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14/11/2024 | BELGIQUE | N°121/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 14 novembre 2024, 121/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 121/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8081
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 27 de la loi du 24 décembre 2020
« portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », posée par la Cour du travail de Mons.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine

Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kat...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 121/2024
du 14 novembre 2024
Numéro du rôle : 8081
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 27 de la loi du 24 décembre 2020
« portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », posée par la Cour du travail de Mons.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 19 septembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 26 septembre 2023, la Cour du travail de Mons a posé une question préjudicielle qui, par ordonnance de la Cour du 4 octobre 2023, a été reformulée comme suit :
« L’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 ʽ modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles en raison de COVID-19 ʼ, confirmé par l’article 27 de la loi du 24 décembre 2020 ʽ portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) ʼ, viole-t-il les articles 10
et 11 de la Constitution et le principe d’égalité et de non-discrimination qu’ils contiennent, en ce que la reconnaissance de la maladie professionnelle code 1.404.04 est limitée :
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- aux travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels du 18 mars au 17 mai 2020 inclus sans tenir compte du risque accru encouru par ces travailleurs avant la date du 18 mars 2020;
- cela pour autant que la survenance de la maladie soit constatée au cours de la période du 20 mars au 31 mai 2020 inclus en se basant sur une durée d’incubation variable et non vérifiable scientifiquement ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Liesbet Vandenplas et Me Ambre Vranckx, avocates au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 17 juillet 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Magali Plovie et Willem Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La partie requérante devant la juridiction a quo travaille comme caissier-réassortisseur auprès de la SRL « Quarad », un magasin franchisé de l’enseigne « Delhaize ». À partir du 16 mars 2020, elle est en incapacité de travail après avoir contracté la COVID-19. Elle est hospitalisée du 23 mars 2020 au 12 mai 2020 et reste aux soins intensifs jusqu’au 5 mai 2020.
Elle introduit une demande d’indemnisation auprès de l’Agence fédérale des risques professionnels (ci-
après : Fedris) pour infection à la COVID-19. Cette demande est refusée.
La partie requérante devant la juridiction a quo introduit un recours contre la décision de refus de Fedris auprès du Tribunal du travail du Hainaut, division de La Louvière, qui rejette le recours. Elle saisit ensuite la juridiction a quo d’un appel contre ce jugement.
La juridiction a quo constate que la partie requérante devant elle ne remplit pas les conditions de la maladie professionnelle « code 1.404.04 » introduite par l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 « modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles en raison de COVID-19 » (ci-après :
l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020), tel qu’il a été confirmé par l’article 27 de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » (ci-après : la loi du 24 décembre 2020).
La partie requérante devant la juridiction a quo n’a pas travaillé entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, étant en incapacité de travail à partir du 16 mars 2020. La juridiction a quo observe par ailleurs que la partie requérante devant elle ne satisfait ni à la condition de l’exposition au risque, ni à la condition de causalité requises pour une affection ne figurant pas sur la liste belge des maladies professionnelles. À la demande de la partie requérante
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devant la juridiction a quo et après s’être référée à l’avis de la section de législation du Conseil d’État sur le projet d’arrêté à l’origine de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, la juridiction a quo pose à la Cour la question préjudicielle reproduite ci-dessus.
III. En droit
-A-
A.1. À titre principal, le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige. D’une part, si la différence de traitement entre les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels et les travailleurs des autres secteurs quant à la reconnaissance de la COVID-19 en tant que maladie professionnelle durant la période visée par la disposition en cause devait être jugée discriminatoire, cela n’exercerait aucune influence sur la résolution du litige au fond. Entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, la partie requérante devant la juridiction a quo n’a en effet exercé aucune activité professionnelle dans les secteurs cruciaux ou les services essentiels, ni dans aucun autre secteur. D’autre part, un constat d’inconstitutionnalité aboutirait à la non-application du régime prévu par la disposition en cause à l’affaire au fond, de sorte que la partie requérante devant la juridiction a quo devrait démontrer qu’elle répond aux conditions de reconnaissance de la COVID-19 en tant que maladie professionnelle ne figurant pas sur la liste belge des maladies professionnelles. Comme l’a jugé la juridiction a quo, la partie requérante devant la juridiction a quo ne satisfait toutefois pas à ces conditions.
A.2. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, tel qu’il a été confirmé par l’article 27 de la loi du 24 décembre 2020, est compatible avec le principe d’égalité et de non-
discrimination.
Le Conseil des ministres soutient que la question préjudicielle invite la Cour à comparer, d’une part, la situation des travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels avant le 18 mars 2020 ou pour lesquels la survenance de la maladie est constatée avant le 20 mars 2020 et, d’autre part, la situation des travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et pour lesquels la survenance de la maladie est constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus.
Selon le Conseil des ministres, il est inexact de considérer qu’il existait un risque accru encouru par les travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les secteurs cruciaux et les services essentiels avant le 18 mars 2020. Premièrement, avant cette date, ces travailleurs étaient sujets au même risque que le reste de la population. Deuxièmement, le régime légal de reconnaissance des maladies professionnelles est toujours fonction « des connaissances médicales généralement admises ». Il ressort des connaissances médicales généralement admises au moment de l’introduction du code 1.404.04 dans la liste des maladies professionnelles que la durée d’incubation de la maladie peut varier de deux à quatorze jours après l’exposition au virus. L’exigence que la maladie soit constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus tient compte de la variabilité de la durée d’incubation de la maladie et vise à être la plus large possible pour englober tous les travailleurs concernés qui ont dû poursuivre leur activité professionnelle au cours de la période de confinement. Troisièmement, selon la partie requérante devant la juridiction a quo, une personne en contact avec le virus avant le 18 mars 2020 mais avec une durée d’incubation plus longue devrait bénéficier de la reconnaissance de la COVID-19 sous le système de la liste des maladies professionnelles, à l’inverse d’une personne avec une durée d’incubation plus courte. Or, il est possible que la partie requérante devant la juridiction a quo, qui est tombée en incapacité de travail à partir du 16 mars 2020, ait eu une durée d’incubation longue. Il est en tout cas établi que la partie requérante devant la juridiction a quo n’a pas exercé d’activité professionnelle pendant la période de confinement du 18 mars 2020 au 17 mai 2020.
Le Conseil des ministres fait valoir que les catégories de travailleurs visées par la question préjudicielle ne sont pas dans des situations comparables quant au risque de contracter la COVID-19. La notion de risque professionnel impose qu’il y ait une exposition au risque nettement plus grande que celle subie par la population en général. Or, avant la période de confinement général qui a débuté le 18 mars 2020, l’ensemble de la population, quelle que soit l’activité professionnelle, était confrontée au même risque de contracter la maladie. Le risque existait dans toute la sphère sociale, tant sur le lieu de travail qu’en dehors de celui-ci. L’activité des travailleurs
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des secteurs et services qui ont été qualifiés par la suite de « cruciaux » et d’« essentiels » ne faisait l’objet d’aucune distinction par rapport aux autres activités professionnelles. Ces secteurs et services se trouvaient exactement dans la même situation que les autres secteurs et services. En revanche, à partir du 18 mars 2020, les secteurs cruciaux et les services essentiels ont dû poursuivre leurs activités alors que le reste de la population était confiné. À partir de ce moment, les travailleurs de ces secteurs étaient confrontés à un risque accru, puisqu’ils étaient contraints de se rendre sur leur lieu de travail et d’être confrontés à des contacts sociaux potentiellement nombreux. Le fait d’avoir dû exercer une activité professionnelle au contact d’autres personnes, sans pouvoir pratiquer le télétravail et sans que la distanciation sociale ne puisse être assurée, a bien créé un risque spécifique de contamination qui n’existait pas pour le reste de la population au cours de la période de confinement. Une extension à la période antérieure au 18 mars 2020 de la reconnaissance de la COVID-19 en tant que maladie professionnelle pour les secteurs cruciaux et les services essentiels entraînerait une différence de traitement non justifiée au détriment des travailleurs des autres secteurs, qui se trouvaient durant cette période dans une situation identique à celle des travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels.
Selon le Conseil des ministres, la différence de traitement en cause est raisonnablement justifiée. Tout d’abord, elle repose sur un critère objectif, à savoir : (i) le fait d’avoir exercé des activités professionnelles pendant une période déterminée (du 18 mars 2020 au 17 mai 2020 inclus), (ii) dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels (listés dans l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 « portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 ») et (iii) le fait que la survenance de la maladie soit constatée au cours d’une période déterminée (du 20 mars 2020 au 31 mai 2020 inclus). La période durant laquelle il faut avoir exercé des activités professionnelles a été déterminée en référence à la période de confinement de la population. La période durant laquelle la maladie doit être constatée a été déterminée par référence à la durée d’incubation de la maladie telle qu’admise scientifiquement au moment de l’adoption du code 1.404.04.
Ensuite, la mesure en cause poursuit un objectif légitime, à savoir permettre la reconnaissance de la COVID-
19 comme maladie professionnelle pour les travailleurs des entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels qui ont dû poursuivre leurs activités professionnelles sans pouvoir avoir recours au télétravail et sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale au cours de la période de confinement.
La mesure en cause est par ailleurs pertinente, puisqu’elle permet d’atteindre cet objectif.
Enfin, il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Premièrement, le code 1.404.04 introduit par la disposition en cause a allégé la charge de la preuve de l’exposition au risque professionnel pour les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels qui ont exercé des activités professionnelles durant la période de confinement, sans modifier le système d’assurance maladie professionnelle. Deuxièmement, la période d’incubation déterminée sous le code 1.404.04 est scientifiquement fondée sur les connaissances médicales généralement admises au moment de l’adoption de ce code.
Troisièmement, dès lors qu’il est impossible de déterminer avec précision la date exacte à laquelle le virus est contracté et la durée exacte d’incubation de la maladie, le législateur a nécessairement dû faire usage de catégories qui n’appréhendent la diversité des situations « qu’avec le plus de probabilité possible compte tenu des circonstances ». Les quelques cas de travailleurs qui auraient contracté le virus avant le 18 mars 2020 mais dont la maladie ne se serait manifestée qu’après le 20 mars 2020 ne suffisent pas à démontrer que les dates fixées sous le code 1.404.04 sont disproportionnées. Quatrièmement, le code 1.404.04 a été adopté à la demande des interlocuteurs sociaux de certains secteurs cruciaux et services essentiels, après consultation du comité de gestion des maladies professionnelles de Fedris et en tenant compte des décisions du Conseil national de sécurité.
Cinquièmement, la consultation préalable du conseil scientifique de Fedris n’est pas obligatoire en vertu de l’article 30 des lois relatives à la prévention des maladies professionnelles et à la réparation des dommages résultant de celles-ci, coordonnées le 3 juin 1970. Une telle consultation aurait retardé de plusieurs mois la mise en place du régime prévu par la disposition en cause, ce qui aurait hypothéqué la pertinence de celui-ci.
Sixièmement, le régime prévu par la disposition en cause est exceptionnel et temporaire : il concerne une période limitée de deux mois. Septièmement, la question préjudicielle ne porte ni sur la pertinence et la proportionnalité du confinement général, ni sur la pertinence des dates de début et de fin de ce confinement. Huitièmement, la reconnaissance de la maladie professionnelle COVID-19 est toujours possible dans le système ouvert. Il ressort toutefois de la décision de renvoi que la partie requérante devant la juridiction a quo ne satisfait pas à la condition d’exposition au risque professionnel sous ce système. Neuvièmement, la partie requérante devant la juridiction a quo n’a pas été privée de toute indemnisation à la suite de sa maladie. Elle pouvait bénéficier des indemnités
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d’incapacité de travail découlant de l’assurance soins de santé et indemnités. Elle pouvait également profiter de nombreuses autres mesures mises en place dans le cadre de la crise du coronavirus.
-B-
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur la compatibilité, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 « modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969
dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles en raison de COVID-19 » (ci-après : l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020), tel qu’il a été confirmé par l’article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » (ci-après : la loi du 24 décembre 2020).
B.2.1. L’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 a été pris en vertu de la délégation contenue dans les articles 2, alinéa 1er, et 5, § 1er, 5°, de la loi du 27 mars 2020 « habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » (ci-après :
la loi du 27 mars 2020).
Cette loi a été prise dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19.
B.2.2. Afin de permettre à la Belgique de réagir face à la pandémie de COVID-19 et d’en gérer les conséquences, le Roi pouvait, par arrêté délibéré en Conseil des ministres (article 2, alinéa 1er), apporter des adaptations au droit du travail et au droit de la sécurité sociale en vue de la protection des travailleurs et de la population, de la bonne organisation des entreprises et des administrations, tout en garantissant les intérêts économiques du pays et la continuité des secteurs critiques (article 5, § 1er, 5°).
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B.2.3. Ces arrêtés de pouvoirs spéciaux pouvaient abroger, compléter, modifier ou remplacer les dispositions légales en vigueur, même dans les matières qui sont expressément réservées à la loi par la Constitution (article 5, § 2).
Les arrêtés de pouvoirs spéciaux devaient être confirmés dans un délai d’un an à compter de leur entrée en vigueur, sans quoi ils étaient réputés ne jamais avoir produit d’effets (article 7, alinéas 2 et 3).
Les pouvoirs spéciaux ont expiré le 30 juin 2020 (article 7, alinéa 1er).
B.3.1. L’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 vise à mettre en place temporairement « un régime d’exception visant à permettre la reconnaissance comme maladie professionnelle du COVID-19 pour les travailleurs des entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels qui ont dû poursuivre leurs activités professionnelles sans pouvoir avoir recours au télétravail et sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale » (rapport au Roi précédant cet arrêté royal).
À cette fin, l’article 1er de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 insère dans l’article 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1969 « dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles » (ci-après : l’arrêté royal du 28 mars 1969) un nouveau numéro de code « 1.404.04 » qui permet de couvrir les travailleurs concernés « pendant la période s’étendant du 18 mars 2020 au 17 mai 2020 inclus, pour autant que [...] la maladie soit constatée au cours de la période du 20 mars 2020 au 31 mai 2020 inclus ». L’article 2 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 insère dans l’annexe à l’arrêté royal du 28 mars 1969 les critères d’exposition relatifs à ce nouveau code. L’article 3 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 déclare non applicables les articles 36, alinéa 2, et 52, alinéa 4, des lois relatives à la prévention des maladies professionnelles et à la réparation des dommages résultant de celles-ci, coordonnées le 3 juin 1970 (ci-après : les lois coordonnées) dans le cadre de la reconnaissance de ce nouveau code. L’article 4 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 fixe l’entrée en vigueur de cet arrêté au 18 mars 2020.
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B.3.2. Dans le rapport au Roi de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, il est exposé :
« L’arrêté royal que nous avons l’honneur de soumettre à la signature de votre Majesté a pour objet, sur base de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II), de prendre des mesures urgentes concernant les travailleurs des entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels qui ont poursuivi leurs activités professionnelles sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale ni bénéficier du télétravail au cours de la période du 18 mars 2020 au 17 mai 2020
inclus.
La multiplication des contacts sociaux accroît le risque de contamination, étant donné le mode de transmission du virus. Pour cette raison, le gouvernement a opté pour le confinement de la population et pour un certain nombre de mesures qui y sont liées, telles que la fermeture des lieux de travail où les règles de distanciation sociale ne peuvent pas être respectées, la fermeture de certains commerces, le recours maximal au télétravail, ou l’interdiction de certains évènements. Ces mesures visent à réduire les interactions sociales pour limiter autant que possible le risque de contamination.
Toutefois, le télétravail et la distanciation sociale ne sont pas possibles dans tous les secteurs d’activités professionnelles. C’est notamment le cas dans les entreprises des secteurs cruciaux et les services essentiels, où la poursuite des activités a été autorisée, malgré le risque de contamination accru lié à la poursuite de ces activités. Ces entreprises sont énumérées dans une annexe à l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19. Cet arrêté ministériel et son annexe ont été régulièrement adaptés pour tenir compte des décisions du Conseil national de sécurité concernant les secteurs autorisés à poursuivre ou reprendre leurs activités.
Les travailleurs qui ont poursuivi leurs activités au sein des entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale ont donc été exposés à un risque accru de contracter le COVID-19.
La législation actuelle relative aux maladies professionnelles ne permet toutefois pas de couvrir l’ensemble de ces travailleurs en cas de contamination par le COVID-19. En effet, seuls peuvent être reconnus atteints d’une maladie professionnelle (sous le code 1.404.03) les travailleurs s’occupant de prévention, soins, assistance à domicile ou travaux de laboratoire et autres activités professionnelles dans des institutions de soins où un risque accru d’infection existe.
La Ministre des affaires sociales a dès lors demandé au Comité de gestion des maladies professionnelles de Fedris de se pencher sur la question de l’extension de la liste des personnes qui pourraient bénéficier d’une indemnisation pour maladie professionnelle suite à une exposition au COVID-19 et dans quelles conditions. Il a également été demandé par le Ministre de la Fonction publique de tenir compte des personnes travaillant dans le secteur public.
Le Comité de gestion a examiné cette question et a proposé des pistes d’extension.
Le présent arrêté vise dès lors à mettre en place temporairement, dans le cadre des pouvoirs spéciaux accordés par la loi du 27 mars 2020 précitée, un régime d’exception visant à permettre la reconnaissance comme maladie professionnelle du COVID-19 pour les travailleurs des
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entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels qui ont dû poursuivre leurs activités professionnelles sans pouvoir avoir recours au télétravail et sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale.
Le fait d’exercer une activité professionnelle au contact d’autres personnes, sans que la distanciation sociale ne puisse être assurée, crée un risque spécifique de contamination. Ce risque n’existe pas pour la population générale au cours de la période de confinement pendant laquelle les contacts sociaux sont réduits à leur plus simple expression, tout comme il n’existe pas pour les travailleurs exécutant leurs prestations par le biais du télétravail ou dans le respect des règles de distanciation sociale.
Ce risque spécifique perdure aussi longtemps que la population générale se voit privée de contacts interpersonnels en dehors du même toit.
Étant donné qu’à partir du 18 mai 2020, nous entrons dans la phase 2 du déconfinement, chacun pourra, à partir de ce moment, reprendre ses contacts sociaux. À partir du 18 mai 2020, il ne sera donc plus possible de considérer que l’exercice des activités visées par ce projet engendre une exposition au COVID-19 qui soit nettement supérieure à celle de la population en général, ni même inhérente à l’activité exercée.
C’est pourquoi la couverture maladies professionnelles instaurée par le présent arrêté est limitée dans le temps et vise les travailleurs qui ont exercé une activité professionnelle dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels pendant la période du 18 mars 2020
au 17 mai 2020 inclus, pour autant que l’existence de la maladie soit constatée au cours de la période allant du 20 mars 2020 au 31 mai 2020 inclus. Les dates des 20 mars et 31 mai 2020
ont été retenues car elles reflètent la période d’incubation de la maladie telle qu’elle est aujourd’hui admise scientifiquement, soit entre 2 et 14 jours après l’exposition au virus.
Concrètement, il ne doit pas s’écouler plus de 14 jours entre la date du dernier jour effectif de travail en dehors de son domicile (donc pas en télétravail) et la survenance de la maladie.
En ce qui concerne la preuve qu’il est satisfait aux conditions d’exposition au risque professionnel telles que formulées dans l’annexe à l’arrêté royal du 28 mars 1969, celle-ci pourra être rapportée par toutes voies de droit. Fedris, en tant qu’institution de sécurité sociale, collaborera à la charge de la preuve, comme pour toute demande de reconnaissance de maladie professionnelle reçue, en indiquant au demandeur quelle preuve est attendue de sa part, lorsque la demande ne sera pas d’emblée complète.
Fedris est en effet coutumier de l’examen de dossiers pour lesquels il importe de prendre en compte l’exercice très concret sur le terrain de l’activité des travailleurs. Concernant la preuve qu’il est impossible de conserver une distance d’1,5 mètre dans les contacts avec d’autres personnes, ce seront un faisceau d’indices qui permettront à Fedris, en fonction de la nature de l’activité, d’évaluer dans quelle mesure il apparait que les précautions édictées n’ont probablement pu être toutes respectées à la lettre. Par exemple une patrouille de police qui procède à une intervention peut difficilement respecter une distance de 1,5 m.
[...]
Les explications données ci-dessus, concernant la procédure de reconnaissance de la maladie professionnelle d’une part et le champ d’application limité dans le temps d’autre part, démontrent à suffisance que ces limitations sont fixées précisément afin d’éviter toute
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discrimination par rapport aux autres victimes de maladies professionnelles et répondent donc complètement aux principes constitutionnels d’égalité et de non-discrimination.
Enfin, la situation à laquelle nous avons dû faire face en raison du COVID-19 et les réflexions qui ont suivi quant à une prise en charge par le régime des maladies professionnelles, nous amènent à prendre conscience que ce régime devrait être repensé, voire réformé, en tenant compte des nouvelles maladies auxquelles nous devrons faire face dans le futur ».
B.3.3. L’article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 confirme l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020.
L’article 27, § 2, de la même loi donne délégation au Roi pour modifier, abroger ou remplacer l’article 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1969 et son annexe, tels qu’ils ont été modifiés par l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020.
La loi du 24 décembre 2020 est entrée en vigueur le jour de sa publication au Moniteur belge, à savoir le 15 janvier 2021 (article 34).
B.4. À la suite de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, l’article 1er de l’arrêté royal du 9 décembre 2021 « modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles » (ci-après : l’arrêté royal du 9 décembre 2021) a inséré dans l’article 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1969 précité un nouveau numéro de code « 1.404.05 » afin de permettre la reconnaissance de toute maladie provoquée par le SARS-CoV-2 comme maladie professionnelle pour « les travailleurs qui, au cours de leurs activités professionnelles, ont été impliqués dans une flambée de cas d’infections dans une entreprise ». Selon le rapport au Roi précédant l’arrêté royal du 9 décembre 2021, il s’agit de reconnaître la COVID-19 comme maladie professionnelle pour « les personnes ne relevant pas du champ d’application de l’actuel code 1.404.03 et impliquées dans une flambée de contaminations dans la sphère professionnelle » à partir du 18 mai 2020, c’est-à-dire après l’expiration de la période pendant laquelle il était possible de reconnaître la COVID-19 en tant que maladie professionnelle sous le code 1.404.04. L’article 2 du même arrêté a inséré dans l’annexe à l’arrêté royal du 28 mars 1969 les critères d’exposition relatifs au code 1.404.05, lesquels définissent la notion de « flambée ». L’arrêté royal du 9 décembre 2021 est entré en
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vigueur de manière rétroactive le 18 mai 2020 et a cessé de produire ses effets le 31 décembre 2021 (article 6).
B.5. La COVID-19 « causée par le travail dans le domaine de la prévention des maladies, les soins de santé et des soins sociaux et de l’assistance à domicile, ou, dans un contexte de pandémie, dans les secteurs dans lesquels une flambée épidémique se déclare dans des activités dans lesquelles un risque d’infection a été établi » figure par ailleurs dans la liste européenne des maladies professionnelles (annexe I de la recommandation (UE) 2022/é7 de la Commission du 28 novembre 2022 « concernant la liste européenne des maladies professionnelles », entrée n° 408), que la Commission européenne recommande aux États membres d’introduire dans les meilleurs délais dans leurs dispositions législatives, réglementaires ou administratives relatives aux maladies reconnues scientifiquement comme d’origine professionnelle, susceptibles d’indemnisation et devant faire l’objet de mesures préventives (article 1er, point 1, de cette recommandation).
Quant au fond
B.6. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, tel qu’il a été confirmé par l’article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020, avec les articles 10
et 11 de la Constitution, en ce que cet arrêté royal limite la reconnaissance de la COVID-19
comme maladie professionnelle sous le code 1.404.04 « aux travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels du 18 mars au 17 mai 2020 inclus sans tenir compte du risque accru encouru par ces travailleurs avant la date du 18 mars 2020[,] pour autant que [...] la maladie soit constatée au cours de la période du 20 mars au 31 mai 2020 inclus en se basant sur une durée d’incubation variable et non vérifiable scientifiquement ».
B.7. Il ressort de la formulation de la question préjudicielle et des motifs de la décision de renvoi que la juridiction a quo demande à la Cour si l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, tel qu’il a été confirmé par l’article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il fait naître une différence de traitement entre deux catégories de travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels visés à l’annexe de l’arrêté ministériel du
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23 mars 2020 « portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 » (ci-après : les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels) : d’une part, ceux qui ont travaillé entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et dont la maladie COVID-19 a été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus, et, d’autre part, ceux qui, comme la partie requérante devant la juridiction a quo, ont travaillé avant le 18 mars 2020
et dont la maladie COVID-19 a été constatée avant le 20 mars 2020. Seuls les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels relevant de la première catégorie bénéficient d’une reconnaissance de la maladie COVID-19 comme maladie professionnelle sous le code 1.404.04, à l’exclusion des travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels relevant de la seconde catégorie.
Cette différence de traitement trouve son origine dans le champ d’application ratione temporis du régime d’exception visant à permettre la reconnaissance de la COVID-19 en tant que maladie professionnelle, tel qu’il est défini aux articles 1er et 2 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020. La Cour limite dès lors son examen à ces dispositions.
B.8.1. L’article 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1969, tel qu’il a été modifié par l’article 1er de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, dispose :
« Donnent lieu à réparation, conformément aux dispositions de la loi du 24 décembre 1963
relative à la réparation des dommages résultant des maladies professionnelles et à la prévention de celles-ci, modifiée par la loi du 24 décembre 1968, les maladies professionnelles suivantes :
[...]
1.404.04 - Toute maladie provoquée par le SARS-CoV-2 pour les travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels visés à l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19, pendant la période s’étendant du 18 mars 2020 au 17 mai 2020 inclus, pour autant que la survenance de la maladie soit constatée au cours de la période du 20 mars 2020 au 31 mai 2020 inclus.
[...] ».
L’article 1erbis du même arrêté royal dispose :
« Pour les maladies professionnelles énumérées dans l’annexe au présent arrêté, l’exposition au risque professionnel de la maladie doit répondre aux critères définis dans ladite annexe ».
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L’annexe du même arrêté royal, telle qu’elle a été complétée par l’article 2 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020, dispose :
« [...]
II. Critères d’exposition concernant le [...] Code 1.404.04 - SARS-CoV-2
Sont exposés au risque professionnel de la maladie 1.404.04 :
les travailleurs qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels visés à l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020
portant des mesures d’urgence pour limiter la propagation du coronavirus COVID-19 au cours de la période du 18 mars 2020 au 17 mai 2020 inclus, pour autant :
- que les conditions de travail ou la nature des activités professionnelles exercées rendent régulièrement impossible de conserver une distance d’1,5 mètre dans les contacts avec d’autres personnes,
- qu’il ne se soit pas écoulé plus de 14 jours entre la survenance de la maladie et la date de la dernière prestation de travail effective du travailleur en dehors de son domicile,
- et qu’il ne se soit pas écoulé plus de 14 jours entre la survenance de la maladie et la date à laquelle l’entreprise où le travailleur exerçait son activité professionnelle a cessé d’être reprise à l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 précité.
[...] ».
B.8.2. Ces dispositions prévoient que bénéficient de la reconnaissance de « toute maladie provoquée par le SARS-CoV-2 » comme maladie professionnelle sous le code 1.404.04 les travailleurs (1) qui ont exercé des activités professionnelles dans les entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, (2) dont la COVID-19 a été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 et au plus tard quatorze jours après « la date à laquelle l’entreprise où le travailleur exerçait son activité professionnelle a cessé d’être reprise à l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020 » et (3) dont les conditions de travail ou la nature des activités professionnelles exercées rendent régulièrement impossible de conserver une distance d’1,5 mètre dans les contacts avec d’autres personnes.
B.9.1. Selon le Conseil des ministres, la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige.
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B.9.2. C’est en règle à la juridiction a quo qu’il appartient d’apprécier si la réponse à la question préjudicielle est utile à la solution du litige. Ce n’est que lorsque tel n’est manifestement pas le cas que la Cour peut décider que la question n’appelle pas de réponse.
B.9.3. Dès lors que, contrairement à ce que le Conseil des ministres soutient, un constat d’inconstitutionnalité en réponse à la question préjudicielle pourrait aboutir à étendre l’application des dispositions en cause à la seconde catégorie de travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels visée en B.7, une réponse à la question préjudicielle n’est pas manifestement inutile à la solution du litige.
L’exception est rejetée.
B.10.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.10.2. En matière socio-économique, le législateur compétent dispose d’un large pouvoir d’appréciation en vue de déterminer les mesures à adopter pour tendre vers les objectifs qu’il s’est fixés.
B.11.1. Le régime applicable aux maladies professionnelles est réglé par les lois coordonnées. Celles-ci énoncent, en leur article 1er, qu’elles ont pour but de régler la réparation des dommages qui résultent de telles maladies et de promouvoir la prévention de celles-ci.
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B.11.2. À la différence d’un accident du travail, qui est la conséquence d’un événement soudain et imprévu, une maladie professionnelle est la conséquence d’une exposition plus ou moins prolongée à des substances ou à des circonstances nocives.
La maladie professionnelle s’inscrit donc dans la durée, ce qui peut rendre malaisée la détermination du moment où il faut en faire la déclaration.
Les maladies professionnelles sont évolutives. La liste de celles-ci est fréquemment mise à jour pour tenir compte de l’utilisation de nouveaux produits et de l’apparition de nouveaux risques et de maladies nouvelles. L’insertion, dans l’arrêté royal du 28 mars 1969, des nouveaux codes 1.404.04 et 1.404.05 relatifs à la COVID-19, mentionnés en B.3.1 et B.4, en est une illustration.
B.11.3. Le régime d’indemnisation des dommages résultant d’une maladie professionnelle mis en place par les lois coordonnées est double. Ces lois prévoient, d’une part, une liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation, le lien de causalité entre la maladie et l’exposition au risque professionnel de cette maladie étant dans ce cas présumé (article 30 des lois coordonnées et arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste de ces maladies) (système dit « fermé » ou « de la liste »). Elles organisent, d’autre part, la réparation des dommages résultant de maladies qui ne figurent pas sur la liste et qui trouvent leur « cause déterminante et directe dans l’exercice de la profession », la preuve du lien causal étant, dans ce cas, à charge de la victime ou de ses ayants droit (article 30bis inséré dans les lois coordonnées par l’article 100
de la loi du 29 décembre 1990 « portant des dispositions sociales ») (système dit « ouvert » ou « hors liste »).
B.11.4. Le Roi est habilité à dresser la liste des maladies professionnelles dont les dommages donnent lieu à réparation, sur la proposition du conseil scientifique institué au sein de Fedris (articles 16, 1er, 1°, et 30 des lois coordonnées). Le Roi peut en outre, pour certaines maladies professionnelles et pour des maladies au sens de l’article 30bis des lois coordonnées, fixer des critères d’exposition sur proposition du comité de gestion des maladies professionnelles et après avis du conseil scientifique (article 32, alinéa 3, inséré dans les mêmes lois coordonnées par l’article 38 de la loi du 21 décembre 1994 « portant des dispositions sociales et diverses », ci-après : la loi du 21 décembre 1994).
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B.12.1. La réparation des dommages résultant d’une maladie professionnelle de la liste ou d’une maladie au sens de l’article 30bis des lois coordonnées est due lorsque la personne victime de cette maladie « a été exposée au risque professionnel de ladite maladie pendant tout ou partie de la période au cours de laquelle elle appartenait à une des catégories de personnes visées à l’article 2 » (article 32, alinéa 1er, inséré dans les lois coordonnées par l’article 38 de la loi du 21 décembre 1994). L’article 2 des mêmes lois coordonnées vise notamment, dans son paragraphe 1er, 1°, les travailleurs liés par un contrat de louage de travail (les « travailleurs assujettis en tout ou en partie à la loi du 27 juin 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944
concernant la sécurité sociale des travailleurs »).
Ainsi, la réparation des dommages résultant d’une maladie professionnelle de la liste ou d’une maladie hors liste est due lorsque la victime a été exposée au risque professionnel de cette maladie pendant tout ou partie de la période au cours de laquelle elle appartenait à l’une des catégories bénéficiaires des lois coordonnées, telle que celle des travailleurs salariés, comme c’est le cas de la partie requérante devant la juridiction a quo.
B.12.2. Il y a « risque professionnel » au sens des lois coordonnées lorsque « l’exposition à l’influence nocive est inhérente à l’exercice de la profession et est nettement plus grande que celle subie par la population en général et dans la mesure où cette exposition constitue, dans les groupes de personnes exposées, selon les connaissances médicales généralement admises, la cause prépondérante de la maladie » (article 32, alinéa 2, inséré dans les lois coordonnées par l’article 38 de la loi du 21 décembre 1994 et modifié par l’article 23, 2°, de la loi du 13 juillet 2006 « portant des dispositions diverses en matière de maladies professionnelles et d’accidents du travail et en matière de réinsertion professionnelle »).
La condition de l’exposition au risque professionnel suppose ainsi qu’il soit établi : (i) que l’exposition à l’influence nocive soit inhérente à l’exercice de l’activité professionnelle, (ii) que l’exposition à l’influence nocive soit nettement plus grande que celle à laquelle est soumise la population en général et (iii) que l’exposition à l’influence nocive envisagée constitue, au sein des groupes de personnes exposées, selon les connaissances médicales généralement admises,
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la « cause prépondérante » de la maladie dont la reconnaissance en tant que maladie professionnelle est sollicitée.
B.12.3. Le Roi peut, pour certaines maladies professionnelles et sur avis du conseil scientifique, fondé sur des raisons d’ordre médical, limiter le droit à réparation aux travailleurs de certaines industries, professions ou catégories d’entreprises (article 48 des mêmes lois coordonnées).
Les travaux préparatoires de la loi du 24 décembre 1963 « relative à la réparation des dommages résultant des maladies professionnelles et à la prévention de celles-ci » précisent à cet égard :
« Si le présent projet tend à généraliser la réparation des dommages, il convient toutefois de permettre au Roi de limiter le droit à réparation aux travailleurs de certaines industries ou professions lorsque le caractère professionnel d’une maladie déterminée ne peut médicalement être reconnu que si la victime était occupée dans des industries préalablement déterminées ou si elle exerçait une profession définie. Il s’agit évidemment d’une mesure d’exception qui ne peut trouver sa justification que dans des considérations d’ordre médical » (Doc. parl. Sénat, 1962-1963, n° 237, p. 12).
Le travail effectué dans les industries, professions ou catégories d’entreprises énumérées par le Roi en vertu de l’article 48, précité, des lois coordonnées est présumé, jusqu’à preuve du contraire, avoir exposé la victime au risque professionnel de la maladie concernée (article 32, alinéa 4, des lois coordonnées).
B.13.1. Le régime mis en place par les dispositions en cause est un régime d’exception qui vise à permettre la reconnaissance de la COVID-19 en tant que maladie professionnelle pour les travailleurs qui ont travaillé au sein des entreprises des secteurs cruciaux et des services essentiels visés à l’annexe de l’arrêté ministériel du 23 mars 2020.
Cette reconnaissance est soumise à deux conditions temporelles : (1) les activités professionnelles doivent avoir été exercées dans les entreprises concernées entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et (2) la maladie doit avoir été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus.
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B.13.2. À propos de cette double condition de temps, la section de législation du Conseil d’État a observé dans son avis sur le projet d’arrêté royal à l’origine de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 :
« Le principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination requiert que la distinction opérée entre les cas qui entrent dans le champ d’application et ceux qui n’y entrent pas, repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Il convient d’observer [...] que le régime en projet [...] fait dépendre son applicabilité dans le temps de certaines dates, fixées en fonction de critères qui semblent peu pertinents et encore moins étayés scientifiquement. Les différences de traitement en découlant doivent pouvoir être justifiées au regard du principe d’égalité par les auteurs de l’arrêté envisagé.
À cet égard, il y aura lieu d’examiner si les différences de traitement précitées satisfont aux conditions d’efficacité, d’objectivité, de pertinence et de proportionnalité pour pouvoir être réputées conformes au principe constitutionnel d’égalité et il est recommandé d’insérer une justification adéquate dans le rapport au Roi. La simple qualification d’un risque pour la santé apporte certes un certain éclairage, mais ne constitue pas en soi une justification adéquate au regard du principe d’égalité » (CE, avis n° 67.608/1 du 19 juin 2020).
B.13.3. La première condition de temps a été justifiée dans le rapport au Roi précité en B.3.2 par le fait que les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels étaient confrontés pendant la période de confinement de la population, entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, à un « risque spécifique » de contamination comparativement au reste de la population et aux travailleurs qui exerçaient leurs activités « par le biais du télétravail ou dans le respect des règles de distanciation sociale », dès lors qu’ils ont dû poursuivre leurs activités professionnelles « sans pouvoir avoir recours au télétravail et sans pouvoir respecter les règles de distanciation sociale ». Ce risque spécifique a perduré, selon le rapport au Roi, « aussi longtemps que la population générale se [voyait] privée de contacts interpersonnels en dehors du même toit », soit jusqu’au 17 mai 2020 inclus. À partir du 18 mai 2020, qui correspond au début de la deuxième phase de déconfinement, « chacun [a pu] reprendre ses contacts sociaux ».
Il s’ensuit que les activités exercées par les travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels n’engendraient plus, à partir de cette date, « une exposition au COVID-19 qui soit nettement supérieure à celle de la population en général, ni même inhérente à l’activité exercée ».
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La seconde condition de temps a été justifiée par la prise en compte de la période d’incubation de la maladie « telle qu’elle est [...] admise scientifiquement », à savoir entre deux et quatorze jours après l’exposition au virus. Le rapport au Roi précise : « Concrètement, il ne doit pas s’écouler plus de 14 jours entre la date du dernier jour effectif de travail en dehors de son domicile (donc pas en télétravail) et la survenance de la maladie ».
B.13.4. Toutefois, ces deux conditions de temps ne sont pas pertinentes au regard de la nécessité, propre au régime d’indemnisation des maladies professionnelles, d’établir l’origine professionnelle de la maladie. Ce n’est pas seulement entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020, mais aussi en dehors de la période de confinement, que certains travailleurs des secteurs cruciaux et des secteurs essentiels étaient soumis au risque de contracter la COVID-19 à un degré nettement plus élevé que l’ensemble de la population. La COVID-19 est en effet une maladie à laquelle les travailleurs de certains secteurs peuvent être exposés de manière accrue au travail par rapport aux travailleurs d’autres secteurs. Cela dépend davantage de la nature de la fonction exercée que du moment pris en compte.
B.14. Par conséquent, la différence de traitement visée en B.7 n’est pas raisonnablement justifiée.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 1er de l’arrêté royal du 28 mars 1969 « dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles » et l’annexe au même arrêté royal, tel qu’ils ont été modifiés par les articles 1er et 2 de l’arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020
« modifiant l’arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l’exposition au risque professionnel pour certaines d’entre elles en raison de COVID-19 », confirmé par l’article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », violent les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’ils soumettent la reconnaissance de la maladie COVID-19 comme maladie professionnelle à deux conditions temporelles, à savoir que les activités professionnelles aient été exercées entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et que la maladie ait été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 novembre 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 121/2024
Date de la décision : 14/11/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 1er de l'arrêté royal du 28 mars 1969 « dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l'exposition au risque professionnel pour certaines d'entre elles » et l'annexe au même arrêté royal, tel qu'ils ont été modifiés par les articles 1er et 2 de l'arrêté royal n° 39 du 26 juin 2020 « modifiant l'arrêté royal du 28 mars 1969 dressant la liste des maladies professionnelles donnant lieu à réparation et fixant les critères auxquels doit répondre l'exposition au risque professionnel pour certaines d'entre elles en raison de COVID-19 », confirmé par l'article 27, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020, en ce qu'ils soumettent la reconnaissance de la maladie COVID-19 comme maladie professionnelle à deux conditions temporelles, à savoir que les activités professionnelles aient été exercées entre le 18 mars 2020 et le 17 mai 2020 inclus et que la maladie ait été constatée entre le 20 mars 2020 et le 31 mai 2020 inclus)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle relative à l'article 27 de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », posée par la Cour du travail de Mons. Pandémie de COVID-19 - Reconnaissance de la COVID-19 comme maladie professionnelle - Travailleurs des secteurs cruciaux et des services essentiels - Conditions temporelles


Origine de la décision
Date de l'import : 27/11/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-11-14;121.2024 ?

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