Cour constitutionnelle
Arrêt n° 167/2023
du 30 novembre 2023
Numéro du rôle : 7928
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 77/1 de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement », posée par la Cour d’appel de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par arrêt du 1er février 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 3 février 2023, la Cour d’appel de Liège a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 77/1 de la loi du 5 mai 2014 relative à l’internement viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il limite le contenu et le champ de l’expertise prévue à l’article 5
de cette même loi alors même que la question du moment où le trouble mental se serait manifesté est essentielle pour garantir les droits fondamentaux de la personne envers laquelle l’internement est sollicité ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me B. Renson, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
Par ordonnance du 4 octobre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 18 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
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Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 18 octobre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
G.A. purge une peine à la prison de Marche-en-Famenne.
Le 1er avril 2021, le directeur de la prison demande son internement.
Le 8 décembre 2021, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, ordonne son internement.
Le 17 décembre 2021, G.A. interjette appel de cette décision devant la Cour d’appel de Liège.
Le 21 décembre 2022, le rapport d’expertise psychiatrique est déposé à l’audience. Le rapport indique que G.A. souffre d’un trouble mental à caractère durable qui altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et qu’il risque de commettre de nouvelles infractions. Le rapport conclut qu’un suivi médico-
psychosocial au sens de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement » (ci-après : la loi du 5 mai 2014) semble indispensable.
G.A. fait valoir que la procédure d’internement résulterait de la volonté de corriger le diagnostic relatif à l’absence de trouble mental qui a été posé au cours de son procès durant les années 2010 et 2011. Par son arrêt du 28 mars 2011, la Cour d’appel de Liège a jugé qu’il n’y avait pas lieu de faire application de la loi du 9 avril 1930
« de défense sociale à l’égard des anormaux, des délinquants d’habitude et des auteurs de certains délits sexuels », en vigueur à l’époque, au motif que le collège d’experts avait estimé que G.A. ne présentait pour lui-même et pour autrui aucun danger susceptible d’être mis en rapport avec une psychopathologie mentale évolutive.
G.A. observe que l’expertise psychiatrique prévue par la loi du 5 mai 2014 n’a pas le même contenu selon la phase dans le cadre de laquelle elle est diligentée. L’expertise réalisée durant la phase judiciaire doit déterminer le moment auquel le trouble mental s’est déclaré, tandis que l’expertise préalable à la décision relative à l’internement d’un condamné ne doit pas se prononcer sur ce point.
G.A. estime que cette différence de traitement est discriminatoire.
À son invitation, la Cour d’appel de Liège pose à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
Le Conseil des ministres observe qu’il faut soigneusement distinguer les deux catégories d’expertises que la question préjudicielle invite à comparer : l’expertise réalisée durant les phases d’information, d’instruction ou de jugement et celle qui est réalisée après la condamnation de la personne. Elles interviennent dans des contextes différents et ne poursuivent pas les mêmes objectifs.
Le premier type d’expertise a entre autres pour objectif de déterminer la culpabilité ou la responsabilité pénale d’une personne. Il intervient avant la condamnation éventuelle. En effet, l’article 71 du Code pénal prévoit qu’il
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n’y a pas d’infraction lorsque l’accusé ou le prévenu était, au moment des faits, atteint d’un trouble mental qui a aboli sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. L’expert doit dès lors examiner si, au moment des faits, la personne était atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement, s’il est possible qu’un lien causal existe entre ce trouble et les faits, et si la personne est encore atteinte d’un trouble mental au moment de l’expertise.
Le second type d’expertise intervient après une condamnation à une peine de prison – c’est-à-dire à un moment où la culpabilité a déjà été établie –, lorsqu’un trouble mental durable est identifié au cours de la détention.
Ses objectifs sont de prévenir de futures infractions et de faire en sorte que la personne bénéficie de soins dans une structure plus adaptée que la prison. Elle n’est donc pas liée à la sanction d’une infraction, mais exclusivement à l’état de santé de l’intéressé. Il s’ensuit que l’expert ne doit déterminer ni l’existence d’un trouble mental au moment de l’infraction ni le lien de causalité entre ce trouble et cette infraction.
