Cour constitutionnelle
Arrêt n° 130/2023
du 21 septembre 2023
Numéro du rôle : 7991
En cause : le recours en annulation des articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016
« instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière », introduit par la société de droit français « Rothschild Martin Maurel ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, M. Pâques, D. Pieters, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 4 mai 2023 et parvenue au greffe le 5 mai 2023, la société de droit français « Rothschild Martin Maurel », assistée et représentée par Me V. de Brabanter et Me G. Vael, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation des articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 « instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière » (publiée au Moniteur belge du 11 août 2016, deuxième édition).
Le 17 mai 2023, en application de l’article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteurs K. Jadin et D. Pieters ont informé la Cour qu’ils pourraient être amenés à proposer de mettre fin à l’examen de l’affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire.
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par F. Roland, conseillère générale au SPF Finances, a introduit un mémoire justificatif.
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Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
A.1. La partie requérante demande l’annulation des articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016
« instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière » (ci-après : la loi du 3 août 2016).
La partie requérante expose que le recours est introduit sur la base de l’article 4, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi spéciale du 6 janvier 1989). Elle indique que le recours fait suite à l’arrêt de la Cour n° 136/2022 du 27 octobre 2022 (ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.136), publié au Moniteur belge du 13 mars 2023, par lequel la Cour a jugé que les dispositions attaquées, en ce qu’elles s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016, ne sont pas compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général du droit de la non-rétroactivité des lois.
La partie requérante fait valoir qu’elle est un établissement de crédit et qu’elle a payé, pour l’exercice d’imposition 2016, la taxe prévue par la loi du 3 août 2016. Elle en conclut qu’elle a intérêt au recours.
La partie requérante prend un moyen unique de la violation, par les dispositions attaquées, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général de la non-rétroactivité des lois. Se référant à l’arrêt n° 136/2022, précité, elle fait valoir que les dispositions attaquées, en ce qu’elles s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016, sont rétroactives et que cette rétroactivité n’est pas justifiée.
A.2. Dans leurs conclusions établies en application de l’article 72 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, les juges-rapporteurs ont estimé qu’ils pourraient être amenés, pour les mêmes motifs que ceux qui sont exposés dans l’arrêt n° 136/2022, précité, à proposer à la Cour de mettre fin à la procédure par un arrêt rendu sur procédure préliminaire, déclarant le recours en annulation fondé et annulant les articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 en ce qu’ils s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016.
A.3. Dans son mémoire justificatif, le Conseil des ministres prend acte des conclusions des juges-
rapporteurs.
-B-
B.1. Par requête adressée à la Cour le 4 mai 2023, la partie requérante demande l’annulation des articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 « instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des
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mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière » (ci-après : la loi du 3 août 2016).
B.2.1. Par son arrêt n° 136/2022 du 27 octobre 2022 (ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.136), rendu sur questions préjudicielles, la Cour a dit pour droit :
« En ce qu’ils s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016, les articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 ‘ instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière ’ violent les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général du droit de la non-rétroactivité des lois ».
Cet arrêt a été publié au Moniteur belge du 13 mars 2023.
B.2.2. Faisant suite à l’arrêt n° 136/2022, précité, le recours en annulation est introduit sur la base de l’article 4, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle (ci-après : la loi spéciale du 6 janvier 1989), qui dispose :
« Un nouveau délai de six mois est ouvert pour l’introduction d’un recours en annulation d’une loi, d’un décret ou d’une règle visée à l’article 134 de la Constitution par le Conseil des Ministres, par le Gouvernement d’une Communauté ou d’une Région, par les présidents des assemblées législatives à la demande de deux tiers de leurs membres ou par toute personne physique ou morale justifiant d’un intérêt, lorsque la Cour, statuant sur une question préjudicielle, a déclaré que cette loi, ce décret ou cette règle visée à l’article 134 de la Constitution viole une des règles ou un des articles de la Constitution visés à l’article 1er. Le délai prend cours le lendemain de la date de la publication de l’arrêt au Moniteur belge ».
Par l’article 4, alinéa 2, précité, le législateur spécial a voulu éviter le maintien dans l’ordre juridique de dispositions que la Cour, par un arrêt rendu sur question préjudicielle, a déclarées contraires aux règles qu’elle est habilitée à faire respecter (voy. Doc. parl., Sénat, 2000-2001, n° 2-897/1, p. 6).
Statuant sur un recours en annulation introduit sur la base de l’article 4, alinéa 2, la Cour peut donc être amenée à annuler la norme attaquée, dans la mesure de l’inconstitutionnalité constatée précédemment au contentieux préjudiciel.
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L’étendue du recours en annulation présentement examiné est donc limitée à l’inconstitutionnalité constatée, sur questions préjudicielles, dans l’arrêt n° 136/2022, précité.
B.3.1. La partie requérante est une personne morale. Pour que le recours en annulation qu’elle a introduit sur la base de l’article 4, alinéa 2, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 soit recevable, il est requis qu’elle justifie d’un intérêt.
B.3.2. La partie requérante fait valoir qu’elle est un établissement de crédit qui a payé, pour l’exercice d’imposition 2016, la taxe prévue par la loi du 3 août 2016. Elle justifie donc d’un intérêt à l’annulation des dispositions attaquées en ce que celles-ci s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016.
B.4.1. La partie requérante prend un moyen unique de la violation, par les dispositions attaquées, des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général de la non-rétroactivité des lois. En substance, la partie requérante fait valoir qu’en ce qu’elles s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016, les dispositions attaquées sont rétroactives, et que cette rétroactivité n’est pas justifiée.
B.4.2. Par son arrêt n° 136/2022, précité, la Cour a jugé :
« B.2. L’économie générale du projet à l’origine de la loi du 3 août 2016 peut se résumer comme suit :
‘ Le présent projet de loi vise à instaurer une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit dans le Code des droits et taxes divers en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière. Cette simplification doit avoir lieu dans un cadre budgétaire neutre de sorte que le revenu de la taxe soit limité à 805 millions d’euros.
Le choix a été fait d’utiliser comme base imposable pour la taxe unique le montant moyen des dettes de l’établissement de crédit envers la clientèle à partir de 2016.
Le pourcentage d’imposition de la nouvelle taxe est fixé en fonction d’un objectif de revenu annuel de 805 millions d’euros.
Des mesures transitoires sont adoptées afin que les établissements de crédit puissent porter en déduction, sur le montant à verser en 2016 pour la nouvelle taxe, les “ anciennes ” taxes déjà
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acquittées et, pour la même année, le montant acquitté pour le fonds de stabilité financière ’ (Doc. parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/001, p. 3).
Ainsi qu’il ressort de l’exposé des motifs, le législateur a souhaité que, pour les établissements de crédit, une taxe unique remplace la taxe annuelle prévue au Livre IIbis du Code des droits de succession, la taxe annuelle prévue aux articles 20110 et suivants du Code des droits et taxes divers, plusieurs mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et la contribution à la stabilité financière (ibid., pp. 4-5).
B.3.1. La taxe annuelle sur les établissements de crédit telle qu’elle résulte de la loi du 3 août 2016 est construite sur la base de la taxe annuelle qui était déjà prévue aux articles 20110
et suivants du Code des droits et taxes divers.
B.3.2. La loi du 3 août 2016 ne modifie pas l’article 20110 du Code des droits et taxes divers, qui identifie les établissements de crédit assujettis à la taxe.
B.3.3. L’article 2 de la loi du 3 août 2016 remplace l’article 20111 du Code des droits et taxes divers, qui détermine la base imposable, par la disposition suivante :
‘ Art. 20111. Un établissement de crédit visé à l’article 20110 est redevable de la taxe sur le montant moyen de ses dettes envers la clientèle au cours de l’année précédant l’exercice d’imposition. Pour l’application du présent article, on entend par le montant moyen des dettes envers la clientèle, la moyenne arithmétique des montants qui, conformément aux règles de la Banque nationale de Belgique dans le cadre de la communication territoriale, doivent être mentionnés, à la fin de chaque mois de l’année visée, à la ligne 229 du tableau 00.20 “ Dettes envers la clientèle ” (colonne 05, Montant total) du Schéma A ’.
B.3.4. L’article 3 de la loi du 3 août 2016 modifie l’article 20112 du Code des droits et taxes divers, qui détermine le taux d’imposition :
‘ Dans l’article 20112 du même Code, inséré par la loi du 22 juin 2012 et remplacé par la loi du 30 juillet 2013, les mots “ à 0,0435 p.c. ” sont remplacés par les mots “ à 0,13231 p.c. ” ’.
B.3.5. L’article 5 de la loi du 3 août 2016 modifie l’article 20113 du Code des droits et taxes divers, qui fixe la date à laquelle la taxe est exigible et la date à laquelle elle doit être acquittée :
‘ Dans l’article 20113 du même Code, inséré par la loi du 22 juin 2012, les modifications suivantes sont apportées :
1° à l’alinéa 1er, l’année “ 2012 ” est remplacée par l’année “ 2016 ”;
2° à l’alinéa 2, les mots “ et pour la première fois le 1er juillet 2012 ” sont supprimés ’.
Du fait de cette modification, l’article 20113 du Code des droits et taxes divers dispose :
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‘ La taxe est exigible le 1er janvier de chaque année et pour la première fois le 1er janvier 2016.
Elle doit être acquittée au plus tard le 1er juillet de chaque année.
Si la taxe n’est pas payée dans le délai prescrit, l’intérêt légal au taux fixé en matière civile est exigible de plein droit à compter du jour où le paiement aurait dû être effectué.
