Cour constitutionnelle
Arrêt n° 144/2023
du 9 novembre 2023
Numéro du rôle : 7831
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 23 des lois sur l'emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, posées par le Conseil d’État.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt n° 254.186 du 30 juin 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 11 juillet 2022, le Conseil d’État a posé les questions préjudicielles suivantes :
« 1) L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, viole-t-il les articles 10, 11 et 30 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique lors de la séance du conseil communal s’applique également aux membres du conseil communal et pas exclusivement au bourgmestre et aux autres membres du collège des bourgmestre et échevins ?
2) L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, viole-t-il les articles 10, 11 et 30 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique lors de la séance du conseil communal s’applique également au membre du conseil communal, autre qu’un membre du collège des bourgmestre et échevins, qui prend la parole pour introduire ou commenter un point à l’ordre du jour ?
3) L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec les articles 4 et 30 de celle-ci, dans l’interprétation selon laquelle il permet à un membre du conseil communal d’utiliser une autre langue que le néerlandais lors du conseil communal, en
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ce qu’il peut en résulter, le cas échéant, que d’autres membres du conseil communal et des habitants qui ne connaissent pas cette langue ne puissent pas suivre le débat mené lors du conseil communal ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- la commune de Linkebeek, représentée par son collège des bourgmestre et échevins, assistée et représentée par Me N. Bonbled et Me S. De Meue, avocats au barreau de Bruxelles;
- la Région flamande et le Gouvernement flamand, assistés et représentés par Me B. Staelens, avocat au barreau de Flandre occidentale;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me D. D’Hooghe et Me L. Schellekens, avocats au barreau de Bruxelles.
Des mémoires en réponse ont été introduits par :
- la commune de Linkebeek;
- la Région flamande et le Gouvernement flamand.
Par ordonnance du 17 mai 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs D. Pieters et E. Bribosia, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 31 mai 2023 et l’affaire mise en délibéré.
À la suite de la demande de plusieurs parties à être entendues, la Cour, par ordonnance du 31 mai 2023, a fixé l'audience au 28 juin 2023.
À l'audience publique du 28 juin 2023 :
- ont comparu :
. Me N. Bonbled et Me S. De Meue, pour la commune de Linkebeek;
. Me B. Staelens, pour la Région flamande et le Gouvernement flamand;
. Me D. D’Hooghe, également loco Me L. Schellekens, pour le Conseil des ministres;
- les juges-rapporteurs D. Pieters et E. Bribosia ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l'affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
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II. Les faits et la procédure antérieure
Le 22 juin 2017, la commune de Linkebeek introduit au Conseil d’État un recours en annulation de la décision de la ministre flamande des Affaires intérieures, de l’Intégration civique, du Logement, de l’Égalité des chances et de la Lutte contre la pauvreté du 21 avril 2017 « annulant la délibération du conseil communal de Linkebeek du 6 mars 2017 portant prise de connaissance et décision sur les points inscrits à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 6 avril 2017 de l’agence autonomisée externe ‘ ASBL Hoeve ’t Holleken ’ ». Elle demande à cet égard que ce soit l’assemblée générale du Conseil d’État qui examine la requête, conformément à l’article 93 des lois sur le Conseil d’État, coordonnées le 12 janvier 1973.
Le 6 mars 2017, le conseil communal de Linkebeek prend connaissance des points inscrits à l’ordre du jour de l’assemblée générale du 6 avril 2017 de l’ASBL « Hoeve ’t Holleken », une agence autonomisée externe, et charge les représentants de la commune d’approuver, lors de cette assemblée générale, les points soumis à l’ordre du jour. Le procès-verbal de la séance du conseil communal, rédigé préalablement à la décision du conseil communal, mentionne que trois membres du conseil communal prennent la parole en français, notamment lorsqu’ils introduisent le point à l’ordre du jour, donnent un mot d’explication sur les comptes et expriment leur opinion sur le fonctionnement de l’ASBL. Le même jour, un membre du conseil communal de Linkebeek dépose une plainte auprès du gouverneur de la province pour infraction à la législation linguistique.