Eu égard aux objectifs poursuivis par ce second type d’expertise, il n’est pas pertinent de déterminer si la personne était atteinte d’un trouble mental au moment de l’infraction.
En outre, si l’on devait estimer que les conclusions de l’expertise effectuée avant la condamnation – selon lesquelles l’auteur des faits n’était pas atteint d’un trouble mental qui a aboli sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes – étaient définitives, l’on priverait les détenus concernés des soins et des conditions d’internement adaptés, lorsqu’un trouble est constaté après la condamnation.
De surcroît, le Conseil des ministres rappelle que tant la Cour constitutionnelle que la Cour européenne des droits de l’homme estiment que l’internement doit être justifié par des évaluations médicales actuelles et non sur la base d’évènements passés (C. const., arrêt n° 80/2018 du 28 juin 2018, ECLI:BE:GHCC:2018:ARR.080;
CEDH, 18 février 2014, Ruiz Rivera c. Suisse, ECLI:CE:ECHR:2014:0218JUD000830006, § 60).
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 77/1 de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement » (ci-après : la loi du 5 mai 2014) avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.1.2. Cette disposition fait partie du titre Vbis (« De l’internement de condamnés ») qui a été introduit dans la loi du 5 mai 2014 par la loi du 4 mai 2016 « relative à l’internement et à diverses dispositions en matière de Justice ». Elle concerne dès lors des personnes qui ont été condamnées et qui sont détenues en prison.
B.1.3. L’article 77/1 de la loi du 5 mai 2014 dispose :
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« § 1er. Le condamné qui fait l’objet d’au moins une condamnation pour un crime ou un délit visé à l’article 9, § 1er, 1°, chez qui le psychiatre de la prison constate, au cours de la détention, un trouble mental ayant un caractère durable qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et qui risque de commettre de nouvelles infractions, telles que visées à l’article 9, § 1er, 1°, en raison de son trouble mental, peut être interné, sur demande du directeur, par la chambre de protection sociale compétente.
[...]
§ 3. Le directeur transmet le dossier à la chambre de protection sociale et le greffe en remet une copie au ministère public, au condamné et à son avocat. La chambre de protection sociale ordonne immédiatement une expertise psychiatrique médicolégale qui répond aux conditions des articles 5, § 1er, 3° et 4°, 7 et 8.
La chambre de protection sociale peut décider que le condamné sera mis en observation.
Dans ce cas, le condamné est transféré au centre d’observation clinique sécurisé créé par le Roi.
La mise en observation ne peut excéder deux mois.
§ 4. Dans le mois de la réception du rapport d’expertise, le ministère public rédige un avis motivé, le transmet à la chambre de protection sociale et en copie au condamné, à son avocat et au directeur ».
Les crimes et les délits visés à l’article 9, § 1er, 1°, de la loi du 5 mai 2014, dont il est question à l’article 77/1, § 1er, sont ceux qui portent atteinte à l’intégrité physique ou psychique des tiers ou qui menacent celle-ci.
B.2. L’article 5, § 1er, de la même loi, tel qu’il a été remplacé par l’article 146 de la loi du 4 mai 2016, détermine le contenu de l’expertise psychiatrique durant les phases d’information, d’instruction ou de jugement.
Il dispose :
« Lorsqu’il y a des raisons de considérer qu’une personne se trouve dans une situation visée à l’article 9, le procureur du Roi, le juge d’instruction ainsi que les juridictions d’instruction ou de jugement ordonnent une expertise psychiatrique médicolégale afin d’établir, à tout le moins :
1° si, au moment des faits, la personne était atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes et si, au moment de
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l’expertise, la personne était atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes;
2° s’il existe une possibilité de lien causal entre le trouble mental et les faits;
3° si, du fait du trouble mental, le cas échéant conjugué à d’autres facteurs de risque, la personne risque de commettre de nouvelles infractions, comme prévu à l’article 9, § 1, 1°;
4° si, le cas échéant, la personne peut être traitée, suivie, soignée et de quelle manière, en vue de sa réinsertion dans la société;
5° si, dans le cas où la prévention porterait sur des faits visés aux articles 371/1 à 378 du Code pénal ou sur des faits visés aux articles 379 à 387 du même Code, commis sur des mineurs ou avec leur participation, il est nécessaire d’imposer une guidance ou un traitement spécialisé ».
B.3. Il ressort de ce qui précède que, contrairement à l’expertise psychiatrique portant sur les condamnés, qui se limite aux informations visées à l’article 5, § 1er, 3° et 4°, de la loi du 5 mai 2014, l’expertise psychiatrique réalisée durant les phases d’information, d’instruction ou de jugement doit, notamment, déterminer si, au moment des faits, la personne était atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes, et s’il existe une possibilité de lien causal entre ce trouble et les faits.
Quant au fond
B.4. La question préjudicielle porte sur la différence de traitement entre les condamnés qui sont soumis à une expertise psychiatrique en vertu de l’article 77/1, § 3, de la loi du 5 mai 2014
et les personnes qui sont soumises à une expertise psychiatrique en vertu des articles 5, § 1er, et 9, § 1er, de la même loi, en ce que seule cette dernière catégorie d’expertise prendrait en compte le moment auquel le trouble mental s’est manifesté.
B.5. Il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la juridiction a quo interroge la Cour sur la question de savoir si cette différence de traitement porte une atteinte
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discriminatoire au droit à un procès équitable, dès lors que le juge, en ne disposant pas d’une information relative au moment où le trouble mental s’est manifesté, peut être amené à prendre une décision susceptible de remettre en cause l’autorité de chose jugée de l’arrêt qui a prononcé la condamnation de la personne concernée et qui a jugé que son état de santé mentale ne justifiait pas l’internement.
Il ressort également de la motivation de la décision de renvoi que G.A., intimé devant la juridiction a quo, allègue que, dès lors que le trouble mental qui lui est actuellement diagnostiqué s’est manifesté avant sa condamnation, la juridiction a quo ne saurait prononcer son internement sur la base de ce trouble sans remettre en cause l’autorité de la chose jugée de l’arrêt de la Cour d’appel de Liège du 28 mars 2011, par lequel celle-ci a jugé qu’il n’y avait pas lieu de l’interner, au motif qu’il ne souffrait pas, à l’époque, d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes.
B.6. Bien que la question préjudicielle se réfère à l’article 77/1 de la loi du 5 mai 2014
dans son ensemble, il ressort de la motivation de la décision de renvoi que la question porte exclusivement sur le paragraphe 3, alinéa 1er, deuxième phrase, de cet article.
La Cour limite son examen à cette disposition.
B.7.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7.2. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la
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non-discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés, en ce compris ceux résultant des conventions internationales liant la Belgique.
B.8. Aux termes de l’article 2 de la loi du 5 mai 2014, l’internement de personnes atteintes d’un trouble mental est « une mesure de sûreté destinée à la fois à protéger la société et à faire en sorte que soient dispensés à la personne internée les soins requis par son état en vue de sa réinsertion dans la société. Compte tenu du risque pour la sécurité et de l’état de santé de la personne internée, celle-ci se verra proposer les soins dont elle a besoin pour mener une vie conforme à la dignité humaine. Ces soins doivent permettre à la personne internée de se réinsérer le mieux possible dans la société et sont dispensés - lorsque cela est indiqué et réalisable - par le biais d’un trajet de soins de manière à être adaptés à la personne internée ».
B.9.1. L’internement est une mesure à durée indéterminée. Il cesse lorsque le trouble mental est suffisamment stabilisé pour qu’il n’y ait raisonnablement plus à craindre qu’à cause de son trouble mental ou non, en conjonction éventuellement avec d’autres facteurs de risque, la personne internée commette à nouveau des infractions portant atteinte à l’intégrité physique ou psychique des tiers ou menaçant celle-ci (article 66 de la loi du 5 mai 2014; voy. aussi l’article 77/9 pour l’internement des condamnés).
B.9.2. Dans le cas du condamné qui a été interné, si la chambre de protection sociale estime que l’internement n’est plus indiqué, elle lève l’internement et ordonne le retour du condamné en prison, sauf si le condamné, au moment de la levée de l’internement, a subi toutes ses peines privatives de liberté (article 77/9, § 8, alinéa 2).
En revanche, si l’état mental du condamné ne s’est pas suffisamment stabilisé à l’expiration des peines, l’internement continue conformément à la loi du 5 mai 2014 (article 77/9, § 10).
Il s’ensuit qu’une mesure d’internement peut avoir pour effet de prolonger la période durant laquelle l’interné est privé de liberté.
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B.10.1. Il ressort de l’article 9 de la loi du 5 mai 2014 que quatre conditions doivent être remplies pour qu’une mesure d’internement puisse être prononcée dans le cadre des phases d’information, d’instruction ou de jugement :
- la personne concernée a commis un crime ou un délit portant atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’un tiers ou menaçant celle-ci (article 9, § 1er, alinéa 1er, 1°);
- au moment de la décision, la personne concernée est atteinte d’un trouble mental qui abolit ou altère gravement sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes (article 9, § 1er, alinéa 1er, 2°);
- le danger existe que la personne concernée commette de nouveaux faits de ce type en raison de son trouble mental, éventuellement combiné avec d’autres facteurs de risque (article 9, § 1er, alinéa 1er, 3°);
- le juge ne peut prendre sa décision qu’après expertise psychiatrique médicolégale au sens de l’article 5 de la même loi ou après actualisation d’une expertise antérieure (article 9, § 2).
B.10.2. L’internement des condamnés satisfait à des conditions similaires, étant donné qu’il concerne les personnes condamnées pour un crime ou un délit portant atteinte à l’intégrité physique ou psychique d’un tiers ou menaçant celle-ci (article 77/1, § 1er), que ces personnes doivent souffrir d’un trouble mental ayant un caractère durable qui abolit ou altère gravement leur capacité de discernement ou de contrôle de leurs actes, constaté par le psychiatre de la prison (article 77/1, § 1er), puis par l’expertise psychiatrique (article 77/1, § 3, lu en combinaison avec l’article 5, § 1er, 3° et 4°), que ces personnes risquent, en raison de leur trouble mental, de commettre de nouvelles infractions du même type que celles pour lesquelles elles ont été condamnées (article 77/1, §§ 1er et 3, lu en combinaison avec l’article 5, § 1er, 3°), et que la chambre de protection sociale ne peut décider l’internement qu’après expertise psychiatrique médicolégale (article 77/1, § 3).
B.10.3. Il s’ensuit que la question de savoir si la personne concernée était, au moment des faits, atteinte d’un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement
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ou de contrôle de ses actes ne constitue une condition pour prononcer l’internement ni lors des phases d’information, d’instruction ou de jugement ni à l’égard des condamnés.
B.11.1. L’expertise réalisée dans le cadre des phases d’information, d’instruction ou de jugement se prononce toutefois sur cette question dès lors qu’elle éclaire également le juge lorsqu’il détermine si la personne concernée est irresponsable au sens de l’article 71 du Code pénal.
Cet article prévoit notamment qu’il « n’y a pas d’infraction lorsque l’accusé ou le prévenu était atteint, au moment des faits, d’un trouble mental qui a aboli sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes ».
B.11.2. Quant à l’expertise préalable à la décision d’internement d’un condamné, l’article 77/1, § 3, de la loi du 5 mai 2014 ne renvoie pas à l’article 5, § 1er, 1°, de la même loi, qui prévoit que l’expertise établit si la personne concernée était atteinte du trouble, d’une part, au moment des faits et, d’autre part, au moment de l’expertise.
Cela étant, l’article 77/1, § 3, renvoie à l’article 5, § 1er, 3° et 4°, de la loi du 5 mai 2014, qui prévoit que l’expertise détermine si le condamné présente un risque de récidive en raison du trouble mental et si ce trouble peut être traité. Il en résulte que l’expertise préalable à la décision d’internement des condamnés établit, comme ce fut le cas en l’espèce, si le condamné souffre d’un trouble mental au moment où elle est réalisée.
B.11.3. Afin de se prononcer sur l’éventuelle irresponsabilité pénale de l’accusé ou du prévenu, le juge doit notamment savoir s’il était atteint, au moment des faits, d’un trouble mental qui a aboli sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. La décision de ne pas prononcer l’internement doit être justifiée par le fait que cette personne ne présente pas, au jour de l’expertise psychiatrique, un trouble mental qui a aboli ou gravement altéré sa capacité de discernement ou de contrôle de ses actes. En revanche, la décision qui prononce l’internement d’un condamné doit, quant à elle, être justifiée non pas par l’état de santé mentale
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du condamné au jour de sa condamnation voire au moment de la commission de l’infraction, mais par son état de santé mentale actuel. La seconde décision n’est pas susceptible de remettre en cause l’autorité de chose jugée de la première, puisqu’elle intervient dans un contexte et à un moment différents, de sorte qu’elle ne se prononce pas sur le diagnostic effectué lors de l’expertise psychiatrique initiale. Il s’ensuit que le contenu de l’expertise psychiatrique sur laquelle est fondée la seconde décision n’est pas davantage susceptible de remettre en cause l’autorité de la chose jugée de la première décision.
B.12. Dès lors que la responsabilité pénale d’un condamné a, par hypothèse, déjà été établie, il est pertinent que l’expertise psychiatrique préalable à l’internement éventuel du condamné ne doive pas se prononcer sur la question de savoir si le trouble mental existait au moment des faits. Le législateur a pu considérer que la chambre de protection sociale qui dispose d’un rapport d’expertise établissant que le condamné souffre actuellement d’un trouble mental entraînant un risque de récidive et pouvant être traité, suivi et soigné n’a pas besoin de savoir depuis combien de temps le condamné souffre de ce trouble pour déterminer s’il y avait lieu ou non de l’interner.
B.13.1. La Cour doit encore déterminer si cette différence de traitement produit des effets disproportionnés.
B.13.2. Le condamné qui fait l’objet d’une mesure d’internement sur la base du rapport d’expertise peut être privé de liberté pour une durée indéterminée qui se prolonge au-delà du terme de sa peine de prison.
B.13.3. Le fait que l’expertise psychiatrique ne se prononce pas sur le moment où le trouble mental s’est déclaré n’a aucun rapport avec la décision de la chambre de protection sociale. Rien n’indique que l’absence de prise en compte de cette question dans le rapport d’expertise psychiatrique augmenterait le risque que le condamné soit privé de liberté pour une durée supérieure à celle de sa peine.
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B.13.4. La décision d’internement est entourée de garanties procédurales qui sont de nature à contribuer au respect des droits fondamentaux des condamnés. Une audience est prévue (article 77/2, § 1er). Le condamné et son avocat ont accès au dossier pendant au moins dix jours avant la date de l’audience. Ils peuvent obtenir une copie du dossier (article 77/2, § 2). La chambre de protection sociale entend le condamné et son avocat. Elle peut décider d’entendre d’autres personnes (article 77/3). La décision de la chambre de protection sociale est susceptible d’appel devant la chambre correctionnelle de la cour d’appel (article 77/6, § 1er).
B.13.5. En outre, comme il est dit en B.8, l’internement d’une personne atteinte d’un trouble mental n’est pas une peine, mais une mesure de sûreté qui vise à protéger la société et, en même temps, à fournir à l’interné les soins que son état requiert en vue de sa réinsertion dans la société. Eu égard à la nature de cette mesure, il est raisonnablement justifié que, si l’état mental d’un condamné qui est interné en vertu d’une décision de la chambre de protection sociale ne s’est pas suffisamment stabilisé au moment de la venue à expiration de la durée prévue pour la peine, de sorte que son internement demeure nécessaire, cette mesure persiste jusqu’à ce que la chambre de protection sociale estime que cette stabilisation est intervenue.
Les effets de cette mesure ne sont pas disproportionnés, dès lors que l’internement a pour objectif de soigner l’interné et qu’il est garanti qu’un contrôle périodique automatique qui ne dépend pas de l’initiative de l’intéressé a lieu pendant le placement. Une procédure en urgence peut également être initiée par le condamné interné et par son conseil, conformément aux articles 53 et 54 de la loi du 5 mai 2014. La légitimité de la privation de liberté peut ainsi être examinée à intervalles réguliers et il peut être mis fin à l’internement lorsque l’état mental de la personne concernée le permet.
B.14. Il en résulte que la disposition en cause est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 77/1, § 3, alinéa 1er, deuxième phrase, de la loi du 5 mai 2014 « relative à l’internement » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 30 novembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul