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14/03/2024 | BELGIQUE | N°30/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 14 mars 2024, 30/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 30/2024
du 14 mars 2024
Numéro du rôle : 8107
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 55quater du Code des droits de succession, inséré par l’article 2 du décret de la Région wallonne du 10 juillet 2013 « modifiant le Code des droits de succession », posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters et Magali Plovie, assis

tée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 30/2024
du 14 mars 2024
Numéro du rôle : 8107
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 55quater du Code des droits de succession, inséré par l’article 2 du décret de la Région wallonne du 10 juillet 2013 « modifiant le Code des droits de succession », posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents Pierre Nihoul et Luc Lavrysen, et des juges Thierry Giet, Michel Pâques, Yasmine Kherbache, Danny Pieters et Magali Plovie, assistée du greffier Nicolas Dupont, présidée par le président Pierre Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 9 novembre 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 16 novembre 2023, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 55quater du Code des droits de succession wallon est-il contraire aux principes constitutionnels de légalité et de l’égalité contenus dans les articles 170 de la Constitution, en particulier au paragraphe 1er de cette disposition constitutionnelle, qui dispose qu’aucun impôt au profit de l’Etat ne peut être établi que par une loi et 172, en ce que l’article 55quater précité confie ou laisse au pouvoir exécutif, la Région wallonne, la compétence discrétionnaire de déterminer les situations qui relèvent de la notion de ‘ acte exceptionnel de violence ’, de désigner les bénéficiaires et déterminer le champ d’application de l’exemption et crée une discrimination entre les héritiers de victimes d’actes de terrorisme et les héritiers de victimes d’autres circonstances exceptionnelles qui n’auraient pas ce caractère ? ».
Le 6 décembre 2023, en application de l’article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs Michel Pâques et Yasmine Kherbache
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ont informé la Cour qu’ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l’examen de l’affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire.
Aucun mémoire n’a été introduit.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Dans le cadre d’une succession, les héritiers de deux victimes tuées à la suite de faits de violence demandent le bénéfice de l’exemption prévue par l’article 55quater du Code des droits de succession. Cette disposition exonère partiellement des droits de succession les successions des victimes d’un acte exceptionnel de violence ayant entraîné leur décès.
La Région wallonne refuse de leur accorder cette exemption, au motif que les décès ont eu lieu dans un cadre purement privé et qu’ils n’ont pas fait naître dans la population des sentiments pouvant être comparés aux sentiments de crainte et d’insécurité liés à un attentat.
Les deux héritiers contestent ce refus devant le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, qui est la juridiction a quo.
La juridiction a quo relève que l’article 55quater du Code des droits de succession « ne fait pas mention du caractère terroriste de l’acte de violence qui constitue le fait générateur de l’exemption; il est rédigé en termes généraux, ne quantifie pas le nombre de victimes requis et n’opère pas de distinction entre les tueries de masse s’en prenant à la population de manière indifférenciée et les crimes passionnels commis intentionnellement dans un contexte privé ou familial ». Selon la juridiction a quo, « l’acte en cause doit viser la population présente au moment de sa commission, qui en est une victime directe et l’acte doit avoir créé un sentiment de peur et d’insécurité mettant à l’épreuve la population prise dans un sens plus large ». Elle en déduit que la notion d’« acte exceptionnel de violence » est « imprécise, large et vague ».
La juridiction a quo estime en outre que « le texte de l’article 55quater […] donne à une autorité administrative la compétence discrétionnaire de décider in concreto qu’une situation donnée tombe dans le champ d’application de la loi fiscale sans que les critères légaux aient été nettement arrêtés/fixés et circonscrits, ce qui lui ouvre la possibilité d’imposer des conditions supplémentaires, qui ne se trouveraient pas dans la loi, en violation du principe de légalité ».
La juridiction a quo précise qu’en exigeant que l’acte exceptionnel de violence ait le caractère d’attentat et soit d’origine terroriste, la Région wallonne et l’État belge ajoutent à la loi une condition qu’elle ne prévoit pas.
La juridiction a quo pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. Dans leurs conclusions prises en application de l’article 72 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs ont estimé qu’ils pourraient être amenés à proposer à la Cour de rendre un arrêt sur procédure préliminaire considérant que l’article 55quater du Code des droits de succession, tel
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qu’il est applicable en Région wallonne, ne viole pas les articles 170 et 172 de la Constitution et que, pour le surplus, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
A.2. Aucun mémoire justificatif n’a été introduit.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. L’article 55quater du Code des droits de succession, tel qu’il est applicable en Région wallonne, dispose :
« § 1er. Peut être exempté de droits de succession et de mutation par décès, à concurrence d’un montant de 250.000 euros, ce qui est recueilli par un héritier en ligne directe ou entre époux, ou entre cohabitants légaux visés à l’article 48 ou par un héritier en ligne collatérale jusqu’au deuxième degré ainsi que leurs descendants au premier degré, appelés légalement à la succession d’une victime décédée suite à un acte exceptionnel de violence.
Est considéré comme un acte exceptionnel de violence, tout acte de violence posé de manière intentionnelle, par une personne isolée ou un groupe de personnes, ayant fait naître au sein de la population un sentiment de peur et d’insécurité en raison, d’une part, de la violence de l’acte lui-même et, d’autre part, des conséquences graves qui en ont découlé, telles que le décès ainsi que l’atteinte à l’intégrité physique et/ou morale portée à la population présente au moment de l’acte.
§ 2. L’exemption prévue à l’alinéa 1er n’entraîne pas la dispense du dépôt de la déclaration de succession. Elle n’est accordée à l’héritier visé au § 1er, alinéa 1er, que pour autant que ce dernier remette au receveur compétent une attestation délivrée par le Service public de Wallonie Finances confirmant que le défunt est bien décédé des suites d’un acte exceptionnel de violence, tel que défini au § 1er, alinéa 2. Lorsque l’attestation n’est pas remise au plus tard en même temps que la déclaration de succession, les droits sont calculés au tarif des articles 48 à 60 et 60ter, sous réserve d’une restitution dans les conditions de l’article 135, 9°.
§ 3. La demande de délivrance de l’attestation prévue au § 2 est envoyée [au] Service public de Wallonie Finances par l’héritier visé au § 1er, alinéa 1er, ou son intermédiaire par tout moyen faisant preuve de l’envoi.
La demande de délivrance de l’attestation mentionne:
1° les nom, prénoms, la date de naissance, la date de décès du défunt et son dernier domicile;
2° l’adresse complète du bureau de perception des droits de succession auprès duquel la déclaration de succession sera déposée en vertu de l’article 38 du Code des droits de succession;
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3° les nom, prénoms et domicile de tous les héritiers concernés par l’exemption prévue au § 1er.
Cette demande de délivrance de l’attestation est accompagnée d’un document émanant de l’administration communale ou de l’autorité étrangère analogue du lieu où a été perpétré l’acte exceptionnel de violence, établissant les circonstances dudit acte ainsi que le lien de ce dernier avec le décès du défunt.
Le Gouvernement wallon détermine les modalités de la demande et de la délivrance de ladite attestation ».
B.1.2. Le décret de la Région wallonne du 10 juillet 2013 « modifiant le Code des droits de succession », à l’origine de la disposition en cause, a été adopté à la suite de l’attentat survenu à Liège le 13 décembre 2011. Ce décret exonère partiellement des droits de succession les successions des victimes d’un acte exceptionnel de violence ayant entraîné leur décès.
Selon l’exposé des motifs,
« Incontestablement, tout décès constitue un moment fort pour la famille et les proches du défunt mais il l’est d’autant plus lorsqu’il intervient dans un contexte exceptionnel et de violence aggravée tel que, par exemple, une tuerie, un attentat ou un acte de terrorisme. […]
[…]
Dans ces circonstances, l’impôt perçu sous forme de droits de succession est ressenti par les victimes comme un prélèvement injuste s’ajoutant à un deuil difficile » (Doc. parl., Parlement wallon, 2012-2013, n° 834/1, p. 2).
Les travaux préparatoires mentionnent également :
« En ce qui concerne son objet, [l’exemption] ne peut être accordée à l’héritier bénéficiaire que si le défunt est décédé des suites d’un acte exceptionnel de violence. Ce dernier se caractérise par deux éléments essentiels, d’une part, le sentiment de crainte et d’insécurité qu’il a fait naître au sein de la population et, d’autre part, par le nombre de victimes décédées ou atteintes physiquement ou moralement à cette occasion. Les actes concernés sont donc ceux qui interviennent dans un contexte exceptionnel et de violence aggravée comme par exemple, une tuerie, un attentat ou un acte de terrorisme. On se réfère notamment aux circonstances relatives à la tuerie perpétrée à Liège le 13 décembre 2011 » (ibid., p. 3).
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Quant à la question préjudicielle
B.2. La juridiction a quo demande à la Cour si la disposition en cause est compatible avec le principe de légalité en matière fiscale, en ce qu’elle « confie ou laisse au pouvoir exécutif, la Région wallonne, la compétence discrétionnaire de déterminer les situations qui relèvent de la notion [d’]‘ acte exceptionnel de violence ’, de désigner les bénéficiaires et déterminer le champ d’application de l’exemption », et avec le principe d’égalité et de non-discrimination, en ce qu’elle « crée une discrimination entre les héritiers de victimes d’actes de terrorisme et les héritiers de victimes d’autres circonstances exceptionnelles qui n’auraient pas ce caractère ».
B.3.1. Les articles 170 et 172 de la Constitution garantissent le principe de légalité et le principe d’égalité en matière fiscale.
Il ressort de ces dispositions que les éléments essentiels de tout impôt établi au profit de la Région wallonne doivent, en principe, être déterminés par une assemblée délibérante démocratiquement élue, et que ces éléments doivent être mentionnés dans la norme législative au moyen de termes précis, non équivoques et clairs.
Font partie des éléments essentiels de l’impôt la désignation des contribuables, la matière imposable, la base imposable, le taux d’imposition et les éventuelles exonérations et diminutions d’impôt.
B.3.2. Le principe de légalité en matière fiscale exige par ailleurs que la loi ou le décret fiscal contienne des critères précis, non équivoques et clairs au moyen desquels il peut être décidé qui est redevable de l’impôt et pour quel montant. La condition selon laquelle les impôts et exemptions d’impôts doivent être clairement définis par la loi ou le décret est remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les juridictions, s’il est ou non redevable et pour quel montant.
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Le principe de légalité n’empêche pas qu’un pouvoir d’appréciation soit conféré à l’administration fiscale sous le contrôle des juridictions. Cela ne signifie pas que la disposition qui confère ce pouvoir d’appréciation ne satisfait pas à l’exigence de prévisibilité.
B.4. L’article 55quater, § 1er, alinéa 2, du Code des droits de succession définit l’acte exceptionnel de violence comme « tout acte de violence posé de manière intentionnelle, par une personne isolée ou un groupe de personnes, ayant fait naître au sein de la population un sentiment de peur et d’insécurité en raison, d’une part, de la violence de l’acte lui-même et, d’autre part, des conséquences graves qui en ont découlé, telles que le décès ainsi que l’atteinte à l’intégrité physique et/ou morale portée à la population présente au moment de l’acte ».
Cette définition suppose :
- un acte de violence intentionnel;
- commis par une personne isolée ou un groupe de personnes;
- qui a fait naître au sein de la population un sentiment de peur et d’insécurité en raison, d’une part, de la violence de l’acte lui-même et, d’autre part, des conséquences graves qui en ont découlé, telles que le décès ainsi que l’atteinte à l’intégrité physique et/ou morale portée à la population présente au moment de l’acte.
Comme le relève la juridiction a quo, il n’est pas nécessaire que l’acte soit un attentat terroriste pour constituer un acte exceptionnel de violence. L’exposé des motifs mentionne à titre d’exemple « une tuerie, un attentat ou un acte de terrorisme » (Doc. parl., Parlement wallon, 2012-2013, n° 834/1, p. 3). Cependant, tout acte de violence ne donne pas droit à l’exemption. En effet, l’acte doit revêtir un caractère exceptionnel, ce qu’il faut apprécier à la lumière des critères édictés par le législateur décrétal. Un nombre minimal de victimes ne figure pas parmi ces critères.
Pour le reste, la disposition en cause ne contient aucune délégation.
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B.5. Il découle des constatations qui précèdent que le législateur décrétal a suffisamment circonscrit la notion d’« acte exceptionnel de violence ». Le fait que l’administration établisse, sous le contrôle du juge compétent, qu’un acte concret constitue ou non un tel acte exceptionnel de violence selon la définition précitée ne revient pas à ce qu’elle détermine elle-même, de manière discrétionnaire, le champ d’application de l’exemption.
La disposition en cause est compatible avec le principe de légalité en matière fiscale.
B.6. En ce qu’elle postule que l’exemption prévue par l’article 55quater du Code des droits de succession est réservée aux héritiers de victimes d’actes de terrorisme, la question préjudicielle repose sur une interprétation manifestement erronée, comme il est dit en B.4.
En ce qu’elle concerne une éventuelle discrimination entre les héritiers de victimes d’actes de terrorisme et les héritiers de victimes d’autres circonstances exceptionnelles qui n’auraient pas ce caractère, la question préjudicielle n’appelle dès lors pas de réponse.
À cet égard, il convient de souligner que la juridiction a quo n’est pas liée par l’interprétation que l’administration fait d’une disposition législative. En l’espèce, il revient à la juridiction a quo de contrôler si l’administration fiscale a fait une correcte application de la disposition en cause, en d’autres termes de vérifier si, en décidant que les faits de violence concernés ne constituent pas un « acte exceptionnel de violence » au sens de l’article 55quater du Code des droits de succession, l’administration fiscale a correctement qualifié les faits de violence concernés au regard de cette disposition décrétale.
B.7. L’article 55quater du Code des droits de succession, tel qu’il est applicable en Région wallonne, est compatible avec les articles 170 et 172 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 55quater du Code des droits de succession, tel qu’il est applicable en Région wallonne, ne viole pas les articles 170 et 172 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 mars 2024.
Le greffier, Le président,
Nicolas Dupont Pierre Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 30/2024
Date de la décision : 14/03/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Non-violation (article 55quater du Code des droits de succession, tel qu'il est applicable en Région wallonne)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle relative à l'article 55quater du Code des droits de succession, inséré par l'article 2 du décret de la Région wallonne du 10 juillet 2013 « modifiant le Code des droits de succession », posée par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège. Procédure préliminaire - Droits de succession - Région wallonne - Exemptions - Succession d'une victime décédée suite à un acte exceptionnel de violence - Notion d'acte exceptionnel de violence


Origine de la décision
Date de l'import : 16/04/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-03-14;30.2024 ?

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