Le 21 avril 2017, la ministre compétente annule la délibération du conseil communal de Linkebeek du 6 mars 2017 en vertu de l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-après : les lois sur l’emploi des langues en matière administrative), dès lors que l’introduction et le commentaire d’un point inscrit à l’ordre du jour constituent un élément essentiel du processus décisionnel et peuvent influencer la décision annulée. Selon la ministre compétente, les interventions en français, de par leur nature, laissent à tout le moins présumer qu’elles fournissent des informations substantielles lors de la discussion du point à l’ordre du jour, dont il est non seulement pris acte mais qui fait également l’objet d’un vote, et qu’elles peuvent et entendent influencer le comportement électoral des conseillers communaux.
Le Conseil d’État, réuni en assemblée générale, constate que les parties ne contestent pas que le conseil communal de Linkebeek est un « service local » au sens de l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative. La commune de Linkebeek, partie requérante dans le litige au fond, conteste toutefois que les membres de son conseil communal, autres que les membres du collège des bourgmestre et échevins, ne seraient autorisés à s’exprimer qu’en néerlandais dans leurs interventions lors de la séance du conseil communal.
Cette divergence de vues entre la commune de Linkebeek, partie requérante, et la Région flamande, partie défenderesse, se marque encore davantage si le membre du conseil communal qui n’est pas un membre du collège des bourgmestre et échevins introduit ou commente néanmoins, comme le ferait un membre du collège des bourgmestre et échevins, un point inscrit à l’ordre du jour du conseil communal, que ce soit au nom de ce collège ou non. À cet égard, le Conseil d’État constate que, pour commenter ce point inscrit à l’ordre du jour, le président du conseil communal a donné la parole à au moins un représentant de la commune dans l’ASBL « Hoeve ’t Holleken », une agence autonomisée externe. Conformément à l’article 246 du décret communal flamand du 15 juillet 2005 alors en vigueur, la commune dispose toujours d’une majorité des voix au sein de l’assemblée générale de la régie communale et la commune présente toujours une majorité des membres du conseil d’administration, les représentants de la commune à l’assemblée générale sont choisis par le conseil communal parmi ses membres et ces représentants de la commune à l’assemblée générale agissent conformément aux instructions du conseil communal.
Le Conseil d’État, réuni en assemblée générale, estime que la contestation entre les parties est étroitement liée à la question de savoir si, dans l’interprétation selon laquelle un conseiller communal est autorisé à employer une autre langue que le néerlandais, ses collègues conseillers communaux et les habitants de la commune sont obligés de connaître cette langue afin qu’ils puissent suivre les débats.
Dès lors que la contestation entre les parties met en cause la constitutionnalité de l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, le Conseil d’État, réuni en assemblée générale, décide de poser les questions préjudicielles reproduites plus haut.
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III. En droit
-A-
Quant à la disposition en cause
A.1. Le Conseil des ministres invite la Cour à statuer en droit. Pour s’assurer d’une bonne compréhension de l’affaire, il fait référence à quelques dispositions des lois sur l’emploi des langues en matière administrative.
L’article 7 qualifie la commune de Linkebeek de commune périphérique à laquelle s’applique un régime spécial.
L’article 9 définit ce qu’il y a lieu d’entendre par « service local ». Ensuite, l’article 23 dispose que tout service local établi dans une des communes périphériques utilise exclusivement la langue néerlandaise dans les services intérieurs. Enfin, l’article 58 dispose que les actes administratifs contraires aux dispositions des lois sur l’emploi des langues en matière administrative quant à la forme ou quant au fond, sont nuls. Le législateur a donné à la notion d’« actes administratifs » le sens le plus large. L’action en nullité est donc non seulement applicable aux actes administratifs qui ont des effets juridiques, mais également à tous les actes des services publics au sens de l’article 1er, qu’ils produisent ou non en soi des effets juridiques.
Quant à la première question préjudicielle
A.2.1. La commune de Linkebeek, partie requérante dans le litige au fond, estime que la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative. Par son arrêt n° 26/98 du 10 mars 1998
(ECLI:BE:GHCC:1998:ARR.026), la Cour a déjà jugé que l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique au cours des séances du conseil communal s’applique exclusivement au bourgmestre et aux autres membres du collège des bourgmestre et échevins et ne s’applique donc pas aux autres membres du conseil communal. Une telle jurisprudence découle de la liberté linguistique contenue dans l’article 30 de la Constitution. Selon la Cour, la notion de « régler l’emploi des langues » revêt une large signification et englobe tant le fait d’imposer, d’interdire ou d’interdire de proscrire l’emploi d’une langue déterminée. Cette liberté linguistique ne saurait être limitée que par une loi et qu’en ce qui concerne des actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. En outre, les exceptions à ce droit fondamental doivent être interprétées restrictivement. Par son arrêt n° 17/86 du 26 mars 1986 (ECLI:BE:GHCC:1986:ARR.017), la Cour a déjà indiqué que les lois sur l’emploi des langues en matière administrative ne peuvent être interprétées en ce sens qu’elles s’appliquent aux mandataires qui sont appelés à siéger dans un organe collégial, sauf dans la mesure où
ils agiraient en tant qu’autorités administratives individuelles. Le principe de territorialité contenu dans l’article 4
de la Constitution ne porte pas non plus atteinte à la liberté linguistique individuelle qui est prise comme principe.
A.2.2. Il y a lieu de faire une distinction entre, d’une part, les conseillers communaux qui agissent en qualité d’autorité administrative individuelle, comme le bourgmestre, ou de délégué d’un organe collégial, comme le collège des échevins, et, d’autre part, les conseillers communaux qui, en tant que représentants élus démocratiquement, s’expriment en leur nom propre, et non au nom de l’autorité publique dont est revêtu l’organe dans lequel ils siègent. Les interventions des conseillers communaux individuels dans les débats du conseil communal ne sauraient être qualifiées d’actes de l’autorité publique. Les conseillers communaux individuels ne sauraient en effet être présumés s’exprimer au nom du conseil communal ou du collège. L’article 72bis de la Nouvelle loi communale ne permet pas non plus de déduire que les conseillers communaux individuels ne seraient autorisés à s’exprimer que dans la langue de la région linguistique. Il en va d’autant plus ainsi qu’il existe une présomption irréfragable que les conseillers communaux élus directement dans les communes périphériques satisfont aux exigences linguistiques et, le cas échéant, cette présomption peut demeurer une fiction juridique.
A.2.3. Selon la commune de Linkebeek, il convient en outre de tenir compte de l’obligation de standstill contenue dans l’article 16bis de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, qui constitue un élément fondamental de l’équilibre institutionnel de l’État belge. Dès lors que cette disposition a été adoptée après l’arrêt de la Cour n° 26/98, l’enseignement de cet arrêt doit être considéré comme faisant partie des garanties existantes acquises le 1er janvier 2002, dont bénéficient les francophones dans les communes périphériques.
A.3.1. La Région flamande, partie défenderesse dans le litige au fond, et le Gouvernement flamand estiment que la première question préjudicielle appelle une réponse négative. Ainsi, par son arrêt n° 97.257 du 29 juin 2001, le Conseil d’État a clairement jugé que le conseil communal doit être considéré comme un service local, de sorte
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qu’il découle de l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative que seule l’utilisation du néerlandais est autorisée lors de l’élaboration des décisions au sein du conseil communal, même lors des interventions orales. Cet arrêt a été cité pour justifier la décision attaquée dans le litige au fond. Il s’ensuit qu’une autorité administrative individuelle n’est pas synonyme d’une autorité administrative qui agit en vertu d’une compétence légale individuelle.
A.3.2. La décision de la Région flamande qui est attaquée dans le litige au fond fait apparaître que les interventions en langue française des membres du conseil communal ont contribué, ou ont à tout le moins pu contribuer, à l’élaboration de la décision du conseil communal. Selon la jurisprudence du Conseil d’État, la sanction de la nullité s’impose lorsque l’illégalité commise doit être réputée avoir influencé la teneur de la décision prise ou qu’elle doit à tout le moins être présumée avoir pu le faire. Dès que le comportement électoral des membres du conseil communal peut être influencé par les interventions dans une autre langue que le néerlandais, il peut être procédé à l’annulation.
A.3.3. Selon la Région flamande et le Gouvernement flamand, la commune de Linkebeek prétend à tort que l’obligation d’employer le néerlandais pendant le conseil communal s’appliquerait exclusivement au bourgmestre et aux autres membres du collège des bourgmestre et échevins, et non aux autres membres du conseil communal.
Les réunions du conseil communal sont des réunions d’un service intérieur au sens des lois sur l’emploi des langues en matière administrative. Lorsqu’un bourgmestre ou un échevin prend la parole au conseil communal, il ne s’agit pas de l’emploi des langues dans un service intérieur du collège des bourgmestre et échevins, mais de l’emploi des langues au conseil communal en tant que service intérieur. Si l’emploi des langues d’un bourgmestre ou d’un échevin au conseil communal est qualifié d’emploi des langues dans un service intérieur, l’emploi des langues d’un conseiller communal au sein de ce même conseil communal doit également être qualifié d’emploi des langues dans un service intérieur.
A.3.4. Par ailleurs, par son arrêt du 2 mars 1987 en cause de Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique (ECLI:CE:ECHR:1987:0302JUD000926781), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que la tenue d’élections libres, au scrutin secret et régulières ne s’oppose pas à ce que l’obligation d’utiliser la langue de la région soit imposée aux représentants élus. L’article 72bis de la Nouvelle loi communale serait dénué de toute utilité si l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative ne s’appliquait pas aux conseillers communaux siégeant au conseil communal. Une interprétation qui considère qu’une autre langue que la langue de la région linguistique peut être utilisée pendant le conseil communal n’est pas compatible avec l’article 72bis de la Nouvelle loi communale. Il en résulte que l’obligation d’employer le néerlandais est effectivement compatible avec l’article 30 de la Constitution. En juger autrement aurait pour effet que les conseillers communaux d’une région unilingue dans une commune à facilités doivent effectivement connaître une autre langue que celle de la région linguistique, alors que tel n’est pas le cas pour les conseillers communaux dans les communes de la même région linguistique qui ne sont pas des communes à facilités. À supposer que l’article 30 de la Constitution s’applique sans la moindre restriction légale aux conseillers communaux, une telle hypothèse impliquerait enfin qu’ils seraient autorisés à intervenir dans n’importe quelle langue pendant le conseil communal. Une telle interprétation n’est pas compatible avec l’unilinguisme de principe de la région linguistique, garanti par l’article 4 de la Constitution.
Quant à la deuxième question préjudicielle
A.4. La commune de Linkebeek estime que la deuxième question préjudicielle constitue en réalité une variante à la première question préjudicielle et appelle également une réponse affirmative. L’élément supplémentaire selon lequel un membre du conseil communal prend la parole pour introduire ou pour commenter un point à l’ordre du jour ne conduit pas à une autre conclusion. L’introduction ou le commentaire, à titre individuel, d’un point inscrit à l’ordre du jour ne saurait en effet être assimilée à l’accomplissement d’un acte de l’autorité publique. Par ailleurs, une exception à de tels cas donnerait lieu à une insécurité juridique constante concernant les actes que les conseillers communaux sont autorisés à accomplir ou non dans la langue qui recueille leur préférence. Le débat est en effet toujours possible sur la question de savoir si un conseiller communal s’exprime à titre personnel ou s’il commente un point à l’ordre du jour.
A.5. La Région flamande et le Gouvernement flamand constatent que la deuxième question préjudicielle s’inspire du rapport de l’auditorat. Ce rapport indiquait que les points à l’ordre du jour dans cette affaire ont été introduits non seulement par le bourgmestre ou par un autre membre du collège des bourgmestre et échevins, mais également par d’autres membres du conseil communal. Le rapport de l’auditorat concluait que, lorsque les membres du conseil communal commentent pendant le conseil communal les points à l’ordre du jour à examiner lors de l’assemblée générale d’une agence autonomisée externe, ils agissent naturellement en tant qu’autorité
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administrative individuelle. Lorsqu’un membre du conseil communal introduit ou commente un point à l’ordre du jour, il doit le faire dans la langue de la région linguistique, dont tout conseiller communal est présumé avoir la connaissance, conformément à l’article 72bis de la Nouvelle loi communale. La circonstance qu’une commune est une commune à facilités ne saurait avoir pour effet qu’un tel commentaire ne soit compréhensible que pour les personnes connaissant une autre langue que celle de la région linguistique. La deuxième question préjudicielle appelle donc une réponse négative.
Quant à la troisième question préjudicielle
A.6. La commune de Linkebeek observe tout d’abord que la liberté des conseillers communaux individuels de s’exprimer en français ne suppose pas que les délibérations soient menées principalement ou exclusivement en français. Les membres du collège des bourgmestre et échevins sont en principe obligés d’employer le néerlandais.
Le procès-verbal et les décisions sont rédigés en néerlandais également. La primauté du néerlandais reste donc pleinement d'application. Il ne découle pas non plus du droit de s’exprimer en français le droit d’être compris par les conseillers communaux néerlandophones. La circonstance que les conseillers communaux individuels sont autorisés à s’exprimer en français tend à réaliser un juste équilibre entre la primauté constitutionnelle du néerlandais et les garanties qui s’appliquent aux francophones dans les communes périphériques. La troisième question préjudicielle appelle une réponse négative.
A.7. La Région flamande et le Gouvernement flamand renvoient à leur exposé relatif aux première et deuxième questions préjudicielles. La troisième question préjudicielle vise surtout les conséquences qui découleraient d’une réponse affirmative aux première et deuxième questions préjudicielles. Lorsque le bourgmestre et les autres membres du collège des bourgmestre et échevins sont obligés de s’exprimer en néerlandais, il s’ensuit que les conseillers communaux qui connaissent cette langue, ou qui sont à tout le moins présumés la connaître conformément à l’article 72bis de la Nouvelle loi communale, peuvent suivre les débats et participer au processus décisionnel. Si, lorsqu’ils introduisent ou commentent un point à l’ordre du jour, les conseillers communaux emploient une autre langue que celle de la région linguistique, cela a pour conséquence qu’un conseiller communal devrait également connaître cette langue pour pouvoir participer pleinement et sans réserve au processus décisionnel au sein du conseil communal. Une telle interprétation n’est pas conciliable avec l’article 72bis de la Nouvelle loi communale, avec le principe de territorialité consacré par l’article 4 de la Constitution ou avec le principe d’égalité et de non-discrimination. La troisième question préjudicielle appelle donc une réponse affirmative.
-B-
Quant à la disposition en cause
B.1.1. Les questions préjudicielles portent sur les règles relatives à l’emploi des langues lors des séances du conseil communal dans les communes périphériques dans la région de langue néerlandaise.
B.1.2. L’article 7 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966 (ci-après : les lois sur l’emploi des langues en matière administrative), qualifie plusieurs communes de la région de langue néerlandaise, dont la commune de Linkebeek, de communes périphériques auxquelles s’applique un régime spécial :
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« Sont dotées d’un statut propre, les communes de Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem.
En vue de l’application des dispositions suivantes et notamment celles du chapitre IV, ces communes sont considérées comme des communes à régime spécial. Elles sont dénommées ci-
après ‘ communes périphériques ’ ».
B.1.3. L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, à savoir la disposition en cause, dispose que tout service local établi dans une des communes périphériques utilise exclusivement la langue néerlandaise dans les services intérieurs :
« Tout service local établi dans les communes de Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Wemmel et Wezenbeek-Oppem utilise exclusivement la langue néerlandaise dans les services intérieurs, dans ses rapports avec les services dont il relève ainsi que dans ses rapports avec les services de la région de langue néerlandaise et de Bruxelles-
Capitale ».
B.1.4. L’article 58 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative dispose que tous les actes administratifs et règlements contraires aux dispositions des lois sur l’emploi des langues en matière administrative quant à la forme ou quant au fond sont nuls :
« Sont nuls tous actes et règlements administratifs contraires, quant à la forme ou quant au fond, aux dispositions des présentes lois coordonnées.
Sans préjudice de l’application de l’article 61, § 4, alinéa 3, la nullité de ces actes ou règlements est constatée à la requête de toute personne intéressée, soit par l’autorité dont ces actes ou règlements émanent, soit, selon le cas et l’ordre de leurs compétences respectives, par l’autorité de tutelle, les cours et tribunaux ou le Conseil d’Etat.
Les actes ou règlements dont la nullité est ainsi constatée en raison d’irrégularités quant à la forme sont remplacés en forme régulière par l’autorité dont ils émanent : ce remplacement sortit ses effets à la date de l’acte ou du règlement remplacé.
Ceux dont la nullité est constatée en raison d’irrégularités quant au fond interrompent la prescription ainsi que les délais de procédure contentieuse et administrative impartis à peine de déchéance.
Le constat de nullité des actes et règlements, visés par le présent article, se prescrit après cinq ans ».
B.2. La juridiction a quo pose à la Cour trois questions préjudicielles dans lesquelles la disposition en cause fait l’objet d’interprétations divergentes.
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Dans les première et deuxième questions préjudicielles, la disposition en cause est soumise à la Cour dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique durant la séance du conseil communal s’applique également aux membres du conseil communal qui ne sont pas membres du collège des bourgmestre et échevins. En revanche, la troisième question préjudicielle repose sur l’interprétation selon laquelle la disposition en cause permet aux membres du conseil communal qui ne sont pas membres du collège des bourgmestre et échevins d’utiliser une autre langue que la langue de la région linguistique lors de la séance du conseil communal.
Quant aux première et deuxième questions préjudicielles
B.3. Par les première et deuxième questions préjudicielles, la juridiction a quo demande à la Cour si l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative est compatible avec les articles 10, 11 et 30 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique durant la séance du conseil communal s’applique également aux membres du conseil communal et pas exclusivement au bourgmestre et aux autres membres du collège des bourgmestre et échevins (première question préjudicielle) et, en particulier, au membre du conseil communal qui n’est pas un membre du collège des bourgmestre et échevins et qui prend la parole pour introduire ou commenter un point à l’ordre du jour (deuxième question préjudicielle).
Vu leur connexité, la Cour examine les deux questions préjudicielles conjointement.
B.4. Il ressort de la décision de renvoi que le litige au fond porte sur des membres du conseil communal qui ont également été choisis pour représenter la commune à l’assemblée générale d’une association communale, conformément à l’ancien article 246 du décret communal flamand du 15 juillet 2005.
La Cour limite son examen à une telle situation.
B.5.1. L’article 30 de la Constitution dispose :
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« L’emploi des langues usitées en Belgique est facultatif; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires ».
B.5.2. Lorsqu’il règle l’emploi des langues pour les actes de l’autorité publique en exécution de l’article 30 de la Constitution, le législateur doit respecter le principe d’égalité et de non-discrimination garanti par les articles 10 et 11 de la Constitution.
B.6.1. L’obligation d’utiliser le néerlandais dans les services locaux des communes périphériques visées à l’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative s’applique indépendamment du fait que les intéressés pourraient être qualifiés de néerlandophones ou de francophones. Cette disposition n’instaure dès lors aucune différence de traitement, mais applique les mêmes règles à tous les intéressés.
B.6.2. La critique formulée par la commune de Linkebeek doit toutefois être interprétée en ce sens que la disposition en cause ne réserve pas, à tort, une différence de traitement selon que les intéressés peuvent être considérés comme néerlandophones ou comme francophones, étant donné qu’il s'agit de communes périphériques dans lesquelles des « facilités », au sens des articles 24 à 31 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, sont accordées aux francophones.
B.7. Bien que les lois sur l’emploi des langues en matière administrative prévoient à l’intention des habitants francophones des communes périphériques une réglementation spéciale qui les autorise à utiliser la langue française dans leurs relations avec les services locaux et qui impose à ces services l’obligation d’utiliser la langue française dans certaines circonstances précisées dans les lois sur l’emploi des langues en matière administrative, cette réglementation ne porte pas atteinte au caractère en principe unilingue de la région de langue néerlandaise à laquelle ces communes appartiennent. Il s’ensuit que la langue qui doit y être employée en matière administrative est en principe la langue néerlandaise et que des dispositions qui autorisent l’emploi d’une autre langue ne peuvent avoir pour effet de porter atteinte à la primauté de la langue néerlandaise, garantie par l’article 4 de la Constitution.
B.8. Par son arrêt n° 17/86 du 26 mars 1986 (ECLI:BE:GHCC:1986:ARR.017), la Cour a jugé :
« Les lois coordonnées [sur l’emploi des langues en matière administrative] ne visent pas les mandataires appelés à siéger dans un organe collégial et ne considèrent pas ceux-ci comme des
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‘ services ’ au sens de [leur] article 1er, sauf dans la mesure où de tels mandataires agissent en tant qu'autorités administratives individuelles » (considérant 3.B.4.c, alinéa 4; voy. aussi arrêt n° 70/88
du 14 décembre 1988 (ECLI:BE:GHCC:1988:ARR.070), B.5.b, alinéa 4).
Par son arrêt n° 26/98 du 10 mars 1998 (ECLI:BE:GHCC:1998:ARR.026), la Cour a jugé :
« Il convient tout d’abord d’observer que l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région au cours des séances du conseil communal s’applique exclusivement au bourgmestre et aux autres membres du collège des bourgmestre et échevins et ne s’applique donc pas aux autres membres du conseil communal. Les griefs de la commune de Linkebeek manquent donc en fait en tant qu’ils concernent les conseillers communaux francophones qui ne sont ni bourgmestre ni échevin » (considérant B.3.4).
B.9. Comme il est dit en B.4, le litige au fond porte en l’espèce sur des membres du conseil communal également choisis pour représenter la commune à l’assemblée générale d’une association communale, conformément à l’ancien article 246 du décret communal.
Ces membres du conseil communal sont tenus d’agir « conformément aux instructions du conseil communal » (voyez l’article 246, § 2, entre-temps abrogé, du décret communal et l’article 246, § 2, du décret du 22 décembre 2017 « sur l’administration locale »). Ils exercent dès lors une mission définie par décret au sein d’une personne morale créée par la commune, au nom de la commune et conformément aux décisions du conseil communal. Lorsqu’ils prennent la parole en cette qualité au sein du conseil communal afin d’introduire le point à l’ordre du jour concernant l’assemblée générale de l’association communale et de le soumettre au vote du conseil communal, il n’est pas déraisonnable qu’ils doivent le faire, eu égard aux principes énoncés en B.7, dans la langue de la région linguistique unilingue à laquelle appartiennent les communes périphériques, en l’occurrence le néerlandais. L’exposé que fournissent de tels membres du conseil communal, en tant que représentants de la commune, est d’une importance essentielle pour que le conseil communal puisse contrôler le fonctionnement de l’association communale et pour qu’il puisse lui donner les instructions nécessaires à ce sujet.
B.10. L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative est dès lors compatible avec les articles 10, 11 et 30 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’employer, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique lors de la séance du conseil communal s’applique également à un membre du conseil communal qui
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est également un représentant de la commune à l’assemblée générale d’une association communale, et qui prend la parole en cette qualité afin d’introduire le point à l’ordre du jour concernant l’assemblée générale de l’association communale et de le soumettre au vote du conseil communal.
Quant à la troisième question préjudicielle
B.11. Par la troisième question préjudicielle, la juridiction a quo souhaite savoir si l’article 23
des lois sur l’emploi des langues en matière administrative est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec ses articles 4 et 30, dans l’interprétation selon laquelle il permet à un membre du conseil communal d’utiliser une autre langue que le néerlandais lors du conseil communal, en ce qu’il peut en résulter, le cas échéant, que d’autres membres du conseil communal et des habitants qui ne connaissent pas cette langue ne puissent pas suivre le débat mené lors du conseil communal.
B.12. Compte tenu de la réponse donnée aux première et deuxième questions préjudicielles, la troisième question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- L’article 23 des lois sur l’emploi des langues en matière administrative, coordonnées le 18 juillet 1966, ne viole pas les articles 10, 11 et 30 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle l’obligation d’utiliser, dans les communes périphériques, la langue de la région linguistique lors de la séance du conseil communal s’applique également à un membre du conseil communal qui est également un représentant de la commune à l’assemblée générale d’une association communale, et qui prend la parole en cette qualité afin d’introduire le point à l’ordre du jour concernant l’assemblée générale de l’association communale et de le soumettre au vote du conseil communal.
- La troisième question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
Ainsi rendu en langue néerlandaise et en langue française, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 9 novembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont L. Lavrysen