Cour constitutionnelle
Arrêt n° 134/2023
du 19 octobre 2023
Numéro du rôle : 7876
En cause : le recours en annulation partielle des articles 46 et 131 de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001
relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 », introduit par l’ASBL « Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Ecologique » et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 19 octobre 2022 et parvenue au greffe le 20 octobre 2022, un recours en annulation partielle des articles 46 et 131
de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 » (publiée au Moniteur belge du 20 avril 2022) a été introduit par l’ASBL « Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Ecologique », l’ASBL « Association pour la Reconnaissance de l’ElectroHyperSensibilité »,
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Colette Devillers, Marie Demortier et Martine Grynberg, assistées et représentées par Me D. Brusselmans, avocat au barreau du Brabant wallon.
Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, assisté et représenté par Me F. Vlassembrouck et Me Y. Laghmiche, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse et le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 14 juin 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs K. Jadin et D. Pieters, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 28 juin 2023 et l’affaire mise en délibéré.
À la suite de la demande des parties requérantes à être entendues, la Cour, par ordonnance du 28 juin 2023, a fixé l'audience au 20 septembre 2023.
À l'audience publique du 20 septembre 2023 :
- ont comparu :
. Me D. Brusselmans, pour les parties requérantes;
. Me Y. Laghmiche, pour le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale;
- les juges-rapporteurs K. Jadin et D. Pieters ont fait rapport;
- les avocats précités ont été entendus;
- l'affaire a été mise en délibéré.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à l’intérêt à demander l’annulation des dispositions législatives attaquées
A.1.1. Afin de démontrer son intérêt à demander l’annulation de l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 19 juillet 2001 « relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-après : l’ordonnance du 19 juillet 2001), inséré par l’article 46 de l’ordonnance du 17 mars 2022 « modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de
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Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 » (ci-après : l’ordonnance du 17 mars 2022), ainsi que l’annulation de l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 « relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale » (ci-après : l’ordonnance du 1er avril 2004), inséré par l’article 131
de l’ordonnance du 17 mars 2022, l’association sans but lucratif « Groupe de Réflexion et d’Action Pour une Politique Ecologique » expose qu’elle a déjà exprimé publiquement, et de diverses manières, sa méfiance à l’égard des « compteurs intelligents » dont il est question dans les dispositions précitées. La première association requérante ajoute que ces dispositions affectent la « véritable politique écologique » qu’elle a pour but statutaire de promouvoir.
A.1.2. Afin de démontrer son intérêt à demander l’annulation des dispositions législatives précitées, l’association sans but lucratif « Association pour la Reconnaissance de l’ElectroHyperSensibilité » relève que ses statuts indiquent qu’elle a explicitement pour but de faire reconnaître dans la loi la pollution électromagnétique que causent entre autres les compteurs intelligents d’énergie dont il est question dans les dispositions attaquées.
La deuxième association requérante souligne aussi qu’elle est membre d’un collectif d’associations qui a été fondé par la première association requérante afin de contester devant la Cour les règles législatives wallonnes et bruxelloises autorisant l’installation de tels compteurs.
A.1.3. Colette Devillers, Marie Demortier et Martine Grynberg exposent, de leur côté, qu’elles résident en région bruxelloise dans un immeuble raccordé au réseau de distribution d’électricité, qu’un médecin a attesté qu’elles souffraient de l’exposition aux champs électromagnétiques émis par divers appareils et que ce médecin leur a recommandé d’éviter cette exposition. Elles estiment justifier de l’intérêt requis pour demander l’annulation des dispositions législatives attaquées, puisque l’installation d’un compteur intelligent à leur domicile en application de ces dispositions accroîtra leur exposition aux champs électromagnétiques.
A.1.4. Toutes les parties requérantes observent que les dispositions attaquées n’énoncent aucune règle particulière au profit des personnes électrosensibles, qui doivent pourtant être protégées contre les champs électromagnétiques émis par les compteurs intelligents.
Elles relèvent que, dix mois après l’entrée en vigueur de ces dispositions, le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale n’a pas encore pris le moindre arrêté d’exécution de ces dispositions en vue de protéger ces personnes.
