Cour constitutionnelle
Arrêt n° 85/2024
du 18 juillet 2024
Numéro du rôle : 7992
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 47, § 1er, alinéa 2, de la loi du 27 avril 2018 « sur la police des chemins de fer », posée par le Tribunal de police du Brabant wallon, division de Wavre.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 8 mai 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 9 mai 2023, le Tribunal de police du Brabant wallon, division de Wavre, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 47, § 1er, alinéa 2 de la loi du 27 avril 2018 relative à la police des chemins de fer, interprétée en ce sens qu’il permet, par application de l’article 1017 du Code judiciaire, la condamnation de l’agent sanctionnateur aux dépens de l’instance en ce compris l’indemnité de procédure visée à l’article 1022 du Code judiciaire, alors qu’une telle condamnation est exclue pour le recours judiciaire intenté à l’encontre [d’une] sanction administrative régie par les dispositions du Code d’instruction criminelle[, viole-t-il] les articles 10 et 11 de la Constitution ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- Quentin Dardenne, assisté et représenté par Me Mona Giacometti, avocate au barreau de Bruxelles;
- la SA « Infrabel », assistée et représentée par Me Laurent Kennes, Me Jacques Willocq et Me Nathan Mouraux, avocats au barreau de Bruxelles;
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- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me Evrard de Lophem et Me Juliette Van Vyve, avocats au barreau de Bruxelles.
La SA « Infrabel » a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 15 mai 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Thierry Giet et Sabine de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige au fond concerne une sanction administrative qui a été infligée par la société anonyme de droit public Infrabel (ci-après : la SA « Infrabel ») à Quentin Dardenne (ci-après : le requérant devant la juridiction a quo) pour stationnement de son scooter sur le quai d’une voie à la gare d’Ottignies. Le 13 juin 2022, le requérant devant la juridiction a quo a contesté cette sanction en déposant une requête auprès du Tribunal de police du Brabant Wallon, division de Wavre. Le 29 août 2022, l’agent sanctionnateur de la SA « Infrabel » a pris la décision de retirer la sanction infligée au requérant devant la juridiction a quo. La demande de ce dernier devant le Tribunal de police est ainsi devenue sans objet.
Le requérant devant la juridiction a quo a demandé la condamnation de la SA « Infrabel » aux dépens de l’instance, en ce compris l’indemnité de procédure. La SA « Infrabel » soutient que cette demande n’est pas fondée, dès lors que le requérant devant la juridiction a quo a manqué de loyauté et de diligence dans la procédure.
Subsidiairement, la SA « Infrabel » demande que la Cour constitutionnelle soit interrogée à titre préjudiciel sur la constitutionnalité de l’article 47, § 1er, alinéa 2, de la loi du 27 avril 2018 « sur la police des chemins de fer » (ci-
après : la loi du 27 avril 2018), en ce qu’il permet, par application de l’article 1017 du Code judiciaire, la condamnation de l’agent sanctionnateur aux dépens de l’instance, en ce compris l’indemnité de procédure, alors que les entités infligeant des sanctions administratives susceptibles d’un recours régi par les dispositions du Code d’instruction criminelle ne peuvent faire l’objet d’une telle condamnation.
Le Tribunal de police du Brabant Wallon, division de Wavre, a jugé qu’avant qu’il statue sur les dépens, il s’indiquait d’interroger la Cour. Il pose dès lors à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
A.1. La SA « Infrabel » soutient que la disposition en cause, qui prévoit que le Code judiciaire est applicable à la procédure de recours contre les sanctions administratives qu’elle inflige, fait naître une différence de traitement discriminatoire, en ce qu’elle permet sa condamnation au paiement d’une indemnité de procédure, alors que d’autres administrations infligeant des sanctions administratives ne courent pas ce risque dès lors que les recours contre les sanctions administratives qu’elles infligent sont régis par le Code d’instruction criminelle.
La SA « Infrabel » se réfère aux sanctions administratives qui sont infligées en vertu de l’article D.164 du Code wallon de l’environnement et à celles qui sont infligées en vertu de l’article 9, § 3, du décret de la Région wallonne du 19 mars 2009 « relatif à la conservation du domaine public régional routier des voies hydrauliques »
(ci-après : le décret wallon du 19 mars 2009). Les recours introduits contre ces amendes sont régis par le Code d’instruction criminelle, qui n’étend le principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat aux affaires pénales qu’à l’égard des relations entre le prévenu et la partie civile. Dès lors que le fonctionnaire sanctionnateur ne peut être considéré comme une partie civile, comme l’a jugé la Cour de cassation dans son arrêt P.17.0135.F
du 22 février 2017 (ECLI:BE:CASS:2017:ARR.20170222.2), il ne peut être condamné au paiement d’une indemnité de procédure.
La SA « Infrabel » considère que ses agents sanctionnateurs se trouvent dans une situation tout à fait comparable à celle dans laquelle se trouvent les fonctionnaires sanctionnateurs agissant dans le cadre des législations wallonnes précitées, puisque tous sont des agents de l’administration compétents pour réprimer, par la voie administrative, les infractions qui figurent dans leurs attributions, que tous sont identiquement appelés à défendre, devant une juridiction judiciaire, leur décision d’infliger une sanction administrative, et que tous sont reconnus comme des émanations de l’administration, et non comme des membres du ministère public ou comme des parties civiles.
A.2. La SA « Infrabel » estime que cette différence de traitement n’est justifiée par aucun objectif légitime et qu’elle ne repose pas sur un critère objectif. Elle relève que le législateur n’a pas expliqué, dans les travaux préparatoires de la loi du 27 avril 2018, les raisons de son choix de rendre le Code judiciaire applicable.
Elle observe que la section de législation du Conseil d’État, dans son avis sur l’avant- projet de loi relatif aux sanctions administratives dans les communes, avait suggéré au législateur de rendre applicables à la procédure de recours contre ces sanctions les règles de la procédure pénale, en lieu et place des dispositions du Code judiciaire.
Le législateur avait répondu que le recours en cause n’était pas une procédure pénale, mais une procédure civile sui generis et il n’avait pas davantage expliqué la raison de son choix de rendre les règles de la procédure civile applicables aux recours dirigés contre les sanctions administratives dans les communes. La SA « Infrabel »
considère ce motif comme faible.
A.3. La SA « Infrabel » expose que le législateur décrétal wallon, lorsqu’il a fait le choix de rendre le Code d’instruction criminelle applicable aux recours introduits contre les sanctions administratives infligées en vertu du décret wallon du 19 mars 2009, a justifié ce choix par un souci de cohérence avec la législation wallonne en matière d’infractions environnementales, matière dans laquelle il avait justifié l’applicabilité du Code d’instruction criminelle par la nécessité de permettre à l’instance de recours d’accorder un sursis à exécution, conformément à la jurisprudence de la Cour.
La SA « Infrabel » considère que la nécessité de permettre à l’instance de recours d’accorder un sursis à exécution est le seul critère objectif de distinction susceptible d’être identifié dans le raisonnement du législateur wallon comme justifiant l’applicabilité du Code de procédure pénale.
Selon la SA « Infrabel », la nécessité de permettre à l’instance de recours d’accorder un sursis à exécution rend d’autant plus injustifiée l’applicabilité du Code judiciaire aux recours contre les sanctions qu’elle peut infliger en vertu de la loi du 27 avril 2018. La société constate que le législateur n’a pas expliqué pourquoi les justiciables
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seraient moins en droit de réclamer un sursis pour une infraction à la loi du 27 avril 2018 que pour une infraction au décret wallon du 19 mars 2009 précité et elle estime que cette différence de traitement est injustifiée. Elle rappelle également que, conformément à la jurisprudence de la Cour, en cas d’infraction mixte, il est discriminatoire que le contrevenant ne puisse pas demander le sursis s’il a fait l’objet d’une sanction administrative, alors qu’il aurait pu le demander s’il avait été réprimé, pour la même infraction, par une sanction pénale, et elle souligne que nombre des infractions prévues par la loi du 27 avril 2018, parmi lesquelles, notamment, l’infraction en cause en l’espèce, sont des infractions mixtes.
A.4. Subsidiairement, la SA « Infrabel » soutient que, même si ce choix du législateur était justifié par un objectif légitime, il n’en demeurerait pas moins que la différence de traitement qu’elle invoque n’est ni raisonnable, ni proportionnée à l’objectif poursuivi, dès lors que le législateur ne s’est jamais expliqué sur ces points.
La SA « Infrabel » ajoute que la différence de traitement n’est pas justifiée par une différence de politique entre l’autorité fédérale et la Région wallonne, puisque ni le législateur fédéral ni le législateur décrétal wallon n’ont fait part, dans les travaux préparatoires des législations précitées, d’une motivation liée à leur propre conception politique. Au contraire, ces deux législateurs ont explicité leur choix en invoquant la nécessité de respecter des garanties fondamentales. Le législateur fédéral a en effet justifié son choix par la nécessité de prévoir un recours devant une juridiction indépendante et impartiale et le législateur décrétal wallon a justifié son choix par la nécessité de permettre à l’instance de recours d’accorder un sursis à exécution, conformément aux exigences constitutionnelles découlant de la jurisprudence de la Cour. Selon la SA « Infrabel », les deux législateurs ont donc aspiré à la conformité aux principes généraux dégagés par les juridictions supérieures et à l’uniformisation de la procédure.
A.5. La SA « Infrabel » ajoute encore que, par un arrêt du 3 février 2021, la Cour de cassation, alors qu’elle était saisie d’une affaire dans laquelle un recours judiciaire avait été introduit contre une sanction administrative qui avait été infligée en application du Code wallon de l’habitation durable, a estimé que, compte tenu du caractère pénal de la sanction administrative, c’est le Code d’instruction criminelle qui devait être applicable à ce recours, le législateur wallon n’ayant pas réglé cette question lui-même. La SA « Infrabel » considère que le caractère pénal de la sanction administrative infligée est un critère cohérent pour déterminer l’applicabilité du Code d’instruction criminelle au recours introduit contre cette sanction.
L’infraction commise en l’espèce étant une infraction mixte, l’application du Code judiciaire, et non du Code d’instruction criminelle, au recours introduit contre la sanction est discriminatoire, au préjudice de la SA « Infrabel ».
A.6. La SA « Infrabel » estime que si, comme le soutient le Conseil des ministres, le fonctionnaire sanctionnateur régional wallon qui poursuit et sanctionne les infractions en matière environnementale en vertu du Code wallon de l’environnement est considéré comme exerçant une action qui s’apparente à l’action publique, il doit en être de même pour l’agent sanctionnateur de la SA « Infrabel ». En effet, d’une part, celui-ci a des pouvoirs d’enquête étendus semblables à ceux qui sont octroyés au fonctionnaire sanctionnateur wallon en matière environnementale et, d’autre part, en application du principe non bis in idem, la décision de cet agent d’infliger une sanction administrative éteint l’action publique.
A.7. Le requérant devant la juridiction a quo soutient que la disposition en cause est conforme aux articles 10
et 11 de la Constitution. Il expose que le recours qu’il a introduit est soumis aux dispositions du Code judiciaire, y compris en ce qui concerne l’indemnité de procédure. Dans le Code d’instruction criminelle, c’est l’article 162bis qui règle la question de l’indemnité de procédure. Il s’applique à des situations dans lesquelles une action civile vient se greffer sur une action publique pouvant aboutir à une condamnation pénale. Selon le requérant devant la juridiction a quo, cette situation n’est pas comparable à celle d’un recours introduit contre une sanction administrative, dans le cadre de laquelle il faut considérer que l’action publique est définitivement éteinte.
Le requérant devant la juridiction a quo relève que, dans l’arrêt n° 69/2015 du 21 mai 2015
(ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.069), la Cour a considéré qu’en introduisant le principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat dans les lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973, le législateur avait explicitement accepté que la poursuite de l’intérêt général n’excluait pas la condamnation à une indemnité de procédure. La Cour a également considéré que le caractère objectif du contentieux devant le Conseil d’État ne
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permet pas de traiter différemment l’autorité publique qui est partie devant cette juridiction et l’autorité publique qui est partie à un litige devant une juridiction de l’ordre judiciaire, et que le régime spécifique prévu pour le ministère public en matière pénale est justifié, compte tenu de la nature particulière du contentieux pénal.
Le requérant devant la juridiction a quo relève encore que, dans son arrêt n° 70/2015 du 21 mai 2015
(ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.070), la Cour a considéré que le principe de l’application des dispositions relatives à l’indemnité de procédure à toutes les parties, y compris aux autorités publiques agissant dans l’intérêt général, devait être réaffirmé pour des raisons de sécurité juridique et de cohérence législative, mais aussi dans un but d’efficacité et d’équité procédurales, et elle en a déduit que le principe d’égalité et de non-discrimination ne commandait pas que l’administration fiscale soit traitée de la même manière que le ministère public agissant en matière pénale. Le requérant devant la juridiction a quo soutient que, pour les mêmes raisons, les parties à un recours introduit contre une sanction administrative infligée en vertu de la loi du 27 avril 2018 doivent être traitées comme les parties à un autre procès civil, indépendamment de l’intérêt général qu’elles poursuivent éventuellement.
A.8. Le Conseil des ministres estime qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que seules les autorités publiques exerçant l’action publique ou une action qui s’apparente à l’action publique sont exclues du principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat. Ce critère de différenciation est objectif et il justifie que la SA « Infrabel » soit en l’espèce soumise au régime de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat, à l’inverse du fonctionnaire sanctionnateur régional wallon, qui poursuit et sanctionne les infractions en matière environnementale en vertu du Code wallon de l’environnement. Ce fonctionnaire sanctionnateur dispose de pouvoirs étendus, qui se rapprochent de ceux du ministère public. Il peut par ailleurs proposer une transaction, et l’amende administrative qu’il inflige constitue un mode d’extinction de l’action publique. Dans la même logique, le ministère public qui succombe dans l’action intentée devant une juridiction civile sur la base de l’article 138bis, § 1er, du Code judiciaire, doit pouvoir être condamné à une indemnité de procédure, puisqu’il n’exerce précisément pas l’action publique, ni une action comparable.
A.9. Le Conseil des ministres ajoute qu’exclure de l’application du principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat certaines autorités publiques qui infligent des sanctions administratives susceptibles de recours régis par les dispositions du Code judiciaire constituerait une différence de traitement injustifiée vis-à-vis des autres autorités publiques qui sont également parties à des procédures régies par le Code judiciaire mais qui n’infligent pas de sanctions administratives.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. L’article 47, § 1er, de la loi du 27 avril 2018 « sur la police des chemins de fer » (ci-
après : la loi du 27 avril 2018) dispose :
« Sous peine d’irrecevabilité, le recours contre la décision de l’agent sanctionnateur est introduit par requête auprès du tribunal de police compétent endéans un délai d’un mois à compter du jour de la notification de la décision de l’agent sanctionnateur.
Ce recours a un effet suspensif et les dispositions du Code judiciaire lui sont applicables.
La décision du tribunal n’est pas susceptible d’appel ».
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B.2. En vertu de l’article 1017, alinéa 1er, du Code judiciaire, « [t]out jugement définitif prononce, même d'office, la condamnation aux dépens contre la partie qui a succombé, à moins que des lois particulières n'en disposent autrement et sans préjudice de l’accord des parties [...] ».
Conformément à l’article 1018 du Code judiciaire, les dépens comprennent notamment l’indemnité de procédure visée à l’article 1022.
B.3. Par application de ces dispositions, la société anonyme de droit public Infrabel (ci-
après : la SA « Infrabel ») est condamnée au paiement d’une indemnité de procédure lorsqu’elle succombe dans le cadre d’un recours introduit contre une sanction administrative infligée par son agent sanctionnateur en vertu de la loi du 27 avril 2018.
Selon la décision a quo, la SA « Infrabel » est ainsi traitée différemment par rapport à d’autres administrations sanctionnatrices, qui voient les recours introduits contre les sanctions qu’elles infligent régis par les dispositions du Code d’instruction criminelle, lequel ne permet pas leur condamnation au paiement d’une indemnité de procédure.
La Cour est interrogée sur la constitutionnalité de cette différence de traitement.
B.4.1. Le principe établi par les articles 1017, 1018 et 1022 du Code judiciaire est que toute partie qui succombe est tenue au paiement de l’indemnité de procédure, laquelle est une intervention forfaitaire dans les honoraires et frais d’avocat de la partie ayant obtenu gain de cause.
B.4.2. Par ces dispositions issues de la loi du 21 avril 2007 « relative à la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat », le législateur entendait mettre fin à l’insécurité juridique qui résultait d’une jurisprudence très disparate en la matière (Doc. parl., Sénat, 2006-2007, n° 3-
1686/5, p. 14).
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Il visait, par ailleurs, à éviter qu’un nouveau procès doive être intenté afin d’obtenir la réparation du dommage consistant dans les honoraires et frais d’avocat consentis par la partie victorieuse.
Le législateur entendait enfin supprimer la différence de traitement quant au risque financier du procès entre les parties à un procès civil, chacune d’elles poursuivant, en principe, la défense de ses intérêts personnels. Plus particulièrement, le choix du législateur d’ancrer la répétibilité dans le droit procédural civil et de faire de l’indemnité de procédure une participation forfaitaire dans les honoraires et frais de l’avocat de la partie gagnante à charge de la partie ayant succombé visait à traiter de la même manière toutes les parties à un procès civil, en répartissant également entre elles le risque financier. Un tel objectif est conforme au principe d’égalité d’accès à la justice, tel qu’il est garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.4.3. La même loi du 21 avril 2007 a cependant exclu toute répétibilité des honoraires et des frais d’avocat dans les relations entre le prévenu et le ministère public. En effet, les articles 128, 162bis, 194 et 211 du Code d’instruction criminelle n’étendent le principe de la répétibilité aux affaires pénales qu’à l’égard des relations entre le prévenu et la partie civile.
Par l’arrêt n° 182/2008 du 18 décembre 2008 (ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.182), qui concernait les recours en annulation de la loi du 21 avril 2007, la Cour a jugé que les différences fondamentales entre le ministère public, lequel est chargé, dans l’intérêt de la société, de la recherche et de la poursuite des infractions et exerce l’action publique, et la partie civile, qui poursuit son intérêt propre, pouvaient justifier la non-application, à charge de l’État, du système d’indemnisation forfaitaire prévu par la loi du 21 avril 2007.
Un tel régime spécifique se justifie compte tenu, d’une part, de la nature particulière du contentieux pénal, qui a pour objet de poursuivre et de réprimer les infractions et qui ne vise ni à faire constater l’existence ou la violation d’un droit subjectif, ni à statuer, en principe, sur la légalité d’un acte d’une autorité publique et eu égard, d’autre part, à la mission spécifique
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dévolue au ministère public ou à l’auditorat du travail en matière pénale qui sont chargés d’exercer l’action publique au nom de la société. Enfin, le ministère public voit ses fonctions consacrées et son indépendance garantie à l’article 151, § 1er, de la Constitution et il en va de même de l’auditorat du travail qui, en matière de droit pénal social, assume les fonctions du ministère public (articles 145 et 152 du Code judiciaire) ou qui exerce devant le tribunal du travail l’action prévue par l’article 138bis, § 2, du Code judiciaire qui s’apparente à l’action publique exercée par le ministère public devant les juridictions pénales puisqu’elle a pour objet de constater la commission d’une infraction.
Par l’arrêt n° 127/2016 du 6 octobre 2016 (ECLI:BE:GHCC:2016:ARR.127), la Cour a également jugé qu’il n’était pas sans justification raisonnable que le législateur ait exclu toute répétibilité des honoraires et des frais d’avocat dans les relations entre le prévenu et l’Administration des douanes et accises lorsque cette dernière réclame des impôts dans le cadre d’une procédure pénale fondée sur l’article 283 de la loi générale sur les douanes et accises, coordonnée le 18 juillet 1977, dès lors que cette administration exerce dans une large mesure la fonction du ministère public (B.6).
De même, par l’arrêt n° 169/2023 du 30 novembre 2023
(ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.169), la Cour a jugé que le législateur avait pu décider de ne pas étendre le principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat en faveur du fonctionnaire délégué désigné par le Gouvernement wallon pour accomplir certaines missions décrites par le Code wallon du développement territorial lorsque ce fonctionnaire a formé la demande visée à l’article D.VII.13 du même Code, tel qu’il est applicable en région de langue française, parce qu’une telle action est exercée dans le cadre d’une procédure pénale et qu’elle se greffe sur celle du ministère public.
B.5. La Cour a eu à connaître de plusieurs questions préjudicielles mettant en cause l’application du régime de l’indemnité de procédure, prévu à l’article 1022 du Code judiciaire, dans le cadre de litiges civils impliquant une autorité publique et se distinguant, dès lors, des litiges civils où les deux parties ne poursuivent que la défense de leurs intérêts privés.
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B.6.1. Par les arrêts nos 68/2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.068), 69/2015
(ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.069) et 70/2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.070) du 21 mai 2015, la Cour a jugé que, dans ces litiges, il est justifié que l’autorité publique soit soumise au régime de l’indemnité de procédure. Constatant que le législateur, par la loi du 20 janvier 2014 « portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’Etat », avait introduit le principe de la répétibilité au Conseil d’État, la Cour a indiqué ce qui suit :
« [...] par cette modification apportée aux lois coordonnées sur le Conseil d’Etat, le législateur a explicitement accepté que la poursuite de l’intérêt général par une des parties à la procédure n’était pas exclusive de la condamnation de celle-ci à une indemnité de procédure lorsqu’elle succombe dans ses prétentions. La Cour accorde à cet égard une importance particulière à ce que le législateur ait choisi, pour l’essentiel, de transposer au contentieux porté devant le Conseil d’Etat le régime de la répétibilité prévu par l’article 1022 du Code judiciaire, alors même que ce régime est destiné à régir, en principe, la répartition des risques du procès dans le cadre de litiges opposant des personnes privées, poursuivant la satisfaction de leurs intérêts.
B.6.3. Il s’ensuit que le législateur a expressément admis que l’imposition d’une indemnité de procédure forfaitaire n’était pas, en tant que telle, de nature à menacer l’indépendance avec laquelle les autorités publiques doivent assurer en étant, le cas échéant, partie à une procédure juridictionnelle la mission d’intérêt général qui leur a été confiée.
B.7.1. Cette prise de position du législateur marque une césure essentielle dans l’évolution du régime de l’indemnité de procédure et a pour effet que, bien qu’elles poursuivent, comme le ministère public ou l’auditorat du travail en matière pénale, une mission d’intérêt général, les autorités publiques, parties demanderesses ou défenderesses dans le cadre d’un litige civil, peuvent être soumises au régime de l’indemnité de procédure » (arrêt no 68/2015).
B.6.2. La Cour a également jugé que la coexistence du régime de la répétibilité devant le Conseil d’État et d’une exclusion, devant les juridictions civiles, des autorités publiques du champ d’application de l’article 1022 du Code judiciaire ferait naître des différences de traitement difficilement justifiables, dès lors que le caractère objectif du contentieux devant le Conseil d’État ne permet pas « de traiter à ce point différemment l’autorité publique qui est partie devant cette juridiction et l’autorité publique qui est partie à un litige devant une juridiction de l’ordre judiciaire » (arrêt no 68/2015, B.7.2), ce à quoi elle a ajouté que le critère de l’intérêt général engendrait un risque d’insécurité juridique (B.7.3).
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B.6.3. La Cour en a conclu que « [d]evant les juridictions civiles, le principe de l’application des dispositions relatives à l’indemnité de procédure à toutes les parties, qu’il s’agisse de personnes privées ou d’autorités publiques agissant dans l’intérêt général, qui était le principe ayant guidé le législateur lorsqu’il a élaboré la répétibilité des frais et honoraires d’avocat, doit être réaffirmé, d’une part, pour les raisons de sécurité juridique et de cohérence législative [...] et, d’autre part, en vue d’atteindre les objectifs d’efficacité et d’équité procédurales qui étaient ceux du législateur lorsqu’il a élaboré cette réglementation et qui, selon lui, ne s’opposent pas à la poursuite en toute indépendance de la mission d’intérêt général assumée par les autorités publiques » (arrêt n° 68/2015, B.10.1).
B.6.4. La Cour a également jugé ce qui suit :
« B.11. Ainsi que la Cour l’a jugé par son arrêt n° 182/2008 du 18 décembre 2008, l’application des dispositions relatives à l’indemnité de procédure à toutes les parties à un litige porté devant une juridiction civile n’entraîne pas d’effets disproportionnés, étant donné que le législateur a veillé à ne pas entraver l’accès à la justice, en établissant un système forfaitaire et en confiant, au sein de ce système, un certain pouvoir d’appréciation au juge quant au montant final de l’indemnité de procédure à laquelle la partie succombante peut être condamnée.
Par ailleurs, la réciprocité dans l’application des dispositions relatives à l’indemnité de procédure favorise l’égalité des armes entre les parties, dès lors que ce système implique qu’elles assument toutes deux le risque financier du procès » (arrêt n° 70/2015).
B.6.5. La Cour a déduit de ces considérations que le législateur avait pu soumettre au principe de la répétibilité des honoraires et des frais d’avocat le ministère public qui succombe dans la procédure portée devant le juge civil sur la base de l’article 146bis juncto l’article 167
du Code civil, dans le cadre d’un recours introduit contre son refus de célébrer un mariage (arrêt n° 68/2015, B.12), la commune qui succombe dans le cadre d’un recours introduit devant le tribunal de police, sur la base de l’ancien article 119bis, § 12, de la Nouvelle loi communale, contre une décision rendue par son fonctionnaire chargé des sanctions administratives communales (arrêt n° 69/2015, B.2 et B.5.2) et l’État belge ou la commune succombant dans le cadre d’un recours fondé sur l’article 569, 32°, du Code judiciaire ou d’un litige fiscal visant à faire statuer le juge civil sur la légalité d’une amende administrative (arrêt n° 70/2015, B.12.2
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et B.12.3). Par l’arrêt n° 170/2015 du 26 novembre 2015 (ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.170), la Cour a appliqué le même raisonnement au cas du ministère public lorsque celui-ci succombe dans l’action disciplinaire qu’il a intentée contre un huissier de justice devant le tribunal de première instance, en application de l’article 545 du Code judiciaire (B.2.1 et B.7).
Pour les mêmes motifs, dans une affaire relative à une décision du SPF Emploi, Travail et Concertation sociale d’infliger, conformément à l’article 151, alinéa 1er, 4°, du Code pénal social, une amende administrative, la Cour a également jugé qu’il était justifié de soumettre au régime de l’indemnité de procédure le contrevenant qui succombe dans son action visant à contester la légalité d’une telle sanction administrative (arrêt n° 166/2015 du 26 novembre 2015, ECLI:BE:GHCC:2015:ARR.166, B.2 et B.5.1).
B.7.1. La procédure mise en mouvement par un recours formé sur la base de l’article 47, § 1er, de la loi du 27 avril 2018 contre une sanction administrative imposée par l’agent sanctionnateur de la SA « Infrabel » ne vise pas à l’application d’une peine. Cet agent sanctionnateur, lorsqu’il est partie à une telle procédure, n’exerce donc pas l’action publique.
Il n’exerce pas non plus une action qui s’apparente à l’action publique ou qui se greffe sur celle-
ci. De même, lorsque le tribunal de police rejette le recours, il ne prononce pas une condamnation pénale et la sanction administrative conserve sa nature originaire.
Les motifs mentionnés en B.4.3, qui justifient d’exclure la répétibilité des honoraires et des frais des avocats dans les relations entre le prévenu et le ministère public, font défaut en l’espèce.
B.7.2. Par ailleurs, l’exclusion de toute répétibilité des honoraires et des frais d’avocat pour la SA « Infrabel » lorsque cette société est partie à un recours introduit contre une sanction administrative infligée par son agent sanctionnateur entraînerait une différence de traitement injustifiée entre, d’une part, le particulier qui se trouve en litige avec elle dans ces circonstances et, d’autre part, le particulier qui se trouve en litige avec les autorités publiques mentionnées en
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B.6.5 ou qui se trouve en litige avec une autorité publique dans un contentieux relevant du Conseil d’État.
B.7.3. Il est par conséquent raisonnablement justifié que, par application de l’article 47, § 1er, de la loi du 27 avril 2018 et des articles 1017 et suivants du Code judiciaire, la SA « Infrabel » puisse être condamnée au paiement de l’indemnité de procédure visée à l’article 1022 du Code judicaire lorsqu’elle succombe dans le cadre d’un recours introduit contre une sanction administrative imposée par son agent sanctionnateur.
B.7.4. L’article 47, § 1er, de la loi du 27 avril 2018, en ce qu’il permet cette condamnation, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 47, § 1er, de la loi du 27 avril 2018 « sur la police des chemins de fer », en ce qu’il permet la condamnation de la SA « Infrabel » au paiement de l’indemnité de procédure visée à l’article 1022 du Code judicaire lorsqu’elle succombe dans le cadre d’un recours introduit contre une sanction administrative imposée par son agent sanctionnateur sur la base de cette même loi, ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 18 juillet 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul