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09/11/2023 | BELGIQUE | N°148/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 09 novembre 2023, 148/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 148/2023
du 9 novembre 2023
Numéro du rôle : 7887
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt sui

vant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 7 novembre 2022...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 148/2023
du 9 novembre 2023
Numéro du rôle : 7887
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune et M. Plovie, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 7 novembre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 14 novembre 2022, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 39, § 1er, alinéa 3 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail, interprété en ce que le travailleur dont la rémunération en cours est partiellement ou totalement variable, qui est licencié au cours de la période pendant laquelle il a cessé totalement ses prestations de travail pour cause de chômage pour force majeure liée au Covid-19 - alors que, par définition, il n’a pas choisi d’être placé en chômage pour force majeure liée au Covid-19, lequel s’impose à lui (comme c’est le cas dans les hypothèses ayant donné lieu aux arrêts de la Cour constitutionnelle du 28 mai 2009 et du 5 décembre 2013) - a droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée, quant à la partie variable de sa rémunération, sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail indépendamment de la suspension de son contrat de travail pour cause de chômage pour force majeure liée au Covid-19, ce qui aboutit à une rémunération dont le montant est limité, voire nul, et ce faisant, à une indemnité compensatoire de préavis dont le montant est limité, voire nul,
viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution
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alors que :
- sa situation est différente du travailleur dont la rémunération est partiellement ou totalement variable et dont le contrat de travail n’a pas été suspendu au cours des douze mois précédant la rupture de son contrat de travail, lequel a lui aussi droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail, ce traitement égal n’étant pas raisonnablement justifié ?
- sa situation est sinon identique, à tout le moins comparable, à celle du travailleur dont le contrat de travail est suspendu totalement en raison de son placement en chômage pour force majeure liée au Covid-19 et dont la rémunération est fixe, lequel a droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur la base de sa rémunération fixe proméritée en n’ayant pas égard à la suspension de son contrat de travail, cette différence de traitement n’étant pas raisonnablement justifiée ?
- sa situation est sinon identique, à tout le moins comparable, à celle du travailleur dont le contrat de travail est suspendu en cas de reprise du travail à temps partiel moyennant l’autorisation de l’employeur et du médecin-conseil de la mutuelle et/ou en cas de congé à temps partiel pour l’octroi de soins palliatifs, lequel a droit en ces hypothèses à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur base de la rémunération effectivement due au travailleur avant la suspension partielle du contrat de travail, la Cour constitutionnelle ayant souligné en ses arrêts n° 164/2013 du 5 décembre 2013 et n° 89/2009 du 28 mai 2009 que la suspension du contrat de travail s’imposait en ces occurrences au travailleur, comme c’est le cas pour travailleur devant subir la suspension de son contrat de travail pour cause de force majeure liée au Covid-19, cette différence de traitement n’étant pas raisonnablement justifiée ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- Spyros Gavriilidis, assisté et représenté par Me M. Duchesne et Me O. Moureau, avocats au barreau de Liège-Huy;
- la SRL « Groupon », assistée et représentée par Me J. Aubertin, avocat au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me V. Pertry, avocat au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 20 septembre 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 4 octobre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
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Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 4 octobre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Le litige pendant devant la juridiction a quo porte notamment sur le montant de l’indemnité compensatoire de préavis à la suite du licenciement, décidé dans le cadre d’une restructuration, d’un travailleur engagé dans les liens d’un contrat de travail à durée indéterminée, mais placé en chômage pour force majeure liée à la crise de la COVID-19, d’avril 2020 jusqu’à la mi-septembre 2020. Les parties s’opposent quant à la notion de « rémunération en cours », qui détermine, conformément à l’article 39 de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail »
(ci-après : la loi du 3 juillet 1978), le calcul de l’indemnité de préavis du travailleur qui bénéficie d’une rémunération partiellement variable, comme en l’espèce.
La juridiction a quo constate que, par son arrêt n° 89/2009 du 28 mai 2009
(ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.089), la Cour a jugé qu’en cas de reprise du travail à temps partiel moyennant l’autorisation de l’employeur et du médecin-conseil de la mutuelle, il y avait lieu de prendre en compte, pour le travailleur contraint de travailler à temps partiel, la rémunération perçue avant la suspension du travail pour cause d’incapacité de travail. Ce raisonnement s’applique également à la rupture d’un contrat de travail au cours d’une période de crédit-temps à temps partiel (arrêts nos 167/2011, ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.167, 191/2011, ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.191, et 90/2012, ECLI:BE:GHCC:2012:ARR.090), en cas de congé parental à temps partiel (CJUE, 22 octobre 2009, C-116/08, Meerts, ECLI:EU:C:2009:645) ou en cas de congé à temps partiel pour l’octroi de soins palliatifs (arrêt n° 164/2013 du 5 décembre 2013, ECLI:BE:GHCC:2013:ARR.164).
L’article 14 de la loi du 26 décembre 2013 « concernant l’introduction d’un statut unique entre ouvriers et employés en ce qui concerne les délais de préavis et le jour de carence ainsi que des mesures d’accompagnement »
a introduit un alinéa 3 dans l’article 39 de la loi du 3 juillet 1978, qui détermine la rémunération en cours à prendre en compte pour calculer l’indemnité de préavis lorsque la rémunération est variable. Estimant que la réponse de la Cour est nécessaire pour savoir quelle période doit être prise en considération pour fixer le montant de la rémunération variable devant entrer dans l’assiette du calcul de l’indemnité de préavis, la juridiction a quo a décidé de poser d’office à la Cour la question reproduite plus haut.
III. En droit
–A–
A.1. Le Conseil des ministres rappelle que la disposition en cause a été adoptée dans un objectif de sécurité juridique, afin de mettre fin aux discordances dans la jurisprudence quant à la détermination de la « rémunération en cours » à prendre en compte pour calculer le délai de préavis en cas de rémunération partiellement variable.
Cette règle établit une méthode de détermination forfaitaire de l’indemnité compensatoire de préavis avec une période de référence fixée aux douze mois antérieurs à la rupture du contrat de travail.
A.2. En ce qui concerne la recevabilité de la question préjudicielle, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que l’objet de la question préjudicielle doit être limité, comme le cas d’espèce, à la situation d’un travailleur dont la rémunération n’est que partiellement variable, et que la question n’appelle pas de réponse en ce qui concerne la rémunération totalement variable. Le Conseil des ministres estime également que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle repose sur une prémisse erronée. En effet, la conséquence
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que la juridiction a quo déduit de la disposition en cause, à savoir que le montant de la rémunération serait nul et ce qui serait, par conséquent, aussi le cas de celui de l’indemnité de préavis, ne correspond pas à la situation portée devant la juridiction a quo.
À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la question préjudicielle doit être reformulée afin d’être limitée à la situation d’une rémunération partiellement variable et afin de ne pas permettre de déduire des conséquences erronées de la disposition en cause.
A.3.1. En ce qui concerne le fond, le Conseil des ministres estime que la question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.3.2. Concernant la première branche, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que les catégories comparées ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes, dès lors que, la COVID-19 entraînant une baisse des activités économiques dans de nombreux secteurs, les personnes dont le contrat de travail n’a pas été suspendu en raison de la COVID-19 ont très probablement vu leur rémunération variable diminuer à l’instar des personnes dont le contrat de travail a été suspendu en raison de la COVID-19.
Le Conseil des ministres estime, à titre subsidiaire, que l’identité de traitement poursuit un but légitime de sécurité juridique et qu’il est pertinent d’établir en la matière une règle générale qui ne souffre aucune exception, dans toutes les situations de rémunération variable, sans tenir compte des éventuelles nombreuses hypothèses de suspension du contrat de travail. Cette mesure n’est pas disproportionnée dès lors que, dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire liée à la COVID-19, le législateur a adopté de nombreuses mesures dérogatoires en droit du travail et de la sécurité sociale destinées à protéger les travailleurs. En l’espèce, une dérogation à cette mesure exceptionnelle serait d’autant plus démesurée que le contrat de travail n’a été suspendu que cinq mois et demi sur la période de référence de douze mois.
A.3.3. Concernant la deuxième branche, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que les catégories comparées ne se trouvent pas dans des situations comparables, dès lors que la méthode de détermination de la rémunération à prendre en compte pour le calcul de l’indemnité de préavis diffère selon que la rémunération est fixe (aisée à déterminer) ou variable (nécessitant une méthode claire et équitable).
Le Conseil des ministres estime, à titre subsidiaire, que la différence de traitement est raisonnablement justifiée, dès lors que la mesure en cause vise à assurer la sécurité juridique en établissant une règle de calcul « forfaitaire » basée sur la moyenne des douze derniers mois, qui ne vise que la partie variable de la rémunération.
Par ailleurs, les deux types de méthode de calcul relèvent du même principe visant à prendre en compte la rémunération, fixe ou variable, « en cours » au moment de la rupture du contrat de travail. Enfin, le législateur a adopté de nombreuses mesures dérogatoires en droit du travail et de la sécurité sociale destinées à protéger les travailleurs.
A.3.4. Concernant la troisième branche, le Conseil des ministres estime, à titre principal, que les catégories comparées ne se trouvent pas dans des situations comparables, dès lors que les arrêts cités concernent une diminution temporaire du nombre d’heures de travail, et non pas une suspension du contrat de travail comme en l’espèce.
Le Conseil des ministres estime, à titre subsidiaire, que les catégories comparées ne sont pas traitées de manière différente. Si, dans les arrêts cités, la Cour indique que la rémunération en cours doit être prise en compte comme si le travailleur était occupé à temps plein, elle n’a pas indiqué qu’il fallait se référer à la rémunération applicable avant la suspension du contrat de travail, ce qui aurait une incidence puisqu’il ne serait pas tenu compte des indexations de rémunération appliquées après le changement de régime de travail. Or, les travailleurs dont la rémunération est variable sont traités comme des travailleurs à temps plein en ce qui concerne la détermination de la rémunération à prendre en compte pour le calcul de l’indemnité de préavis.
À titre encore plus subsidiaire, le Conseil des ministres estime que la différence de traitement est raisonnablement justifiée par l’objectif de sécurité juridique et qu’elle repose sur le type de rémunération perçue par le travailleur. Cette mesure est pertinente puisqu’elle correspond à la solution favorisée par la jurisprudence majoritaire et elle est celle qui présente le plus de sécurité juridique possible tout en permettant d’avoir un aperçu le plus proche de la réalité. Comme il a déjà été exposé, le législateur a déjà pris de nombreuses mesures dérogatoires visant à protéger les travailleurs durant la crise sanitaire liée à la COVID-19, sans qu’on puisse lui reprocher de ne pas avoir, de surcroît, prévu une dérogation pour le cas d’espèce.
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A.4. En ce qui concerne la recevabilité de la question préjudicielle, la partie demanderesse devant la juridiction a quo répond qu’il n’appartient pas au Conseil des ministres de se substituer à l’appréciation de la juridiction a quo quant à l’utilité de la question préjudicielle, ou de pouvoir modifier ou faire modifier la portée de la question. Par ailleurs, la juridiction a quo n’a commis aucune erreur d’appréciation manifeste quant à la pertinence de la question préjudicielle pour la solution du litige. Enfin, l’examen de la norme ne doit pas nécessairement être limité aux aspects du litige pendant, puisque la Cour se prononce en premier lieu sur des questions de droit abstraites.
A.5. En ce qui concerne le fond, le travailleur concerné souligne qu’avant l’adoption de la disposition en cause, aucune disposition légale n’imposait au juge de se limiter à la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture du contrat de travail pour évaluer la rémunération variable d’un travailleur. L’intention du législateur, par la disposition en cause, était de renforcer la sécurité juridique, mais non de prévoir une règle à laquelle aucune dérogation ne pourrait jamais être possible. Le travailleur concerné invite la Cour à répondre positivement à la question préjudicielle.
Ainsi, les employeurs reconnus comme entreprise en difficulté disposent de la faculté d’adapter temporairement la durée du travail à une semaine de quatre jours, et le Roi, en vertu de la loi du 27 mars 2020
« habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », a expressément prévu que la rémunération en cours à prendre en compte pour calculer l’indemnité de préavis ne doit pas tenir compte de la réduction de travail (article 353bis/7/8, inséré dans la loi-programme du 24 décembre 2002
par l’article 1er de l’arrêté royal n° 46 du 26 juin 2020 « pris en exécution de l’article 5, § 1er, 5° de la loi du 27 mars 2020 accordant des pouvoirs au Roi afin de prendre des mesures dans la lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) visant à soutenir les employeurs et les travailleurs »). De même, la faculté pour les employeurs de prévoir une réduction individuelle des prestations dans le cadre d’un « crédit-temps corona »
(article 5 de l’arrêté royal n° 46 précité) n’a pas d’incidence sur la rémunération en cours à prendre en compte pour le calcul de l’indemnité de préavis (article 7 de l’arrêté royal n° 46 précité).
A.6.1. En ce qui concerne la première comparaison, la partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que la disposition en cause doit être interprétée en ce sens que la rémunération en cours à prendre en compte est celle des douze mois précédant la suspension du contrat de travail. Cette interprétation permet de garantir les droits des travailleurs dont le contrat de travail a été suspendu pour force majeure liée à la COVID-19.
Dans l’interprétation soumise à la Cour, la disposition en cause aurait des effets disproportionnés, puisqu’elle limiterait le montant de l’indemnité de préavis, voire la rendrait nulle, en cas de suspension du contrat de travail au cours des douze derniers mois, en raison de chômage pour force majeure liée à la COVID-19.
A.6.2. En ce qui concerne la deuxième comparaison, la partie demanderesse devant la juridiction a quo estime que le mode de rémunération, fixe ou variable, ne permet pas de justifier la différence de traitement entre les deux catégories de travailleurs visées ainsi que ses effets disproportionnés concernant le montant de l’indemnité de préavis.
A.6.3. En ce qui concerne la troisième comparaison, la partie demanderesse devant la juridiction a quo rappelle que la Cour s’est déjà prononcée sur la rémunération en cours dans des hypothèses de suspension partielle du contrat de travail, et a considéré que le calcul de l’indemnité de préavis ne devait pas tenir compte de la réduction des prestations de travail. Ces situations sont comparables à la situation actuellement examinée, et la discrimination constatée par la Cour vaut a fortiori à l’égard d’un travailleur dont le contrat de travail a été totalement suspendu, indépendamment de sa volonté, en raison de la force majeure liée à la COVID-19.
A.7.1. Le Conseil des ministres répond que l’examen de la Cour doit être limité à la seule cause de suspension du contrat de travail en raison d’un chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19.
En réalité, le travailleur concerné critique l’absence de régime dérogatoire dans cette hypothèse. Or, le régime de calcul forfaitaire prévu par la disposition en cause est équilibré et s’applique quand le contrat de travail est
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rompu tant par l’employeur que par le travailleur. Enfin, la rémunération totalement variable est purement hypothétique, puisqu’elle devrait au minimum garantir le salaire minimum, et elle ne s’applique pas au cas d’espèce.
A.7.2. Le Conseil des ministres invite la Cour, au cas où elle estimerait que la question préjudicielle appelle une réponse positive, à maintenir les effets de la disposition en cause jusqu’à deux ans après le prononcé de l’arrêt.
Ainsi, la disposition en cause a été prise dans le cadre de la réforme sur le « statut unique », adoptée à la suite de l’arrêt n° 125/2011 du 7 juillet 2011 (ECLI:BE:GHCC:2011:ARR.125), et elle poursuit un objectif de sécurité juridique. Un constat d’inconstitutionnalité non modulé aurait pour effet de revenir à la situation d’insécurité juridique existant avant l’adoption de la disposition en cause. En outre, l’arrêt rendu dans cette affaire soulèverait de nombreuses interrogations à l’égard d’autres causes possibles de suspension du contrat de travail. Il conviendrait dès lors de laisser un délai au législateur afin d’élaborer une nouvelle disposition permettant de garantir la sécurité juridique dans le respect de l’enseignement de l’arrêt de la Cour, en tenant compte du fait que la disposition en cause a été adoptée en accord avec les partenaires sociaux et que le Gouvernement sera en affaires courantes à partir de l’année 2024.
A.8. L’employeur, partie défenderesse devant la juridiction a quo, précise que tous ses travailleurs ont été mis en chômage temporaire pour la période allant d’avril 2020 à mi-septembre 2020, de sorte qu’il n’existe aucune différence de traitement entre ses travailleurs.
Ensuite, ses activités liées aux loisirs, bien-être et shopping ont été parmi les plus touchées par la crise sanitaire liée à la COVID-19. L’indemnité compensatoire de préavis, qui vaut rémunération, se révèle plus élevée que la rémunération variable que le travailleur concerné aurait en réalité perçue s’il avait effectivement accompli son préavis.
Enfin, la situation n’aurait pas été différente si le travailleur n’avait pas été placé en chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19, puisque, même s’il avait travaillé pendant la période concernée, le travailleur n’aurait pas perçu de rémunération variable, tous les secteurs d’activité de l’employeur étant à l’arrêt.
–B–
B.1.1. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail » (ci-après : la loi du 3 juillet 1978)
avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.1.2. Tel qu’il a été modifié par la loi du 26 décembre 2013 « concernant l’introduction d’un statut unique entre ouvriers et employés en ce qui concerne les délais de préavis et le jour de carence ainsi que des mesures d’accompagnement » (ci-après : la loi du 26 décembre 2013), l’article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 dispose :
« Si le contrat a été conclu pour une durée indéterminée, la partie qui résilie le contrat sans motif grave ou sans respecter le délai de préavis fixé aux articles 37/2, 37/5, 37/6 et 37/11, est tenue de payer à l’autre partie une indemnité égale à la rémunération en cours correspondant soit à la durée du délai de préavis, soit à la partie de ce délai restant à courir. L’indemnité est
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toutefois toujours égale au montant de la rémunération en cours correspondant à la durée du délai de préavis, lorsque le congé est donné par l’employeur et en méconnaissance des dispositions de l’article 40 de la loi sur le travail du 16 mars 1971.
L’indemnité de congé comprend non seulement la rémunération en cours, mais aussi les avantages acquis en vertu du contrat.
Lorsque la rémunération en cours ou les avantages acquis en vertu du contrat sont partiellement ou entièrement variables, on prend en compte, pour la partie variable, la moyenne des douze mois antérieurs ou, le cas échéant, la partie de ces douze mois au cours de laquelle le travailleur a été en service.
Pour les travailleurs payés au forfait, la détermination de la rémunération hebdomadaire pour calculer l’indemnité de congé s’obtient en multipliant la rémunération mensuelle par trois et en la divisant par treize ».
B.2. En vertu des articles 37 et 39 de la loi du 3 juillet 1978, les contrats de travail qui ont été conclus pour une durée indéterminée peuvent être résiliés unilatéralement moyennant un préavis ou, à défaut, moyennant une indemnité compensatoire de préavis, hormis le licenciement pour motif grave.
Par l’article 39 de la loi du 3 juillet 1978, le législateur vise à tempérer les effets que peut avoir une résiliation unilatérale du contrat de travail, en subordonnant en principe la résiliation à un délai de préavis ou, à défaut, au paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.
La durée du délai de préavis est réglée aux articles 37/1 et suivants de la loi du 3 juillet 1978. En vertu de l’article 39, § 1er, de cette loi, l’indemnité compensatoire de préavis est fixée sur la base de la « rémunération en cours » au moment de la notification du congé, qui correspond en principe soit à la durée du délai de préavis, soit à la partie restant à courir de ce délai. L’article 39, § 1er, alinéa 2, précise que l’indemnité de congé comprend non seulement la rémunération en cours mais aussi tous les avantages acquis en vertu du contrat. L’article 39, § 1er, alinéa 3, détaille le mode de calcul de l’indemnité compensatoire de préavis lorsque la rémunération en cours ou les avantages acquis en vertu du contrat sont partiellement ou entièrement variables : il faut prendre en compte, pour la partie variable, la moyenne des douze mois antérieurs ou, le cas échéant, la partie de ces douze mois au cours de laquelle le travailleur a été en service.
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B.3. L’alinéa 3 de l’article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978 a été inséré par l’article 14
de la loi du 26 décembre 2013, afin de préciser les règles relatives au calcul de l’assiette de l’indemnité de congé, en cas de rémunération variable.
Les travaux préparatoires exposent à cet égard :
« En ce qui concerne l’article 14, 2°, les modifications apportées à l’article 39 de la loi ont pour seul objectif d’y intégrer les principes de l’article 86/4 de la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail. Les principes pour déterminer l’assiette servant de base à l’indemnité de congé ne sont pas modifiés sous réserve des précisions apportées par les règles contenues actuellement dans l’article 86/4.
L’article 39 prévoit actuellement que l’indemnité de congé doit être calculée en tenant compte de la rémunération et des avantages auxquels le travailleur a droit au moment de la notification du congé. Le montant de ces avantages devant être déterminé avec certitude au moment du congé, une des méthodes offrant le plus de sécurité juridique est de se référer au dernier montant qui était dû dans les douze mois précédant le congé.
Il est précisé à l’article 39 que, lorsque la rémunération et/ou les avantages sont totalement ou partiellement variables, il y a lieu de tenir compte, pour le calcul du montant à inclure dans la base de calcul de l’indemnité de congé, de la moyenne de ces rémunérations et/ou avantages dont le droit au paiement est exigible dans les douze mois qui précèdent le congé. Ainsi, lorsqu’un bonus est par exemple dû tous les trois mois aux travailleurs et dont le montant est variable, on prendra en compte la moyenne des douze mois antérieurs précédant le congé »
(Doc. parl., Chambre, 2013-2014, DOC 53-3144/001, p. 19).
B.4. La question préjudicielle est liée à l’interprétation de la notion de « rémunération en cours » et du mode de calcul de l’indemnité compensatoire de préavis dans le cas du licenciement d’un travailleur dont la rémunération est totalement ou partiellement variable, mais dont le contrat de travail a été suspendu totalement pour cause de chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19, d’avril 2020 jusqu’à la mi-septembre 2020.
En vertu de l’article 26, alinéa 1er, de la loi du 3 juillet 1978, les événements de force majeure n’entraînent pas la rupture du contrat lorsqu’ils ne font que suspendre momentanément l’exécution du contrat. En application de cette disposition, l’article 11 de l’arrêté de pouvoirs spéciaux n° 37 du 24 juin 2020 « pris en exécution des articles 2 et 5 de la loi du 27 mars 2020
accordant des pouvoirs au Roi afin de prendre des mesures dans la lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) visant à soutenir les travailleurs » organise la réglementation
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du chômage temporaire pour cause de force majeure au cas où l’employeur invoque à l’égard de son travailleur la suspension de l’exécution du contrat de travail en raison d’une situation de force majeure temporaire résultant de l’épidémie de COVID-19.
La Cour limite son examen à une telle situation.
B.5.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité avec les articles 10 et 11 de la Constitution, de la disposition en cause, interprétée en ce sens que « le travailleur dont la rémunération en cours est partiellement ou totalement variable, qui est licencié au cours de la période pendant laquelle il a cessé totalement ses prestations de travail pour cause de chômage pour force majeure liée au COVID-19 […] a droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée, quant à la partie variable de sa rémunération, sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail indépendamment de la suspension de son contrat de travail pour cause de chômage pour force majeure liée au COVID-19, ce qui aboutit à une rémunération dont le montant est limité, voire nul, et ce faisant, à une indemnité compensatoire de préavis dont le montant est limité, voire nul ».
B.5.2. La juridiction a quo invite la Cour à comparer la situation du travailleur dont la rémunération en cours est partiellement ou totalement variable, qui est licencié au cours de la période pendant laquelle il a cessé totalement ses prestations de travail pour cause de chômage pour force majeure liée à la COVID-19 avec :
- la situation du travailleur dont la rémunération est partiellement ou totalement variable et dont le contrat de travail n’a pas été suspendu au cours des douze mois précédant la rupture de son contrat de travail, lequel a lui aussi droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail;
- la situation du travailleur dont le contrat de travail est suspendu totalement en raison de son placement en chômage pour force majeure liée à la COVID-19 et dont la rémunération est
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fixe, lequel a droit à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur la base de sa rémunération fixe proméritée en n’ayant pas égard à la suspension de son contrat de travail, et
- la situation du travailleur dont le contrat de travail est suspendu en cas de reprise du travail à temps partiel moyennant l’autorisation de l’employeur et du médecin-conseil de la mutuelle et/ou en cas de congé à temps partiel pour l’octroi de soins palliatifs, lequel a droit en ces hypothèses à une indemnité compensatoire de préavis calculée sur base de la rémunération effectivement due au travailleur avant la suspension partielle du contrat de travail, comme la Cour l’a jugé par ses arrêts n° 164/2013 du 5 décembre 2013
(ECLI:BE:GHCC:2013:ARR.164) et n° 89/2009 du 28 mai 2009
(ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.089).
B.6. Le Conseil des ministres estime, en ordre principal, que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse. En effet, elle serait fondée sur une lecture manifestement erronée de la disposition en cause.
B.7. Il appartient en règle à la juridiction a quo d’interpréter les dispositions qu’elle applique, sous réserve d’une lecture manifestement erronée de celles-ci.
B.8.1. La disposition en cause « établit une règle pour le calcul de la rémunération et des avantages auxquels le travailleur a droit au moment du congé, lorsque ces avantages et rémunération sont variables » (Cass., 6 mai 2019, S.17.0085.F, ECLI:BE:CASS:2019:ARR.20190506.2).
La juridiction a quo juge que la « rémunération en cours » dont parle l’article 39, § 1er, de la loi du 3 juillet 1978, est déterminée, conformément à l’alinéa 3 de cette disposition, quant à la partie variable de cette rémunération, sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture du contrat de travail indépendamment de la suspension totale du contrat de travail pour cause de chômage pour force majeure liée à la COVID-19.
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L’indemnité de congé est en principe fondée sur la rémunération à laquelle le travailleur a droit en contrepartie de son travail au moment de la notification du congé.
Dans l’interprétation de l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 donnée par la juridiction a quo dans la question préjudicielle, il serait alors tenu compte, pour déterminer l’indemnité de congé sur la base de la moyenne des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail, d’une période au cours de laquelle le travailleur n’avait pas droit à une rémunération fût-elle variable en contrepartie de son travail, dès lors que l’exécution du contrat de travail du travailleur en question avait été suspendue entièrement pour cause de chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19.
Lorsque l’exécution du contrat de travail est suspendue entièrement en raison de chômage temporaire pour force majeure, la rémunération en contrepartie du travail n’est en effet plus due par l’employeur (article 20, 3°, de la loi du 3 juillet 1978).
B.8.2. Ainsi, lorsque le licenciement a lieu au cours de la période où le travailleur a entièrement suspendu ses prestations de travail en application de la loi de redressement du 22 janvier 1985 contenant des dispositions sociales, la Cour a jugé que la « rémunération en cours » ne peut s’entendre que comme la rémunération qu’il percevait avant la suspension du contrat car « à défaut, il ne pourrait percevoir aucune indemnité compensatoire de préavis et serait privé de toute protection en cas de licenciement » (voir l’arrêt n° 119/2001 du 10 octobre 2001, ECLI:BE:GHCC:2001:ARR.119, B.4.2; n° 51/2008 du 13 mars 2008, ECLI:BE:GHCC:2008:ARR.051, B.4.1, alinéa 3).
Un raisonnement analogue s’applique lorsque le licenciement a lieu postérieurement à la période où le travailleur bénéficiant d’une rémunération variable a entièrement suspendu ses prestations de travail pour cause de chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-
19, mais que les douze mois antérieurs au congé comprennent cette période. Comme le constate la juridiction a quo, en ce cas, ce mode de calcul aboutirait à une rémunération dont le montant est limité et ce faisant, à une indemnité compensatoire de préavis dont le montant est également limité, puisqu’elle est calculée sur une période au cours de laquelle aucune rémunération n’était due par l’employeur.
12
B.9. La Cour constate à cet égard que la finale de l’article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 prévoit que, pour déterminer la partie variable de la « rémunération en cours », on prend en compte la moyenne des douze mois antérieurs « ou, le cas échéant, la partie de ces douze mois au cours de laquelle le travailleur a été en service ».
Cette finale permet ainsi d’exclure, dans les douze mois permettant de déterminer la moyenne de la rémunération pour calculer l’indemnité de congé, la période durant laquelle aucune rémunération n’était due par l’employeur en l’absence de prestation de travail, y compris la période au cours de laquelle le contrat de travail a été suspendu totalement pour cause de chômage pour force majeure liée à la COVID-19.
Il en découle qu’en l’espèce, la partie variable de la « rémunération en cours » doit être déterminée sur la moyenne de la rémunération au cours des douze mois antérieurs à la rupture de son contrat de travail, cette période de douze mois étant diminuée des cinq mois et demi durant lesquels le travailleur a été placé en chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19.
B.10. Compte tenu de ce qui précède, la question préjudicielle procède d’une lecture erronée.
B.11. La question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
13
Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Compte tenu de ce qui est dit en B.9, la question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 9 novembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 148/2023
Date de la décision : 09/11/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

La question préjudicielle n'appelle pas de réponse (compte tenu de ce qui est dit en B.9)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - la question préjudicielle concernant l'article 39, § 1er, alinéa 3, de la loi du 3 juillet 1978 « relative aux contrats de travail », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Droit du travail - Contrats de travail - Prestations de travail réduites - Licenciement - Indemnité compensatoire de préavis - Base de calcul - Rémunération en cours - Rémunération variable - Contrat de travail suspendu pour cause de chômage temporaire pour force majeure liée à la COVID-19


Origine de la décision
Date de l'import : 22/11/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-11-09;148.2023 ?

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