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14/12/2023 | BELGIQUE | N°171/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 14 décembre 2023, 171/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 171/2023
du 14 décembre 2023
Numéros du rôle : 7857 et 7858
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 « concernant la sécurité sociale des travailleurs », inséré par l’article 35 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale », posées par la Cour du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Mo

erman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 171/2023
du 14 décembre 2023
Numéros du rôle : 7857 et 7858
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 « concernant la sécurité sociale des travailleurs », inséré par l’article 35 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale », posées par la Cour du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par deux arrêts du 8 septembre 2022, dont les expéditions sont parvenues au greffe de la Cour le 14 septembre 2022, la Cour du travail de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 7, § 1erocties de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, modifié en dernier lieu par la loi du 25 avril 2014 portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale, lequel dispose :
‘ Le Roi détermine les conditions et les modalités pour déterminer le nombre de journées d’allocations ou demi-journées d’allocations indemnisables pour chaque mois calendrier, en tenant notamment compte :
(…)
3° de la composition du ménage du chômeur, pour laquelle une distinction peut être faite selon que le chômeur habite ou non comme isolé et avec ou sans personnes à sa charge, en tenant compte du degré de parenté ou d’alliance, de l’importance du revenu des personnes
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vivant sous le même toit que le chômeur et des charges que le chômeur a à l’égard des parents ou alliés avec qui il ne vit plus sous le même toit; ’
viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, le cas échéant lus conjointement avec l’article 8 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, signée à Rome, le 4 novembre 1950 et avec la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, en ce qu’il habilite le Roi
- à faire une différenciation entre un chômeur ‘ isolé ’ et un chômeur qui cohabite avec une personne avec laquelle il n’a aucun lien de parenté ni d’alliance,
- à tenir compte des revenus des personnes vivant sous le même toit que le chômeur, dans l’interprétation selon laquelle le Roi a la possibilité de tenir compte de cette cohabitation indépendamment du degré de parenté ou d’alliance entre le chômeur et les personnes vivant sous le même toit ? ».
Ces affaires, inscrites sous les numéros 7857 et 7858 du rôle de la Cour, ont été jointes.
Des mémoires ont été introduits par :
- S.-P. J. et C.L., assistés et représentés par Me M.-F. Ponthir, avocat au barreau de Liège-Huy;
- l’ASBL « Ligue des droits humains », l’ASBL « Réseau wallon de lutte contre la pauvreté », l’ASBL « Fédération des Services Sociaux », l’ASBL « Conseil des Femmes Francophones de Belgique », l’ASBL « International Feminist Legal Association for Women’s rights », l’ASBL « Formation - Action - Militantisme, Mouvement de Promotion Socioculturelle des Femmes Prévoyantes Socialistes » (actuellement : « Soralia »), l’ASBL « Rassemblement wallon pour le droit à l’habitat », l’ASBL « Brusselse Bond voor het Recht op Wonen/Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat », l’ASBL « Centre d’Information et d’Education Populaire » et l’ASBL « Présence et Action Culturelles », assistées et représentées par Me P. Joassart, Me J.-F. Neven et Me D. Caccamisi, avocats au barreau de Bruxelles (parties intervenantes);
- le Conseil des ministres et l’Office national de l’emploi, assistés et représentés par Me A. Housiaux, avocat au barreau de Liège-Huy.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- l’ASBL « Ligue des droits humains » et autres;
- le Conseil des ministres et l’Office national de l’emploi.
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Par ordonnance du 12 juillet 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que les affaires étaient en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 20 septembre 2023 et les affaires mises en délibéré.
À la suite de la demande de plusieurs parties à être entendues, la Cour, par ordonnance du 20 septembre 2023, a fixé l’audience au 18 octobre 2023.
À l’audience publique du 18 octobre 2023 :
- ont comparu :
. Me C. Dejaifve, avocat au barreau de Liège-Huy, loco Me M.-F. Ponthir, pour S.-P. J. et C.L.;
. Me P. Joassart, Me J.-F. Neven et Me D. Caccamisi, pour l’ASBL « Ligue des droits humains » et autres;
. Me T. Smolders, avocat au barreau de Liège-Huy, également loco Me A. Housiaux, pour le Conseil des ministres et l’Office national de l’emploi;
- les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- les affaires ont été mises en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
S.-P. J. perçoit des allocations de chômage en tant que travailleur isolé. C.L. bénéficie quant à elle d’allocations de chômage en tant que travailleuse ayant charge de famille. Par des décisions du 28 octobre 2019, l’Office national de l’emploi (ci-après : l’ONEm) décide notamment d’exclure S.-P. J. et C.L. du droit aux allocations respectivement perçues, à partir du 15 février 2018, et de leur octroyer respectivement des allocations en tant que travailleurs cohabitants à partir du 1er novembre 2019, dès lors qu’il résulte d’une enquête effectuée par le service de contrôle de l’ONEm que ces personnes vivent en réalité à la même adresse. L’ONEm décide par ailleurs de récupérer les allocations versées indûment entre le 15 février 2018 et le 31 octobre 2019, pour un montant de 5 204,37 euros en ce qui concerne S.-P. J. et pour un montant de 12 592,07 euros en ce qui concerne C.L.
