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25/01/2024 | BELGIQUE | N°16/2024

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 25 janvier 2024, 16/2024


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 16/2024
du 25 janvier 2024
Numéro du rôle : 8051
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 88, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances », posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après

en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procé...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 16/2024
du 25 janvier 2024
Numéro du rôle : 8051
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 88, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances », posée par la Cour d’appel de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 22 juin 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 3 juillet 2023, la Cour d’appel de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 88, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 relative aux assurances (anciennement l’article 34, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d’assurance terrestre) viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution,
en ce qu’il prévoit un délai de prescription de trente ans pour les actions en matière d’assurance sur la vie relatives à la réserve formée, à la date de la résiliation ou de l’arrivée du terme, par les primes payées, déduction faite des sommes consommées,
alors que le délai de prescription de droit commun pour les actions contractuelles personnelles s’élève à dix ans en vertu de l’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil et que ce délai s’applique notamment aux actions introduites par et contre des institutions de retraite professionnelle, qui sont distinctes des compagnies d’assurances, et aux actions introduites par et contre des banques en ce qui concerne des produits d’épargne,
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et alors qu’en droit commun, le délai de prescription de trente ans fondé sur l’article 2262
de l’ancien Code civil, modifié par la loi du 10 juin 1998, s’applique exclusivement aux actions réelles ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- la SA « Athora Belgium », assistée et représentée par Me A. Vandenbergen et Me S. Lodewijckx, avocats au barreau de Bruxelles;
- la SRL « Ingram Micro Belux », assistée et représentée par Me K. De Winter et Me O. Van den broeke, avocats au barreau d’Anvers;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me C. Decordier, avocat au barreau de Gand.
Par ordonnance du 22 novembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs D. Pieters et K. Jadin, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos à l’expiration de ce délai et l’affaire serait mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le 1er janvier 1992, la SRL « Ingram Micro Belux », intimée dans le litige au fond, a accordé un engagement de pension complémentaire aux membres de son personnel. La gestion de cet engagement de pension complémentaire a été confiée à la SA « Athora Belgium » (anciennement dénommée : la SA « Generali Belgium »), appelante dans le litige au fond, sous la forme d’une assurance de groupe.
Par un jugement du 7 mai 2015, le Tribunal de commerce néerlandophone de Bruxelles a condamné la SA « Generali Belgium » - dénommée ainsi à l’époque - à payer à la SRL « Ingram Micro Belux » un taux d’intérêt garanti contractuellement de 3,75 % par an sur les versements destinés à la garantie de pension.
Le 22 juin 2015, la SA « Athora Belgium » a interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Bruxelles. Elle conteste notamment la recevabilité des actions initiales de la SRL « Ingram Micro Belux » pour cause de prescription partielle et propose, en ordre subsidiaire, que soient posées à la Cour des questions préjudicielles concernant le régime de prescription.
La juridiction a quo estime qu’un délai de prescription de trente ans est applicable en vertu de l’article 88 de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances », dès lors que les rendements constituent une composante des réserves acquises. Ce délai de prescription de trente ans a été inscrit pour la première fois dans l’ancien article 34
de la loi du 25 juin 1992 « sur le contrat d’assurance terrestre ». La juridiction a quo déduit des travaux préparatoires de cette loi que ce délai de prescription a été calqué sur le délai de prescription applicable aux
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opérations d’épargne dans le secteur bancaire, qui n’était qu’une application du délai de prescription général de trente ans prévu à l’article 2262, dans sa version applicable à l’époque, de l’ancien Code civil. Par l’instauration de l’article 2262bis de l’ancien Code civil, ce délai a été ramené à dix ans pour les actions personnelles. Dans cette optique, la juridiction a quo estime qu’il y a lieu, avant de statuer plus avant, de poser la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. La SA « Athora Belgium » fait valoir que la disposition en cause fait naître une différence de traitement illicite. Tout d’abord, les situations mentionnées dans la question préjudicielle sont comparables. Ainsi, depuis de nombreuses années, le législateur s’efforce de soumettre les compagnies d’assurances et les institutions de retraite professionnelle à des conditions égales, dans un souci d’uniformité et de sécurité juridique.
A.1.2. La SA « Athora Belgium » relève que le législateur a toujours lié le délai de prescription de trente ans applicable en droit des assurances au délai de prescription de trente ans applicable en droit civil. Le fait que la disposition en cause mentionne toujours un délai de prescription de trente ans est donc, selon elle, simplement imputable à un oubli du législateur, qui n’a probablement pas tenu compte du fait que cette réglementation, au lieu de simplement renvoyer à l’article 2262 du Code civil, mentionnait explicitement un délai de prescription de trente ans. Ceci est également confirmé par la doctrine. Contrairement à ce que prétend le Conseil des ministres, cette différence de traitement ne saurait reposer sur l’existence d’un lien qui serait plus étroit entre un organisateur et une institution de retraite professionnelle qu’entre un organisateur et un assureur. Ce dernier est en effet tenu d’informer l’organisateur de manière quasiment identique sur l’engagement de pension qu’il gère pour l’organisateur. En outre, l’action introduite par le travailleur, qui est généralement la partie plus faible, contre l’assureur est soumise à un délai de prescription de trois ans, de sorte qu’on n’aperçoit pas pourquoi l’action de l’organisateur (l’employeur) devrait être soumise à un délai de prescription de trente ans. La différence de traitement en cause ne poursuit donc pas un objectif clair. En ce qui concerne la comparabilité entre les institutions de retraite professionnelle et les compagnies d’assurances, la SA « Athora Belgium » observe que la loi du 28 avril 2003 « relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale » a créé un level playing field, en matière de régime de prescription mais pas uniquement, entre ces deux catégories d’institutions. Dans le même sens, les banques et les compagnies d’assurances sont comparables en ce qui concerne l’offre de produits financiers. Pour les raisons précitées, la différence de traitement n’est pas non plus pertinente ni proportionnée. Pour autant que nécessaire, la SA « Athora Belgium » relève qu’il n’y a aucunement lieu de maintenir les effets de la disposition en cause, dès lors que la juridiction a quo devrait, en cas de constat d’inconstitutionnalité de la disposition en cause, appliquer le délai de prescription de dix ans prévu à l’article 2262bis de l’ancien Code civil. Pour la même raison, la Cour, à supposer qu’elle juge qu’il s’agit d’une lacune, doit en tout cas constater qu’il appartient à la juridiction a quo de combler celle-ci.
A.2.1. La SRL « Ingram Micro Belux » estime que l’article 88, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution. Tout d’abord, les assurances-épargne ne sont pas comparables aux produits d’épargne(-pension) bancaires ou autres. Par exemple, ces produits diffèrent quant à leur nature juridique, au type d’institution financière qui les propose ou qui les gère, au type de relation contractuelle ou de rapport juridique qui les régit, au rendement et au type de garantie de rendement, et le régime de protection du fonds de garantie de dépôt n’est pas uniformément applicable à tous les produits comparés dans la question préjudicielle. En outre, les assurances-vie de la branche 21 sont transférables, contrairement aux comptes-épargne et comptes à terme bancaires, elles ne sont pas remplaçables par ces comptes et elles produisent des effets différents en cas de décès. La SRL « Ingram Micro Belux » souligne enfin que l’organisation générale et le fonctionnement pratique, la nature juridique, la nature de la capitalisation, les institutions financières et le motif lucratif d’une assurance de groupe sont différents de ceux d’un fonds de pension, et qu’un rendement n’est garanti que dans le cas des assurances de groupe.
A.2.2. Selon la SRL « Ingram Micro Belux », le délai de prescription spécifique de trente ans applicable en droit des assurances n’est pas comparable au délai de prescription de dix ans applicable en droit commun. Pour les
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actions découlant d’un contrat d’assurance, le délai de prescription s’élève en principe à trois ans. Le délai de prescription de trente ans est uniquement applicable aux actions relatives à des réserves constituées qui portent sur le capital d’épargne de la somme assurée dans le cadre d’assurances-vie et d’assurances de groupe. Le délai de prescription de trente ans fait donc partie d’un régime de prescription spécifique au droit des assurances et qui déroge entièrement au régime de prescription de droit commun. Ce régime de prescription vise à maintenir un équilibre entre les intérêts légitimes de l’assureur et la protection des preneurs d’assurance, des assurés et des bénéficiaires. Il découle de la jurisprudence de la Cour que le législateur doit disposer d’une large marge d’appréciation lorsqu’il s’agit de régler la prescription.
A.2.3. Selon la SRL « Ingram Micro Belux », il n’est pas non plus question d’une restriction disproportionnée des droits des assureurs. L’assureur bénéficie en principe d’un délai de prescription de trois ans, qui est nettement plus court que le délai de prescription de droit commun de dix ans applicable aux banques et aux fonds de pension. En outre, la prescription en droit des assurances ménage un juste équilibre entre toutes les parties au contrat d’assurance. Ce dernier point a pour conséquence, selon la SRL « Ingram Micro Belux », que le maintien de ce délai de prescription de trente ans ne saurait être considéré comme un oubli du législateur.
A.3.1. Le Conseil des ministres estime que la disposition en cause ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution. Contrairement à ce que suggère la juridiction a quo, le délai de prescription de trente ans prévu par la disposition en cause ne résulte nullement d’un oubli du législateur.
A.3.2. Les situations visées ne sont pas suffisamment comparables pour qu’il puisse être question d’une différence de traitement illicite. Les compagnies d’assurances et les institutions de retraite professionnelle ont des relations fondamentalement différentes avec les organisateurs d’un engagement de pension et se distinguent également en ce qui concerne le cadre de contrôle prudentiel auxquelles elles sont soumises, les objectifs qu’elles poursuivent et les activités qu’elles exercent.
A.3.3. À supposer que la Cour juge que les catégories sont suffisamment comparables, le Conseil des ministres constate que la distinction en cause poursuit en tout cas un objectif légitime, qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle est proportionnée et pertinente au regard de l’objectif poursuivi par le législateur. Le Conseil des ministres souligne tout d’abord que le législateur dispose d’une large marge d’appréciation lorsqu’il fixe des règles de prescription. Selon lui, des règles uniformes ne concorderaient pas avec la réalité et donneraient lieu à des situations non souhaitables. Le législateur poursuit un objectif légitime en déterminant des règles de prescription qui sont propres aux acteurs et contrats spécifiques. En adoptant la loi du 15 mai 2014 « portant des dispositions diverses », il s’est penché sur les délais de prescription applicables aux actions dans le cadre du deuxième pilier de pension. Mais il a délibérément laissé inchangées les règles applicables aux actions n’impliquant ni des affiliés ni des bénéficiaires, c’est-à-dire aux actions portant sur la relation entre les organisateurs et les organismes de pension. Contrairement à ce que la SA « Athora Belgium » prétend, la disposition en cause ne résulte donc nullement d’un oubli du législateur. La distinction entre les règles de prescription est fondée sur les différences qui existent entre les compagnies d’assurances et les institutions de retraite professionnelle et elle est raisonnablement proportionnée à l’objectif poursuivi. En particulier, il existe entre un organisateur et une institution de retraite professionnelle un lien étroit qui n’existe pas entre un organisateur et un assureur. Le délai de prescription de trente ans applicable aux actions relatives aux réserves dans le deuxième pilier de pension répond aux caractéristiques très spécifiques des compagnies d’assurances et des contrats d’assurance.
-B-
B.1. La juridiction a quo souhaite savoir si l’article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances » (ci-après : la loi du 4 avril 2014) est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il prévoit un délai de prescription de trente ans pour les actions en matière d’assurance sur la vie relatives à la réserve formée à la date de la résiliation ou de l’arrivée du terme, par les primes payées, déduction faite
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des sommes consommées, alors que le délai de prescription de droit commun pour les actions contractuelles personnelles s’élève à dix ans en vertu de l’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil et que ce délai s’applique notamment aux actions introduites par et contre des institutions de retraite professionnelle, qui sont distinctes des compagnies d’assurances, et aux actions introduites par et contre des banques en ce qui concerne des produits d’épargne, et alors que le délai de prescription de droit commun de trente ans fondé sur l’article 2262 de l’ancien Code civil, tel qu’il a été modifié par la loi du 10 juin 1998 « modifiant certaines dispositions en matière de prescription » (ci-après : la loi du 10 juin 1998), s’applique exclusivement aux actions réelles.
B.2.1. L’article 88, § 1er, de la loi du 4 avril 2014 dispose :
« Le délai de prescription de toute action dérivant du contrat d’assurance est de trois ans.
En assurance sur la vie, le délai est de trente ans en ce qui concerne l’action relative à la réserve formée, à la date de la résiliation ou de l’arrivée du terme, par les primes payées, déduction faite des sommes consommées.
Le délai court à partir du jour de l’événement qui donne ouverture à l’action. Toutefois, lorsque celui à qui appartient l’action prouve qu’il n’a eu connaissance de cet événement qu’à une date ultérieure, le délai ne commence à courir qu’à cette date, sans pouvoir excéder cinq ans à dater de l’événement, le cas de fraude excepté.
[...] ».
B.2.2. L’article 2262 de l’ancien Code civil dispose :
« Toutes les actions réelles sont prescrites par trente ans, sans que celui qui allègue cette prescription soit obligé d’en rapporter un titre, ou qu’on puisse lui opposer l’exception déduite de la mauvaise foi ».
B.2.3. L’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil dispose :
« Toutes les actions personnelles sont prescrites par dix ans.
Par dérogation à l’alinéa 1er, toute action en réparation d’un dommage fondée sur une responsabilité extra-contractuelle se prescrit par cinq ans à partir du jour qui suit celui où la personne lésée a eu connaissance du dommage ou de son aggravation et de l’identité de la personne responsable.
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Les actions visées à l’alinéa 2 se prescrivent en tout cas par vingt ans à partir du jour qui suit celui où s’est produit le fait qui a provoqué le dommage ».
B.3. La juridiction a quo demande à la Cour de comparer le délai de prescription de trente ans applicable aux actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises tel qu’il est prévu à l’article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 et le délai de prescription de droit commun tel qu’il est prévu aux articles 2262 et 2262bis de l’ancien Code civil, en particulier tel qu’il est applicable aux actions concernant des institutions de retraite professionnelle et des produits d’épargne bancaires.
Il ressort de la décision de renvoi que le litige au fond porte sur un engagement de pension complémentaire accordé par un employeur (l’organisateur), intimé dans le litige au fond, aux membres de son personnel et géré par un assureur, appelant dans le litige au fond, sous la forme d’une assurance de groupe. La juridiction a quo a jugé que l’action introduite par l’intimé contre l’appelant porte sur les réserves d’assurances-vie acquises, telles qu’elles sont visées à l’article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014. La juridiction a quo compare cette action avec une action relative à un engagement de pension complémentaire accordé par un employeur aux membres de son personnel et géré par une institution de retraite professionnelle ainsi qu’avec une action relative à un produit d’épargne offert par une banque, toutes deux soumises au délai de prescription applicable aux actions contractuelles personnelles prévu à l’article 2262bis, § 1er, de l’ancien Code civil.
B.4.1. Le Conseil des ministres et l’intimé dans le litige au fond font valoir que les compagnies d’assurances qui gèrent un engagement de pension complémentaire ne sont pas comparables aux institutions de retraite professionnelle qui gèrent un engagement de pension complémentaire ni aux banques qui proposent des produits d’épargne.
B.4.2. Il ne faut pas confondre différence et non-comparabilité. Dès lors que tant les compagnies d’assurances que les institutions de retraite professionnelle et les banques peuvent proposer un produit financier pouvant viser à la constitution d’un capital destiné à un retrait
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lors de la pension, ces organisations sont suffisamment comparables. S’il est vrai que les différences entre les compagnies d’assurances, les institutions de retraite professionnelle et les banques qui proposent des produits d’épargne peuvent constituer un élément dans l’appréciation d’une différence de traitement, elles ne sauraient suffire pour conclure à la non-
comparabilité, sous peine de priver de toute substance le contrôle exercé au regard du principe d’égalité et de non-discrimination.
B.5.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.2. En matière de prescription, la diversité des situations est telle que des règles uniformes ne seraient pas praticables de manière générale et que le législateur doit pouvoir disposer d’un large pouvoir d’appréciation lorsqu’il règle cette matière. La différence de traitement entre certaines catégories de personnes qui découle de l’application de délais de prescription différents dans des circonstances différentes n’est pas discriminatoire en soi. Il ne pourrait être question de discrimination que si la différence de traitement qui découle de l’application de ces délais de prescription entraînait une limitation disproportionnée des droits des personnes concernées.
B.6. La disposition en cause trouve son origine dans l’article 34, § 1er, de la loi du 25 juin 1992 « sur le contrat d’assurance terrestre », dont elle reprend le contenu tel quel. Les travaux préparatoires commentent cette disposition en ces termes :
« En matière d’assurance sur la vie, le projet fait une distinction entre la prescription de l’action relative à la partie ‘ capital sous risque ’ et la prescription de l’action relative à la partie ‘ capital épargne ’. Le délai de prescription pour la partie ‘ capital sous risque ’ est fixé à trois ans comme pour toute action dérivant du contrat d’assurance. Le délai de prescription pour la partie ‘ capital épargne ’ est fixé à trente ans par analogie au délai de prescription des opérations
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d’épargne effectuées dans le secteur bancaire » (Doc. parl., Chambre, 1990-1991, n° 1586/1, p. 35).
Le législateur a voulu dès lors aligner le délai de prescription applicable aux actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises sur le délai de prescription applicable aux actions relatives aux opérations d’épargne effectuées dans le secteur bancaire, qui était à l’époque le délai de prescription de droit commun applicable aux actions personnelles et réelles, fixé à l’article 2262 de l’ancien Code civil, tel qu’il était applicable avant sa modification par la loi du 10 juin 1998. Cette loi du 10 juin 1998 a ramené à dix ans le délai de prescription de droit commun applicable aux actions contractuelles personnelles, en insérant un article 2262bis dans l’ancien Code civil. Le législateur n’a toutefois pas adapté le délai de prescription de trente ans en ce qui concerne les actions relatives aux réserves acquises.
B.7.1. Il appartient en principe au législateur de décider si le délai de prescription de trente ans applicable aux actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises doit être considéré comme étant trop long. Il convient néanmoins de vérifier si l’application de ce long délai aux compagnies d’assurances n’entraîne pas une restriction disproportionnée des droits des personnes concernées, en ce que le régime de prescription serait inconciliable avec la sécurité juridique et avec la bonne administration de la justice.
B.7.2. À cet égard, il y a lieu de souligner que le délai de prescription applicable à toute action qui découle d’un contrat d’assurance s’élève en principe à trois ans. Ce délai est nettement plus court que le délai de prescription de droit commun de dix ans, visé à l’article 2262bis de l’ancien Code civil. Ce n’est qu’en ce qui concerne les actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises que le délai de prescription s’élève à trente ans. Il en résulte que les actions relatives au capital sous risque sont soumises au délai de prescription nettement plus court de trois ans.
B.7.3. Ainsi que la Cour l’a jugé par son arrêt n° 140/2020 du 22 octobre 2020
(ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.140), ce long délai de prescription, tout comme le caractère impératif des délais de prescription prévus, doit être considéré comme une disposition spécifique visant à ménager un équilibre entre les intérêts des différentes personnes concernées par un contrat d’assurance.
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Dès lors que le délai de prescription en cause porte exclusivement sur les réserves d’assurances-vie acquises, qui sont en principe par nature de longue durée et d’un grand intérêt financier, il ne saurait être admis que le régime de prescription serait contraire à la sécurité juridique et à la bonne administration de la justice.
B.8. L’application du délai de prescription de trente ans pour les actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises n’entraîne dont pas une restriction disproportionnée des droits des compagnies d’assurances.
B.9. L’article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il soumet les actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises à un délai de prescription de trente ans.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il soumet les actions relatives aux réserves d’assurances-vie acquises à un délai de prescription de trente ans.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 25 janvier 2024.
Le greffier, Le président,
N. Dupont L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 16/2024
Date de la décision : 25/01/2024
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

Non-violation (article 88, § 1er, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014, en ce qu'il soumet les actions relatives aux réserves d'assurances-vie acquises à un délai de prescription de trente ans)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle concernant l'article 88, § 1er, deuxième phrase, de la loi du 4 avril 2014 « relative aux assurances », posée par la Cour d'appel de Bruxelles. Droits des assurances - Délai de prescription - Assurances sur la vie - Actions relatives aux réserves d'assurances-vie acquises - Délai de prescription de trente ans


Origine de la décision
Date de l'import : 07/02/2024
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2024-01-25;16.2024 ?

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