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01/02/2024 | BELGIQUE | N°17/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 01 février 2024, 17/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 17/2024
du 1er février 2024
Numéro du rôle : 7972
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés (tel qu’il était d’application avant l’abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019), posée par la Cour de cassation.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meerss

chaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suiv...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 17/2024
du 1er février 2024
Numéro du rôle : 7972
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés (tel qu’il était d’application avant l’abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019), posée par la Cour de cassation.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 10 mars 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 avril 2023, la Cour de cassation a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable avant l’abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le droit d’accès au juge, garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que l’action intentée contre des associés se prescrit par cinq ans à partir de la publication du retrait de l’associé ou de la dissolution de la société, ou à partir de l’expiration du terme contractuel, quel que soit le moment auquel le demandeur prend connaissance des faits qui sont à l’origine de son action et qui sont nécessaires pour que celui-ci puisse intenter son action de manière effective, alors que le cours de la prescription de l’action en vertu de l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable avant l’abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019, et de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil exige que le demandeur ait connaissance des faits pertinents qui sont à l’origine de son action ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- Me Koen Clonen, en sa qualité de liquidateur de la SRL « Eur Advice », assisté et représenté par Me J. Verbist, avocat à la Cour de cassation;
- Raymond Hommersen et Maria Van Zijtveld, assistés et représentés par Me B. Maes, avocat à la Cour de cassation;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Vanpraet, avocat au barreau de Flandre occidentale.
Par ordonnance du 20 septembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 4 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 4 octobre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
La SPRL « Eur Advice » a été créée le 31 juillet 2003 par les parties défenderesses dans le litige au fond. En 2008, la société a acheté un bien immeuble pour 420 000 euros, mais cet achat n’a pas été mentionné dans les comptes annuels de la société. En 2012, le bien immeuble a été vendu pour 395 000 euros. Le produit de cette vente a ensuite été transféré, sans aucune mention ni justification dans les livres de la société, du compte de celle-
ci vers le compte privé de deux associés, qui sont les parties défenderesses dans le litige au fond.
Le 28 janvier 2014, la société a été dissoute judiciairement et un liquidateur a été désigné. Le 20 mars 2014, le liquidateur a reçu de l’administration fiscale une notification d’imposition d’office à la suite de la vente du bien immeuble. Le 24 juin 2016, le notaire a informé le liquidateur de l’acte de vente. Le 20 mai 2019, la banque de la société a transmis au liquidateur les extraits de compte attestant du virement du produit de la vente vers le compte privé des parties défenderesses.
Le 16 janvier 2020, le liquidateur a intenté, devant le Tribunal de l’entreprise d’Anvers, division d’Anvers, une action dirigée contre les deux associés, afin qu’ils remboursent les fonds de la société qui avaient été virés à tort sur leur compte privé. Dans son jugement du 12 novembre 2020, le Tribunal de l’entreprise a déclaré recevable et fondée l’action, précitée, du liquidateur et a condamné les parties défenderesses solidairement au remboursement de 36 396 euros, majorés des intérêts, et au paiement des frais de procédure. Le 9 mars 2021, celles-ci ont interjeté appel. Dans son arrêt du 12 mai 2022, la Cour d’appel d’Anvers a déclaré l’appel recevable et fondé et a ensuite déclaré la demande de remboursement irrecevable, pour cause de prescription.
Le liquidateur a formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt. La partie demanderesse devant la Cour de cassation fait valoir, dans la première branche de son moyen unique, que l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable avant l’abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019, viole les articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne
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des droits de l’homme, en ce que cette disposition fixe le point de départ de la prescription à un moment qui ne tient pas compte de la date à laquelle le demandeur prend connaissance des faits qui sont à l’origine de son action contre les associés. Ceci amène la juridiction a quo à poser à la Cour la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. La partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative.
A.2.1. Tout d’abord, elle soutient que les catégories de personnes mentionnées dans la question préjudicielle sont comparables. Les parties qui intentent une action en application de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés se trouvent dans une situation comparable à celle des parties qui intentent une action en application de l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du même Code. Il s’agit, dans les deux cas, d’actions en responsabilité. Le fait que l’action soit dirigée contre des associés dans un cas et contre des gérants ou administrateurs dans l’autre ne suffit pas pour conclure à la non-comparabilité des catégories précitées. Les parties qui intentent une action en application de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés se trouvent en outre aussi dans une situation comparable à celle des parties qui intentent une action en application de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil. Dans les deux cas, il s’agit d’une action en responsabilité extracontractuelle.
A.2.2. Elle affirme que les parties qui intentent une action en application de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés sont, en ce qui concerne la prescription, traitées différemment des parties qui intentent une action en application de l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du même Code ou en application de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil. Bien que le délai de prescription soit de cinq ans dans les deux cas, il existe une différence en ce qui concerne le point de départ de ce délai. Dans le cas de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, le délai est de cinq ans, strictement et indépendamment de la question de savoir si la partie qui intente l’action est au courant de l’acte litigieux qui est à l’origine de son action, à compter de la publication soit du retrait de l’associé soit de l’acte de dissolution de la société, ou à compter de l’expiration du terme contractuel. Dans le cas de l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du même Code, le délai est de cinq ans à partir des faits litigieux ou, s’ils ont été celés par dol, à partir de la découverte de ces faits, ce qui garantit que l’action ne sera pas prescrite avant que l’intéressé ait connaissance ou, à tout le moins, ait pu avoir connaissance des faits qui justifient l’action en responsabilité. L’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil aussi dispose que le délai de prescription est de cinq ans à partir du moment où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable, ce qui garantit que l’action en responsabilité ne pourra pas être prescrite avant que la personne lésée soit au courant ou, à tout le moins, ait pu être au courant des faits qui fondent son action.
A.2.3. Selon la partie demanderesse devant la juridiction a quo, la différence de traitement en ce qui concerne le point de départ du délai de prescription n’est pas raisonnablement justifiée. Ainsi, du fait de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, le délai de prescription peut s’écouler avant que le demandeur dispose raisonnablement de l’information requise, ce qui l’empêcherait d’exercer une voie de recours dont il dispose en principe. Il n’est donc nullement tenu compte, dans le cadre de l’application de cette disposition, du moment de la prise de connaissance des faits qui sont à l’origine de l’action.
Elle ajoute à cet égard que la ratio legis de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, à savoir l’introduction d’un délai de prescription de cinq ans par crainte que le délai de prescription de droit commun de trente ans génère une trop grande insécurité, qui découragerait les bailleurs de fonds d’investir dans des entreprises, ne saurait justifier la différence de traitement. Elle souligne en effet que la même ratio legis s’applique également à l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés, et que le législateur y a bien prévu un délai de prescription qui ne prend cours qu’au moment où la personne lésée a connaissance de l’acte litigieux si celui-ci a été celé par dol. Rien ne justifie qu’il soit totalement fait abstraction du moment où le demandeur prend
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connaissance des faits pertinents, même lorsque le délai de prescription est bref. Dans cette optique, elle estime également que l’arrêt de la Cour n° 47/2007 du 21 mars 2007 (ECLI:BE:GHCC:2007:ARR.047) ne saurait être transposé à l’affaire présentement examinée.
A.3. Les parties défenderesses devant la juridiction a quo estiment que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.4.1. Elles ne contestent pas la comparabilité des catégories concernées ni la différence de traitement, mais elles soutiennent que cette différence de traitement est justifiée.
A.4.2. La différence de traitement, en ce qui concerne la date de prise de cours du délai de prescription, entre une personne qui intente une action en responsabilité contre un associé et une personne qui intente une action en responsabilité contre un gérant en raison d’un acte celé par dol ou une personne qui introduit une action en dommages et intérêts fondée sur la responsabilité extracontractuelle est, selon elles, pertinente et raisonnablement justifiée au regard de l’objectif du législateur, qui consiste à éviter que des associés, après la cessation de leur qualité d’associé, puissent encore être inquiétés trop longtemps par des actions intentées par la société ou par des tiers, ce qui risquerait de décourager des bailleurs de fonds potentiels d’investir dans de nouvelles entreprises. Il se justifie dès lors, selon elles, qu’en ce qui concerne les actions en responsabilité dirigées contre des associés, le législateur ait décidé de fixer le point de départ du délai de prescription au moment de la publication de la dissolution de la société.
Elles soulignent en outre que le délai fondé sur l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés est généralement plus long que celui qui est fondé sur l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du même Code. En effet, ce dernier prend en principe déjà cours au moment de l’acte litigieux, qui a en principe toujours lieu avant la dissolution de la société. Même si l’acte est celé par dol et que le délai ne prend donc cours qu’au moment où la personne lésée en prend connaissance, le délai est toujours plus bref que si cette personne a déjà connaissance de cet acte avant la dissolution de la société. Ce constat vaut également pour la comparaison avec le délai de prescription fondé sur l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil.
A.5. Le Conseil des ministres estime que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.6.1. Il ne conteste ni la comparabilité, ni la différence de traitement limitée, mais il soutient que cette différence de traitement est justifiée.
A.6.2. La différence de traitement repose sur une justification objective et raisonnable. Cette différence est en effet justifiée par les objectifs que le législateur poursuit à travers l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés. Il est effectivement légitime que le législateur recherche un équilibre entre les intérêts privés de créanciers et les intérêts supérieurs en matière d’échanges commerciaux et de sécurité juridique. Il renvoie à cet égard à l’arrêt de la Cour n° 47/2007, précité, en ce qui concerne l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés. Dans le même sens, on peut considérer que la différence de traitement entre la personne qui intente une action en responsabilité en application de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés et celle qui intente une action en application de l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil est pertinente.
Il affirme que l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés vise à protéger les intérêts supérieurs en matière d’échanges commerciaux et de sécurité juridique. Cette règle permet uniquement que des associés puissent être poursuivis par la société ou par des tiers durant une brève période, bien déterminée, après la cessation de leur qualité d’associé (à la suite soit de la dissolution de la société, soit de leur retrait). Au demeurant, la disposition en cause permet aux créanciers d’intenter effectivement une action. Le délai de prescription offre suffisamment de marge et garantit de manière adéquate l’accès au juge d’un créancier à l’encontre d’un associé. Il ajoute que le délai de prescription qui découle de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, qui prend cours à partir de la dissolution de la société, donne au liquidateur suffisamment de temps pour contrôler les pièces comptables, les comptes et les actifs d’une société, pour mener éventuellement une enquête plus approfondie sur le rôle des associés et, le cas échéant, pour intenter une action contre les associés. Il estime que le point de départ et la durée du délai de prescription font que les faits susceptibles de donner lieu à des actions dirigées contre des ex-associés sont connus dans un délai raisonnable.
La nature spécifique de l’action contre des associés et l’objectif du législateur qui consiste, dans l’intérêt des échanges commerciaux, à clarifier une situation dans les cinq années qui suivent la dissolution d’une société ou le
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retrait de ses associés justifient également le point de départ du délai de prescription. Le fait que la prescription de l’action dirigée contre un associé ne prend cours qu’après le retrait de celui-ci ou après la dissolution de la société et le fait que l’enquête quant à des fautes éventuelles peut alors commencer font que cette action est d’une autre nature et est justifiée par d’autres motifs que les actions régies par l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés ou par l’article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil.
Le Conseil des ministres ajoute que le délai qui découle de l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés n’est généralement pas plus court que les délais qui sont applicables aux autres actions. L’acte litigieux a lieu avant la dissolution ou le retrait, de sorte que l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés est plus favorable pour les créanciers, sauf en cas de dol.
Il renvoie enfin à l’arrêt de la Cour n° 47/2007, précité, pour appuyer son point de vue.
-B-
B.1. La question préjudicielle porte sur l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, tel qu’il était applicable avant l’abrogation de ce Code par l’article 34 de la loi du 23 mars 2019 « introduisant le Code des sociétés et des associations et portant des dispositions diverses ».
B.2.1. L’article 198, § 1er, du Code des sociétés fait partie du titre X (« Actions et prescriptions ») du livre IV (« Dispositions communes aux personnes morales régies par le présent code ») de ce Code. Cette disposition prévoit :
« Sont prescrites par cinq ans :
- toutes actions contre les associés, à partir de la publication de leur retrait de la société, sinon à partir de la publication d’un acte de dissolution ou de l’expiration du terme contractuel;
- toutes actions de tiers en restitution de dividendes indûment distribués, à partir de la distribution;
- toutes actions contre les liquidateurs, en cette qualité ou, à défaut, contre les personnes considérées comme liquidateurs en vertu de l’article 185, à partir de la publication prescrite par l’article 195;
- toutes actions contre les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires, liquidateurs, pour faits de leurs fonctions, à partir de ces faits ou, s’ils ont été celés par dol, à partir de la découverte de ces faits;
- toutes actions en nullité d’une société anonyme, d’une société européenne, d’une société coopérative européenne, d’une société privée à responsabilité limitée, d’une société coopérative
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à responsabilité limitée ou d’une société en commandite par actions fondées sur un vice de forme, à partir de la publication, lorsque le contrat a reçu son exécution pendant cinq ans au moins, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient dus ».
B.2.2. L’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil dispose :
« Toutes les actions personnelles sont prescrites par dix ans.
Par dérogation à l’alinéa 1er, toute action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extracontractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.
Les actions visées à l’alinéa 2 se prescrivent en tout cas par vingt ans à partir du jour qui suit celui où s’est produit le fait qui a provoqué le dommage ».
B.3. La question préjudicielle porte sur la constitutionnalité de deux différences de traitement relatives au moment où prennent cours les délais de prescription prévus par les dispositions précitées. Premièrement, la Cour doit se prononcer sur la différence de traitement entre, d’une part, les titulaires d’une action contre les associés (article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés) et, d’autre part, les titulaires d’une action contre les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires et liquidateurs pour faits de leurs fonctions (article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés). Deuxièmement, la Cour doit se prononcer sur la différence de traitement entre, d’une part, les titulaires d’une action contre les associés (article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés) et, d’autre part, les titulaires d’une action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extracontractuelle (article 2262bis, § 1er, alinéa 2, de l’ancien Code civil).
B.4.1. La Cour examine d’abord la différence de traitement entre, d’une part, les titulaires d’une action contre les associés et, d’autre part, les titulaires d’une action contre les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires et liquidateurs, pour faits de leurs fonctions.
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En ce qui concerne la première catégorie de personnes, le délai de prescription de cinq ans court « à partir de la publication du retrait [des associés] de la société, sinon à partir de la publication de l’acte de dissolution ou de l’expiration du terme contractuel » (article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés). En ce qui concerne la seconde catégorie de personnes, le délai de prescription de cinq ans court « à partir de ces faits ou, s’ils ont été celés par dol, à partir de la découverte de ces faits » (article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés).
B.4.2. Contrairement à ce que laisse entendre la question préjudicielle, il ne découle pas de l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés que le délai de prescription des actions contre les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires et liquidateurs ne débute qu’au moment où le demandeur a connaissance des faits pertinents qui sont à l’origine de son action. En vertu de cette disposition, le délai de prescription prend en effet généralement cours au moment des faits. Ce n’est que lorsque les faits ont été celés par dol que le délai de prescription prend cours à partir de leur découverte et donc à partir du moment où le créancier en a eu connaissance. Lorsque le créancier ignore le fait pour une autre raison, comme une absence de diligence, le délai de prescription prend effectivement cours au moment du fait.
La Cour limite donc son examen à l’hypothèse dans laquelle, respectivement, les associés ou les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires et liquidateurs ont celé les faits par dol aux créanciers.
B.5.1. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
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B.5.2. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.6.1. Le droit d’accès au juge, tel qu’il est garanti, entre autres, par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’est pas absolu et peut être soumis à des limitations, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d’un recours, pour autant que de telles restrictions ne portent pas atteinte à l’essence de ce droit et pour autant qu’elles soient proportionnées à un but légitime. Le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de sécurité juridique et de bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (CEDH, 27 juillet 2006, Efstathiou e.a.
c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2006:0727JUD003699802, § 24; 24 février 2009, L’Erablière ASBL c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0224JUD004923007, § 35).
B.6.2. La nature ou les modalités d’application d’un délai de prescription sont contraires au droit d’accès au juge si elles empêchent le justiciable de faire usage d’un recours qui lui est en principe disponible (CEDH, 12 janvier 2006, Mizzi c. Malte, ECLI:CE:ECHR:2006:0112JUD002611102, § 89; 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207, § 28), si le respect de ce délai est tributaire de circonstances échappant au pouvoir du requérant (CEDH, 22 juillet 2010, Melis c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2010:0722JUD003060407, § 28) ou si elles ont pour effet que toute action sera a priori vouée à l’échec (CEDH, 11 mars 2014, Howald Moor e.a. c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2014:0311JUD005206710, § 74).
B.6.3. Le droit d’accès au juge ne s’oppose toutefois pas à des délais de prescription absolus. Il convient en effet de concilier ce droit avec la recherche de la sécurité juridique et
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avec le souci du droit à un procès équitable, qui caractérisent toute règle de prescription. La circonstance qu’un délai de prescription peut expirer avant que le créancier ait connaissance de tous les éléments nécessaires pour exercer son droit d’action n’est dès lors pas incompatible, en soi, avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.7. En matière de prescription, la diversité des situations est telle que des règles uniformes ne seraient généralement pas praticables et que le législateur doit pouvoir disposer d’un large pouvoir d’appréciation lorsqu’il règle cette matière.
B.8. Comme le soutient le Conseil des ministres, le délai de prescription quinquennal visé à l’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés a pour but d’éviter aux associés la trop longue insécurité qui découlait du délai de prescription de droit commun. Le législateur souhaitait en outre éviter qu’une trop longue insécurité après la cessation de la qualité d’associé dissuade les bailleurs de fonds potentiels d’investir dans de nouvelles sociétés.
Lorsqu’il a instauré le bref délai de prescription de cinq ans à l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés, le législateur avait également l’intention de ne pas laisser les personnes visées dans cette disposition dans une trop longue incertitude en ce qui concerne leur éventuelle responsabilité pour des fautes commises dans l’exercice de leur mandat. Il craignait que, dans le cas contraire, peu de personnes eussent été disposées à assumer des fonctions à responsabilité. Il estimait également qu’on peut raisonnablement demander aux personnes désireuses d’intenter une action en responsabilité qu’elles le fassent à un moment qui ne soit pas trop éloigné du moment de l’accomplissement des faits qui ont provoqué le dommage, de façon à ce que les personnes mises en cause puissent encore se souvenir de ces faits et s’en justifier.
En imposant un délai de prescription dérogeant au droit commun par une disposition générale et impérative qui est censée être applicable dans tous les cas, le législateur a donc subordonné les intérêts privés des créanciers aux intérêts supérieurs des relations commerciales (voy. aussi, Cass., 27 mai 1994, Pas., 1994, I, n° 270, ECLI:BE:CASS:1994:ARR.19940527.8).
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B.9. Les associés sont les personnes qui, par un apport, investissent dans la société (voy.
notamment les articles 19 et 22 du Code des sociétés). Ils ont, selon la forme de société choisie, une responsabilité limitée ou illimitée quant aux dettes de la société.
Les gérants, administrateurs, membres du conseil de direction, membres du conseil de surveillance, commissaires et liquidateurs sont responsables de l’administration, du contrôle et/ou de la liquidation de la société. Ils ne contractent en principe aucune responsabilité personnelle relative aux engagements de la société (article 61, § 1er, du Code des sociétés), mais ils sont responsables des fautes commises dans l’accomplissement de leur fonction (voy., notamment, les articles 140, 192, 262, 380, 527 et 918 du Code des sociétés).
B.10.1. Les différences entre les associés et les personnes visées à l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés, en ce qui concerne tant leur rôle que leur responsabilité dans la société, peuvent justifier que, pour les actions dirigées contre la première catégorie de personnes, le délai de prescription quinquennal prenne cours à partir de la perte de leur qualité d’associé, alors que, pour les actions dirigées contre la seconde catégorie de personnes, pour faits de leurs fonctions, le délai de prescription quinquennal prend cours à partir de ces faits.
B.10.2. Il n’est toutefois pas raisonnablement justifié qu’une exception au caractère absolu du délai de prescription soit exclusivement prévue pour les actions dirigées contre les personnes visées à l’article 198, § 1er, quatrième tiret, du Code des sociétés, dans le cas où les faits générateurs du dommage ont été celés par dol, alors qu’il n’est pas prévu une exception au caractère absolu du délai de prescription pour les actions dirigées contre les associés dans le cas où la prescription est établie à la suite de faits celés par dol par un ou plusieurs associés.
À supposer que le créancier, après l’expiration du délai de prescription absolu de cinq ans, prenne quand même connaissance de tels faits, il convient de prévoir une possibilité pour lui de faire tout de même valoir son action.
B.11. En ce que la disposition en cause ne prévoit pas une exception dans un tel cas, la différence de traitement précisée en B.4.2 n’est dès lors pas compatible avec les articles 10 et
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11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il ne prévoit pas une exception en cas de faits celés par dol par un ou plusieurs associés.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 1er février 2024.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 17/2024
Date de la décision : 01/02/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Violation (article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés, en ce qu'il ne prévoit pas une exception en cas de faits celés par dol par un ou plusieurs associés)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle relative à l'article 198, § 1er, premier tiret, du Code des sociétés (tel qu'il était d'application avant l'abrogation de ce Code par la loi du 23 mars 2019), posée par la Cour de cassation. Droit des sociétés - Actions contre les associés - Délai de prescription de cinq ans - Point de départ


Origine de la décision
Date de l'import : 14/02/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-02-01;17.2024 ?

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