Cour constitutionnelle
Arrêt n° 168/2023
du 30 novembre 2023
Numéro du rôle : 7945
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 458, lu en combinaison avec l’article 568, du Code judiciaire, posée par le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges Y. Kherbache, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 2 mars 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 mars 2023, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, viole-t-il le droit d’accès au juge, garanti par l’article 13 de la Constitution, en ce qu’il doit être interprété en ce sens que l’avocat ne dispose pas d’une voie de recours devant un juge indépendant et impartial contre la décision du bâtonnier selon laquelle la plainte que ce dernier a reçue conformément à l’article 458, précité, présente un caractère véniel, mais par laquelle le bâtonnier a toutefois décidé d’infliger par écrit une ‘ réprimande paternelle ’ à l’avocat ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- G. V.K., assistée et représentée par Me F. Van Vlaenderen, avocat au barreau de Gand;
- M.M., assisté et représenté par Me B. Staelens, avocat au barreau de Flandre occidentale;
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- l’« Orde van Vlaamse balies », assisté et représenté par Me F. Judo, Me C. Jenart et Me L. Janssens, avocats au barreau de Bruxelles (partie intervenante);
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me J. Vanpraet, avocat au barreau de Flandre occidentale.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- G. V.K.;
- M.M.;
- l’« Orde van Vlaamse balies ».
Par ordonnance du 4 octobre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs W. Verrijdt et M. Plovie, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 18 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 18 octobre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
G. V.K., partie demanderesse devant la juridiction a quo, était avocate au barreau de Gand jusqu’au 30 juin 2022. Le 23 novembre 1999, elle est inscrite au tableau de l’Ordre des avocats du barreau de Gand où elle reste inscrite jusqu’à son omission du tableau, à sa demande, le 30 juin 2022. Depuis 2009, elle est également active en tant que curateur au Tribunal de l’entreprise de Gand.
Le 30 novembre 2020, le bâtonnier de l’Ordre des avocats du barreau de Gand, partie défenderesse devant la juridiction a quo, ouvre un dossier disciplinaire à charge de G. V.K. à la suite d’une plainte déposée par un confrère. Ce dernier estime que G. V.K. s’est comportée de manière inappropriée dans le cadre d’une faillite dont elle était le curateur.
Le 28 octobre 2021, le bâtonnier décide de ne pas renvoyer G. V.K. devant le conseil de discipline, mais de clôturer le dossier par une « admonestation paternelle ». Par une lettre du 22 novembre 2021, G. V.K. conteste l’« admonestation paternelle ». Après avoir entendu G. V.K. ainsi que son conseil, le bâtonnier confirme son « admonestation paternelle » par une lettre du 14 janvier 2022.
Le 17 mars 2022, G. V.K. cite ensuite le bâtonnier devant le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand. Elle demande au Tribunal d’annuler les décisions du bâtonnier du 28 octobre 2021 et du 14 janvier 2022 et d’ordonner que ces décisions et tous les renvois à celles-ci soient retirés sans attendre de tout dossier la concernant à l’Ordre des avocats du barreau de Gand. Selon G. V.K., la lettre du 28 octobre 2021 a en effet été versée dans deux autres dossiers disciplinaires pour lesquels elle a en effet été renvoyée devant le conseil de discipline.
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Le bâtonnier estime que le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, n’a pas compétence pour statuer sur la demande introduite par G. V.K. Selon lui, l’« admonestation paternelle » constitue soit une partie de la décision de classement sans suite qui relève de son pouvoir discrétionnaire, soit une décision disciplinaire pour laquelle le conseil de discipline est compétent.