S.-P. J. et C.L. contestent devant le Tribunal du travail de Liège, division de Huy, les décisions de l’ONEm du 28 octobre 2019. Par des jugements du 7 mai 2021, le Tribunal déclare les recours recevables mais non fondés, et confirme les décisions précitées. Ces personnes interjettent appel contre ces jugements devant la Cour du travail de Liège, division de Liège, qui est la juridiction a quo.
Par deux arrêts du 8 septembre 2022, la juridiction a quo constate que les articles 110, 114 et 115 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 « portant réglementation du chômage » (ci-après : l’arrêté royal du 25 novembre 1991)
font naître une différence de traitement entre les chômeurs relevant de la catégorie des « travailleurs isolés » et les chômeurs relevant de la catégorie des « travailleurs cohabitants », en ce qui concerne le montant de l’allocation
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octroyée, alors que ces deux catégories de personnes se trouvent dans des situations comparables, puisqu’elles doivent satisfaire aux mêmes conditions d’admissibilité et d’octroi pour bénéficier des allocations de chômage.
Elle observe que cette différence de traitement peut être considérée comme imputable à une norme législative, à savoir l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 « concernant la sécurité sociale des travailleurs »
(ci-après : l’arrêté-loi du 28 décembre 1944). Partant, elle sursoit à statuer et pose la question reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1.1. En ce qui concerne la discrimination directe entre les chômeurs isolés et les chômeurs cohabitants, les parties appelantes devant la juridiction a quo observent à titre liminaire que le droit aux indemnités de chômage est en principe un droit propre contributif auquel seuls les travailleurs ayant cotisé à l’assurance-chômage peuvent prétendre. Par son arrêt n° 170/2011 du 10 novembre 2011 (ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.170), la Cour a validé une différence de traitement entre des bénéficiaires isolés et des bénéficiaires cohabitants dans le régime des allocations pour les personnes en situation de handicap, qui constituent un droit non contributif. Partant, elle ne s’est pas prononcée sur la distinction en cause, qui concerne des droits propres contributifs. Les parties appelantes devant la juridiction a quo constatent par ailleurs que, par son arrêt n° 30/2022 du 24 février 2022
(ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.030), la Cour a rappelé que, dans un régime d’assurance, il n’y a pas lieu de tenir compte des ressources du bénéficiaire, ce qui implique que les ressources du cohabitant ne sont pas non plus prises en compte. Elles ajoutent que, depuis le 1er janvier 2021, le Roi a mis fin, par l’arrêté royal du 2 mars 2021
« modifiant l’arrête royal du 6 juillet 1987 relatif à l’allocation de remplacement de revenus et à l’allocation d’intégration portant limitation des effets du ‘ prix de l’amour ’ », à la discrimination résultant de la cohabitation en ce qui concerne les personnes en situation de handicap.
Les parties appelantes devant la juridiction a quo soutiennent ensuite que le revenu de remplacement est établi sur la base de critères étrangers à la rémunération remplacée. En effet, l’allocation de chômage constitue un droit à un revenu de remplacement en cas de chômage involontaire pour une perte de revenu, ce revenu de remplacement étant fixé sans que la situation familiale du travailleur soit prise en considération. Or, la disposition en cause fait naître une différence de traitement entre les travailleurs privés de la même rémunération, en ce qu’ils perçoivent des revenus de remplacement différents selon qu’ils sont considérés comme isolés ou comme cohabitants. Cette distinction a pour conséquence que la différence entre le revenu du travail et le montant de l’allocation de chômage est nettement plus importante en ce qui concerne les cohabitants, de sorte que ceux-ci sont beaucoup plus exposés aux risques de déclassement et de pauvreté.
Par ailleurs, les parties appelantes devant la juridiction a quo affirment que la différence de traitement constitue une ingérence excessive dans le droit au respect de la vie privée du chômeur. Il s’agit en effet d’une discrimination fondée sur la situation familiale, résultant de choix ayant trait à la vie privée, qui a pour effet d’inciter les couples à se séparer pour pouvoir vivre dignement. Il y a donc une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des assurés sociaux, ce qui n’est pas compatible avec l’article 22 de la Constitution ni avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Elles ajoutent qu’aucun des motifs cités dans la disposition conventionnelle précitée n’est susceptible de justifier la différence de traitement. Par ailleurs, elles constatent que la différence, quant au montant des allocations, entre les chômeurs isolés et les chômeurs cohabitants a tendance à augmenter sur le long terme et que celle-ci n’est pas compensée par le montant des droits dérivés perçus par les personnes qui sont éventuellement à charge de l’allocataire concerné.
Les parties appelantes devant la juridiction a quo précisent en outre que la différence de traitement en cause ne peut être justifiée par des considérations d’ordre budgétaire, ainsi que l’a précisé la Cour de justice des
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Communautés européennes par son arrêt en cause de Roks c. Bestuur van de Bedrijfsvereniging voor Gezondheid, Geestelijke en Maatschappelijke Belangen et autres du 24 février 1994 (C-343/92, ECLI:EU:C:1994:71).
A.1.2. Les parties appelantes devant la juridiction a quo soutiennent que le critère de la composition du ménage constitue également une discrimination indirecte entre les hommes et les femmes, prohibée par l’article 4
de la directive 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978 « relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale » (ci-après : la directive 79/7/CEE). Elles observent que, par son arrêt en cause de Commission c. Belgique du 7 mai 1991 (C-
229/89, ECLI:EU:C:1991:187), la Cour de justice des Communautés européennes n’a pas analysé la différence de traitement en cause lors de son contrôle du système belge en matière de chômage. Elles ajoutent que les statistiques de l’ONEm en ce qui concerne les travailleurs à temps partiel avec maintien des droits, ce que sont précisément les parties appelantes, démontrent qu’il existe pratiquement trois fois plus de femmes que d’hommes au sein de la catégorie des chômeurs cohabitants, ce qui est constitutif d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe.
A.1.3. Enfin, les parties appelantes devant la juridiction a quo affirment que la disposition en cause aboutit à introduire, dans le mécanisme de la sécurité sociale, un renvoi à la notion de solidarité familiale, sans qu’il soit fait référence aux règles du droit civil qui encadrent cette solidarité. En droit civil, celle-ci est circonscrite aux obligations alimentaires dans les conditions de parenté, d’alliance ou d’état de besoin. Elles observent que le droit administratif fait aussi peser des obligations au titre de la solidarité familiale, mais uniquement sur les parents les plus proches et les plus aisés. À l’inverse, la disposition en cause renvoie, implicitement mais certainement, à un devoir de secours illimité qui existerait même au sein d’un ménage de fait, alors que le droit civil ne prévoit pas une telle solidarité. La disposition en cause repose sur la présomption selon laquelle l’assuré social cohabitant aurait des besoins réduits par rapport à l’assuré social isolé, en raison du bénéfice perçu des revenus de son partenaire. Cette prémisse est toutefois erronée, dès lors que les partenaires de vie ne compensent pas leurs risques réciproques mais, au contraire, les cumulent.
A.2.1. Le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement en cause poursuit l’objectif de tenir compte de l’existence de besoins et charges différents pour les différentes catégories de chômeurs visées à l’article 110 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991. De la sorte, le législateur reconnaît que les charges résultant du chômage sont plus lourdes pour les ménages qui ne disposent que d’un seul revenu. En effet, le chômeur cohabitant supporte moins de charges financières, partage certains frais et bénéficie d’avantages matériels. Il est par ailleurs tenu compte de l’aide financière que représentent pour le chômeur les revenus de son conjoint. En outre, par le recours à différentes catégories familiales, le législateur prend également en considération le fait que la durée du chômage est fortement influencée par la situation familiale.
Le Conseil des ministres ajoute que le critère de distinction de la différence de traitement en cause réside dans le fait de cohabiter ou non avec une autre personne disposant de revenus, étant entendu que la notion de cohabitation ainsi que les conditions à remplir pour être considéré comme financièrement à charge sont établies à l’article 59 de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 « portant les modalités d’application de la réglementation du chômage ». Par son arrêt RG S.16.0084.N du 9 octobre 2017 (ECLI:BE:CASS:2017:ARR.20171009.4), la Cour de cassation a par ailleurs précisé la notion de cohabitation. Il s’agit donc d’un critère objectif et raisonnable.
Contrairement à ce que les parties intervenantes soutiennent, la notion de cohabitation n’est pas controversée en jurisprudence. La Cour de cassation l’a d’ailleurs adaptée à l’évolution des modes de vie, en particulier à la colocation, de sorte que les critères prévus restent d’actualité. En toute hypothèse, en ce qui concerne une situation de fait, il est normal qu’elle fasse l’objet d’un certain nombre de contestations de la part des assurés sociaux.
A.2.2. Le Conseil des ministres soutient qu’il n’est pas démontré que la différence de traitement en cause est source d’une discrimination indirecte entre les hommes et les femmes. Sur la base de statistiques établies par l’ONEm, l’avis de l’avocat général près la Cour d’appel mentionné dans les jugements a quo met en évidence qu’il existe un écart de 10 % entre la proportion de femmes et la proportion d’hommes relevant de la catégorie de travailleurs cohabitants, ce qui ne suffit pas à établir l’existence d’une discrimination indirecte. Par ailleurs, par son arrêt du 7 mai 1991, la Cour de justice des Communautés européennes a conclu à l’absence d’une discrimination résultant des catégories familiales créées par la réglementation belge du chômage.
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Le Conseil des ministres précise que, même à suivre la méthodologie privilégiée par les parties intervenantes, l’écart entre les proportions précitées demeure sensiblement le même, de sorte que cette méthodologie ne permet pas de démontrer que le nombre de femmes traitées de manière défavorable est beaucoup plus important le nombre d’hommes traités de manière défavorable.
A.2.3. En ce qui concerne la prétendue incompatibilité de la disposition en cause avec le principe assurantiel à la base du système de l’allocation de chômage, le Conseil des ministres relève que le principe précité n’est pas absolu et que le législateur peut l’adapter en prenant en compte d’autres considérations légitimes, notamment le principe de la solidarité. D’ailleurs, des allocations de chômage peuvent être accordées à des personnes n’ayant jamais cotisé, comme les jeunes qui sortent des études et qui, après avoir effectué un stage, peuvent bénéficier d’allocations d’insertion. La solidarité précitée implique également qu’après avoir satisfait aux conditions d’admissibilité, les chômeurs bénéficient d’allocations sans limite de temps. En outre, la prise en compte de la situation familiale du chômeur s’inscrit précisément dans le cadre de cette solidarité, comme une étude de l’ONEm le met en évidence. Le Conseil des ministres précise également que la majorité des cohabitants sont des jeunes de moins de 30 ans.
Selon le Conseil des ministres, la disposition en cause doit s’analyser non pas de manière isolée, mais dans le cadre global des objectifs poursuivis par l’assurance-chômage et au regard de la dégressivité des allocations de chômage. Dans ce cadre, l’introduction de la dégressivité renforcée a garanti l’alignement du profil temporel des allocations entre les différentes catégories familiales de chômeurs. Par ailleurs, il existe des exceptions à la dégressivité au profit des personnes qui démontrent un passé professionnel suffisant, qui présentent une incapacité de travail permanente de 33 % ou qui sont âgées d’au moins 55 ans. En réalité, la réforme de la dégressivité des allocations de chômage a permis une augmentation de l’allocation moyenne pour les chômeurs cohabitants et une diminution pour les autres catégories. À cette occasion, l’écart entre l’allocation moyenne et le seuil de pauvreté s’est légèrement réduit, contrairement à ce que les parties intervenantes affirment. Dans ces conditions, les allocations de chômage offrent une protection plus forte contre la pauvreté que le revenu d’intégration sociale, lequel est subordonné à la démonstration de l’absence de ressources suffisantes. À l’inverse, les allocations de chômage n’exigent pas un tel calcul des ressources.
La variation des montants accordés en fonction de la situation familiale s’explique également par des considérations d’ordre budgétaire, ce qui constitue un objectif légitime d’intérêt général, comme la Cour l’a jugé par son arrêt n° 135/2017 du 30 novembre 2017 (ECLI:BE:GHCC:2017:ARR.135). Du reste, il n’appartient pas au pouvoir judiciaire d’effectuer un contrôle d’opportunité du système de l’assurance-chômage en faisant prévaloir les critères de solidarité sur les critères d’assurance. Il appartient seulement au pouvoir exécutif de choisir la politique à adopter ainsi que d’évaluer l’opportunité des mesures à mettre en œuvre dans ce cadre, comme la Cour l’a rappelé dans son arrêt n° 46/2005 du 1er mars 2005 (ECLI:BE:GHCC:2005:ARR.046).
A.2.4. Le Conseil des ministres soutient que la différence de traitement n’est pas disproportionnée au but poursuivi par la disposition en cause, dès lors que la situation familiale n’est pas le seul critère pour déterminer le montant des allocations de chômage. Il relève que ce montant varie en fonction de certaines périodes, et qu’au cours de la première de celles-ci, il n’existe aucune différence de traitement entre les isolés et les cohabitants. Au cours de la seconde période, le taux est de 55 % pour les isolés contre 40 % pour les cohabitants, mais le plafond de rémunération pris en compte est plus élevé pour les seconds. Par ailleurs, le montant minimal de l’allocation est sensiblement le même en début d’indemnisation. L’écart devient certes plus significatif au cours de la troisième période d’indemnisation, de sorte qu’il touche principalement les chômeurs de longue durée, mais cette différence peut se justifier au regard du but poursuivi par le législateur, à savoir garantir une indemnisation plus élevée aux chômeurs isolés et aux chômeurs ayant une charge de famille, malgré la prolongation de leur chômage, et de préserver certaines garanties du régime telles que l’absence de limitation dans le temps des allocations. En outre, l’arrêté royal du 25 novembre 1991 limite, à certaines conditions, la dégressivité des allocations pour les chômeurs cohabitants dont les seuls autres revenus du ménage sont des allocations de chômage octroyées au taux de chômeur cohabitant.
A.2.5. En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée et familiale, le Conseil des ministres rappelle que ce droit n’est pas absolu. À supposer que l’instauration de taux différents en fonction de la situation familiale des chômeurs constitue une ingérence dans ce droit, il faut constater que celle-ci est prévue par la loi et qu’elle poursuit un but légitime, à savoir le principe de la solidarité et la préservation de la viabilité de l’équilibre financier du régime du chômage. La législation applicable est suffisamment claire et prévisible et, par ailleurs, les critères qui définissent la cohabitation sont clairement énoncés par la réglementation applicable. Du reste, il est tenu
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compte de la situation particulière de certains chômeurs cohabitants, notamment de ceux aux revenus faibles ou inexistants ainsi que de ceux dont le cohabitant est un enfant qui commence à travailler. Ces exceptions démontrent le caractère proportionné de la mesure et la prise en compte de situations sociales différentes. Une attention particulière a également été portée aux jeunes qui vivent chez leurs parents. En outre, les éventuels contrôles dont les allocataires sociaux font l’objet en ce qui concerne la catégorie familiale sont nécessaires pour déterminer la catégorie à laquelle ils appartiennent. Au besoin, le caractère proportionné de la mesure de contrôle peut être soumis au contrôle du juge judiciaire.
A.3.1. Les parties intervenantes estiment qu’elles disposent d’un intérêt à intervenir dans le cadre de la question préjudicielle présentement examinée, dès lors qu’elles représentent un large spectre de personnes et d’intérêts qui seront directement affectés par la réponse à cette question. Elles estiment qu’elles auraient intérêt, en cas de constat d’inconstitutionnalité, à saisir ultérieurement la Cour sur la base de l’article 4, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle. En effet, comme le démontrent leurs statuts respectifs, les parties intervenantes sont actives dans différents secteurs directement liés aux questions d’inégalité, au sort des personnes pauvres ou encore à celui des femmes. De manière générale, elles luttent contre les entraves à la réalisation des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels.
A.3.2. Les parties intervenantes considèrent que la différence de traitement en cause trouve effectivement son origine dans une disposition législative, à savoir l’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944, en ce qu’il autorise le Roi à instaurer les différences de traitement contenues dans l’arrêté royal du 25 novembre 1991. Comme il ressort des travaux préparatoires de la disposition en cause, le législateur a entendu restreindre et encadrer la délégation au Roi en matière de chômage, dans le but d’assurer la compatibilité de la matière avec le principe de légalité inscrit à l’article 23 de la Constitution. À cette fin, le législateur a défini les critères de base dont le Roi doit tenir compte pour déterminer le montant journalier de l’allocation, notamment la composition du ménage du chômeur, et il L’a expressément autorisé à établir une distinction selon que le chômeur habite ou non comme isolé et avec ou sans personnes à sa charge. Partant, la différence de traitement en cause est bien imputable à l’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944, dès lors que cette disposition confère un fondement législatif aux articles 110, 114 et 115 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 et en ce qu’elle permet au Roi d’établir la différence de traitement en cause. La Cour est donc compétente pour connaître de la question préjudicielle.
A.3.3. Les parties intervenantes observent que la distinction entre les bénéficiaires isolés et les cohabitants a été introduite en droit social par l’article 2 de la loi du 7 août 1974 « instituant le droit à un minimum de moyens d’existence ». Cette différence, qui est considérée comme un facteur de paupérisation d’une partie de la population, n’était à l’origine prévue qu’en ce qui concerne le régime d’assistance. Elle a été insérée dans la réglementation du chômage par l’arrêté royal du 24 décembre 1980 « modifiant l’arrêté royal du 20 décembre 1963 relatif à l’emploi et au chômage », ce qui a eu pour conséquence d’immiscer dans le régime contributif du chômage une logique de besoins. Dès lors, les bénéficiaires d’allocations de chômage sont traités de la même manière que les bénéficiaires du revenu d’intégration, ce qui peut être considéré comme une identité de traitement discriminatoire, étant donné que les allocations de chômage sont des prestations essentiellement différentes des prestations d’assistance, en ce que les premières supposent le paiement préalable de cotisations sociales et correspondent en principe à un pourcentage de la rémunération perdue. La Cour elle-même reconnaît la spécificité des régimes assurantiels dans sa jurisprudence, en rappelant fréquemment la différence entre les prestations qui sont contributives et celles qui ne le sont pas. Or, les travaux préparatoires de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale », laquelle a inséré la disposition en cause, n’apportent aucune justification pertinente quant à l’identité de traitement précitée.
Dans l’hypothèse où l’importation dans le régime du chômage des catégories familiales issues d’un régime d’assistance sociale serait considérée comme pertinente, elle ne pourrait en tout état de cause pas être considérée comme nécessaire. Elle produit des effets disproportionnés, dès lors que la disposition en cause est un facteur important de paupérisation des ménages, parce que la catégorie de chômeurs cohabitants est très large et parce que les allocations versées aux cohabitants sont très largement inférieures au seuil de pauvreté.
A.3.4. Les parties intervenantes affirment par ailleurs que la différence de traitement n’est pas raisonnablement justifiée. En prévoyant l’octroi d’allocations de chômage, l’objectif du législateur est de garantir au travailleur ayant perdu son emploi un revenu suffisant par rapport au revenu professionnel qu’il percevait. Il s’agit d’un régime contributif, de sorte qu’il est sans pertinence de permettre au Roi de distinguer l’indemnisation
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en fonction de la situation familiale du chômeur, dès lors que le pourcentage de cotisations de sécurité sociale versées pour l’assurance-chômage ne varie pas en fonction de la situation familiale du travailleur.
Selon les parties intervenantes, la notion même de cohabitation est source d’incertitude, comme le met en évidence la jurisprudence de la Cour de cassation et des juridictions de fond, de sorte que le critère de distinction qui est à l’origine de la différence de traitement est particulièrement subjectif.
Les parties intervenantes ajoutent que la pertinence du critère de distinction n’est pas démontrée au regard du principe assurantiel et de l’objectif de solidarité. Le système de diminution progressive et régulière des allocations minimales en fonction de la durée de l’indemnisation n’est pas cohérent par rapport à l’objectif de solidarité, dès lors que les charges globales des personnes qui cohabitent ne diminuent pas au fil du temps, mais ont au contraire tendance à augmenter.
En toute hypothèse, la différence de traitement en cause ne peut être considérée comme strictement nécessaire, dès lors que le fait d’être isolé ou de cohabiter avec autrui ne présente qu’un lien très ténu avec les besoins réels du chômeur. Il ne peut être postulé de manière globale que tous les cohabitants ont nécessairement des charges moindres que les isolés. L’adaptation du taux en fonction du seul critère de la cohabitation pour individualiser le montant des allocations de chômage n’est donc pas adéquate.
En outre, la différence de traitement précitée est disproportionnée, compte tenu des montants déterminés par le Roi sur la base de la disposition en cause, qui attestent du fait que le statut de cohabitant apparaît dès le début de l’indemnisation comme moins avantageux que celui d’isolé. À partir du quarante-neuvième mois d’indemnisation, les allocations d’un chômeur cohabitant sont deux fois moins importantes que celles d’un isolé, alors que les charges supportées par le premier ne sont pas deux fois moins élevées. Par ailleurs, en permettant au Roi de faire varier le montant de l’allocation de cohabitation, la disposition en cause ne permet pas de satisfaire à l’objectif de solidarité précité, puisque les cohabitants perçoivent des allocations de chômage moins importantes, alors qu’ils supportent des charges et présentent des besoins de manière similaire aux chômeurs isolés.
A.3.5. En ce qui concerne la discrimination fondée sur le sexe, les parties intervenantes affirment qu’il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne que, lorsqu’il existe une apparence de discrimination, la charge de la preuve incombe à la partie institutionnelle. En l’espèce, en application de la méthodologie d’analyse recommandée par la Cour de justice de l’Union européenne, il résulte des statistiques de l’ONEm qu’au sein de la catégorie des chômeurs cohabitants, la proportion des femmes est significativement plus élevée que celle des hommes, en particulier dans les situations donnant lieu au paiement des allocations de chômage les plus basses. Ces statistiques concernent certes l’année 2021, mais elles s’inscrivent dans des tendances établies de longue date, qui n’ont jamais été démenties. Les parties intervenantes précisent en outre que, selon la Cour de justice, un écart moins important mais persistant et relativement constant au cours d’une longue période entre les travailleurs et les travailleuses peut également révéler une apparence de discrimination indirecte fondée sur le sexe, ce qui, en l’espèce, ressort précisément des statistiques de l’ONEm. Partant, les statistiques disponibles permettent de présumer l’existence d’une discrimination indirecte au détriment des cohabitants, de sorte qu’il appartient au Conseil des ministres de fournir les justifications nécessaires.
Dans le cadre de la justification de la différence de traitement précitée, des considérations d’ordre budgétaire ne peuvent être prises en considération. En effet, comme l’a mis en évidence la Cour de justice des Communautés européennes dans son arrêt du 24 février 1994, une telle justification impliquerait que l’application d’une règle aussi fondamentale que celle de l’égalité entre les hommes et les femmes puisse varier, dans le temps et dans l’espace, selon l’état des finances publiques des États membres. Par ailleurs, l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 7 mai 1991, par lequel celle-ci a examiné le système belge d’allocations de chômage, n’est pas pertinent en l’espèce, dès lors que cet arrêt ne concernait pas la distinction entre les isolés et les cohabitants, mais uniquement la surreprésentation des hommes dans la catégorie des bénéficiaires ayant charge de famille. En outre, le statut de cohabitant s’est fortement dégradé depuis les années 1980, puisque celui-ci, à la différence du statut d’isolé, n’a pas été amélioré dans l’intervalle, de sorte que la situation est fondamentalement différente de celle des faits qui avaient donné lieu à l’arrêt du 7 mai 1991.
Les parties intervenantes ajoutent que les statistiques présentées par le Conseil des ministres ne respectent pas la méthodologie retenue par la Cour de justice de l’Union européenne. Si l’on applique celle-ci aux statistiques précitées, on arrive au constat que la proportion des cohabitants est sensiblement plus importante parmi les femmes
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que parmi les hommes. Par ailleurs, une différence de 10 % ne peut en aucun cas être considérée comme non significative, dès lors que cet écart est, depuis 2013, persistant, que les implications pratiques du statut de cohabitant sont très importantes et que la différence précitée augmente en fonction de la période d’indemnisation.
Il appartient donc au Conseil des ministres d’apporter la preuve que la différence de traitement est justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe, ce qu’il reste en défaut de réaliser. Les parties intervenantes précisent que la différence concernant la présence des femmes et des hommes sur le marché du travail ne permet pas d’établir de tels facteurs et que l’objectif de politique sociale poursuivi n’est pas mis en œuvre de manière cohérente et systématique, puisque l’écart entre l’allocation minimale du chômeur cohabitant et celle du chômeur isolé évolue en fonction de la durée de l’indemnisation, de sorte qu’il n’existe aucune cohérence par rapport à l’objectif consistant à prendre en considération les différentes charges et les économies réalisées grâce à la cohabitation. Dans l’hypothèse où la Cour aurait un doute sur la manière dont doit être établie la preuve que la réglementation répond véritablement au souci d’atteindre l’objectif de politique sociale poursuivi et que cette réglementation est mise en œuvre de manière cohérente et systématique, il conviendrait de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne.
A.3.6. En ce qui concerne le droit au respect de la vie privée et familiale, les parties intervenantes constatent que la disposition en cause établit une distinction non pas sur la base du statut juridique des membres du ménage mais bien sur la base d’une cohabitation de fait. La disposition en cause a donc une incidence sur la vie familiale du chômeur, de sorte que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme est applicable. Elles affirment que la notion de cohabitation suscite de nombreuses incertitudes dans la jurisprudence, notamment une divergence entre la jurisprudence de la Cour et celle de la Cour de cassation. Cette insécurité juridique est renforcée par le fait que l’inscription dans les registres de la population fait présumer une situation de fait alors qu’il existe des différences dans la manière dont les agents de quartier notent la composition du ménage. La Cour de cassation elle-même s’en remet à l’appréciation souveraine du juge du fond en la matière. Partant, les assurés sociaux qui aspirent à bénéficier d’un montant d’allocations de chômage leur permettant de vivre dignement ne savent pas précisément comment régler leur conduite. La disposition en cause manque donc de clarté et de prévisibilité et ne satisfait donc pas à l’exigence de légalité qui découle de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Par ailleurs, si la prise en compte de la composition du ménage du chômeur vise à établir une adéquation entre les allocations de chômage et les besoins des différentes catégories de chômeurs, il faut constater que cette mesure est dépourvue de pertinence, qu’elle n’est pas nécessaire et qu’elle produit des effets disproportionnés. De nombreuses études soulignent les conséquences délétères du statut de cohabitant, particulièrement pour les jeunes adultes, conséquences qui entravent de manière générale les élans de solidarité et entraînent des difficultés à vivre avec la personne de son choix. Ce statut crée également une demande artificielle pour les petits logements et est passablement inadapté aux nouvelles formes d’habitat et de vivre-ensemble. Enfin, les parties intervenantes soutiennent que les revenus des cohabitants se situent largement en dessous du seuil de pauvreté. La différence avec les autres catégories d’allocation de chômage s’est d’ailleurs très largement renforcée depuis plus de quarante ans. Partant, le taux des allocations de chômage versées aux cohabitants porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur l’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 « concernant la sécurité sociale des travailleurs » (ci-après : l’arrêté-loi du 28 décembre 1944), tel qu’il a été inséré par l’article 35 de la loi du 25 avril 2014 « portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale » (ci-après : la loi du 25 avril 2014).
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L’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 dispose :
« Le Roi détermine les conditions et les modalités pour déterminer le montant journalier ou le demi-montant journalier de l’allocation, en tenant notamment compte :
[…]
3° de la composition du ménage du chômeur, pour laquelle une distinction peut être faite selon que le chômeur habite ou non comme isolé et avec ou sans personnes à sa charge, en tenant compte du degré de parenté ou d’alliance, de l’importance du revenu des personnes vivant sous le même toit que le chômeur et des charges que le chômeur a à l’égard des parents ou alliés avec qui il ne vit plus sous le même toit ».
B.1.2. En ce qui concerne, de manière générale, la modification de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 par le chapitre 12 de la loi du 25 avril 2014, les travaux préparatoires de cette dernière loi indiquent :
« Ce chapitre permet de créer une base légale plus large pour l’assurance chômage. A
l’heure actuelle, cette matière est entièrement réglée par l’arrêté royal du 25 novembre 1991
portant réglementation du chômage. Ici, on inscrit les principes les plus importants de l’assurance chômage (accès au droit, conditions de l’octroi du droit et calcul du montant des allocations) dans l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs.
Le fait que la règle de base de l’assurance chômage ne soit pas ancrée dans une loi mais dans un arrêté royal peut en effet être une source d’insécurité juridique.
[…]
Le présent projet de loi ne porte en aucune manière atteinte aux droits et obligations existants. De même, il n’insère pas de dispositions nouvelles. Il crée une meilleure base juridique, dont le Conseil d’État souligne la nécessité depuis longtemps » (Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3359/007, pp. 16-17).
En ce qui concerne, en particulier, l’article 7, § 1erocties, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944, les travaux préparatoires de la loi du 25 avril 2014 précisent :
« Cet article définit également le cadre de la compétence d’exécution du Roi pour ce qui est de compléter les conditions et les règles de fixation des jours indemnisables. Il s’agit en particulier des éléments qui déterminent le montant des allocations comme le caractère du chômage (dans le cadre ou en dehors d’un contrat de travail), le calcul sur la base de la durée
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du travail de l’ex-travailleur, l’impact des activités et du revenu de ces activités effectuées par le chômeur, la base servant à la fixation du montant de l’allocation, la composition du ménage, le passé professionnel du chômeur et l’obligation de s’inscrire comme demandeur d’emploi auprès du service de placement régional compétent » (ibid., p. 17).
B.2. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et avec la directive 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978 « relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale » (ci-après : la directive 79/7/CEE), en ce que, pour déterminer le montant ou demi-montant journalier de l’allocation de chômage, elle habilite le Roi à faire une distinction entre un chômeur isolé et un chômeur qui cohabite avec une personne avec laquelle il n’a aucun lien de parenté ni d’alliance, compte tenu des revenus de cette personne, de sorte que, par rapport à la catégorie des chômeurs isolés, celle des chômeurs cohabitants percevrait des allocations aux montants moins élevés.
B.3. La Cour ne peut se prononcer sur le caractère justifié ou non d’une différence de traitement au regard des dispositions de la Constitution qu’elle est habilitée à faire respecter que si cette différence de traitement est imputable à une norme législative.
Lorsqu’un législateur délègue, il faut supposer, sauf indications contraires, qu’il entend exclusivement habiliter le délégué à faire de son pouvoir un usage compatible avec la Constitution.
Ni l’article 26, § 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle ni aucune autre disposition constitutionnelle ou législative ne confèrent à la Cour le pouvoir de statuer, à titre préjudiciel, sur la manière dont le Roi a exercé ou non les pouvoirs qui Lui ont été conférés par le législateur. Ce pouvoir appartient au juge ordinaire et au Conseil d’État, section du contentieux administratif.
B.4. Dès lors que la disposition en cause oblige le Roi à tenir compte, en ce qui concerne le montant de l’allocation, de la composition du ménage du chômeur et L’habilite expressément
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à faire une distinction selon que le chômeur vit ou non comme isolé, la différence de traitement qui en découle doit être imputable à cette habilitation du législateur.
La Cour n’est toutefois pas compétente pour apprécier la manière dont le Roi a donné exécution à cette habilitation, en particulier les montants des allocations qu’Il a fixés dans les différentes périodes d’indemnisation et les plafonds de rémunération à prendre en considération.
B.5.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.5.2. Le législateur dispose d’une marge d’appréciation étendue en matière sociale et économique, ce qui est notamment le cas lorsqu’il s’agit de la politique relative aux allocations de chômage. La Cour ne peut sanctionner le choix politique du législateur ainsi que les motifs qui le fondent que s’ils sont dépourvus de justification raisonnable.
B.6. Le Conseil des ministres affirme que la disposition en cause vise à tenir compte de l’existence de besoins et charges différents selon la composition de ménage.
B.7.1. La circonstance que les allocations de chômage sont octroyées dans le cadre d’une assurance sociale n’empêche pas que le législateur, compte tenu de la marge d’appréciation étendue dont il dispose en la matière, puisse estimer nécessaire de tenir compte des besoins et des charges différents des catégories de chômeurs précitées.
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B.7.2. La composition du ménage est un critère objectif et pertinent au regard du but poursuivi par le législateur, dès lors que les besoins du chômeur sont susceptibles de varier en fonction de ses choix de vie.
B.8. La Cour doit encore examiner si l’habilitation en cause ne produit pas des effets disproportionnés en ce qui concerne le droit au respect de la vie privée et familiale du chômeur cohabitant en ce qu’elle autorise le Roi à tenir compte des revenus des personnes vivant sous le même toit que ce chômeur, indépendamment du degré de parenté ou d’alliance qui existe entre eux.
B.9. Dès lors que, comme il est dit en B.6, la disposition en cause a pour objectif de tenir compte de l’existence de besoins et charges différents pour les chômeurs et qu’il peut être prévu des modes de calcul du montant de l’allocation différents en fonction de la composition de ménage, l’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 a nécessairement une incidence sur la vie privée et familiale des chômeurs, et cet article relève du champ d’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, lu en combinaison avec le principe d’égalité et de non-discrimination.
B.10.1. En imposant au Roi de tenir compte de la composition du ménage et en Lui permettant d’établir une distinction en fonction du statut isolé ou non du chômeur, la disposition en cause autorise qu’une distinction soit faite quant au montant de l’allocation en fonction de l’existence d’une cohabitation, notamment selon les revenus des personnes vivant sous le même toit que le chômeur. Partant, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale est a priori prévue de manière suffisamment accessible, et elle est énoncée avec suffisamment de précision dans le cadre de l’habilitation en cause.
B.10.2. En outre, l’habilitation en cause ne produit pas en soi des effets disproportionnés pour les bénéficiaires des allocations visées. Comme il est dit en B.6, par le recours au critère de la composition du ménage, le législateur a souhaité garantir la proportionnalité entre le montant de l’allocation perçue et les besoins des bénéficiaires, compte tenu des différents choix de vie possibles.
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Il n’appartient pas à la Cour de juger si la manière dont le Roi a déterminé le contrôle du respect des conditions fixées par Lui et les modalités de l’allocation ainsi que la manière dont ces prescriptions sont appliquées dans la pratique sont compatibles avec l’article 22 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 8, paragraphe 2, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.11. Pour le surplus, il appartient à la juridiction a quo, en application de l’article 159 de la Constitution, de vérifier si la mise en œuvre de l’habilitation en cause par l’arrêté royal du 25 novembre 1991 ainsi que par l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 « portant les modalités d’application de la réglementation du chômage », qui déterminent concrètement les modalités du calcul de l’allocation du chômeur cohabitant et donc le montant de celle-ci, est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.12.1. Enfin, la juridiction a quo invite aussi la Cour à examiner si le critère de la composition du ménage n’est pas constitutif d’une discrimination indirecte entre les hommes et les femmes, prohibée par la directive 79/7/CEE.
B.12.2. La directive 79/7/CEE, qui s’applique notamment aux régimes légaux qui garantissent une protection contre le chômage (article 3, paragraphe 1), dispose, en son article 4 :
« 1. Le principe de l’égalité de traitement implique l’absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l’état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne :
- le champ d’application des régimes et les conditions d’accès aux régimes,
- l’obligation de cotiser et le calcul des cotisations,
- le calcul des prestations, y compris les majorations dues au titre du conjoint et pour personne à charge et les conditions de durée et de maintien du droit aux prestations.
2. Le principe de l’égalité de traitement ne fait pas obstacle aux dispositions relatives à la protection de la femme en raison de la maternité ».
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B.12.3. Le désavantage en fait, allégué, des femmes repose sur la comparaison du montant des allocations en fonction des catégories de « travailleur cohabitant » et de « travailleur isolé », déterminées dans les arrêtés d’exécution cités en B.11.
Il n’appartient donc pas à la Cour d’examiner cette discrimination indirecte alléguée.
B.13. L’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 7, § 1erocties, alinéa 3, 3°, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 « concernant la sécurité sociale des travailleurs », tel qu’il a été inséré par l’article 35 de la loi du 25 avril 2014
« portant des dispositions diverses en matière de sécurité sociale », ne viole pas les articles 10
et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 décembre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 171/2023
Date de la décision : 14/12/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 27/12/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-12-14;171.2023 ?

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