Cour constitutionnelle
Arrêt n° 135/2023
du 19 octobre 2023
Numéro du rôle : 7881
En cause : les questions préjudicielles concernant le décret de la Région wallonne du 29 mars 2018 « modifiant les décrets des 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons » et l’article 15bis, §§ 3 et 13, du décret de la Région wallonne du 12 février 2004 « relatif au statut de l’administrateur public », tel que cet article a été modifié par le décret du 29 mars 2018 précité, posées par la Cour du travail de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt, K. Jadin et M. Plovie, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par arrêt du 10 octobre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 2 novembre 2022, la Cour du travail de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« Le décret (du 29 mars 2018 modifiant les décrets des 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons) heurte-t-il les garanties consacrées par l’article 1er du premier protocole et par l’article 16 de la Constitution en ce qu’il commande la privation à hauteur de 40 % d’un bien sans juste et préalable indemnité ? »;
« Les articles 15bis, § 3, et 15bis, § 13, du décret du 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public tel que modifié par le décret du 29 mars 2018 modifiant les décrets des
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12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons violent-ils l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’Homme, en ce que l’article 15bis, § 13, précité, impose l’application des règles prévues dans l’article 15bis aux actes adoptés et aux contrats conclus antérieurement à l’entrée en vigueur de cette disposition, et entraîne pour les administrateurs publics dont la rémunération contractuellement convenue avant cette entrée en vigueur dépassait le plafond de rémunération prévu à l’article 15bis, § 3, précité, une réduction de salaire qui peut être significative, et ce sans compensation ? ».
Des mémoires et mémoires en réponse ont été introduits par :
- Luc Partoune, assisté et représenté par Me P.-P. Van Gehuchten et Me V. Graulich, avocats au barreau de Bruxelles;
- la SA « Liège Airport », assistée et représentée par Me J. Clesse et Me S. Habibi, avocats au barreau de Liège-Huy;
- le Gouvernement wallon, assisté et représenté par Me M. Uyttendaele, Me A. Feyt et Me N. Mouraux, avocats au barreau de Bruxelles.
Par ordonnance du 12 juillet 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs K. Jadin et D. Pieters, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 20 septembre 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 20 septembre 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
À la suite de l’entrée en vigueur du décret de la Région wallonne du 29 mars 2018 « modifiant les décrets des 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons » (ci-après : le décret du 29 mars 2018), la SA « Liège Airport » informe son gestionnaire qu’elle est contrainte de réduire la rémunération de celui-ci à partir du mois de juillet 2018, afin de l’ajuster au plafond de rémunération de 245 000 euros annuel que ce décret impose. Le 27 septembre 2018, se prononçant sur une demande de dérogation au plafond de rémunération introduite par la SA « Liège Airport », le Gouvernement wallon refuse d’octroyer une telle dérogation. En janvier 2019, le gestionnaire de la SA « Liège Airport » introduit une action contre cette dernière devant le Tribunal du travail de
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Liège, division de Liège, afin de s’opposer à l’application du plafond de rémunération. Pour l’essentiel, il demande que son employeur soit condamné à l’exécution en nature du contrat de travail et il réclame le maintien de la rémunération contractuellement convenue qui excède le plafond. Par un jugement du 28 février 2020, le Tribunal déclare l’action non fondée. Le gestionnaire de la SA « Liège Airport » fait appel de ce jugement devant la juridiction a quo. À la suite de son licenciement (lequel est contesté dans le cadre d’une procédure judiciaire distincte), il adapte ses demandes devant la juridiction a quo et réclame, pour l’essentiel, le paiement des arriérés de rémunération.
Par un arrêt du 28 mars 2022, la juridiction a quo rejette tous les moyens soulevés par la partie appelante, à l’exception du moyen pris de la violation du droit de propriété, sur lequel elle réserve à statuer. Par un arrêt du 10 octobre 2022, dans le cadre duquel ce dernier moyen est examiné, la juridiction a quo considère que le droit de propriété est garanti de manière totalement ou partiellement analogue par l’article 16 de la Constitution et par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel). Elle juge qu’il n’y a pas, en l’espèce, une absence manifeste d’inconstitutionnalité qui la dispenserait d’interroger la Cour à titre préjudiciel. Elle décide dès lors de poser les deux questions préjudicielles reproduites plus haut.
III. En droit
-A-
Quant aux questions préjudicielles
A.1.1. La partie appelante devant la juridiction a quo souligne que la Cour ne s’est pas encore prononcée sur la question de savoir si le plafond de rémunération prévu à l’article 15bis, § 3, du décret de la Région wallonne du 12 février 2004 « relatif au statut de l’administrateur public » (ci-après : le décret du 12 février 2004), tel qu’il a été remplacé par l’article 12 du décret du 29 mars 2018, lu en combinaison avec les articles 2 et 3 du décret du 12 février 2004 (qui énumèrent les définitions applicables et fixent le champ d’application), est compatible avec le droit au respect des biens. Se référant à la jurisprudence de la Cour et à celle de la Cour européenne des droits de l’homme, elle fait valoir que toute ingérence dans ce droit doit poursuivre un but d’intérêt général légitime, doit être prévue par une base légale accessible, précise et prévisible, et doit être proportionnée. Elle observe que, pour apprécier si la mesure entraîne ou non une charge disproportionnée, il faut examiner si des mesures moins contraignantes étaient possibles pour atteindre l’objectif poursuivi, si des garanties procédurales sont prévues et si une juste indemnisation compense le préjudice subi.
A.1.2. En ce qui concerne la question du champ d’application de l’article 1er du Premier Protocole additionnel, la partie appelante devant la juridiction a quo fait valoir que l’interprétation prudente que l’arrêt de la juridiction a quo retient ne peut pas être contestée. Ensuite, elle insiste sur le fait qu’elle ne revendique pas une créance ad futurum. Selon elle, dès lors que son contrat de travail n’a pas été modifié et qu’il a continué à être exécuté du 1er juillet 2018 jusqu’à sa résiliation, elle disposait pour toute cette période d’une créance contractuelle et légale permettant de réclamer le paiement de la rémunération convenue.
A.1.3. La partie appelante devant la juridiction a quo soutient que les dispositions en cause ne sont pas précises et prévisibles, de sorte que l’exigence de légalité n’est pas respectée.
Premièrement, elle souligne que les définitions des notions d’« organisme », de « personne morale de droit public » et d’« entité », qui déterminent le champ d’application de l’article 15bis du décret du 12 février 2004, ne sont pas mutuellement exclusives, ce qui entraîne une grande incertitude. La partie appelante devant la juridiction a quo se réfère à cet égard à l’avis de la section de législation du Conseil d’État. Selon elle, la question de la précision de ces notions n’a pas été examinée par la Cour dans son arrêt n° 85/2020 du 18 juin 2020
(ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.085). De plus, elle estime que l’incertitude quant au champ d’application du plafond de rémunération trouve une autre illustration à l’article 3, § 3, du décret du 12 février 2004, dont la formulation est ambiguë.
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Deuxièmement, elle souligne que le plafond de rémunération ne s’applique pas à tous les gestionnaires. Elle observe que ce plafond ne s’applique ni aux gestionnaires des personnes morales qui ont la forme d’une association sans but lucratif (article 3, § 4, du décret du 12 février 2004), ni aux gestionnaires qui bénéficient d’une dérogation accordée par le Gouvernement wallon (article 3, § 7, alinéa 2, 2°, du décret du 12 février 2004). Ensuite, elle souligne qu’en fonction de la réalité économique, l’application du plafond de rémunération soit peut être exclue (article 3, § 7, alinéa 2, 1°, du décret du 12 février 2004), soit peut être tempérée par la réalisation préalable d’une étude comparative de rémunérations (article 3, § 7, alinéa 3, du décret du 12 février 2004). Enfin, elle relève que, bien que le plafond de rémunération s’applique aussi aux membres du personnel autres que le gestionnaire, une exception est toutefois prévue pour les médecins hospitaliers et les praticiens de l’art dentaire (article 15bis, § 3, dernier alinéa, du décret du 12 février 2004). Selon elle, plusieurs exceptions ne sont pas justifiées : (1) l’exclusion des associations sans but lucratif ne fait l’objet d’aucune justification, tout en faisant aussi naître le risque que le plafond de rémunération soit contourné; (2) l’exclusion des médecins hospitaliers et des praticiens de l’art dentaire n’est pas justifiée dans les travaux préparatoires; (3) en vertu de l’article 3, § 7, alinéa 2, 1°, l’application du plafond est exclue en cas de prise de participation temporaire pour aider au développement d’une entreprise, alors que l’aide peut s’étaler dans le temps et qu’un même gestionnaire peut faire une carrière au long cours à travers diverses participations temporaires et (4) la faculté de dérogation reconnue au Gouvernement wallon n’est pas justifiée. Selon la partie appelante devant la juridiction a quo, les exceptions et tempéraments précités démontrent que les dispositions en cause ne fixent pas une stratégie claire et efficace pour atteindre l’objectif poursuivi. De plus, ils attestent du fait qu’une rémunération supérieure au plafond peut être justifiée pour une tâche de direction générale. Enfin, elle souligne que, pour les gestionnaires auxquels le plafond de rémunération s’applique, les dispositions en cause entraînent une présomption irréfragable de contrariété aux objectifs de transparence, de moralité publique et de bonne gestion des fonds publics, sans qu’aucune voie de recours leur permette d’établir in concreto la pertinence de leur rémunération.
Troisièmement, elle insiste sur l’imprécision de la faculté de dérogation prévue à l’article 3, § 7, alinéa 2, 2°, du décret du 12 février 2004. D’une part, elle souligne qu’en ce qui concerne le champ d’application, le litige au fond témoigne de cette imprécision : alors que le Gouvernement wallon s’est considéré valablement saisi de la demande de dérogation introduite par la SA « Liège Airport » et y a répondu par une décision de refus, l’Auditorat général du travail a considéré que la SA « Liège Airport », dès lors qu’elle est nommément reprise dans la liste fixée à l’article 3, § 1er, ne relève pas du champ d’application de l’article 3, § 7. Selon la partie appelante devant la juridiction a quo, contrairement à ce que la juridiction a quo a jugé en suivant l’avis de l’Auditorat général du travail, la SA « Liège Airport » relève du champ d’application de l’article 3, § 7, en sa qualité d’entité dans laquelle un organisme visé à l’article 3, § 1er, – à savoir la Société wallonne des Aéroports – détient une participation qualifiée. D’autre part, elle relève que la compétence discrétionnaire du Gouvernement wallon d’octroyer ou non une dérogation n’est encadrée par aucun critère.
A.1.4. La partie appelante devant la juridiction a quo fait ensuite valoir que la mesure en cause est disproportionnée. Elle souligne que les dispositions en cause l’ont privée, de manière automatique, de 43 % de sa rémunération, sans négociation entre les parties, sans aménagement des responsabilités, sans aucune forme d’indemnisation et sans recours possible. Selon elle, il est incompréhensible que certains gestionnaires soient ainsi privés de leur rémunération, alors que d’autres gestionnaires bénéficient des exceptions et tempéraments précités.
En ce qui concerne la question de savoir si toute restriction au droit de propriété requiert une indemnisation, elle estime que la distinction établie en droit immobilier entre expropriation et servitude légale d’utilité publique ne semble pas transposable en l’espèce.
A.1.5. La partie appelante devant la juridiction a quo fait aussi valoir qu’il est inexact de soutenir que le décret du 29 mars 2018, en ce qu’il prévoit l’application du plafond de rémunération aux contrats en cours et déroge ainsi aux règles générales du droit transitoire, mettrait fin à un régime temporaire. Selon elle, rien n’indique que le régime antérieur, issu du décret de la Région wallonne du 24 novembre 2016 « modifiant le décret du 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et le décret du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public » (ci-après : le décret du 24 novembre 2016), était conçu comme un régime temporaire.
A.1.6. Selon la partie appelante devant la juridiction a quo, dans l’interprétation selon laquelle elles entraînent la privation automatique d’une fraction de la rémunération convenue, sans aucune forme
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d’indemnisation, ni de recours utile permettant de vérifier si, concrètement, la rémunération convenue heurte ou non les exigences de moralité publique et de bon usage des fonds publics, les dispositions en cause ne sont pas compatibles avec l’article 16 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
Se référant à l’avis de la section de législation du Conseil d’État et à l’explication du ministre-président lors des travaux préparatoires selon laquelle un dialogue de conviction avec l’employeur peut avoir lieu, elle fait valoir que les dispositions en cause peuvent toutefois être interprétées autrement. Dans l’interprétation selon laquelle l’application des dispositions en cause à un gestionnaire qui refuse le plafond de rémunération implique que l’employeur doit payer une indemnité de rupture, les dispositions en cause sont compatibles avec l’article 16 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
A.2.1. La SA « Liège Airport », intimée devant la juridiction a quo, fait valoir que la première question préjudicielle porte en réalité uniquement sur l’article 12, 1°, du décret du 29 mars 2018 en ce qu’il remplace l’article 15bis, § 3, du décret du 12 février 2004. Elle souligne que la seconde question préjudicielle porte sur l’article 15bis, § 3, du décret du 12 février 2004 en ce qu’il s’applique, en vertu de l’article 15bis, § 13, aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur du décret du 29 mars 2018.
A.2.2. En ce qui concerne les griefs de la partie appelante devant la juridiction a quo selon lesquels le champ d’application du décret du 12 février 2004 ne serait ni clair ni cohérent et selon lesquels l’exclusion de certaines catégories de personnes du champ d’application du décret ne serait pas justifiée, la SA « Liège Airport » fait tout d’abord valoir que ces griefs sont partiellement étrangers aux questions préjudicielles présentement examinées. En particulier, elle souligne que la Cour n’est pas interrogée sur le respect du principe d’égalité et de non-
discrimination.
Ensuite, la SA « Liège Airport » expose qu’elle est visée à l’article 3, § 1er, 28°, du décret du 12 février 2004
et qu’elle relève à ce titre du champ d’application des articles 1er à 16, 18, 18bis et 19 de ce décret. Comme la juridiction a quo l’a jugé et comme les travaux préparatoires le confirment, elle ne saurait être visée une seconde fois à l’article 3, § 7, de ce décret, de sorte que les mesures dérogatoires prévues par cette disposition ne lui sont pas applicables.
En outre, elle soutient que les diverses exceptions et la faculté de dérogation sont justifiées : (1) l’exception applicable aux associations sans but lucratif, qui ne se limite pas à la règle du plafond de rémunération, est justifiée par l’absence de but de lucre; (2) l’exception en faveur des médecins hospitaliers et de certains autres professionnels des soins de santé se justifie en raison de leur expertise spécifique et de la rareté de leurs compétences; (3) l’exception prévue à l’article 3, § 7, alinéa 2, 1°, du décret du 12 février 2004 s’explique par le caractère temporaire de l’affectation de deniers publics aux entreprises concernées et (4) la compétence discrétionnaire reconnue au Gouvernement wallon d’octroyer une dérogation aux entreprises visées à l’article 3, § 7, du décret du 12 février 2004, dont l’exercice doit être motivé, est justifiée par un critère pertinent, ainsi que cela ressort de l’arrêt de la Cour n° 85/2020, précité. Enfin, la SA « Liège Airport » souligne que l’étude comparative de rémunérations visée à l’article 3, § 7, alinéa 3, du décret du 12 février 2004 tend à déterminer la rémunération adéquate, sans que celle-ci puisse dépasser le plafond de rémunération.
A.2.3. La SA « Liège Airport » fait valoir que, bien que cela soit anticipé dans le libellé de la première question préjudicielle, il faut en premier lieu examiner si l’on a affaire à un « bien » au sens de l’article 1er du Premier Protocole additionnel. Selon elle, tel n’est pas le cas. Se référant à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle souligne que cette disposition conventionnelle ne crée pas un droit à acquérir des biens et ne s’applique aux revenus futurs que si ceux-ci ont déjà été gagnés ou font l’objet d’une créance certaine. Elle relève que, si un « bien » peut être constitué par une « espérance légitime », cela nécessite de jouir d’un droit sanctionnable, qui se fonde sur une disposition juridique ou un acte juridique tel qu’une décision judiciaire. Selon elle, un revenu futur ne remplit pas cette exigence. Elle en conclut que la rémunération convenue relative à des prestations futures ne relève pas du champ d’application de l’article 1er du Premier Protocole additionnel. Selon elle, les dispositions en cause n’entraînent pas une ingérence dans le droit de propriété.
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A.2.4. À titre subsidiaire, la SA « Liège Airport » soutient que, à supposer que la mesure en cause entraîne une ingérence dans le droit de propriété, cette ingérence satisfait aux exigences de légalité, de légitimité et de proportionnalité.
Premièrement, elle fait valoir que la mesure en cause satisfait à l’exigence de légalité, dès lors qu’elle est prévue par une disposition décrétale. Elle relève que, pour les entreprises qui sont expressément visées à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004, l’applicabilité du décret n’entraîne aucune difficulté. Par ailleurs, elle souligne que les exceptions et la faculté de dérogation n’aboutissent pas nécessairement à l’octroi d’une rémunération supérieure au plafond. Sur la base de l’argumentation qui précède, elle soutient que ces exceptions et cette faculté de dérogation sont clairement définies et reposent sur des critères pertinents.
Deuxièmement, se référant aux travaux préparatoires et au rapport de la Commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner la transparence et le fonctionnement du groupe « Publifin », elle fait valoir que le plafond de rémunération en cause poursuit des objectifs d’intérêt général, à savoir le bon usage des deniers publics et la bonne gouvernance.
Troisièmement, elle fait valoir que le législateur décrétal, qui dispose en la matière d’un large pouvoir d’appréciation, a ménagé un juste équilibre entre les divers intérêts en présence. Elle relève que le plafond de rémunération a été rendu applicable à tous les dirigeants d’entreprises concernés, pour éviter que ce plafond puisse être contourné et pour que le principe d’égalité et de non-discrimination soit respecté. Elle fait valoir que s’il n’avait pas été rendu applicable aux contrats en cours, le plafond de rémunération n’aurait fait ressentir ses effets qu’au moment où une proportion significative de gestionnaires aurait été renouvelée, ce qui aurait compromis l’objectif poursuivi par le législateur décrétal. Elle souligne que le plafond de rémunération n’est ni trop élevé (ce qui aurait compromis l’objectif de restaurer la confiance du citoyen), ni trop bas (ce qui aurait compromis la capacité des organismes concernés à se doter de dirigeants disposant des compétences nécessaires). Elle observe que l’article 15bis, § 3, du décret du 12 février 2004 exclut certains éléments du montant plafonné. En outre, selon elle, il n’y avait pas lieu de permettre au juge d’effectuer une mise en balance des intérêts en présence, dès lors que cette mise en balance a été effectuée par le législateur décrétal lui-même. Elle ajoute que, contrairement au postulat sur lequel repose le libellé de la première question préjudicielle, la mesure en cause n’entraîne pas nécessairement une réduction de 40 % de la rémunération et qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur des cas individuels. Enfin, en ce qui concerne la référence dans les travaux préparatoires à la possibilité d’un dialogue de conviction avec l’employeur, elle souligne que les travaux préparatoires ne peuvent pas imposer des conditions supplémentaires à celles prévues par le décret et qu’un éventuel dialogue de conviction ne saurait aboutir à un compromis contraire au plafond de rémunération. Selon la SA « Liège Airport », si la partie appelante devant la juridiction a quo estimait que l’application du plafond de rémunération constituait une modification unilatérale d’une condition essentielle du contrat de travail, il lui appartenait de constater un acte équipollent à rupture et de réclamer une indemnité, ce qui n’a pas été le cas.
A.3.1. Le Gouvernement wallon fait valoir que le libellé de la première question préjudicielle laisse penser que les dispositions en cause priveraient tous les administrateurs et gestionnaires wallons de 40 % de leur rémunération, alors que la hauteur de cette prétendue privation concerne uniquement la situation de la partie appelante devant la juridiction a quo. Selon lui, cette question repose donc sur une erreur d’interprétation par la juridiction a quo. Il souligne également que la Cour n’est pas compétente pour se prononcer sur l’application d’une norme législative à une situation spécifique. Il en conclut que la première question préjudicielle n’appelle pas de réponse.
A.3.2.1. En ce qui concerne la seconde question préjudicielle, le Gouvernement wallon fait valoir que la rémunération future qui est affectée par les dispositions en cause ne constitue pas un « bien » protégé par l’article 1er du Premier Protocole additionnel et par l’article 16 de la Constitution, de sorte que ces dispositions ne sont pas applicables en l’espèce. Tout d’abord, il estime que la créance de rémunération future dont les gestionnaires et administrateurs concernés auraient pu bénéficier si les dispositions en cause n’avaient pas été adoptées ne repose pas sur une base suffisante en droit interne. Dès lors qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qu’un revenu futur ne peut être considéré comme un « bien » que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine, un travailleur n’a pas un droit certain à l’égard d’un revenu qu’il n’a pas encore acquis et pour lequel il n’a accompli aucune prestation. Ensuite, il relève que la notion d’« espérance légitime » ne s’applique pas à une créance établie qui n’a pas pu aboutir en raison d’une intervention législative prévisible. Or, selon lui, le premier régime de plafonnement de la rémunération, qui avait été introduit par le décret
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du 24 novembre 2016 et qui n’était pas applicable aux contrats en cours, annonçait le second régime, qui a été introduit par les dispositions en cause et qui s’applique aux contrats en cours. Il en conclut que cette intervention législative était donc prévisible.
A.3.2.2. À titre subsidiaire, le Gouvernement wallon fait valoir qu’une éventuelle ingérence dans le droit de propriété est justifiée.
Premièrement, il observe que l’exigence de légalité est respectée, dès lors que la mesure en cause est prévue par une disposition décrétale. Se référant à l’avis de la section de législation du Conseil d’État portant sur la version originaire du décret du 12 février 2004 et à l’arrêt de la Cour n° 85/2020, précité, il fait valoir que le champ d’application du décret est clair et garantit la sécurité juridique. Ensuite, il observe que les exceptions prévues pour les associations sans but lucratif et pour les médecins sont claires et précises. Se référant aux travaux préparatoires et au fait que la section de législation du Conseil d’État n’a émis aucune observation à cet égard, il fait valoir que la faculté de dérogation répond aux exigences de clarté et de prévisibilité. Il ajoute que la décision du Gouvernement wallon octroyant ou refusant une dérogation doit être formellement motivée et doit reposer sur des motifs exacts, pertinents et admissibles. Il conclut que les dispositions en cause sont claires et précises et que les critiques de la partie appelante devant la juridiction a quo sont en réalité des critiques d’opportunité, dont la Cour ne peut pas connaître.
Deuxièmement, il souligne que la mesure en cause poursuit un objectif de bonne gouvernance et de transparence afin de restaurer la confiance des citoyens, ce qui constitue un objectif d’intérêt général.
Troisièmement, il fait valoir que la mesure en cause est proportionnée. Il observe que le plafond de 245 000 euros indexable est élevé. Selon lui, l’instauration d’un plafond supérieur ou l’octroi d’une indemnité auraient compromis la réalisation de l’objectif poursuivi par le législateur décrétal. À cet égard, il fait valoir que le fait d’imposer des restrictions au droit de propriété n’entraîne pas une obligation d’indemnisation.
Quant aux dépens
A.4. La SA « Liège Airport » demande que la partie appelante devant la juridiction a quo soit condamnée aux dépens.
-B-
Quant aux dispositions en cause
B.1.1. Le décret de la Région wallonne du 29 mars 2018 « modifiant les décrets des 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons » (ci-après : le décret du 29 mars 2018) « traduit […] les recommandations formulées par le rapport de la Commission d’enquête parlementaire chargée d’examiner la transparence et le fonctionnement du Groupe PUBLIFIN du 6 juillet 2017 » (Doc. parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 1051/1, p. 3).
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Le décret du 29 mars 2018 a été publié au Moniteur belge du 14 mai 2018. À défaut de disposition contraire, ce décret est entré en vigueur le 24 mai 2018, en vertu de l’article 56 de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles.
B.1.2. Tel qu’il a été remplacé par l’article 12, 1°, du décret du 29 mars 2018, l’article 15bis, § 3, du décret de la Région wallonne du 12 février 2004 « relatif au statut de l’administrateur public » (ci-après : le décret du 12 février 2004) prévoit un plafond de rémunération annuelle de 245 000 euros bruts (à indexer), qui est applicable aux personnes exerçant la fonction de gestionnaire au sein, entre autres, des personnes morales énumérées à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004. L’article 15bis, § 3, dispose :
« Le plafond de rémunération du gestionnaire d’un organisme est de 245 000,00 euros bruts annuel.
Le plafond de rémunération de 245 000,00 euros bruts annuel est indexé le 1er janvier de chaque année par application de la formule suivante : le plafond de rémunération est égal à 245 000,00 euros multiplié par l’indice des prix à la consommation de décembre (base 2004) et divisé par 121,66 (indice des prix à la consommation de décembre 2012, base 2004).
Le montant annuel de la rémunération est obtenu en additionnant toutes les sommes en espèces et tous les avantages évaluables en argent dont le gestionnaire bénéficie en contrepartie ou à l’occasion de son mandat.
Par dérogation à l’alinéa 3, sont exclus de la rémunération :
1° les montants perçus en remboursement de frais exposés pour le compte de l’organisme, s’ils sont fixés dans le respect des dispositions fiscales applicables;
2° les avantages de toute nature découlant de l’utilisation privée d’outils de travail y compris un téléphone portable, un ordinateur portable, l’éventuelle voiture mise à disposition si les règles fiscales sont appliquées;
3° les primes d’assurance responsabilité civile, défense en justice et celles visant à offrir une couverture des frais exposés en raison de l’état de santé du gestionnaire prises en charge par l’employeur;
4° pour le personnel contractuel, les plans de pension complémentaire à contribution définie dont le pourcentage et les conditions sont identiquement applicables à l’ensemble du personnel de l’organisme.
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Concernant l’alinéa 4, 2°, les outils de travail sont restitués par le gestionnaire à l’échéance de la relation de travail.
L’organisme peut allouer au gestionnaire les éléments suivants :
1° seuls les plans de pension complémentaire à contribution définie, portant sur le paiement d’une cotisation patronale fixe exprimée en un pourcentage de la rémunération durant une période pendant laquelle le gestionnaire est effectivement occupé en cette qualité par l’organisme, sont autorisés;
2° la rémunération variable éventuelle est limitée à vingt pour cent de la rémunération brute annuelle totale.
Le montant annuel brut total de la rémunération variable visée à l’alinéa 6, 2°, est pris en compte dans le calcul du plafond de rémunération visé au paragraphe 3, alinéas 1er et 2.
La rémunération variable visée à l’alinéa 6, 2°, est déterminée en fonction d’objectifs mesurables, de nature financière ou autre, fixés au moins six mois à l’avance.
L’organisme n’alloue pas au gestionnaire :
1° une rémunération sous forme d’action, option sur action ou tout autre produit de nature similaire;
2° en cas de départ volontaire ou consenti du gestionnaire, une prime de départ, quel que soit son nom ou sa nature, en ce compris les libéralités et ce, sans préjudice des indemnités éventuelles dues en vertu d’une clause de non-concurrence;
3° en cas de départ suite à une rupture unilatérale du fait de l’organisme ou en cas de dissolution de cette dernière, toute indemnité de départ autre que celle prévue par la législation applicable à la relation de travail.
En cas d’exercice à temps partiel de la fonction de gestionnaire, le plafond de rémunération est calculé au prorata du régime de travail convenu.
Aucun autre membre du personnel ne peut percevoir une rémunération et des avantages qui dépassent le plafond défini au § 3, alinéa 1er, à l’exception des médecins hospitaliers et des professionnels des soins de santé visés respectivement à l’article 8, alinéa 1er, 4°, et à l’article 9
de la loi coordonnée le 10 juillet 2008 sur les hôpitaux et autres établissements de soins ».
L’article 2, alinéa 1er, 2°, du décret du 12 février 2004 définit le gestionnaire comme étant « toute personne chargée de la gestion journalière, ou agissant au sein de l’organe chargé de la gestion journalière de l’organisme ».
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L’article 2, alinéa 1er, 11°, du décret du 12 février 2004 définit le plafond de rémunération comme étant « le montant annuel brut maximal de la rémunération perçu par le gestionnaire ».
L’article 2, alinéa 1er, 10°, du décret du 12 février 2004 définit la rémunération comme suit :
« le montant annuel brut obtenu en additionnant toutes les sommes en espèces et tous les avantages évaluables en argent dont l’administrateur public ou le gestionnaire bénéficie soit à titre de mandataire au sens du Code de la Fonction publique wallonne, soit dans le cadre d’une relation de travail sous statut salarié, soit à titre d’indépendant.
Il s’agit du montant avant déduction des cotisations sociales personnelles dues en exécution de la législation sociale relative aux travailleurs salariés ou d’un statut légal ou réglementaire excluant les intéressés du champ d’application de la législation sociale.
Par dérogation, sont exclus de la notion de rémunération, pour autant qu’ils soient fixés dans le respect des dispositions fiscales applicables :
a) les montants perçus en remboursement de frais exposés pour le compte de l’organisme;
b) les avantages de toute de nature découlant de l’utilisation privée d’outils de travail, tels que le téléphone portable et l’ordinateur portable, en ce compris l’éventuelle voiture mise à disposition.
Ces outils de travail sont restitués par le bénéficiaire à l’échéance du mandat ou de la relation contractuelle de travail;
c) les primes d’assurance responsabilité civile, défense en justice et celles visant à offrir une couverture des frais exposés en raison de l’état de santé de l’administrateur public ou du gestionnaire prises en charge par l’employeur; ».
B.1.3. En vertu de l’article 15bis, § 13, du décret du 12 février 2004, inséré par l’article 12, 6°, du décret du 29 mars 2018, et des articles 13 et 35 du décret du 29 mars 2018, le plafond de rémunération visé en B.1.2 est applicable aux contrats en cours, et ce, à partir du 1er juillet 2018.
L’article 15bis, § 13, du décret du 12 février 2004, inséré par l’article 12, 6°, du décret du 29 mars 2018, dispose :
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« Les règles prévues au présent article s’appliquent à l’ensemble des actes de désignation des administrateurs publics, des observateurs et des gestionnaires et à l’ensemble des contrats conclus entre l’organisme et le gestionnaire, en ce compris les actes adoptés et les contrats conclus antérieurement ou postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente disposition ».
L’article 13 du décret du 29 mars 2018 abroge l’article 15ter du décret du 12 février 2004, qui prévoyait que le plafond de rémunération qui était prévu à l’article 15bis, § 3, ancien, du décret du 12 février 2004 s’appliquait uniquement aux contrats conclus postérieurement à l’entrée en vigueur dudit article 15ter.
L’article 35 du décret du 29 mars 2018 dispose :
« A compter du 1er juillet 2018, les rémunérations liées à l’exercice des mandats ainsi que les rémunérations liées à l’exercice des fonctions de gestionnaire au sein des organes de gestion seront octroyées conformément aux dispositions de l’article 15bis du décret du 12 février 2004
relatif au statut de l’administrateur public ».
B.1.4. Selon les travaux préparatoires du décret du 29 mars 2018, le plafond de rémunération visé en B.1.2 s’inscrit « dans un souci de transparence et de confiance entre l’entreprise publique et ses usagers » (Doc. parl., Parlement wallon, 2017-2018, n° 1051/1, p. 3) et vise à assurer « la bonne gestion des deniers publics », en ayant égard « aux principes de bonne gouvernance » (ibid., p. 9).
Quant aux questions préjudicielles
B.2. Le litige devant la juridiction a quo concerne l’application du plafond de rémunération visé en B.1.2 au contrat de travail du gestionnaire d’une personne morale qui est expressément visée à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004 et à laquelle, comme l’a jugé la juridiction a quo, la faculté de dérogation prévue à l’article 3, § 7, alinéa 2, 2°, du décret du 12 février 2004 n’est pas applicable, contrat de travail qui était en cours au moment de l’entrée en vigueur des dispositions en cause.
La Cour limite son examen à cette situation.
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B.3. La première question préjudicielle porte sur la compatibilité du décret du 29 mars 2018 avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après : le Premier Protocole additionnel), en ce que ce décret « commande la privation à hauteur de 40 % d’un bien sans juste et préalable indemnité ».
Il ressort de ce qui est dit en B.2 que l’examen de cette question préjudicielle est limité à l’article 12, 1° et 6°, du décret du 29 mars 2018, en ce qu’il remplace le paragraphe 3 de l’article 15bis du décret du 12 février 2004 et insère le paragraphe 13 dans le même article, et aux articles 13 et 35 du décret du 29 mars 2018.
La seconde question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 15bis, §§ 3 et 13, du décret du 12 février 2004, tel qu’il a été modifié par l’article 12, 1° et 6°, du décret du 29 mars 2018, avec l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel, en ce que « l’article 15bis, § 13, précité, impose l’application des règles prévues dans l’article 15bis aux actes adoptés et aux contrats conclus antérieurement à l’entrée en vigueur de cette disposition, et entraîne pour les administrateurs publics dont la rémunération contractuellement convenue avant cette entrée en vigueur dépassait le plafond de rémunération prévu à l’article 15bis, § 3, précité, une réduction de salaire qui peut être significative, et ce sans compensation ».
Il ressort de ce qui est dit en B.2 et de ce que la seconde question préjudicielle porte, entre autres, sur l’article 15bis, § 3, du décret du 12 février 2004, que la référence aux « administrateurs publics », dans le libellé de cette question préjudicielle, constitue manifestement une erreur matérielle. La question préjudicielle doit être comprise comme visant les gestionnaires. Au demeurant, les parties ont toutes compris la question préjudicielle en ce sens.
Eu égard à leur connexité, il y a lieu d’examiner les deux questions préjudicielles conjointement. La réduction de 40 % visée dans la première question préjudicielle doit être comprise comme un exemple de la « réduction de salaire qui peut être significative »
mentionnée dans la seconde question préjudicielle.
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B.4.1. L’article 16 de la Constitution dispose :
« Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière établis par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité ».
B.4.2. L’article 1er du Premier Protocole additionnel dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ».
B.4.3. L’article 1er du Premier Protocole additionnel ayant une portée analogue à celle de l’article 16 de la Constitution, les garanties qu’il contient forment un ensemble indissociable avec celles qui sont inscrites dans cette disposition constitutionnelle, de sorte que la Cour en tient compte lors de son contrôle des dispositions en cause.
B.4.4. L’article 1er du Protocole précité offre une protection non seulement contre l’expropriation ou la privation de propriété (premier alinéa, seconde phrase), mais également contre toute ingérence dans le droit au respect des biens (premier alinéa, première phrase) et contre toute réglementation de l’usage des biens (second alinéa).
B.5. En ce qu’elles fixent un plafond de rémunération applicable à partir du 1er juillet 2018 aux contrats de travail en cours, les dispositions en cause n’entraînent pas une expropriation au sens de l’article 16 de la Constitution.
La Cour doit toutefois examiner si les dispositions en cause sont compatibles avec le droit au respect des biens garanti par l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
B.6. En ce qui concerne la question du champ d’application de l’article 1er du Premier Protocole additionnel et l’aspect de l’existence d’une ingérence dans le droit au respect des
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biens, la Cour européenne des droits de l’homme considère que la notion de « bien » « a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des ‘ droits patrimoniaux ‘ et donc des ‘ biens ’ aux fins de cette disposition » (CEDH, grande chambre, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc.
c. Portugal, ECLI:CE:ECHR:2007:0111JUD007304901, § 63; dans le même sens, voy.
CEDH, grande chambre, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005308013, § 73; grande chambre, 7 juin 2012, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2012:0607JUD003843309, § 171).
L’article 1er du Premier Protocole additionnel « ne vaut que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir » (CEDH, grande chambre, 25 septembre 2018, Denisov c. Ukraine, ECLI:CE:ECHR:2018:0925JUD007663911, § 137). Un « revenu futur ne peut ainsi être qualifié de ‘ bien ’ que s’il a déjà été gagné ou s’il fait l’objet d’une créance certaine »
(ibid. ; dans le même sens, voy. CEDH, grande chambre, 7 juin 2012, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2012:0607JUD003843309, § 172; grande chambre, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, ECLI:CE:ECHR:2007:0111JUD007304901, § 64; 21 juillet 2016, Mamatas e.a. c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2016:0721JUD006306614, § 86; 19 juin 2008, Ichtigiaroglou c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2008:0619JUD001204506, § 50; décision, 6 septembre 2022, Marinovski c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2022:0906DEC007881516, § 18; décision, 8 mars 2016, Bayar c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2016:0308DEC003721004, § 24; décision, 24 janvier 2006, Kurtulmuş c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2006:0124DEC006550001; décision, 27 mai 2004, Yavuz c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2004:0527DEC006991201; décision, 28 septembre 2000, Kurak et Temelli c. Turquie, ECLI:CE:ECHR:2000:0928DEC005100199, § 2; décision, 14 mars 2000, de Diego Nafria c. Espagne, ECLI:CE:ECHR:2000:0314DEC004683399).
L’article 1er du Premier Protocole additionnel « ne confère pas de droit à continuer à percevoir un salaire d’un montant spécifique » (CEDH, décision, 6 décembre 2011, Mihăieş c. Roumanie, ECLI:CE:ECHR:2011:1206DEC004423211, § 14; dans le même sens, voy. CEDH, décision, 15 octobre 2013, Savickas e.a. c. Lituanie, ECLI:CE:ECHR:2013:1015DEC006636509, § 91;
décision, 7 mai 2013, Koufaki et Adedy c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2013:0507DEC005766512, § 33).
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Cela étant, « dans certaines circonstances, l’‘ espérance légitime ’ d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection » de l’article 1er du Premier Protocole additionnel (CEDH, grande chambre, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005308013, § 74; grande chambre, 7 juin 2012, Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie, ECLI:CE:ECHR:2012:0607JUD003843309, § 173;
grande chambre, 11 janvier 2007, Anheuser-Busch Inc. c. Portugal, ECLI:CE:ECHR:2007:0111JUD007304901, § 65). Une « espérance légitime doit être plus concrète qu’un simple espoir et se fonder sur une disposition juridique ou un acte juridique tel qu’une décision judiciaire » (CEDH, grande chambre, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005308013, § 75). Pour pouvoir faire reconnaître un bien constitué par une espérance légitime, il faut jouir d’un droit sanctionnable qui doit véritablement constituer un intérêt patrimonial substantiel suffisamment établi au regard du droit national (ibid., § 79).
B.7. Étant donné que, dans la situation telle qu’elle se présente dans l’affaire soumise à la juridiction a quo, au moment de l’entrée en vigueur des dispositions en cause, le gestionnaire avait un contrat de travail conclu avec une personne morale énumérée à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004, et dans lequel il a été convenu d’une rémunération pour certaines prestations de travail, ce gestionnaire pouvait avoir l’espérance légitime de percevoir à tout le moins dans un avenir proche cette rémunération en échange des prestations de travail déjà convenues. Dans cette mesure, les dispositions en cause, qui introduisent un plafond légal à la rémunération que le gestionnaire concerné perçoit pour ses prestations, relèvent du champ d’application de l’article 1er du Premier Protocole additionnel (comparer CEDH, décision, 7 mai 2013, Koufaki et Adedy c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2013:0507DEC005766512, § 34;
24 septembre 2002, Posti et Rakho c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2002:0924JUD002782495, § 76; 16 novembre 2004, Bruncrona c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2004:1116JUD004167398, § 79).
B.8. Une ingérence dans le droit au respect des biens est justifiée si elle est prévue par une base juridique suffisamment accessible, précise et prévisible (CEDH, 21 juillet 2016, Mamatas e.a. c. Grèce, ECLI:CE:ECHR:2016:0721JUD006306614, § 98; 14 mai 2013, N.K.M.
c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2013:0514JUD006652911, § 48), si elle poursuit un intérêt public ou général légitime (CEDH, grande chambre, 13 décembre 2016, Béláné Nagy c. Hongrie,
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ECLI:CE:ECHR:2016:1213JUD005308013, § 113) et si elle est raisonnablement proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire si elle ne rompt pas le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et celles de la protection de ce droit (ibid., § 115).
B.9. En ce qui concerne la condition selon laquelle l’ingérence doit être prévue par une base juridique suffisamment accessible, précise et prévisible, il suffit, en l’espèce, de constater que l’application du plafond de rémunération visé en B.1.2 aux contrats de travail en cours des gestionnaires des personnes morales expressément visées à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004 est prévue de façon suffisamment claire et précise par les dispositions en cause, lues en combinaison avec l’article 3, § 1er, précité.
B.10. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.1.4 que les dispositions en cause poursuivent un objectif d’intérêt général légitime, à savoir le renforcement de la confiance entre l’autorité publique et le citoyen et la garantie de la bonne gouvernance et de la bonne gestion des deniers publics.
B.11. Bien que l’introduction du plafond de rémunération visé en B.1.2 puisse entraîner une réduction significative de la rémunération contractuellement convenue, notamment lorsque cette rémunération contractuellement convenue est substantiellement plus élevée que le montant qui est introduit comme plafond de rémunération, le plafond de rémunération en lui-
même, eu égard à sa hauteur, ne produit pas des effets disproportionnés.
La Cour doit toutefois encore examiner si les dispositions en cause ne produisent pas des effets disproportionnés, en ce que le plafond de rémunération s’applique aux contrats en cours.
B.12. Comme il est dit en B.1.3, l’article 15bis, § 13, du décret du 12 février 2004, inséré par l’article 12 du décret du 29 mars 2018, dispose que les règles prévues au présent article s’appliquent à l’ensemble des actes de désignation des administrateurs publics, des observateurs et des gestionnaires et à l’ensemble des contrats conclus entre l’organisme et le gestionnaire, en ce compris les actes adoptés et les contrats conclus antérieurement ou postérieurement à l’entrée en vigueur de la présente disposition.
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Les dispositions en cause ont donc pour effet qu’un gestionnaire qui, comme c’est le cas dans l’affaire soumise à la juridiction a quo, au moment de l’entrée en vigueur de ces dispositions, a un contrat de travail conclu avec une personne morale énumérée à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004, et dans lequel il a été convenu d’une rémunération qui est supérieure au plafond de rémunération, voit sa rémunération réduite à partir du 1er juillet 2018
jusqu’au montant mentionné comme plafond de rémunération. Dans la situation qui est en cause dans le litige soumis à la juridiction a quo, il s’agit d’une réduction à concurrence de plus de 40 %.
B.13. En ce qui concerne les contrats de travail en cours qui prévoient une rémunération supérieure au plafond de rémunération et auxquels les parties n’apportent pas d’un commun accord une modification visant à ce que la rémunération contractuellement convenue respecte ce plafond à partir du 1er juillet 2018, les dispositions en cause s’opposent à ce que, à partir de cette date, l’employeur paye au gestionnaire la partie de la rémunération qui excède le plafond.
Les dispositions en cause ne déterminent pas en elles-mêmes la manière dont le contrat de travail peut, le cas échéant, prendre fin dans une telle situation.
B.14.1. En vertu des principes généraux du droit transitoire en matière de conventions, l’ancienne loi demeure applicable aux conventions conclues avant la date d’entrée en vigueur de la nouvelle loi, à moins que la nouvelle loi soit d’ordre public ou impérative ou prévoie expressément qu’elle s’applique aux conventions en cours (Cass., 4 février 2021, C.20.0399.F, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20210204.1F.2; Cass., 24 juin 2019, C.15.0328.F, ECLI:BE:CASS:2019:ARR.20190624.2).
Il appartient toutefois à la Cour d’examiner si l’entrée en vigueur d’une nouvelle disposition législative selon ces principes généraux est compatible avec les normes de contrôle mentionnées dans la question préjudicielle.
B.14.2. Il appartient en principe au législateur compétent, lorsqu’il décide d’introduire une nouvelle réglementation, d’estimer s’il est nécessaire ou opportun d’assortir celle-ci de dispositions transitoires. La Cour ne pourrait censurer ce choix que si le régime transitoire ou son absence est dénué de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au
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principe de la confiance légitime. Tel est le cas lorsqu’il est porté atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie déterminée de justiciables sans qu’un motif impérieux d’intérêt général puisse justifier l’absence d’un régime transitoire établi à leur profit. Le principe de confiance est étroitement lié au principe de la sécurité juridique, qui interdit au législateur de porter atteinte, sans justification objective et raisonnable, à l’intérêt que possèdent les justiciables d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
B.14.3. La sécurité juridique et l’autonomie de la volonté des parties contractantes supposent en principe que les lois nouvelles qui apportent des modifications concernant les éléments essentiels du contrat, comme l’indemnité ou la rémunération, ne s’appliquent pas aux contrats en cours, mais uniquement aux contrats qui sont conclus postérieurement à la publication de la loi nouvelle. Si le législateur y déroge, à la lumière de l’article 1er du Premier Protocole additionnel, il doit veiller à respecter les principes mentionnés en B.14.2 et, partant, à ne pas porter atteinte aux attentes légitimes d’une catégorie de parties contractantes sans qu’un motif impérieux d’intérêt général puisse justifier l’absence d’un régime transitoire.
B.14.4. Les contrats entre un gestionnaire et une personne morale visée à l’article 3, § 1er, du décret du 12 février 2004 qui, comme c’est le cas dans l’affaire soumise à la juridiction a quo, ont été conclus antérieurement à la publication des dispositions en cause, n’étaient pas soumis à un plafond de rémunération, de sorte qu’il pouvait être convenu d’une rémunération qui soit substantiellement supérieure aux montants mentionnés dans ces décrets et que les parties contractantes pouvaient considérer que cette rémunération resterait inchangée. Le montant de la rémunération est l’un des éléments essentiels sur lequel un travailleur aligne son comportement en décidant de contracter ou non.
L’objectif mentionné en B.10 peut certes justifier le principe d’un plafond de rémunération, mais il ne justifie en revanche pas le fait que, par une période transitoire de seulement un mois et demi, il soit touché à un des éléments fondamentaux de contrats de travail de droit privé en cours.
B.15. En ce qu’ils ne prévoient pas de mesures transitoires raisonnables, l’article 15bis, §§ 3 et 13, du décret du 12 février 2004, modifié par l’article 12, 1° et 6°, du décret du 29 mars
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2018, et les articles 13 et 35 du décret du 29 mars 2018 ne sont pas compatibles avec l’article 16
de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel.
Quant aux dépens
B.16.1. La SA « Liège Airport » demande que la partie appelante devant la juridiction a quo soit condamnée aux dépens.
B.16.2. Aucune disposition de loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle ne prévoit qu’une partie à une procédure préjudicielle puisse être condamnée à des dépens.
Par conséquent, il y a lieu de rejeter la demande de condamnation aux dépens.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
En ce qu’ils ne prévoient pas de mesures transitoires raisonnables, l’article 15bis, §§ 3 et 13, du décret de la Région wallonne du 12 février 2004 « relatif au statut de l’administrateur public », modifié par l’article 12, 1° et 6°, du décret de la Région wallonne du 29 mars 2018
« modifiant les décrets des 12 février 2004 relatif au statut de l’administrateur public et du 12 février 2004 relatif aux commissaires du Gouvernement et aux missions de contrôle des réviseurs au sein des organismes d’intérêt public, visant à renforcer la gouvernance et l’éthique au sein des organismes wallons », et les articles 13 et 35 du décret du 29 mars 2018 précité violent l’article 16 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 octobre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul