La jurisprudence francophone des Cours suprêmes


recherche avancée

11/04/2024 | BELGIQUE | N°43/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 11 avril 2024, 43/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 43/2024
du 11 avril 2024
Numéro du rôle : 7997
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 56, § 3, du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche », posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du g

reffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibé...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 43/2024
du 11 avril 2024
Numéro du rôle : 7997
En cause : les questions préjudicielles concernant l’article 56, § 3, du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche », posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Luc Lavrysen et Pierre Nihoul, et des juges Thierry Giet, Joséphine Moerman, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters, Sabine de Bethune, Emmanuelle Bribosia, Willem Verrijdt, Kattrin Jadin et Magali Plovie, assistée du greffier Frank Meersschaut, présidée par le président Luc Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt n° 256.497 du 11 mai 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 30 mai 2023, le Conseil d’État a posé les questions préjudicielles suivantes :
« L’article 56, § 3, du décret [flamand] du 28 juin 2013 relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche viole-t-il les articles 12 et 14 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que cette disposition permet à l’autorité publique d’infliger une amende administrative exclusive pour toute infraction éventuelle à une disposition d’exécution, alors qu’il est tout sauf évident pour le justiciable d’identifier concrètement en l’espèce les dispositions d’exécution ?
L’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013 relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche, interprété en ce sens qu’il constitue une base légale adéquate pour infliger une sanction à caractère pénal, telles les sanctions dont il est question en l’espèce, viole-t-il le principe de légalité et le principe de légalité en matière pénale, tel qu’il découle de l’article 14 de la Constitution et de l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
2
- la SA « Exportslachthuis De Coster », assistée et représentée par Me Dominique Blommaert et Me Kris Wauters, avocats au barreau de Bruxelles, et par Me Henk Lemahieu, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- la Région flamande, assistée et représentée par Me Veerle Van de Keere et Me Jo Goethals, avocats au barreau de Flandre occidentale.
Par ordonnance du 14 février 2024, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs Sabine de Bethune et Thierry Giet, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La SA « Exportslachthuis De Coster », partie requérante devant la juridiction a quo, exploite un abattoir où
sont abattus des porcs. Le 18 juin 2020 et le 3 août 2020, la Région flamande, partie défenderesse devant la juridiction a quo, a soumis l’abattoir à des contrôles administratifs. Ceux-ci ont abouti au constat que tous les porcs abattus n’étaient pas répartis dans une classe SEUROP en fonction de leur teneur en viande maigre, alors que l’abattoir y est en principe tenu. La SA « Exportslachthuis De Coster » s’est vu notifier un avertissement le 8 septembre 2020.
Par la suite, la Région flamande a de nouveau soumis l’abattoir à plusieurs contrôles administratifs en 2020
et en 2021. Ceux-ci ont systématiquement abouti au constat que tous les porcs abattus ne faisaient pas l’objet d’un classement.
Par des courriers du 12 mai 2021, du 18 mai 2021, du 26 mai 2021 et du 11 juin 2021, la Région flamande a informé la SA « Exportslachthuis De Coster » de son intention de lui infliger des amendes administratives. Après avoir reçu la défense de la SA « Exportslachthuis De Coster », la Région flamande a, par une décision du 3 décembre 2021 et par une autre du 8 décembre 2021, infligé deux amendes administratives. La SA « Exportslachthuis De Coster » a introduit un recours devant le Conseil d’État contre ces deux décisions.
Par un arrêt du 11 mai 2023, le Conseil d’État a estimé que les amendes en cause constituent des sanctions pénales au sens de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Avant de statuer, le Conseil d’État juge nécessaire de poser à la Cour les questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. La partie requérante devant la juridiction a quo est d’avis que les questions préjudicielles appellent une réponse affirmative. Elle relève tout d’abord que la juridiction a quo a déjà estimé à juste titre que les amendes administratives qui peuvent être infligées sur la base de l’article 56, § 3, du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif
3
à la politique de l’agriculture et de la pêche » (ci-après : le décret du 28 juin 2013) constituent des sanctions pénales au sens des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, l’amende maximale est très élevée, ce qui la rend aussi préjudiciable que dissuasive. Par conséquent, il est établi que l’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013 doit, pour être constitutionnel, satisfaire aux exigences découlant du principe de légalité en matière pénale. Il convient en tout cas que la Cour s’appuie sur ce postulat.
A.1.2. En outre, la partie requérante devant la juridiction a quo souligne que l’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013 n’est pas compatible avec le principe de légalité en matière pénale. D’après elle, cette disposition n’est pas suffisamment claire, précise et prévisible, ce qui empêche le justiciable d’identifier précisément les comportements réprimés. La disposition renvoie à des infractions aux arrêtés d’exécution du décret du 28 juin 2013, mais n’énumère ni les arrêtés d’exécution visés ni les dispositions de ces arrêtés. De même, les travaux préparatoires ne comprennent pas d’énumération ni n’apportent le moindre éclairage utile. Aussi incombe-t-il au justiciable même de rechercher les arrêtés d’exécution visés, une démarche que rendent par ailleurs d’autant plus ardue en l’espèce le recours à la technique des arrêtés modificatifs et le large champ d’application du décret du 28 juin 2013. La partie requérante devant la juridiction a quo dénombre elle-même 381 arrêtés d’exécution que la disposition en cause impose de respecter sous peine d’amende.
En outre, selon la partie requérante devant la juridiction a quo, le justiciable n’est pas davantage en mesure d’évaluer le montant de l’amende avec suffisamment de précision. En effet, la marge entre les montants minimal et maximal est très élevée et le législateur décrétal n’a prévu aucune subdivision en fonction des différentes infractions.
A.2.1. Selon le Gouvernement flamand, qui est d’ailleurs partie défenderesse devant la juridiction a quo, les questions préjudicielles appellent une réponse négative. Il soutient que la Cour doit tout d’abord vérifier si les amendes administratives que l’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013 permet d’infliger sont de nature pénale.
C’est uniquement dans ce cas que la Cour doit apprécier la compatibilité de cette disposition avec le principe de légalité en matière pénale.
A.2.2. Le Gouvernement flamand ajoute que l’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013 est toutefois, en tout état de cause, compatible avec le principe de légalité. Sur la base de l’article 56, § 3, du décret du 28 juin 2013, le justiciable connaît l’amende minimale et l’amende maximale, et il est suffisamment en mesure d’identifier les comportements susceptibles d’être sanctionnés en lisant cette disposition en combinaison avec l’article 4, 8°, du même décret et avec les arrêtés d’exécution. En effet, à la lecture de l’article 4, 8°, du décret du 28 juin 2013, le justiciable sait déjà que le Gouvernement flamand est habilité à prendre des mesures en vue de l’organisation de la répartition et du pesage de bovins, de porcs et de moutons abattus. L’on peut en outre attendre du justiciable qu’il présente un certain degré de connaissance, étant donné qu’il opère dans un secteur spécifique soumis à des règles propres.
-B-
B.1.1. La juridiction a quo pose à la Cour deux questions au sujet de l’article 56 du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche » (ci-après : le décret du 28 juin 2013), qui, dans la version applicable devant la juridiction a quo, dispose :
« § 1er. Peuvent faire l’objet d’une amende administrative exclusive de minimum 25 euros et de maximum 1 000 euros :
4
1° les infractions aux obligations administratives découlant du présent décret, de ses arrêtés d’exécution, de la politique agricole commune européenne ou de la politique commune de la pêche;
2° l’introduction impropre de demandes de soutien;
3° la fourniture d’informations erronées ou incomplètes, sans l’intention d’obtenir ou de conserver indûment une indemnité ou un soutien, qui est à charge, entièrement ou en partie, de l’autorité flamande, de l’Union européenne ou d’une autre institution internationale.
§ 2. Les personnes qui, dans un délai de trente jours à compter de la mise en demeure, ne paient pas les cotisations et rétributions obligatoires, imposées en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution, et du décret du 19 mai 2006 relatif à la fondation et au fonctionnement du Fonds pour l’agriculture et la pêche et de ses arrêtés d’exécution, pourront faire l’objet d’une amende administrative exclusive de minimum 100 euros et de maximum 5 000 euros.
§ 3. Peuvent faire l’objet d’une amende administrative exclusive de minimum 100 euros et de maximum 250 000 euros :
1° les infractions au présent décret, à ses arrêtés d’exécution ou à la politique agricole commune européenne;
2° le fait d’empêcher ou de ne pas collaborer à un contrôle en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution ou de la politique agricole commune européenne;
3° le fait de déposer délibérément de fausses déclarations ou des déclarations incomplètes afin d’obtenir ou de conserver une indemnité ou un soutien accordé en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution ou de la politique agricole commune européenne;
4° le fait de prétexter une situation déterminée en vue d’obtenir ou de conserver un soutien accordé en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution ou de la politique agricole commune européenne.
§ 4. En cas de concours d’infractions, les montants des amendes administratives exclusives seront additionnés, sans qu’ils puissent toutefois excéder conjointement le double du montant maximum visé au paragraphe trois.
En cas de récidive dans les trois ans suivant l’imposition d’une amende administrative exclusive pour une des infractions visées aux paragraphes précédents, l’amende administrative exclusive pourra être doublée.
§ 5. Si une infraction a trait au soutien accordé en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution ou de la politique agricole commune européenne, un refus ou une diminution du soutien pourront être imposés, et ce, en sus des sanctions visées aux paragraphes précédent.
Si une infraction grave à indiquer par le Gouvernement flamand a trait au soutien accordé en exécution du présent décret, de ses arrêtés d’exécution ou de la politique agricole commune
5
européenne, une exclusion de soutien pourra être imposée pour une durée de maximum cinq ans, et ce, en sus des sanctions visées aux paragraphes précédents.
§ 6. Les amendes administratives exclusives visées dans le présent article peuvent être majorées d’un montant qui correspond à l’avantage économique qui découle du fait que l’infraction a été commise. En outre, les frais d’expertise pourront également être mis à charge du contrevenant.
Les amendes administratives exclusives n’entravent aucunement la possibilité de non-
paiement du soutien octroyé ou de réclamation du soutien payé, de retrait de l’agrément éventuel et du remboursement des frais pour l’examen ».
B.1.2. Il ressort du libellé des questions préjudicielles et de la motivation de la décision de renvoi que les questions préjudicielles concernent plus précisément l’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013. Cette disposition prévoit une amende administrative exclusive allant de minimum 100 euros à maximum 250 000 euros pour les infractions au décret du 28 juin 2013, à ses arrêtés d’exécution ou à la politique agricole commune européenne.
B.2.1. Par la première question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013 est compatible avec les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, et plus particulièrement avec le principe de légalité en matière pénale contenu dans ces dispositions, en ce qu’il ne précise pas les dispositions d’exécution à respecter sous peine d’amende administrative exclusive.
Par la seconde question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013 est compatible avec le principe de légalité en matière pénale contenu dans l’article 14 de la Constitution et dans l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle il « constitue une base légale adéquate pour infliger une sanction à caractère pénal ».
Eu égard à leur connexité, la Cour examine les questions préjudicielles conjointement.
B.2.2. Il ressort des motifs de la décision de renvoi que la Région flamande a infligé des amendes administratives à la partie demanderesse devant la juridiction a quo, sur la base de l’article 56, § 3, 1°, et § 4, alinéa 1er, du décret du 28 juin 2013, en raison d’infractions aux
6
articles 6, § 1er, 7, alinéa 1er et alinéa 3, 4°, 9, 1°, et 37, alinéa 1er, de l’arrêté du Gouvernement flamand du 26 avril 2013 « portant détermination et organisation du classement de bovins abattus et de porcs abattus ».
La Cour limite dès lors l’examen des questions préjudicielles à la situation d’une entreprise qui, sur la base de l’article 56, § 3, 1°, et § 4, alinéa 1er, du décret du 28 juin 2013, se voit infliger une amende pour infractions aux arrêtés d’exécution du même décret.
B.3.1. L’article 12, alinéa 2, de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu’elle prescrit ».
L’article 14 de la Constitution dispose :
« Nulle peine ne peut être établie ni appliquée qu’en vertu de la loi ».
L’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme dispose :
« Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise ».
B.3.2. En attribuant au pouvoir législatif la compétence, d’une part, de déterminer dans quels cas des poursuites pénales sont possibles et, d’autre part, d’adopter la loi en vertu de laquelle une peine peut être établie et appliquée, les articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution garantissent à tout justiciable qu’aucun comportement ne sera punissable et qu’aucune peine ne sera infligée qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.
En outre, le principe de légalité en matière pénale qui découle des dispositions constitutionnelles précitées procède de l’idée que la loi pénale doit être formulée en des termes qui permettent à chacun de savoir, au moment où il adopte un comportement, si celui-ci est ou non punissable et, le cas échéant, de connaître la peine encourue. Il exige que le législateur
7
indique, en des termes suffisamment précis, clairs et offrant la sécurité juridique, quels faits sont sanctionnés et quelles sanctions peuvent être infligées le cas échéant, afin, d’une part, que celui qui adopte un comportement puisse évaluer préalablement, de manière satisfaisante, quelle sera la conséquence pénale de ce comportement et afin, d’autre part, que ne soit pas laissé au juge un trop grand pouvoir d’appréciation.
Toutefois, le principe de légalité en matière pénale n’empêche pas que la loi attribue un pouvoir d’appréciation au juge. Il faut en effet tenir compte du caractère de généralité des lois, de la diversité des situations auxquelles elles s’appliquent et de l’évolution des comportements qu’elles répriment.
La condition qu’une infraction doit être clairement définie par la loi se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.
Ce n’est qu’en examinant une disposition pénale spécifique qu’il est possible de déterminer, en tenant compte des éléments propres aux infractions qu’elle entend réprimer, si les termes généraux utilisés par le législateur sont à ce point vagues qu’ils méconnaîtraient le principe de légalité en matière pénale.
B.3.3. L’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme a une portée analogue à celle des articles 12, alinéa 2, et 14 de la Constitution en ce qu’il exige également que toute infraction et toute peine soient prévues par une norme suffisamment claire, prévisible et accessible. Dès lors, les garanties fournies par ces dispositions, qui touchent à l’aspect substantiel du principe de légalité des incriminations et des peines, forment dans cette mesure un tout indissociable.
B.4.1. L’amende administrative exclusive que prévoit la disposition en cause ne constitue pas une peine au sens des articles 12 et 14 de la Constitution. La juridiction a quo a toutefois estimé, dans sa décision de renvoi, que les amendes administratives exclusives visées par la
8
disposition en cause constituent des sanctions pénales au sens des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.4.2. Une mesure constitue une sanction pénale au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme si elle a un caractère pénal selon sa qualification en droit interne ou s’il ressort de la nature de l’infraction, à savoir la portée générale et le caractère préventif et répressif de la sanction, qu’il s’agit d’une sanction pénale ou encore s’il ressort de la nature et de la sévérité de la sanction subie par l’intéressé qu’elle a un caractère punitif et donc dissuasif (CEDH, grande chambre, 15 novembre 2016, A et B c. Norvège, ECLI:CE:ECHR:2016:1115JUD002413011, §§ 105-107; grande chambre, 10 février 2009, Zolotoukhine c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2009:0210JUD001493903, § 53; grande chambre, 23 novembre 2006, Jussila c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2006:1123JUD007305301, §§ 30-
31).
La Cour européenne des droits de l’homme utilise les mêmes critères en ce qui concerne l’application de l’article 7 de la Convention précitée (CEDH, 4 octobre 2016, Žaja c. Croatie, ECLI:CE:ECHR:2016:1004JUD003746209, § 86; décision, 9 juin 2016, Société Oxygène Plus c. France, ECLI:CE:ECHR:2016:0517DEC007695911, § 43; 15 mai 2008, Nadtochiy c. Ukraine, ECLI:CE:ECHR:2008:0515JUD000746003, § 32; décision, 24 novembre 1998, Brown c. Royaume-Uni, ECLI:CE:ECHR:1998:1124DEC003864497).
B.4.3. La disposition en cause prévoit une amende administrative exclusive allant de minimum 100 euros à maximum 250 000 euros pour les infractions au décret du 28 juin 2013, à ses arrêtés d’exécution et à la politique agricole commune européenne.
Cette amende a pour objectif la prévention et la répression des infractions précitées.
L’exposé des motifs du projet qui a abouti au décret du 28 juin 2013 mentionne à cet égard :
« Ce choix est porté par différents motifs :
1° il a pour ambition de moderniser et de rendre plus efficace la politique relative au contrôle du respect des règles. Le choix de l’amende exclusive que pourront infliger les fonctionnaires dirigeants des entités du domaine politique Agriculture et Pêche doit garantir que des infractions similaires seront sanctionnées de la même manière, indépendamment du lieu où elles auront été commises. Cette garantie est absente du régime actuel, puisque l’on y dépend des parquets et des juridictions;
9
[…]
L’option retenue, celle des amendes administratives exclusives, donne l’impression d’être moins dissuasive que les peines d’emprisonnement et les amendes pénales prévues jusqu’alors.
Or, c’est tout le contraire. En effet, il n’arrive pratiquement jamais, à l’heure actuelle, que des peines d’emprisonnement ou des amendes soient infligées à des agriculteurs qui auraient violé des dispositions relevant de la politique agricole régionale. Ce n’est pas un signe de bonne administration de prévoir des peines qui, de facto, ne peuvent jamais être ou ne seront jamais prononcées ou exécutées. Les amendes administratives exclusives prévues dans le projet sont suffisamment dissuasives dès lors qu’elles sont associées à des montants maximal et minimal suffisamment élevés » (Doc. parl., Parlement flamand, 2012-2013, n° 1978/1, pp. 38-39).
L’amende administrative exclusive que prévoit la disposition en cause présente ainsi un caractère préventif et répressif prédominant et constitue une sanction pénale au sens des articles 6 et 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. En conséquence, l’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013 doit être compatible avec cet aspect substantiel du principe de légalité des incriminations et des peines.
B.5.1. En vertu de l’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013, une amende administrative exclusive de minimum 100 euros à maximum 250 000 euros peut être infligée pour des infractions à « ses arrêtés d’exécution ». La disposition renvoie en cela aux arrêtés d’exécution du décret du 28 juin 2013. Les arrêtés d’exécution d’autres décrets ne sont pas visés par la disposition en cause.
Bien que la disposition en cause ne mentionne pas nommément les arrêtés d’exécution du décret du 28 juin 2013, il ne s’ensuit pas qu’elle serait insuffisamment précise et concrète pour le justiciable. L’on peut attendre de ce dernier qu’il soit en mesure d’identifier les arrêtés d’exécution du décret du 28 juin 2013. En effet, le préambule d’un arrêté d’exécution mentionne son fondement juridique. Ceci est en outre d’autant plus vrai en l’espèce que le décret du 28 juin 2013 porte sur un secteur spécifique, à savoir celui de l’agriculture et de la pêche, et qu’il vise principalement les acteurs de ce secteur. La circonstance que le décret du 28 juin 2013 compte un grand nombre d’arrêtés d’exécution n’énerve pas non plus cette constatation.
B.5.2. En outre, une incrimination « par référence » n’est pas en soi incompatible avec le principe de légalité matérielle en matière pénale. Néanmoins, le recours à cette technique nécessite que la norme à laquelle il est fait référence soit elle aussi libellée en des termes
10
suffisamment précis, clairs et de nature à garantir la sécurité juridique. Dès lors qu’on renvoie en l’espèce à des arrêtés d’exécution du décret du 28 juin 2013, c’est au juge compétent qu’il appartient d’apprécier cette question.
B.6. Ensuite, la Cour doit encore examiner si la fourchette des amendes administratives qu’a retenue le législateur décrétal pour les infractions est à ce point large qu’elle violerait le principe de la légalité de la peine. La Cour doit tenir compte à cet égard des spécificités des infractions auxquelles ces amendes se rattachent.
B.7.1. L’article 56, § 3, 1°, du décret du 28 juin 2013, dans la version applicable devant la juridiction a quo, prévoit une amende administrative comprise entre un minimum de 100 euros et un maximum de 250 000 euros par infraction au décret, à ses arrêtés d’exécution ou à la politique agricole commune européenne. En cas de concours de plusieurs infractions, les montants des amendes administratives exclusives sont cumulés en vertu de l’article 56, § 4, alinéa 1er, du décret du 28 juin 2013, à ceci près que le montant cumulé ne peut pas dépasser le double du montant maximal.
B.7.2. Le plafond de 250 000 euros est prévu par la disposition en cause depuis sa modification par l’article 131 du décret flamand du 26 avril 2019 « portant diverses dispositions en matière d’environnement, de nature et d’agriculture » (ci-après : le décret du 26 avril 2019).
Avant cette modification, le montant maximal s’élevait à 15 000 euros.
L’exposé des motifs du projet qui a abouti au décret du 26 avril 2019 justifie comme suit cette augmentation de l’amende maximale :
« Le montant maximum prévu pour les amendes administratives qui peuvent être infligées n’est pas suffisamment élevé pour dissuader les contrevenants obstinés.
C’est pourquoi il a été décidé de porter à 250 000 euros le montant maximum possible pour les infractions telles que décrites au paragraphe 3. Ce montant maximal élevé vise surtout à sanctionner efficacement les grandes entreprises qui persistent à commettre systématiquement les mêmes infractions » (Doc. parl., Parlement flamand, 2018-2019, n° 1875/1, p. 81).
11
Ce même exposé des motifs poursuit en ces termes, en réponse à l’avis du Conseil d’État :
« Dans son avis, le Conseil d’État soulignait à cet égard qu’il y avait lieu d’échelonner les sanctions en fonction de la gravité de l’infraction.
Il n’est pas opportun de préciser cet échelonnement en fonction de la gravité de l’infraction dans le décret relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche lui-même, étant donné que les matières auxquelles le décret trouve à s’appliquer sont très diverses et que les différentes infractions sont déterminées, non pas une à une dans le décret, mais bien dans les différents arrêtés. Ce sont donc aussi ces arrêtés d’exécution qui précisent les différentes sanctions minimales et maximales et restreignent l’écart entre elles.
De plus, dans la pratique, la gravité de l’infraction est bien prise en compte lorsqu’est fixé le montant de l’amende administrative. Dans chaque matière est effectué un échelonnement en fonction de la gravité, allant de l’infraction légère à l’infraction grave. Ces fourchettes sont systématiquement adaptées à la circonstance qui donne lieu à leur application et toutes les infractions identiques sont traitées de la même manière. L’appréciation de cette gravité ainsi que l’argumentation la justifiant figurent toujours clairement dans la décision infligeant l’amende.
Ainsi, chaque type d’infraction est toujours traité et sanctionné de la même manière et il est donc bien question de légalité des peines dans la pratique » (ibid., p. 25).
B.7.3. En vertu de l’article 56, § 1er, 1°, du décret du 28 juin 2013, les montants maximal et minimal de l’amende administrative exclusive sont toutefois moins élevés si une infraction à des obligations administratives en est à l’origine. En pareil cas, l’amende s’élève au minimum à 25 euros et au maximum à 1 000 euros.
B.8.1. L’appréciation de la gravité d’une infraction et de la sévérité avec laquelle l’infraction peut être sanctionnée relève du pouvoir d’appréciation du législateur compétent. Il peut imposer des sanctions particulièrement lourdes dans des matières où les infractions sont de nature à porter gravement atteinte aux droits fondamentaux des individus et aux intérêts de la collectivité. C’est dès lors au législateur compétent qu’il appartient de fixer les limites et les montants à l’intérieur desquels le pouvoir d’appréciation du juge et celui de l’administration doivent s’exercer. La Cour ne pourrait censurer un tel système que s’il était manifestement déraisonnable.
B.8.2. En l’espèce, le législateur décrétal a prévu une marge considérable entre l’amende maximale et l’amende minimale, étant donné que la disposition en cause s’applique à un grand nombre d’infractions qui ne présentent pas toujours le même degré de gravité et qu’il entend
12
garantir l’effet dissuasif des amendes. Il peut être admis que la grande diversité des situations auxquelles l’amende administrative exclusive est susceptible de s’appliquer, mentionnée dans les travaux préparatoires cités en B.7.2, puisse conduire le législateur décrétal à mettre à la disposition de l’administration un large éventail de sanctions.
Cette marge considérable ne rend pas l’amende administrative exclusive en cause insuffisamment prévisible. Tout d’abord, la marge en question ne s’applique pas en cas d’infraction à une obligation administrative. Comme il est dit en B.7.3, le législateur décrétal a prévu des amendes maximale et minimale moins élevées pour de telles infractions. Ensuite, il convient de tenir compte de ce que l’amende administrative exclusive en cause sanctionne des infractions à des dispositions relatives à un secteur spécifique, à savoir le secteur de l’agriculture et de la pêche. L’on est en droit d’attendre d’acteurs de ce secteur qu’ils connaissent la réglementation spécifique et, partant, qu’ils puissent apprécier avec suffisamment de précision la gravité de l’infraction qu’ils commettent, ainsi que l’importance corrélative de la sanction à laquelle ils s’exposent.
Par ailleurs, l’administration est en tout état de cause tenue de respecter le principe de proportionnalité et, par conséquent, de veiller à ce que la sanction qu’elle impose soit proportionnée à la gravité de l’infraction. À cet égard, l’administration doit quoi qu’il en soit toujours motiver le montant de l’amende administrative exclusive et un recours de pleine juridiction est ouvert contre cette décision.
13
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 56, § 3, 1°, du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif à la politique de l’agriculture et de la pêche » ne viole pas les articles 12 et 14 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il prévoit une amende pour infractions aux arrêtés d’exécution de ce décret.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 11 avril 2024.
Le greffier, Le président,
Frank Meersschaut Luc Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 43/2024
Date de la décision : 11/04/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Non-violation (article 56, § 3, 1°, du décret flamand du 28 juin 2013, en ce qu'il prévoit une amende pour infractions aux arrêtés d'exécution de ce décret)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles concernant l'article 56, § 3, du décret flamand du 28 juin 2013 « relatif à la politique de l'agriculture et de la pêche », posées par le Conseil d'État. Agriculture et pêche - Région flamande - Infraction à un arrêté d'exécution du décret - Amende administrative exclusive - Fourchette des amendes administratives


Origine de la décision
Date de l'import : 24/04/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-04-11;43.2024 ?

Source

Voir la source

Association des cours judiciaires suprmes francophones
Organisation internationale de la francophonie
Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie. Juricaf est un projet de l'AHJUCAF, l'association des Cours suprêmes judiciaires francophones. Il est soutenu par l'Organisation Internationale de la Francophonie.
Logo iall 2012 website award