Avant de statuer, le Tribunal de première instance de Flandre orientale, division de Gand, estime nécessaire de poser la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Quant à la recevabilité de la question préjudicielle
A.1. La partie intervenante soutient que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, puisque la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne dispose pas d’un droit subjectif en vertu duquel elle peut introduire une action devant le juge civil. Elle souligne qu’il n’est pas interdit au bâtonnier d’inclure une admonestation dans la décision de classement sans suite et que la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne justifie pas d’un intérêt à un recours contre une décision de classement sans suite incluant l’admonestation, étant donné que la décision de classement sans suite et l’admonestation ne produisent pas des effets juridiques. L’admonestation n’est en effet pas une sanction disciplinaire et la décision de classement sans suite n’enclenche pas non plus une procédure disciplinaire. Selon elle, il en va d’autant plus ainsi que la partie demanderesse devant la juridiction a quo n’est plus avocate.
La partie intervenante observe en outre qu’il n’appartient en aucun cas aux cours et tribunaux d’exercer un contrôle juridictionnel en matière de déontologie entre avocats. Selon elle, il n’appartient pas au juge de se substituer au bâtonnier. Elle considère que cela ne signifie toutefois pas que l’avocat contre lequel une plainte a été déposée n’a aucun moyen d’exprimer ses objections quant à la motivation de la décision de classement sans suite. En effet, l’avocat peut introduire un recours gracieux devant le bâtonnier, comme l’a fait la partie demanderesse devant la juridiction a quo.
A.2. La partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la question préjudicielle est recevable.
Elle soutient qu’elle dispose d’un droit subjectif, à savoir le droit à la protection de son intégrité personnelle et professionnelle. Elle soutient également qu’elle justifie d’un intérêt à sa demande, étant donné que l’« admonestation paternelle » produit des effets juridiques pour elle. La décision de classement sans suite a en effet été transmise au plaignant qui peut librement en faire usage, elle a été versée dans deux dossiers disciplinaires en cours et elle a été intégrée dans son dossier personnel tenu par l’Ordre des avocats du barreau de Gand. Selon elle, la circonstance qu’elle n’est plus avocate actuellement n’y change rien.
Quant au fond
A.3. La partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Elle soutient qu’il n’est pas raisonnablement justifié que le plaignant puisse contester devant le président du conseil de discipline une décision de classement sans suite contenant une « admonestation paternelle » du bâtonnier, alors que l’avocat contre lequel la plainte avait été déposée ne le peut pas quant à lui.
Selon elle, l’avocat contre lequel la plainte avait été déposée justifie également d’un intérêt à contester une telle décision de classement sans suite. L’« admonestation paternelle » produit effectivement des effets juridiques pour l’avocat concerné. Il s’agit d’une sanction pour laquelle il n’existe aucun fondement légal, mais qui est néanmoins prononcée par le bâtonnier.
A.4. La partie défenderesse devant la juridiction a quo estime que la question préjudicielle appelle une réponse négative. Elle souligne que la décision du bâtonnier de ne pas classer une plainte sans suite, de la classer sans suite ou de classer sans suite une plainte contenant une « admonestation paternelle » relève de l’essence même du pouvoir discrétionnaire du bâtonnier et qu’il n’appartient pas au juge de porter atteinte à ce pouvoir discrétionnaire. Elle souligne également qu’une « admonestation paternelle » est la simple manifestation d’une
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opinion du bâtonnier, qui ne touche pas à la situation juridique de l’avocat concerné. Elle n’est en effet pas contraignante et n’est pas revêtue de l’autorité de la chose jugée si elle était citée dans des poursuites disciplinaires ultérieures ou dans un autre litige. Eu égard à la liberté d’expression, elle ne peut dès lors pas être contrôlée par un juge.
Par ailleurs, la partie défenderesse devant la juridiction a quo observe encore que la partie demanderesse devant la juridiction a quo associe indûment le principe d’égalité et de non-discrimination au contrôle. La question préjudicielle porte en effet uniquement sur l’article 13 de la Constitution. À titre surabondant, elle ajoute que le principe d’égalité et de non-discrimination n’a en aucun cas été violé, étant donné que l’avocat contre lequel la plainte a été déposée, contrairement au plaignant, ne justifie pas d’un intérêt à la contestation d’une décision de classement sans suite, puisque celle-ci lui procure un avantage, même si elle contient une « admonestation paternelle ».
A.5. Le Conseil des ministres estime également que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
Il objecte, à titre principal, que le droit d’accès au juge prévu par l’article 13 de la Constitution ne s’applique pas à une « admonestation paternelle » qui figure dans une décision du bâtonnier de classer sans suite. Selon le Conseil des ministres, le droit d’accès au juge ne s’applique que lorsqu’il s’agit de faire respecter un droit ou lorsqu’un droit a été violé. Selon lui, une « admonestation paternelle » n’affecte toutefois pas les droits de l’avocat concerné, étant donné qu’elle ne représente qu’une considération dans une décision de non-lieu qui lui procure précisément un avantage. Selon lui, une « admonestation paternelle » n’est pas une décision distincte, ni une sanction disciplinaire.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres objecte que l’article 458 du Code judiciaire n’interdit pas que l’avocat qui reçoit l’admonestation conteste celle-ci devant le juge. La disposition en cause n’empêche donc pas l’avocat d’introduire un recours devant un juge indépendant et impartial, s’il y a droit. Dans ce cas, il appartient au tribunal saisi d’estimer si l’avocat dispose de l’intérêt requis pour contester l’« admonestation paternelle ».
A.6. Selon la partie intervenante, l’« Orde van Vlaamse balies » (l’Ordre des barreaux flamands), la question préjudicielle appelle une réponse négative, mais seulement en ce que la Cour déclarerait la question préjudicielle recevable. Elle fait valoir que la prétendue limitation du droit d’accès au juge est raisonnablement justifiée. La circonstance que l’avocat concerné ne dispose pas d’une voie de recours spécifique contre la décision de classement sans suite contenant une « admonestation paternelle » s’inscrit dans l’objectif légitime du législateur qu’un maximum de litiges déontologiques soient résolus sans convocation devant le conseil de discipline. Cette règle ne produit pas des effets disproportionnés. La décision de classement sans suite est en effet en faveur de l’avocat concerné et ne produit pas d’effets juridiques. En outre, l’avocat concerné peut toujours introduire un recours gracieux devant le bâtonnier. Enfin, pour des motifs similaires à ceux qui sont invoqués par la partie défenderesse devant la juridiction a quo, la partie intervenante observe que le principe d’égalité et de non-
discrimination, que la partie demanderesse devant la juridiction a quo associe indûment au contrôle, n’est pas violé.
-B-
B.1.1. La question préjudicielle porte sur les voies de recours dont une avocate qui est visée par une plainte dispose contre une décision du bâtonnier de ne pas la faire comparaître devant le conseil de discipline, mais de lui adresser une « admonestation paternelle ».
B.1.2. Les dispositions en cause sont l’article 458 du Code judiciaire, inséré par l’article 10 de la loi du 21 juin 2006 « modifiant certaines dispositions du Code judiciaire concernant le barreau et la procédure disciplinaire applicable aux membres de celui-ci », et l’article 568 du Code judiciaire.
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L’article 458 du Code judiciaire dispose :
« § 1er. Le bâtonnier reçoit et examine les plaintes qui concernent les avocats de son Ordre. Pour être recevables, les plaintes sont introduites par écrit, doivent être signées et datées et doivent contenir l’identité complète du plaignant. Le bâtonnier peut également procéder à une enquête d’office ou sur les dénonciations écrites du procureur général.
Le bâtonnier mène l’enquête ou désigne un enquêteur, dont il définit la mission et les compétences. Le plaignant et l’avocat qui fait l’objet de l’enquête sont informés par écrit de l’ouverture de l’enquête.
Le plaignant a le droit d’être entendu pendant l’enquête et peut, le cas échéant, fournir des informations et pièces probantes complémentaires.
Les déclarations du plaignant, de l’avocat et des témoins sont consignées dans un procès-
verbal. Les personnes entendues reçoivent, à leur demande, une copie du procès-verbal de leurs déclarations.
L’avocat qui fait l’objet d’une enquête disciplinaire peut, au cours de celle-ci, se faire assister de l’avocat de son choix, mais ne peut pas se faire représenter.
§ 2. Le bâtonnier qui estime, après enquête, qu’il y a lieu de faire comparaître l’avocat devant le conseil de discipline, transmet le dossier ainsi que sa décision motivée au président du conseil de discipline aux fins de convocation selon les termes de l’article 459. Il en informe l’avocat et le plaignant.
Si le bâtonnier estime que la plainte est non recevable, est non fondée ou présente un caractère véniel, il en informe le plaignant et l’avocat par écrit. Le plaignant peut contester la décision dans un délai de trois mois, par lettre recommandée à la poste adressée au président du conseil de discipline.
L’avocat ou le plaignant peut également s’adresser à ce dernier dans le même délai et dans la même forme si le bâtonnier n’a pas pris de décision de non-lieu ou de poursuite dans un délai de six mois à dater du dépôt de la plainte.
§ 3. Le président du conseil de discipline qui est saisi du dossier par l’avocat ou le plaignant peut agir comme suit dans un délai de trois mois à compter de sa saisine :
1. s’il constate que l’enquête du bâtonnier n’est pas encore ouverte, est encore en cours ou n’est pas complète, il peut ou bien inviter le bâtonnier à terminer cette enquête dans un délai qu’il détermine, ou bien instruire lui-même la plainte ou désigner un enquêteur, dont il définit
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la mission et les compétences. Dans ce dernier cas, le bâtonnier se dessaisit de l’affaire et transmet son dossier immédiatement au président du conseil de discipline;
2. il peut refuser par une décision motivée et écrite, le cas échéant après une enquête, de donner suite à une plainte non recevable, non fondée ou présentant un caractère véniel;
3. le cas échéant après enquête, il peut décider que l’avocat doit comparaître devant le conseil de discipline, auquel cas l’article 459 est appliqué.
Le bâtonnier, l’avocat et le plaignant reçoivent dans tous les cas une copie de cette décision, qui n’est susceptible d’aucun recours ».
L’article 568 du même Code dispose :
« Le tribunal de première instance connaît de toutes demandes hormis celles qui sont directement dévolues à la cour d’appel et la Cour de cassation.
Si le défendeur conteste la compétence du tribunal de première instance, le demandeur peut, avant la clôture des débats, requérir le renvoi de la cause devant le tribunal d’arrondissement qui statuera comme il est dit aux articles 641 et 642.
Lorsque le défendeur décline la juridiction du tribunal de première instance en vertu de l’attribution du litige à des arbitres, le tribunal se dessaisit s’il y a lieu ».
B.2.1. En vertu de l’article 458 du Code judiciaire, il relève de la compétence du bâtonnier de recevoir les plaintes qui concernent les avocats de son Ordre, d’examiner ou de faire examiner ces plaintes et de statuer sur les suites qu’il convient de réserver à la plainte. Le bâtonnier peut notamment décider que l’avocat doit comparaître devant le conseil de discipline ou que la plainte est non recevable, non fondée ou présente un caractère véniel et que l’avocat concerné bénéficie dès lors d’un non-lieu.
Le bâtonnier ne peut pas lui-même imposer une sanction disciplinaire à l’avocat concerné.
Cette compétence appartient en première instance au conseil de discipline. Le conseil de discipline est chargé de « sanctionner les atteintes à l’honneur de l’Ordre et aux principes de dignité, de probité et de délicatesse qui font la base de la profession et doivent garantir un exercice adéquat de celle-ci, ainsi que les infractions aux règlements, sans préjudice de la compétence des tribunaux, s’il y a lieu » (article 456, alinéa 1er, du Code judiciaire). Il peut,
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« par décision motivée, suivant le cas, avertir, réprimander, suspendre pendant un temps qui ne peut excéder une année, rayer du tableau, de la liste des avocats qui exercent leur profession sous le titre professionnel d’un autre État membre de l’Union européenne ou de la liste des stagiaires » (article 460, alinéa 1er, du Code judiciaire).
Bien que l’article 458 du Code judiciaire ne le prévoie pas explicitement, selon les travaux préparatoires, le bâtonnier peut indiquer dans sa décision de non-lieu une mention qualifiée d’« admonestation paternelle », selon la formulation obsolète. Les travaux préparatoires mentionnent :
« Il peut estimer, par ailleurs, que la plainte est non recevable, non fondée ou présente un caractère véniel pour justifier une procédure disciplinaire (auquel cas il pourrait, par exemple, clore l’affaire par une ‘ admonestation paternelle du bâtonnier ’, qui n’appelle pas de sanction disciplinaire) » (Doc. Parl., Chambre, 2004-2005, DOC 51-1724/001, pp. 28 et 29).
B.2.2. À supposer que le bâtonnier décide de ne pas renvoyer l’avocat concerné devant le conseil de discipline, le plaignant peut contester la décision de non-lieu dans un délai de trois mois, par lettre recommandée à la poste adressée au président du conseil de discipline, en vertu de l’article 458, § 2, alinéa 2, du Code judiciaire. Cette disposition ne prévoit aucune voie de recours similaire pour l’avocat concerné contre la décision de non-lieu, même si la décision contient ce qu’on appelle une « admonestation paternelle ».
B.3.1. En vertu de l’article 568 du Code judiciaire, le tribunal de première instance dispose d’une plénitude conditionnelle de compétence. Il peut connaître de toutes les demandes qui ne sont pas directement dévolues à la cour d’appel ou à la Cour de cassation et qui ne relèvent pas non plus de la compétence exclusive d’un autre tribunal. En ce que la demande relève de la compétence générale ou spéciale d’un autre tribunal, le défendeur peut contester in limine litis la compétence du tribunal de première instance.
B.3.2. La juridiction a quo interprète l’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, en ce sens que l’avocat qui fait l’objet de la plainte ne peut
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pas attaquer devant un juge indépendant et impartial la décision de non-lieu du bâtonnier contenant une « admonestation paternelle ».
La Cour répond à la question préjudicielle dans cette interprétation, qui n’est pas manifestement erronée.
B.3.3. La juridiction a quo souhaite savoir si, dans cette interprétation, l’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, est compatible avec le droit d’accès au juge, garanti par l’article 13 de la Constitution.
B.4.1. La partie intervenante objecte que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, puisque la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne dispose pas d’un droit subjectif pour contester devant le juge civil une « admonestation paternelle » qui figure dans la décision de non-lieu. Elle fait valoir qu’il n’est pas interdit au bâtonnier d’inclure une admonestation dans la décision de non-lieu et que la partie demanderesse devant la juridiction a quo ne justifie d’aucun intérêt à un recours contre la décision de non-lieu incluant l’admonestation, étant donné que cette décision ne produit pas d’effets juridiques.
B.4.2. Étant donné que l’exception soulevée est étroitement liée à la portée qu’il convient de donner à l’article 13 de la Constitution, l’examen de l’exception coïncide avec celui du fond de l’affaire.
B.5.1. L’article 13 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne ».
B.5.2. L’article 13 de la Constitution implique un droit d’accès au juge compétent. Ce droit est également garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et par un principe général de droit.
L’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit d’accès au juge pour déterminer les droits et obligations de caractère civil ou pour établir
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le bien-fondé des poursuites pénales. L’article 13 de la Constitution et le principe général de droit garantissent plus généralement le droit d’accès au juge pour tout litige qui concerne un droit ou une obligation, indépendamment du fait qu’il soit de caractère civil au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.5.3. Le droit d’accès au juge constitue un aspect essentiel du droit à un procès équitable et est fondamental dans un État de droit. De plus, le droit de s’adresser à un juge concerne tout autant le droit d’agir en justice que celui de se défendre.
Le droit d’accès à un juge n’est toutefois pas absolu. Les limitations apportées à ce droit ne peuvent porter atteinte à la substance de ce droit. Elles doivent, en outre, être raisonnablement proportionnées au but légitime qu’elles poursuivent (CEDH, 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207, § 25; grande chambre, 17 janvier 2012, Stanev c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2012:0117JUD003676006, §§ 229-230).
La réglementation du droit d’accès à un juge ne peut cesser de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constituer une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir la substance de son litige tranchée par la juridiction compétente (CEDH, 7 juillet 2009, Stagno c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2009:0707JUD000106207, § 25;
29 mars 2011, RTBF c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:0329JUD005008406, § 69). La compatibilité de ces limitations avec le droit d’accès à un juge s’apprécie en tenant compte des particularités de la procédure en cause et de l’ensemble du procès (CEDH, 29 mars 2011, RTBF
c. Belgique, ECLI:CE:ECHR:2011:0329JUD005008406, § 70).
B.6. Le droit d’accès au juge est applicable à un litige entre l’avocat concerné et le bâtonnier, portant sur une « admonestation paternelle » qui est incluse dans une décision de non-lieu. Une telle mention affecte en effet les droits de l’avocat concerné, en particulier son droit à une bonne réputation, et peut en outre avoir une incidence sur une procédure disciplinaire ultérieure introduite contre le même avocat, dans laquelle cette « admonestation paternelle »
peut être jointe en tant que pièce.
Les dispositions en cause, interprétées en ce sens qu’elles ne permettent pas à l’avocat concerné de contester l’« admonestation paternelle » devant un juge, limitent donc le droit d’accès au juge.
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B.7. Cette limitation affecte directement la substance même de ce droit. Dans l’interprétation donnée aux dispositions en cause par la juridiction a quo, l’avocat concerné ne peut en aucune manière attaquer devant un juge l’« admonestation paternelle » qui est contenue dans une décision de non-lieu, bien qu’elle puisse entraîner des effets préjudiciables pour l’avocat concerné, mentionnés en B.6.
La circonstance que l’avocat concerné peut introduire un recours gracieux devant le bâtonnier n’altère pas ce constat, étant donné qu’il ne peut aucunement être assimilé à un recours introduit devant un juge indépendant et impartial. De la même façon, contrairement à ce que soutient la partie intervenante, l’objectif du législateur qu’un maximum de litiges déontologiques soient résolus sans convocation devant le conseil de discipline ne peut justifier le fait de confier à la même instance, en l’espèce le bâtonnier, la mission de réexaminer une décision qui affecte les droits de l’avocat concerné.
B.8. Dans l’interprétation que donne la juridiction a quo, l’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, n’est dès lors pas compatible avec l’article 13 de la Constitution.
B.9. La disposition en cause est toutefois susceptible d’une autre interprétation.
L’article 458 du Code judiciaire n’exclut pas explicitement que l’avocat concerné conteste devant un juge la décision de non-lieu du bâtonnier contenant une « admonestation paternelle ».
Par conséquent, cette disposition, lue en combinaison avec l’article 568 du Code judiciaire, peut être interprétée en ce sens que l’avocat concerné dispose de la possibilité de contester la décision de non-lieu du bâtonnier contenant une « admonestation paternelle » devant le tribunal de première instance, lequel dispose de la compétence résiduelle en vertu de l’article 568 du Code judiciaire.
Dans cette interprétation, l’article 458, lu en combinaison avec l’article 568, du Code judiciaire, est compatible avec l’article 13 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- Dans l’interprétation selon laquelle l’avocat qui fait l’objet de la plainte ne peut pas attaquer devant un juge indépendant et impartial la décision de non-lieu qui contient ce qu’on appelle une « admonestation paternelle » du bâtonnier, l’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, viole l’article 13 de la Constitution.
- Dans l’interprétation selon laquelle l’avocat qui fait l’objet de la plainte peut attaquer devant un juge indépendant et impartial la décision de non-lieu qui contient ce qu’on appelle une « admonestation paternelle » du bâtonnier, l’article 458 du Code judiciaire, lu en combinaison avec l’article 568 du même Code, ne viole pas l’article 13 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 novembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont L. Lavrysen