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19/10/2023 | BELGIQUE | N°137/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 19 octobre 2023, 137/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 137/2023
du 19 octobre 2023
Numéro du rôle : 7898
En cause : la question préjudicielle concernant les articles 120 et 122, alinéa 2, du décret de la Région wallonne du 8 février 2018 « relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales » et les articles 50bis et 56bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, posée par le Tribunal du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, S.

de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 137/2023
du 19 octobre 2023
Numéro du rôle : 7898
En cause : la question préjudicielle concernant les articles 120 et 122, alinéa 2, du décret de la Région wallonne du 8 février 2018 « relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales » et les articles 50bis et 56bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales, posée par le Tribunal du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 24 novembre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 7 décembre 2022, le Tribunal du travail de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« Les articles 120 et 122, alinéa 2 du décret wallon du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales et les articles 50bis et 56bis, de la Loi générale relative aux allocations familiales, violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’ils traitent différemment les enfants attributaires au taux orphelin et l’allocataire qui les élève en cas de mariage ou de mise en ménage du parent survivant, selon que l’enfant attributaire est devenu orphelin avant ou après le 1er janvier 2019 ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- C.M., assistée et représentée par Me S. Corman, avocat au barreau de Liège-Huy;
- le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me S. Depré et Me N. Picard, avocats au barreau de Bruxelles;
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- le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me B. Martel et Me T. Moonen, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 12 juillet 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 1er septembre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 1er septembre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et procédure antérieure
C.M. héberge et s’occupe de son petit-fils A.M., né le 21 mai 2003, depuis le décès de la mère de ce dernier le 3 octobre 2016. Elle perçoit en cette qualité des allocations familiales au taux majoré d’orphelin. Le 30 mars 2021, l’ASBL « Caisse d’Allocations Familiales CAMILLE » ordonne la récupération du supplément d’orphelin pour la période allant de septembre 2019 à février 2021, au motif que le père de A.M. verse une part contributive à C.M. Cette dernière, qui estime que le père a abandonné son enfant et que A.M. reste orphelin nonobstant le paiement d’une part contributive, saisit le Tribunal du travail de Liège, la juridiction a quo.
La juridiction a quo estime tout d’abord que la contribution financière dont il est question n’est pas minime et qu’il convient dès lors d’écarter la qualification d’abandon d’enfant. Elle constate ensuite qu’il existe une différence de traitement, au regard de la législation en matière d’allocations familiales au taux orphelin en Région wallonne, entre les enfants nés avant le 1er janvier 2020 et devenus orphelins avant le 1er janvier 2019, dont A.M.
fait partie, et les enfants nés avant le 1er janvier 2020 mais devenus orphelins après le 1er janvier 2019. En effet, les enfants de la seconde catégorie ne voient pas leur taux majoré d’orphelin supprimé par l’effet de la remise en ménage du parent survivant, contrairement aux enfants de la première catégorie. Partant, la juridiction a quo pose la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. C.M., partie requérante devant la juridiction a quo, soutient que les catégories visées par la question préjudicielle sont comparables. La seule date du décès du parent défunt ne peut suffire à traiter des enfants, éventuellement du même âge et se trouvant le cas échéant dans une situation socio-économique similaire, d’une façon différente. Elle estime ensuite que le critère choisi n’est pas pertinent. Le décret wallon du 8 février 2018
« relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales » (ci-après : le décret du 8 février 2018) entendait rétablir davantage de justice et d’égalité. Or, le critère de la date du décès du parent ne fait que déplacer cette inégalité.
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La partie requérante devant la juridiction a quo reconnaît que le législateur dispose d’une large marge d’appréciation lorsqu’il met en place un régime transitoire. Cependant un tel régime ne peut porter une atteinte excessive au principe de confiance légitime, ce qui est le cas en l’espèce.
Par conséquent, la mesure transitoire n’est pas conforme à l’objectif de faire disparaître l’inégalité. Elle n’est pas non plus proportionnée à cet objectif puisqu’elle entraîne des conséquences financières excessives au détriment de l’enfant.
A.2.1. Le Gouvernement wallon rappelle tout d’abord qu’à la suite du transfert de la compétence des prestations familiales lors de la sixième Réforme de l’État, la Région wallonne a entendu réformer et moderniser le régime applicable. Auparavant, sous l’empire de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales (ci-après : la LGAF), le taux majoré d’orphelin était identique dans le cas du décès d’un seul ou des deux parents. Le décret du 8 février 2018 a opté pour une différenciation entre l’orphelin d’un seul parent, lequel reçoit une majoration de 50 % du montant de base, et l’orphelin des deux parents, lequel reçoit un double montant de base. Par ailleurs, sous l’empire de la LGAF, la remise en ménage du parent survivant entraînait la disparition du supplément d’orphelin. Le décret du 8 février 2018 abandonne cette règle. Ce décret a, enfin, mis en place un régime transitoire, qui est en cause dans la question préjudicielle. La règle de principe est que le nouveau régime s’applique à tous les enfants nés à partir du 1er janvier 2020. Afin de ne pas défavoriser les enfants nés sous le régime de la LGAF, deux catégories transitoires sont créées. D’une part, les enfants nés avant le 1er janvier 2020
dont le parent est décédé avant le 1er janvier 2019 sont entièrement soumis à la LGAF. D’autre part, les enfants nés avant le 1er janvier 2020 mais dont le parent est décédé à partir du 1er janvier 2019 sont soumis à la LGAF
sauf en ce qui concerne la règle de la remise en ménage, laquelle est supprimée.
A.2.2. Le Gouvernement wallon ne remet pas en question la comparabilité des catégories visées par la question préjudicielle. Selon lui, le critère en cause, à savoir la date du décès du parent, est objectif. Dès lors que l’octroi des prestations familiales au taux d’orphelin découle du décès du parent, le critère choisi est également pertinent. Il permet en effet d’éviter les différenciations entre les enfants issus d’un même parent décédé.
Le Gouvernement wallon avance trois objectifs à la mise en place du régime transitoire contesté, qu’il a fallu concilier. Premièrement, le législateur décrétal a dû faire face à une contrainte budgétaire. Le nouveau modèle de prestations familiales est soumis à une obligation de soutenabilité à court et à long terme. Deuxièmement, le législateur décrétal a entendu supprimer les différences de rang entre les enfants d’une même famille.
Troisièmement, le nouveau modèle de prestations familiales répond au souci de s’adapter à l’évolution et à la diversité des configurations familiales. Ces trois objectifs sont légitimes.
Ensuite, le Gouvernement wallon soutient que le régime transitoire est proportionné aux buts poursuivis. En effet, l’application immédiate du décret du 8 février 2018 à tous les enfants sans exception aurait coûté à la Région plus de 200 millions d’euros supplémentaires. Compte tenu de l’obligation de maintenir un budget viable, une telle mesure aurait nécessité de diminuer le taux de base de toutes les prestations familiales, y compris le taux majoré d’orphelin. Le choix du critère de la date du décès du parent permet dès lors de limiter les dépenses tout en restant dans les limites de l’enveloppe budgétaire globale fixée.
Enfin, le Gouvernement wallon estime que la Cour, dans ses arrêts n os 195/2019
(ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.195) et 198/2019 (ECLI:BE:GHCC:2019:ARR.198) du 5 décembre 2019, a déjà validé le bien-fondé du régime transitoire. L’enseignement de ces arrêts est transposable en l’espèce, même si le critère n’est pas identique. En effet, dans les deux cas, deux enfants se trouvant dans une situation comparable sont touchés différemment par le régime transitoire.
A.3.1. Le Gouvernement flamand, partie intervenante, rappelle la ratio legis des dispositions relatives à l’entrée en vigueur du décret du 8 février 2018, à savoir préserver les droits acquis sous l’ancien régime d’allocations familiales. Le régime transitoire est motivé par la crainte que le passage de tous les enfants au nouveau système n’ait des répercussions trop importantes sur le budget de la Région wallonne. En réponse aux demandes d’éclaircissement du Conseil d’État sur ce point, la Région wallonne a chiffré cette problématique. La différence de traitement doit donc être appréciée à la lumière de l’ensemble du régime conçu, comme y invitent les travaux préparatoires du décret du 8 février 2018. Le Gouvernement flamand ajoute que le régime transitoire
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a pour avantage de réduire la charge administrative puisqu’il permet de ne pas procéder à de nouveaux calculs pour les situations acquises. En résumé, le législateur décrétal wallon a entendu concilier la protection des droits acquis, la modernisation et la réforme du système global, et l’optimisation de l’utilisation des moyens budgétaires.
Le Gouvernement flamand relève enfin que, dans son avis, le Conseil d’État n’a pas émis de critique sur le régime en cause au regard du principe de la confiance légitime.
A.3.2. En ce qui concerne le fond, le Gouvernement flamand estime que la différence de traitement en cause est suffisamment justifiée. Selon une jurisprudence constante de la Cour, il ne lui appartient pas de déterminer si le système de sécurité sociale wallon est équitable. Par ailleurs, c’est au législateur qu’il incombe d’apprécier si un régime transitoire est nécessaire ou non. De plus, une distinction entre les personnes est inhérente à tout régime transitoire.
Le législateur décrétal wallon a concilié un certain nombre d’intérêts divergents. Le régime de la LGAF
continue à s’appliquer aux enfants nés avant le 1er janvier 2020 sans aucun recul au niveau de la protection en la matière, dans le respect par conséquent de l’article 23 de la Constitution. En outre, l’élément favorable consistant en la suppression de la règle relative à la remise en ménage a été rendu explicitement applicable à certains de ces enfants, à savoir ceux dont le parent est décédé à partir du 1er janvier 2019. Ce faisant, le Gouvernement flamand estime que le législateur décrétal wallon a tenu compte du respect des attentes légitimes tout en assurant la modernisation du régime et en limitant les répercussions budgétaires.
Selon le Gouvernement flamand, le critère choisi est objectif, il s’agit de la date du décès du parent. Il est également pertinent puisque c’est précisément le décès qui est l’événement déclencheur pour le taux majoré d’orphelin. Si la Cour devait considérer que tous les enfants sans exception doivent être soumis au décret du 8 février 2018, la marge d’appréciation du législateur en matière de droit transitoire serait remise en cause.
Enfin, la mesure n’est pas disproportionnée puisque rien n’indique que les personnes qui sont soumises à l’ancien régime de la LGAF auraient pu légitimement s’attendre à l’application d’un régime postérieur plus favorable. Leur situation ne se détériore pas, elle reste inchangée. Les fonds publics ne sont pas infinis. Enfin, les enseignements des arrêts de la Cour nos 195/2019 et 198/2019, précités, sont parfaitement transposables en l’espèce. Au surplus, le Gouvernement flamand signale que la législation flamande en la matière a opéré un choix similaire à celui qui prévaut en Région wallonne.
-B-
Quant aux dispositions en cause et à leur contexte
B.1.1. Les articles 120 et 122 du décret de la Région wallonne du 8 février 2018 « relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales » (ci-après : le décret du 8 février 2018)
se situent dans le titre X du décret, intitulé « Dispositions transitoires ». Ils disposent :
« Art. 120. La loi générale relative aux allocations familiales du 19 décembre 1939
(LGAF) et la loi du 20 juillet 1971 instituant des prestations familiales garanties sont abrogées à la date fixée par le Gouvernement, visée à l’article 136, alinéa 1er, à l’exception des articles 40 à 50septies, 52 à 55 et 56ter à 76bis de la loi générale relative aux allocations
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familiales du 19 décembre 1939 (LGAF) qui continuent à s’appliquer après cette date pour les enfants nés au plus tard la veille de ladite date fixée par le Gouvernement.
Les droits ouverts en vertu des législations abrogées en vertu de l’alinéa 1er sont maintenus jusqu’à la survenance d’un élément nouveau entraînant le réexamen du dossier. Dans ce cas, le droit aux prestations familiales est examiné sur base des articles 40 à 76bis LGAF
conformément au présent Titre.
Pour l’application des articles 40 à 76bis LGAF, le terme attributaire réfère, à partir de la date fixée par le Gouvernement en vertu de l’article 136, alinéa 1er, à un parent au premier degré, un beau-parent ou une personne avec qui ledit parent forme un ménage de fait. En cas d’exercice conjoint de l’autorité parentale, le parent qui ne fait pas partie du ménage de l’enfant bénéficiaire est considéré comme en faisant partie.
A défaut des personnes mentionnées ci-avant, la personne qui élève effectivement l’enfant, ou celle avec qui elle forme un ménage de fait, est prise en compte.
S’agissant du maintien du droit des enfants qui relèvent, à la veille de la date fixée par le Gouvernement en vertu de l’article 136, alinéa 1er, au plus tard, de la loi du 20 juillet 1971
abrogée, le supplément prévu à l’article 42bis LGAF sera maintenu à titre provisionnel et régularisé après réception des données fiscales relatives à la famille de l’enfant bénéficiaire.
Toutes les autres conditions de maintien du droit étant examinées en vertu du décret.
L’allocation spéciale prévue à l’article 10, § 3, de la loi du 20 juillet 1971 précitée est maintenue à titre provisionnel, en faveur de l’enfant placé, et régularisée après réception des données fiscales attestant que la famille de la personne qui perçoit ladite allocation est sans revenu; dans le cas contraire, l’allocation spéciale est récupérée et le droit aux prestations familiales est examiné conformément au présent Titre.
S’agissant de nouvelles demandes introduites à partir de la date fixée par le Gouvernement en vertu de l’article 136, alinéa 1er, relatives à des enfants nés au plus tard la veille de cette même date, les conditions d’ouverture du droit seront examinées conformément au présent décret tandis que les montants de base et suppléments seront ceux fixés dans le cadre de la LGAF dans les limites prévues au présent Titre.
[…]
Art. 122. L’article 120 ne préjudicie pas à l’application, en cas de décès intervenu au plus tôt à la date fixée par le Gouvernement en vertu de l’article 136, alinéa 1er, du taux prévu à l’article 50bis LGAF, qui prévaut aux enfants nés au plus tard la veille de ladite date fixée par le Gouvernement, sans application des restrictions prévues à l’article 56bis LGAF ».
B.1.2. L’article 50bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales (ci-après : la LGAF) dispose :
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« L’allocation familiale mensuelle dont bénéficie l’orphelin visé à l’article 56bis, § 1er, s’élève à 262,84 EUR ».
L’article 56bis de la LGAF dispose :
« § 1er. Est attributaire d’allocations familiales aux taux prévus à l’article 50bis, l’orphelin, si au moment du décès de l’un de ses parents, un attributaire visé à l’article 51, §§ 3
et 4 a satisfait aux conditions pour prétendre à au moins six allocations forfaitaires mensuelles en vertu de la présente loi, au cours des douze mois précédant immédiatement le décès.
§ 2. Les allocations familiales prévues au § 1er sont toutefois accordées aux taux prévus à l’article 40, lorsque l’auteur survivant est engagé dans les liens d’un mariage ou forme un ménage de fait avec une personne autre qu’un parent ou allié jusqu’au 3e degré inclusivement.
La cohabitation de l’auteur survivant avec une personne autre qu’un parent ou allié jusqu’au 3e degré́ inclusivement, fait présumer, jusqu’à preuve du contraire, l’existence d’un ménage de fait.
Le bénéfice du § 1er peut être invoqué à nouveau si l’auteur survivant ne cohabite plus avec le conjoint avec lequel un nouveau mariage a été contracté ou avec la personne avec laquelle un ménage de fait a été formé. La séparation de fait doit apparaître par la résidence principale séparée des personnes en cause, au sens de l’article 3, alinéa 1er, 5°, de la loi du 8 août 1983 organisant un registre national des personnes physiques, exception faite des cas dans lesquels il ressort d’autres documents officiels produits à cet effet, que la séparation de fait est effective bien qu’elle ne corresponde pas ou plus avec l’information obtenue auprès dudit registre.
Le présent paragraphe n’est pas applicable lorsque l’orphelin est abandonné par son auteur survivant ».
B.2.1. En application des articles 3 et 136 du décret du 8 février 2018 ainsi que de l’arrêté du Gouvernement wallon du 20 décembre 2018 « exécutant l’article 136 du décret du 8 février 2018 relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales », le nouveau régime des prestations familiales s’applique aux enfants bénéficiaires nés à partir du 1er janvier 2020. Les enfants nés au plus tard la veille de cette date restent soumis au régime prévu par la LGAF, moyennant les dispositions transitoires prévues aux articles 120 et suivants du décret du 8 février 2018.
B.2.2. En matière de taux majoré d’orphelin, il résulte de l’ensemble des dispositions précitées qu’il existe trois catégories d’enfants orphelins soumis au régime des prestations familiales en Région wallonne. Premièrement, les enfants nés à partir du 1er janvier 2020 sont
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entièrement soumis au décret du 8 février 2018. Deuxièmement, les enfants nés avant cette date et devenus orphelins avant le 1er janvier 2019 restent entièrement soumis à la LGAF.
Troisièmement, les enfants nés avant le 1er janvier 2020 mais devenus orphelins après le 1er janvier 2019 sont soumis à la LGAF, excepté pour la règle de remise en ménage du parent survivant, qui ne leur est pas applicable.
B.2.3. Dans les travaux préparatoires du décret du 8 février 2018, le régime transitoire est justifié comme suit :
« Concernant les allocations familiales dues pour les enfants orphelins, le système actuel présente 2 possibilités : soit l’enfant n’a plus de parent en vie ou son parent survivant n’est pas remis en ménage, soit l’enfant a un auteur survivant remis en ménage. Dans le premier cas, le droit au taux orphelin est activé, dans le deuxième cas, il est perdu. Le nouveau modèle a voulu distinguer les situations en fonction du nombre de parents survivants : un auteur survivant, un supplément équivalent à la moitié du taux de base est octroyé sans aucun lien avec la vie affective de ce parent; aucun auteur survivant, le taux orphelin complet est accordé.
Dans le système actuel, la perte complète du taux orphelin en cas de remise en ménage de son parent survivant a souvent été dénoncée. Les nouvelles conditions de droits sont donc appliquées pour des enfants nés avant la date d’entrée en vigueur du décret, devenus orphelins après la date d’entrée en vigueur du décret. Un montant similaire au demi-taux de base prévu dans le nouveau modèle n’existant pas dans le modèle actuel, c’est le taux complet qui est octroyé en pareil cas.
Cette disposition transitoire prévue à l’article 122 élargit donc également le champ des droits des enfants nés avant l’entrée en vigueur du décret » (Doc. Parl., Parlement wallon, 2017-
2018, n° 989/1, p. 10).
« Pour les enfants nés avant la date d’entrée en vigueur du décret, les anciennes dispositions restent applicables, sauf exception :
[…]
– la condition de non remise en ménage de l’auteur survivant pour bénéficier du taux orphelin est supprimée pour les décès intervenant à partir de la date d’entrée en vigueur du décret. Cette condition date d’une époque où les situations de monoparentalité résultaient nécessairement du décès de l’un des deux parents. Le taux orphelin palliait la perte financière résultant de la disparition de l’un des deux parents, compensée dès la remise en ménage de l’auteur survivant. La logique du nouveau modèle, étendue pour les enfants nés au plus tard
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avant l’entrée en vigueur du décret, lorsque le décès intervient à partir de la date d’entrée en vigueur du décret, est de reconnaître le statut de l’orphelin, la situation spécifique à laquelle est confrontée l’enfant, indépendamment de la vie affective de son auteur survivant. Cette mesure permet d’appliquer cette même logique pour les orphelins d’un même parent, peu importe leur date de naissance (ibid., pp. 15-16) ».
B.3. Il ressort de la décision de renvoi que la question préjudicielle porte sur la situation d’un enfant, né avant le 1er janvier 2020 et devenu orphelin de mère avant le 1er janvier 2019, à savoir la deuxième catégorie d’enfants visée en B.2.2, et qui a été bénéficiaire durant une certaine période de l’allocation familiale mensuelle au taux majoré d’orphelin. En vertu de l’application dans le temps du décret du 8 février 2018, la LGAF reste applicable à cet enfant, en ce compris la règle relative aux conséquences de la remise en ménage du parent survivant.
Par conséquent, le taux majoré d’orphelin est contesté par l’organisme d’allocations familiales en l’espèce en raison de la remise en ménage effective du parent survivant, lequel n’est pas considéré comme ayant abandonné l’enfant. La Cour limite son examen à cette situation.
B.4. La Cour est interrogée sur la différence de traitement qui existe entre la deuxième et la troisième catégorie d’enfants mentionnées en B.2.2, en ce que les enfants relevant de la troisième catégorie ne se voient pas appliquer la règle tenant à la remise en ménage du parent survivant. La situation de ces enfants est plus favorable que celle de l’enfant devant la juridiction a quo, en ce sens qu’en cas de remise en ménage du parent survivant, ils conservent leur droit au taux majoré d’orphelin.
B.5. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
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B.6. Il appartient en principe au législateur, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’estimer s’il est nécessaire ou opportun d’assortir celle-ci de dispositions transitoires. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’est violé que si le régime transitoire ou son absence entraîne une différence de traitement dénuée de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime.
B.7. En matière socio-économique, le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation. Il n’appartient à la Cour de sanctionner le choix politique posé par le législateur et les motifs qui le fondent que s’ils sont dépourvus de justification raisonnable.
B.8. La différence de traitement qui résulte des dispositions en cause repose sur un critère objectif, à savoir la date du décès du parent de l’enfant bénéficiaire des prestations familiales au taux majoré d’orphelin.
B.9.1. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.2.3 que le législateur décrétal a entendu poursuivre une logique qui consiste à « reconnaître le statut de l’orphelin, la situation spécifique à laquelle est confrontée l’enfant, indépendamment de la vie affective de son auteur survivant ». Quant au choix de réserver l’application du régime transitoire aux enfants devenus orphelins à partir du 1er janvier 2019, il est justifié par la volonté « d’appliquer cette même logique pour les orphelins d’un même parent, peu importe leur date de naissance ».
B.9.2. Par ailleurs, le législateur décrétal entendait également poursuivre un objectif d’équilibrage budgétaire en évitant de restreindre les montants individuels des allocations pour tous les enfants nés à partir de l’entrée en vigueur du décret, par le seul effet de l’application indifférenciée d’un nouveau régime. En effet, il a été relevé ce qui suit dans les travaux préparatoires :
« D’un point de vue budgétaire, ce modèle s’inscrit dans les balises que les négociateurs s’étaient imposées. Il convenait à la fois de s’assurer de la soutenabilité budgétaire et financière du nouveau modèle, à l’horizon de 2043, année de fin de la période transitoire entre ancien et nouveau modèles. Les recettes générées par la loi spéciale de financement devaient donc
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permettre les dépenses du nouveau modèle décidées par le Gouvernement. Considérant leurs paramètres d’évolution, dans les faits, les recettes évolueront plus vite que les dépenses » (Doc.
parl., Parlement wallon, 2017-2018, 23 janvier 2018, C.R.I.C., n° 70, p. 4).
Ainsi que
« […] englober tous les bénéficiaires des allocations familiales, que les ayant droits soient nés avant ou après la date d’entrée en vigueur du décret, en préservant les droits acquis par un paiement de différentiel pour les enfants nés avant la date d’entrée en vigueur du décret, et ce même après une période transitoire de quelques années éventuellement mise en place pour des raisons administratives, impliquerait un surcoût estimé à 200 millions d’euros suivant le modèle proposé. Rester dans des budgets constants aurait pour effet de diminuer les montants du taux de base et des différents suppléments, impliquant un préjudice pour toutes les familles constituées à partir de la date d’entrée en vigueur du décret. Dans cette hypothèse, le taux de base devrait être ramené à 125 euros » (Doc. Parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 989/1, pp. 6-7).
B.9.3. Les objectifs susmentionnés sont légitimes.
B.10. Par conséquent, le législateur décrétal cherche, dans le nouveau système, à atteindre de nouveaux équilibres entre la solidarité horizontale et la solidarité verticale entre les familles avec enfant et tend à l’égalité entre tous les enfants.
B.11. Plus spécifiquement, il s’avère que le législateur décrétal a voulu éviter que des enfants reçoivent des allocations familiales moins élevées pendant la période transitoire que celles qu’ils recevaient sous l’empire de l’ancienne législation fédérale.
Toutefois, pour un certain nombre d’entre eux, le législateur décrétal a souhaité immédiatement supprimer la règle de cette ancienne législation qu’il considérait comme la plus problématique, à savoir la règle relative à la remise en ménage du parent survivant. Ce faisant, le législateur décrétal a dû aussi tenir compte de l’incidence budgétaire de la réforme des allocations familiales, ce qui l’a amené à ne pas étendre la suppression de cette règle à tous les enfants sans exception.
B.12. La différence de traitement est raisonnablement justifiée. En ce qui concerne le choix de la date du 1er janvier 2019 comme date-pivot de l’application du régime transitoire en
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cause, il est également raisonnablement justifié par le fait qu’il s’agit de la date d’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation relative aux allocations familiales.
B.13. Les dispositions en cause sont compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
Les articles 120 et 122, alinéa 2, du décret de la Région wallonne du 8 février 2018 « relatif à la gestion et au paiement des prestations familiales » et les articles 50bis et 56bis de la loi générale du 19 décembre 1939 relative aux allocations familiales ne violent pas les articles 10
et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 octobre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 137/2023
Date de la décision : 19/10/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Origine de la décision
Date de l'import : 01/11/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-10-19;137.2023 ?

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