A.2. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale estime que les parties requérantes n’ont pas intérêt à demander l’annulation des dispositions législatives attaquées.
Il expose que ces dispositions n’affectent pas directement et défavorablement leur situation. Il relève, d’abord, qu’elles habilitent le Gouvernement à prendre des arrêtés à portée réglementaire en vue de garantir le droit à la santé des personnes dites électrosensibles. Le Gouvernement souligne ensuite que les griefs exposés dans la requête concernent en réalité des arrêtés qu’il n’a pas encore pris, et que ce sont ces arrêtés-là qui affecteront la situation des parties requérantes. Il ajoute qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la constitutionnalité de dispositions dépourvues de valeur législative ou de considérer, sans indication en ce sens, que le Gouvernement adoptera, en exécution des habilitations précitées, des règles incompatibles avec la Constitution.
Quant au moyen
A.3. Les parties requérantes allèguent, en premier lieu, que l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 ainsi que l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 violent les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que ces dispositions législatives ne confèrent le droit d’exiger l’installation d’un compteur qui n’émet pas d’ondes électromagnétiques qu’aux personnes qui prouvent leur électrosensibilité.
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Les parties requérantes soulignent que les ondes électromagnétiques émises par les compteurs intelligents sont aussi néfastes pour la santé des personnes qui ne sont pas électrosensibles.
A.4.1. Les parties requérantes allèguent, en deuxième lieu, que l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 ainsi que l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 violent l’article 23, alinéas 2 et 3, 4°, de la Constitution, en ce que ces dispositions législatives réduisent le degré de protection offert aux personnes électrosensibles par la législation applicable, parce qu’elles ne garantissent pas la protection de la santé de ces personnes contre les ondes électromagnétiques qui sont émises par les compteurs intelligents.
Les parties requérantes exposent que seuls les compteurs électromécaniques ne posent pas de problème sanitaire aux personnes électrosensibles. À propos du risque sanitaire que font courir les compteurs intelligents, les parties requérantes citent les conclusions d’une étude menée il y a environ dix ans en région bruxelloise, qui incitent à la prudence.
Les parties requérantes rappellent que, par l’arrêt n° 162/2020 du 17 décembre 2020
(ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.162), la Cour a annulé une disposition de l’ordonnance du 19 juillet 2001 et une disposition de l’ordonnance du 1er avril 2004 parce que ces dispositions réglaient l’installation des compteurs intelligents sans instaurer un « régime adéquat » pour les personnes électrosensibles.
Les parties requérantes soutiennent que l’article 26octies, § 6, alinéa 2, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 et l’article 20octiesdecies, § 4, alinéa 2, de l’ordonnance du 1er avril 2004 ne prévoient pas non plus de « régime adéquat » pour ces personnes. Elles observent non seulement que ces deux dispositions législatives n’indiquent pas la manière dont ces personnes pourront prouver la réalité du danger que les compteurs intelligents représentent pour elles, mais aussi que ces mêmes dispositions ne précisent pas la solution technologique qui sera proposée à ces personnes pour les protéger des ondes électromagnétiques émises par ces compteurs.
A.4.2. Les parties requérantes ajoutent que les dispositions législatives attaquées réduisent le degré de protection de l’environnement pour l’ensemble des utilisateurs du réseau de distribution d’énergie auquel sont reliés des compteurs intelligents, dès lors que les ondes émises par ces appareils ne sont pas seulement néfastes pour les personnes électrosensibles.
A.4.3. Les parties requérantes déduisent ensuite de diverses sources que les compteurs numériques restent néfastes pour la santé même lorsque la « fonction communicante » de ces appareils est désactivée, ou lorsqu’ils communiquent des données via un câble.
A.5. Selon le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale, le moyen n’est pas fondé.
A.6.1. Le Gouvernement expose que l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 et l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 ne diminuent pas la protection des personnes concernées.
Il considère au contraire que ces dispositions législatives respectent le droit à la protection d’un environnement sain de ces personnes puisque, conformément à la directive formulée par la Cour dans l’arrêt n° 162/2020, ces dispositions prévoient une dérogation à l’obligation d’accepter l’installation d’un compteur intelligent. Le Gouvernement ajoute qu’au vu de la technicité de la matière, de l’évolution technologique, du résultat de certaines études et des nombreux paramètres à prendre en compte, le pouvoir législatif a estimé qu’il était préférable d’habiliter le pouvoir exécutif à définir la procédure et les conditions de la dérogation prévue.
Le Gouvernement renvoie ensuite aux motifs de l’arrêt n° 144/2020 du 12 novembre 2020
(ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.144), par lesquels la Cour a jugé qu’une disposition législative wallonne similaire ne violait pas l’article 23 de la Constitution.
A.6.2. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale affirme, en outre, que la question du danger sanitaire des ondes électromagnétiques émises par les compteurs intelligents reste discutée.
Il cite des rapports d’experts qui relativisent le risque sanitaire que peut constituer l’utilisation de compteurs de ce type. Il conteste aussi la pertinence des études sur lesquelles les parties requérantes s’appuient pour démontrer
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ce risque sanitaire. Le Gouvernement rappelle également la marge d’appréciation dont dispose le pouvoir législatif dans le domaine de l’énergie.
A.6.3. Le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale observe, enfin, que rien n’indique que les règles qu’il adoptera en exécution des dispositions législatives attaquées seront contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution ou ne respecteront pas le cadre défini par ces dispositions législatives en vue de protéger la santé des personnes concernées. Il ajoute que c’est au pouvoir judiciaire ou au Conseil d’État qu’il appartiendra, le cas échéant, de se prononcer sur la validité des mesures gouvernementales.
-B-
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1.1. Sur le marché de l’électricité de la Région de Bruxelles-Capitale, un « compteur intelligent » est un « compteur électronique qui est capable de mesurer l’électricité injectée dans le réseau ou l’électricité prélevée depuis le réseau en fournissant davantage d’informations qu’un compteur classique, et qui est capable de transmettre et recevoir des données en utilisant une forme de communication électronique » (article 2, 21°ter, de l’ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale du 19 juillet 2001 « relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale », remplacé par l’article 5, 7°, de l’ordonnance du 17 mars 2022
« modifiant l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale, l’ordonnance du 1er avril 2004 relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-Capitale et l’ordonnance du 12 décembre 1991 créant des fonds budgétaires en vue de la transposition de la directive 2018/2001 et de la directive 2019/944 »).
B.1.2. L’article 26octies de l’ordonnance du 19 juillet 2001, inséré par l’article 46 de l’ordonnance attaquée du 17 mars 2022, dispose :
« § 1er. Le gestionnaire du réseau de distribution installe des compteurs intelligents dans des conditions qui garantissent la prise en compte de l’intérêt général, l’optimisation des coûts et bénéfices et le respect des modalités fixées au présent article.
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§ 2. Le gestionnaire du réseau de distribution installe systématiquement des compteurs intelligents sur le réseau de distribution dans les cas suivants :
1° lorsqu’il est procédé à un raccordement dans un bâtiment neuf ou un bâtiment faisant l’objet d’une rénovation importante; on entend par ‘ rénovation importante ’ : la rénovation qui concerne l’enveloppe ou les systèmes techniques du bâtiment, qui a un coût total supérieur à 25 % de la valeur du bâtiment à l’exclusion de la valeur du terrain sur lequel il se trouve;
2° lorsqu’un compteur est remplacé pour cause de vétusté ou de défaillance technique;
3° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution est ou devient prosumer;
4° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution demande la modification de la puissance de son raccordement;
5° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution recharge un véhicule électrique;
6° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution participe à un partage d’électricité ou se fait acheter ou achète de l’électricité autoproduite excédentaire;
7° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution participe à des services de flexibilité ou d’agrégation;
8° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution stocke de l’électricité;
9° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution a une consommation annuelle supérieure à 6.000 kWh;
10° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution dispose d’une pompe à chaleur;
11° lorsqu’un utilisateur du réseau de distribution le demande.
Lorsque le placement d’un compteur intelligent fait suite à une demande, le gestionnaire du réseau de distribution installe le compteur intelligent au plus tard dans les quatre mois suivant l’introduction de celle-ci.
Lorsque le compteur intelligent, placé conformément à l’alinéa 1er, remplace un compteur qui fait partie d’un ensemble techniquement indivisible de plusieurs compteurs, tous les compteurs faisant partie de cet ensemble peuvent être remplacés par des compteurs intelligents.
Le gestionnaire du réseau de distribution publie les critères techniques relatifs au cas visé par le présent alinéa.
[…]
§ 6. Dans les cas visés au paragraphe 2, nul ne peut refuser l’installation ou le maintien d’un compteur intelligent ni en demander la suppression.
Dans le cadre de l’application de l’alinéa 1er, le Gouvernement détermine la procédure et les mesures particulières à prendre par le gestionnaire du réseau de distribution lorsque le client final, ou un membre de son ménage, qui est ou serait amené à être exposé aux champs
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électromagnétiques émis par un compteur intelligent dans les conditions définies par le Gouvernement, déclare que cette exposition présente un risque pour sa santé dûment objectivé ».
B.2.1. Sur le marché du gaz de la Région de Bruxelles-Capitale, un « compteur intelligent » est un « compteur électronique qui est capable de mesurer le gaz injecté dans le réseau ou le gaz prélevé depuis le réseau en fournissant davantage d’information qu’un compteur classique, et qui est capable de transmettre et recevoir des données en utilisant une forme de communication électronique » (article 3, 20°bis, de l’ordonnance du 1er avril 2004
« relative à l’organisation du marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale, concernant des redevances de voiries en matière de gaz et d’électricité et portant modification de l’ordonnance du 19 juillet 2001 relative à l’organisation du marché de l’électricité en Région de Bruxelles-
Capitale », tel qu’il a été remplacé par l’article 108, 2°, de l’ordonnance du 17 mars 2022).
B.2.2. L’article 20octiesdecies de l’ordonnance du 1er avril 2004, inséré par l’article 131
de l’ordonnance attaquée du 17 mars 2022, dispose :
« § 1er. Tout en prenant [lire : tenant] compte de l’intérêt général et dans la mesure où cela est techniquement possible, financièrement raisonnable et proportionné compte tenu des économies d’énergie potentielles, le gestionnaire du réseau peut installer progressivement des compteurs intelligents sur le réseau de distribution dans les cas suivants :
1° lorsqu’il est procédé à un raccordement dans un bâtiment neuf ou un bâtiment faisant l’objet d’une rénovation importante; on entend par « rénovation importante » : la rénovation qui concerne l’enveloppe ou les systèmes techniques du bâtiment, qui a un coût total supérieur à 25 % de la valeur du bâtiment à l’exclusion de la valeur du terrain sur lequel il se trouve;
2° lorsqu’un compteur est remplacé pour cause de vétusté ou de défaillance technique.
Lorsque le compteur intelligent, placé conformément à l’alinéa 1er, remplace un compteur qui fait partie d’un ensemble techniquement indivisible de plusieurs compteurs, tous les compteurs faisant partie de cet ensemble peuvent être remplacés par des compteurs intelligents.
Le gestionnaire du réseau publie les critères techniques relatifs au cas visé par le présent alinéa.
[…]
§ 4. Dans les cas visés au paragraphe 1er, nul ne peut refuser l’installation ou le maintien d’un compteur intelligent ni en demander la suppression.
Dans le cadre de l’application de l’alinéa 1er, le Gouvernement détermine la procédure et les mesures particulières à prendre par le gestionnaire du réseau lorsque le client final, ou un membre de son ménage, qui est ou serait amené à être exposé aux champs électromagnétiques
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émis par un compteur intelligent dans les conditions définies par le Gouvernement, déclare que cette exposition présente un risque pour sa santé dûment objectivé ».
B.3. Il ressort des développements de la requête que le recours en annulation porte sur l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001, ainsi que sur l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004, précités.
Quant à l’intérêt
B.4.1. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée; il s’ensuit que l’action populaire n’est pas admissible.
B.4.2. Lorsqu’une association sans but lucratif qui n’invoque pas son intérêt personnel agit devant la Cour, il est requis que son but statutaire soit d’une nature particulière et, dès lors, distinct de l’intérêt général; qu’elle défende un intérêt collectif; que la norme attaquée soit susceptible d’affecter son but; qu’il n’apparaisse pas, enfin, que ce but n’est pas ou n’est plus réellement poursuivi.
B.5. L’« Association pour la Reconnaissance de l’ElectroHyperSensibilité » est une association sans but lucratif qui a pour but « la reconnaissance légale de l’électro-
hypersensibilité comme intolérance à un environnement perturbé par les champs électromagnétiques artificiels émis entre autres par les […] compteurs intelligents, […] laquelle entraine un handicap physique et social » et cherche à assurer « le droit des personnes électro-
hypersensibles de vivre et de travailler dans un environnement non perturbé » (article 3 de ses statuts, publiés aux annexes du Moniteur belge du 12 mars 2019).
B.6.1. Le but de cette association, qui défend un intérêt collectif, se distingue de l’intérêt général.
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B.6.2. Les dispositions législatives attaquées énoncent une obligation de principe d’accepter, dans certaines situations, l’installation d’un « compteur intelligent » qui émet des « champs électromagnétiques ».
Ces mêmes dispositions définissent ensuite le cadre dans lequel le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale doit établir des règles visant à protéger les personnes dont la santé est mise en danger par l’exposition à ces « champs électromagnétiques ».
Les dispositions attaquées sont dès lors susceptibles d’affecter directement et défavorablement la situation des personnes que l’association requérante se donne pour but de protéger, quel que soit le contenu des règles adoptées par le Gouvernement en exécution de ces dispositions.
B.6.3. Il n’apparaît pas, enfin, que l’association requérante ne poursuit pas ou plus réellement son but.
B.7. Cette association justifie de l’intérêt requis.
Dès lors que l’une des associations requérantes justifie d’un intérêt à demander l’annulation des dispositions législatives attaquées, il n’est pas nécessaire d’examiner s’il en va de même pour les autres requérantes.
Quant au fond
En ce qui concerne le respect des articles 10 et 11 de la Constitution
B.8. Il ressort des développements du moyen que la Cour est invitée à vérifier si l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 et l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 ne violent pas le principe d’égalité et de non-discrimination, tel qu’il se déduit des articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que ces dispositions législatives font naître une différence de traitement discriminatoire entre deux catégories de personnes susceptibles d’être exposées aux champs électromagnétiques émis par un compteur intelligent :
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d’une part, celles pour qui cette exposition présente un risque sanitaire dûment objectivé et d’autre part, celles pour qui une telle exposition ne présente pas un tel risque.
B.9. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.10. En leur second alinéa, tant l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001
que l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004, reproduits en B.1.2 et en B.2.2, habilitent le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale à prendre des dispositions qui prévoient une exception à l’obligation d’accepter le placement des compteurs intelligents au seul profit des personnes pour lesquelles une exposition aux champs électromagnétiques émis par un « compteur intelligent » présente un risque sanitaire dûment objectivé.
B.11.1. Ces dispositions législatives ont été adoptées afin de tenir compte de l’arrêt de la Cour n° 162/2020 du 17 décembre 2020 (ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.162) (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, 2021-2022, A-516/1, pp. 12-13, 49 et 66).
Par cet arrêt, la Cour a considéré, à propos des « compteurs intelligents », que « l’exposition potentielle au rayonnement électromagnétique peut entraîner, en ce qui concerne la catégorie de personnes pour laquelle cette exposition présente un risque pour la santé, un recul significatif du degré de protection existant du droit à un environnement sain » et qu’« il peut être nécessaire, pour les personnes sensibles aux champs électromagnétiques, de limiter dès le début, et autant que possible, leur exposition à un tel rayonnement » (B.49.2).
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Par le même arrêt, la Cour a jugé que le respect du droit à la protection d’un environnement sain exigeait la création d’un « régime adéquat protégeant les personnes électrosensibles »
contre les risques sanitaires que présentent les rayonnements électromagnétiques d’un « compteur intelligent ». La Cour a ajouté qu’en l’absence d’un tel « régime adéquat », ces personnes avaient le droit de refuser l’installation d’un compteur de ce type ou d’en demander l’enlèvement (B.49.3).
Par son arrêt n° 162/2020, la Cour a aussi jugé qu’il n’était pas contraire au droit à la protection d’un environnement sain d’interdire à une personne non électrosensible de s’opposer au placement d’un compteur intelligent ou d’en demander l’enlèvement (B.27).
B.11.2. C’est « dans ce contexte » qu’il a été jugé « nécessaire de prévoir un régime particulier en vue de protéger les personnes pour qui l’exposition aux champs électromagnétiques émis par le compteur intelligent présente un risque pour la santé dûment objectivé » et d’habiliter le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale à prendre des « mesures particulières » pour préserver le droit à la protection d’un environnement sain de ces personnes (Doc. parl., Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, 2021-2022, A-516/1, pp. 49 et 66).
B.11.3. Compte tenu de l’objectif poursuivi par les dispositions législatives attaquées, la différence de traitement entre les deux catégories de personnes décrites en B.8 repose sur une justification raisonnable.
B.12. En ce qu’il est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, le moyen n’est pas fondé.
En ce qui concerne le respect de l’article 23 de la Constitution
B.13. Il ressort des développements du moyen que la Cour est aussi invitée à vérifier si l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 et l’article 20octiesdecies, § 4, de l’ordonnance du 1er avril 2004 ne violent pas l’article 23, alinéa 2 et alinéa 3, 4°, de la Constitution, en ce que ces dispositions législatives porteraient atteinte au droit à la protection
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d’un environnement sain de toutes les personnes susceptibles d’être exposées aux champs électromagnétiques émis par un « compteur intelligent », que cette exposition présente ou non un risque sanitaire dûment objectivé pour ces personnes.
B.14.1. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
À cette fin, […] la règle visée à l’article 134 [garantit], en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
[…]
4° le droit à la protection d’un environnement sain;
[…] ».
B.14.2. L’article 23 de la Constitution dispose que chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. À cette fin, les différents législateurs garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels et ils déterminent les conditions de leur exercice. L’article 23 de la Constitution ne précise pas ce qu’impliquent ces droits dont seul le principe est exprimé, chaque législateur étant chargé de les garantir, conformément à l’alinéa 2 de cet article, en tenant compte des obligations correspondantes.
B.14.3. L’article 23 de la Constitution contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.15. Dès lors qu’elles ont été publiées au Moniteur belge du 20 avril 2022, les deux dispositions attaquées sont entrées en vigueur le dixième jour à compter de celui de leur publication, soit le 30 avril 2022, en vertu de l’article 33 de la loi spéciale du 12 janvier 1989
relative aux Institutions bruxelloises.
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B.16. Il y a lieu d’examiner la compatibilité des dispositions attaquées avec l’article 23, alinéa 2 et alinéa 3, 4°, de la Constitution en analysant de manière séparée la situation des personnes qui allèguent que leur santé est mise en danger par l’exposition aux champs électromagnétiques émis par un « compteur intelligent » et la situation des autres personnes.
B.17. En ce qui concerne ces dernières personnes, ni les dispositions attaquées, ni aucune autre disposition législative ne contiennent des mesures de protection spécifiques relatives à l’exposition aux champs électromagnétiques.
La législation applicable en Région de Bruxelles-Capitale avant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées ne contenait pas davantage de telles mesures de protection pour ces personnes.
Ces dispositions ne peuvent donc être analysées comme réduisant le degré de protection offert par la législation.
B.18.1. En ce qui concerne la situation des personnes qui allèguent que leur santé est mise en danger par l’exposition aux champs électromagnétiques émis par un « compteur intelligent », il y a lieu de distinguer le « marché de l’électricité en Région de Bruxelles-
Capitale » et le « marché du gaz en Région de Bruxelles-Capitale ».
B.18.2. Pour le marché du gaz, il n’existait aucune règle visant à protéger cette catégorie de personnes avant l’entrée en vigueur de l’article 20octiesdecies de l’ordonnance du 1er avril 2004, tel qu’il a été rétabli et complété par l’ordonnance du 17 mars 2022.
Comme il est dit en B.11.2, l’article 20octiesdecies, § 6, alinéa 2, de l’ordonnance du 1er avril 2004 prévoit un régime particulier au profit des personnes pour qui l’exposition aux champs électromagnétiques émis par le compteur intelligent présente un risque pour la santé dûment objectivé. Cette disposition législative tend à préserver le droit à la protection d’un environnement sain de ces personnes.
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La disposition attaquée augmente donc le degré de protection offert par la législation applicable antérieure aux personnes qui allèguent que leur santé est mise en danger par l’exposition aux champs électromagnétiques émis par un compteur de gaz.
B.18.3.1. En ce qui concerne le marché de l’électricité, l’article 24ter, § 2, alinéa 5, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 disposait avant son abrogation :
« Après une étude indépendante et comparative visant à dégager un diagnostic objectif de l’électrosensibilité et à définir son impact sur le plan sanitaire en Région bruxelloise, réalisée par un comité d’experts, dans un délai de trois ans après l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, le Gouvernement fixe le cas échéant les cas et les modalités selon lesquels le gestionnaire du réseau de distribution prévoit des solutions technologiques alternatives à l’intérieur des domiciles, pour toute personne qui se dit électrosensible et qui le demande ».
Cette disposition n’est plus applicable depuis son abrogation par l’article 23 de l’ordonnance du 17 mars 2022, qui est entré en vigueur le 30 avril 2022.
B.18.3.2. Comme l’ancien article 24ter, § 2, alinéa 5, de l’ordonnance du 19 juillet 2001, l’article 26octies, § 6, de la même ordonnance, reproduit en B.1.2, n’énonce pas de règle protégeant directement la personne qui allègue que sa santé est mise en danger par l’exposition aux champs électromagnétiques émis par le « compteur intelligent ». Ces deux dispositions législatives habilitent le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale à déterminer la manière dont le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité devra tenir compte de la situation de ces personnes.
Toutefois, à la différence de l’ancien article 24ter, § 2, alinéa 5, de l’ordonnance du 19 juillet 2001, l’article 26octies, § 6, de la même ordonnance, inséré par l’article 46 de l’ordonnance du 17 mars 2022, oblige le Gouvernement à prévoir, sans délai, un « régime particulier » pour les personnes précitées.
Comme la Cour l’a souligné par son arrêt n° 162/2020 (B.49.1), l’ancien article 24ter, § 2, alinéa 5, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 n’obligeait en tout cas pas le Gouvernement à prendre des mesures visant à concevoir des « solutions technologiques alternatives » à l’installation d’un compteur intelligent au profit des personnes se disant électrosensibles tant
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qu’il n’avait pas pu prendre connaissance des résultats d’une étude à réaliser dans les trois ans de l’entrée en vigueur de cette disposition. Comme la Cour le soulignait aussi alors (B.49.1), l’ancien article 24ter, § 2, alinéa 5, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 précisait, en outre, que le Gouvernement ne devait prendre des mesures que « le cas échéant ». Dans l’attente d’un tel régime, ces personnes peuvent refuser l’installation d’un compteur intelligent ou en demander la suppression (B.49.3).
Au vu de ces différences, l’article 26octies, § 6, de l’ordonnance du 19 juillet 2001 ne réduit pas le degré de protection offert par l’ancien article 24ter, § 2, alinéa 5, de la même ordonnance aux personnes qui allèguent que leur santé est mise en danger par l’exposition aux champs électromagnétiques émis par un « compteur intelligent » d’électricité.
B.19. En ce qu’il est pris de la violation de l’article 23, alinéa 2 et alinéa 3, 4°, de la Constitution, le moyen n’est pas fondé.
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Par ces motifs,
la Cour
rejette le recours.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 19 octobre 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul