toutes ces procédures, alors qu’il serait préférable qu’ils les affectent à une amélioration continue du deuxième pilier de pension. Enfin, il est possible que les cours et tribunaux prennent des positions diamétralement opposées sur certaines questions juridiques, avec toute l’insécurité que cela comporte [...].
b) Éviter des coûts financiers importants
Mettre fin brusquement à toutes les différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés confronterait incontestablement les organisateurs d’engagements de pensions complémentaires à de lourdes difficultés financières. Le coût que représenterait à court terme la suppression de toutes les différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés dans leurs régimes de pension complémentaires peut en effet être important. Étaler le surcoût qui résulterait d’une égalisation des ouvriers et des employés sur une dizaine d’années permet d’éviter l’apparition de charges financières importantes pour les organisateurs.
c) Préserver les objectifs de la LPC
Comme déjà indiqué plus haut, l’un des objectifs de la LPC était de démocratiser le deuxième pilier de pension. Cette finalité semble atteinte. [...]
Cette démocratisation du deuxième pilier de pension risquerait toutefois d’être affectée si toutes les différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés étaient supprimées à très court terme. Vu les coûts supplémentaires importants potentiels, bon nombre d’organisateurs pourraient en effet être tentés de mettre fin à la pension complémentaire.
d) Octroyer suffisamment de temps aux partenaires sociaux pour supprimer les différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés via la concertation
Instaurer trop soudainement une égalisation obligatoire des ouvriers et des employés menacerait la concertation sociale, l’information et la consultation des travailleurs ou de leurs représentants, qui sont pourtant des aspects essentiels dans le domaine des pensions complémentaires. Ces négociations et discussions peuvent prendre un certain temps. En outre, la mise en œuvre de tous les accords passés peut aussi durer un bon moment. La complexité technique de la matière n’y est pas étrangère. Par conséquent, il convient de donner suffisamment l’occasion aux partenaires sociaux, tant au niveau sectoriel qu’au niveau des entreprises, ainsi qu’à tous les autres acteurs des pensions complémentaires, de s’adapter graduellement et correctement à la nouvelle donne » (ibid., pp. 19-20).
B.8.3. Cette suppression progressive des différences de traitement reposant sur la différence entre ouvriers et employés est obtenue par la combinaison de plusieurs dispositions complémentaires :
« La teneur du titre III combine par essence trois techniques législatives. Tout d’abord, il a recours à une période de transition. Deuxièmement, il travaille avec une date limite à partir de
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laquelle une différence de traitement qui repose sur une certaine distinction ne peut plus être établie. Enfin, une différence établie avant la date limite peut encore produire des effets après cette date, même si la même différence est interdite à partir de cette date butoir.
Ces trois techniques ont chacune été admises comme méthode juridique valable dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle, de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. Elles se prêtent en effet tout particulièrement à l’adoption de modifications progressives et à l’élimination graduelle de discriminations » (ibid., pp. 20-21).
B.8.4. Par ailleurs, le législateur a exclu « un ‘ levelling up ’, à savoir l’octroi rapide des meilleurs avantages au groupe qui est désavantagé », dès lors qu’un tel mécanisme aurait conduit à « une augmentation importante des coûts en matière de pensions complémentaires sur une très courte période », ce qui n’a pas paru économiquement réalisable (ibid., p. 36).
Enfin, le législateur a voulu responsabiliser en premier lieu les secteurs, qui occupent une place de premier plan dans la concertation sociale belge. Il a considéré à cet égard que les pensions complémentaires devaient faire partie des négociations sur le salaire, de sorte que ce sujet serait « un élément des négociations relatives à l’enveloppe totale où d’autres éléments du salaire, d’autres avantages et d’autres régimes complémentaires de sécurité sociale [seraient]
pris en compte » (ibid., p. 42).
B.9.1. Dès lors que les pensions complémentaires sont constituées sur une longue durée et que le financement des prestations aux affiliés est lié aux versements effectués durant la carrière, il est raisonnablement justifié que le législateur prévienne les modifications brusques et susceptibles de concerner de nombreux travailleurs, afin de préserver l’équilibre du système.
Cette caractéristique du système peut également justifier que le législateur ait choisi de privilégier la voie de la concertation sociale pour l’effacement progressif des différences de traitement en cause, dès lors qu’il n’était pas envisageable, pour un motif de viabilité du système, d’imposer l’alignement pur et simple des conditions s’appliquant à la catégorie désavantagée sur les conditions s’appliquant à la catégorie avantagée.
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B.9.2. L’ensemble des considérations qui précèdent justifient raisonnablement le recul significatif constaté en B.7.2. En particulier, la volonté d’éviter l’insécurité juridique et la nécessité d’envisager la question non pas à l’échelle individuelle, ni même à celle d’une entreprise, mais bien, chaque fois que c’est possible, au niveau sectoriel, ce qui suppose l’organisation de négociations sociales, justifient que le législateur ait prévu que la disparition des différences de traitement fondées sur la distinction entre les statuts d’ouvriers et d’employés se fasse de manière progressive et concertée.
B.10. Enfin, les dispositions en cause n’entraînent pas de conséquences disproportionnées.
Il demeure loisible aux travailleurs visés par les dispositions en cause de contester tous les aspects du règlement de pension qui leur est applicable et de porter toutes les contestations devant une juridiction, à l’exception des différences de traitement qui sont fondées sur la distinction entre ouvriers et employés. Par ailleurs, les différences de traitement fondées sur le critère du statut d’ouvrier ou d’employé dans d’autres domaines sont également appelées à disparaître de manière progressive, de sorte que l’ensemble des différences entre les deux statuts s’effacent graduellement, ce qui entraîne inévitablement des ajustements tantôt en faveur des uns et tantôt en faveur des autres.
B.11. Lorsque le législateur estime qu’un critère de distinction sur lequel reposent de nombreuses différences de traitement ne peut plus, en raison de l’évolution de la société, être justifié actuellement, mais qu’un changement brusque risquerait de causer des difficultés, notamment économiques ou juridiques, il peut et se doit de prendre des mesures transitoires propres à éviter la survenance de ces difficultés.
Le fait que la Cour a le pouvoir, en vertu de l’article 8, alinéa 3, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, après avoir constaté une inconstitutionnalité dans le cadre d’un recours en annulation, de maintenir pour des raisons analogues les effets de dispositions annulées n’est pas pertinent dans ce contexte, contrairement à ce que soutient l’appelant devant la juridiction a quo.
B.12. Les articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 sont compatibles avec l’obligation de standstill contenue dans l’article 23, alinéa 3, de la Constitution.
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Quant à la seconde question préjudicielle
B.13. Par la seconde question préjudicielle, la Cour est invitée à examiner la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.14.1. L’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le principe d’égalité et de non-discrimination, mais n’ajoute rien en l’espèce aux articles 10 et 11
de la Constitution.
B.14.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.14.3. L’article 1er, second alinéa, du Premier Protocole additionnel doit être interprété à la lumière de la première phrase du premier alinéa. L’ingérence dans le droit au respect des biens n’est compatible avec ce droit que si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection de ce droit (CEDH, 23 février 1995, Gasus Dosier- und Fördertechnik GmbH c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:1995:0223JUD001537589, § 62; 16 avril 2002, S.A. Dangeville c. France, ECLI:CE:ECHR:2002:0416JUD003667797).
B.15. Par la seconde question préjudicielle, la juridiction a quo invite la Cour à examiner les dispositions en cause en ce qu’elles établissent une différence de traitement entre les travailleurs affiliés à un plan de pension complémentaire qui s’estiment victimes d’une différence de traitement discriminatoire selon que la différence de traitement qu’ils entendent
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contester est fondée sur la distinction entre les employés et les ouvriers ou sur tout autre critère.
Dans le premier cas, ils se voient empêchés de démontrer que la différence de traitement contestée n’est pas justifiée et qu’elle est donc constitutive de discrimination, alors que, dans le second cas, ils peuvent, si la différence de traitement en cause n’est pas justifiée, obtenir réparation pour la discrimination subie.
B.16.1. Le Conseil des ministres estime que les catégories de travailleurs cités par la question préjudicielle ne sont pas comparables parce que le critère de différenciation entre les ouvriers et les employés présenterait des caractéristiques différentes des autres critères de différenciation envisageables.
B.16.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. La différence entre les critères de différenciation cités par la question préjudicielle peut certes constituer un élément dans l’appréciation de la différence de traitement, mais elle ne saurait suffire pour conclure à la non-comparabilité, sous peine de vider de sa substance le contrôle au regard du principe d’égalité et de non-discrimination. Les travailleurs concernés par la question préjudicielle se considèrent tous victimes de discrimination, sur la base d’un critère dont ils entendent contester la pertinence en justice. Ils sont dès lors suffisamment comparables au regard de la mesure qui empêche certains d’entre eux de démontrer que la différence de traitement qui les concerne est dépourvue de justification.
B.17.1. La différence de traitement en cause repose sur le type de critère de distinction sur lequel est fondée la différence de traitement que l’affilié au plan de pension complémentaire entend contester. Un tel critère est objectif.
B.17.2. La justification de l’amendement qui a introduit les dispositions en cause dans la loi du 28 avril 2003 expose, au sujet de ce critère de distinction :
« La distinction entre ouvriers et employés est très répandue dans la pratique. D’origine historique, elle est appliquée depuis de nombreuses décennies. Le marché du travail, la politique du marché du travail et le droit du travail sont entièrement articulés autour de cette distinction qui se marque aussi dans les relations entre les partenaires sociaux.
[...]
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Il n’est donc pas étonnant que pendant une très longue période, cette différence n’ait pas été remise en question et que toute la législation sociale belge soit imprégnée par cette distinction entre ouvriers et employés » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3399/002, p. 14).
B.18.1. Le critère de distinction fondé sur le statut d’ouvrier ou d’employé a justifié des différences de traitement durant de très nombreuses années et a imprégné de nombreux domaines du droit du travail et du droit social. La distinction entre ouvriers et employés a eu des répercussions d’autant plus nombreuses qu’elle s’est reflétée dans l’organisation syndicale et dans la délimitation des commissions paritaires. Lors des travaux préparatoires de la loi du 28 avril 2003, cette distinction a encore été considérée comme licite en matière de pensions complémentaires, de sorte qu’elle a pu être mise en œuvre dans de nombreux règlements de pension (Doc. parl., Chambre, 2000-2001, DOC 50-1340/001, p. 38).
B.18.2. Tout en considérant qu’il serait contraire au principe d’égalité et de non-
discrimination d’instaurer de nouvelles différences de traitement sur la base de ce critère, la Cour a jugé à plusieurs reprises qu’il était justifié de privilégier des mesures visant à un rapprochement progressif des statuts plutôt qu’une brusque abolition de ces catégories professionnelles (arrêt n° 56/93, ECLI:BE:GHCC:1993:ARR.056; arrêt n° 125/2011, ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.125).
B.18.3. Contrairement à d’autres critères de distinction, dont la pertinence par rapport à l’objectif de la mesure en cause doit être évaluée dans chaque cas par le juge compétent en application de l’article 14, § 1er, de la loi du 28 avril 2003, le législateur a lui-même, par la loi du 5 mai 2014, rendu le critère de différenciation fondé sur la différence de statut entre ouvriers et employés illicite dans tous les règlements de pensions complémentaires, quelle que soit la mesure envisagée. Il en résulte que l’utilisation de ce critère ne peut plus être justifiée dans aucune réglementation relative à cette matière.
B.19. Compte tenu des différences entre les critères de distinction susceptibles de fonder une différence de traitement dans la matière des pensions complémentaires, le législateur pouvait considérer qu’il s’imposait de prévoir un délai suffisant pour permettre à la concertation sociale d’effacer progressivement les différences de traitement reposant sur ce critère, alors
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qu’un tel aménagement progressif ne s’imposait pas pour l’utilisation d’autres critères pouvant fonder des différences de traitement.
B.20. Par ailleurs, pour les motifs énoncés en B.10, les dispositions en cause n’ont pas de conséquences disproportionnées.
B.21. La prise en considération de l’article 1er du Premier Protocole additionnel ne conduit pas à une autre conclusion.
B.22. Les articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale » ne violent pas les articles 10, 11 et 23 de la Constitution, lus en combinaison avec les articles 13 et 14 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à cette Convention.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 122/2024
Date de la décision : 14/11/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Non-violation (articles 14/1, 14/2, § 1er, et 14/3, § 1er, de la loi du 28 avril 2003)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant les articles 14/1 à 14/4 de la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale », tels qu'ils ont été insérés par la loi du 5 mai 2014 « portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l'allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires », posées par la Cour du travail de Bruxelles. Protection sociale - Pensions complémentaires - Travailleurs affiliés - Distinction entre les ouvriers et les employés - Interdiction de discrimination ouverte - Absence de voies de recours


Origine de la décision
Date de l'import : 27/11/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-11-14;122.2024 ?

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