Pour le calcul de l’intérêt, toute fraction de mois est comptée comme un mois entier ’.
B.3.6.1. Les articles 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 fixent les dispositions transitoires qui sont applicables pour l’exercice d’imposition 2016.
B.3.6.2. L’article 14 de la loi du 3 août 2016 déroge, pour l’exercice d’imposition 2016, à la disposition qui détermine la base imposable et à la disposition qui fixe la date à laquelle la taxe doit être acquittée. L’article 14 est libellé comme suit :
‘ Pour l’exercice d’imposition 2016, un établissement de crédit visé à l’article 20110 du Code des droits et taxes divers est, par dérogation à l’article 20111 du même Code, tel que modifié par l’article 2 de la présente loi, redevable de la taxe sur le montant qui, conformément aux règles de la Banque nationale de Belgique dans le cadre de la communication territoriale, doit être mentionné, au 31 décembre 2015, à la ligne 229 du tableau 00.20 “ Dettes envers la clientèle ” (colonne 05, Montant total) du Schéma A. Par dérogation à l’article 20113 du même Code tel que modifié par l’article 5 de la présente loi, la taxe due pour l’exercice 2016 doit être acquittée au plus tard le 15 novembre 2016 ’.
Dans l’exposé des motifs du projet à l’origine de la loi du 3 août 2016, cet article a été commenté comme suit :
‘ L’article 14 règle la transition entre la période relative aux différentes taxes et à la contribution qui existent côte à côte, et celle relative à la taxe unique en période normale. Pour l’année transitoire 2016, la base imposable de la taxe unique sera constituée par les dettes à la clientèle. La taxe devra être acquittée au plus tard le 15 novembre 2016 ’ (Doc. parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/001, pp. 8-9).
B.3.6.3. L’article 15 de la loi du 3 août 2016 prévoit que, pour l’exercice d’imposition 2016, le montant de la taxe en cause est réduit (1) du montant de la taxe annuelle prévue au Livre IIbis du Code des droits de succession que l’établissement de crédit a déjà acquitté pour l’exercice d’imposition 2016, (2) du montant de la taxe annuelle prévue aux articles 20110 et suivants du Code des droits et taxes divers, tels qu’ils existaient avant l’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2016, que l’établissement de crédit a déjà acquitté pour l’exercice d’imposition 2016 et (3) du montant de la contribution de stabilité financière que l’établissement de crédit a déjà acquitté en 2016. L’article 15 dispose :
‘ Les montants acquittés pour l’exercice d’imposition 2016 à titre de taxes annuelles sur les établissements de crédit visées dans le Code des droits de succession et dans le Code des droits et taxes divers, telles qu’elles existaient préalablement à l’entrée en vigueur de la présente loi, sont déduits du montant dû pour l’exercice d’imposition 2016 en application de la présente
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loi. De ce montant est également déduite la contribution de stabilité financière acquittée en 2016
visée par la loi du 28 décembre 2011 [instaurant une contribution de stabilité financière] et modifiant l’arrêté royal du 14 novembre 2008 portant exécution de la loi du 15 octobre 2008
portant des mesures visant à promouvoir la stabilité financière et instituant en particulier une garantie d’Etat relative aux crédits octroyés et autres opérations effectuées dans le cadre de la stabilité financière, en ce qui concerne la protection des dépôts, des assurances sur la vie et du capital de sociétés coopératives agréées, et modifiant la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers ’.
Dans l’exposé des motifs du projet à l’origine de la loi du 3 août 2016, cet article a été commenté comme suit :
‘ Pour l’exercice d’imposition 2016, les banques doivent encore s’acquitter des taxes sur les établissements de crédit existantes. Le titre de créance y afférent existait déjà avant que le présent projet aura force de loi. Il en est de même pour la contribution à la stabilité financière.
Afin d’éviter que les banques ne s’acquittent finalement deux fois de la “ taxe bancaire ”, il est prévu qu’elles puissent porter en déduction du montant acquitté en 2016 pour la nouvelle taxe sur les établissements de crédit:
1° les taxes déjà acquittées en 2016 pour les “ anciennes ” taxes sur les établissements de crédit et
2° pour la même année, la contribution versée au fonds de stabilité financière.
Cette imputation peut donner lieu à une restitution du solde lorsque les “ anciennes taxes ”
déjà acquittées et les contributions pour l’année 2016 seraient plus élevées, le cas échéant, que la nouvelle taxe sur les établissements de crédit.
La contribution à la stabilité financière reste due par les établissements de crédit exemptés et n’est pas prise en considération pour la restitution. De cette façon, il n’existe aucune différence de traitement des établissements de crédits exemptés sur base de l’article 20112/1 du Code des droits et taxes divers ’ (Doc. parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/001, p. 9).
B.3.7. L’article 16 de la loi du 3 août 2016 dispose :
‘ Les articles 10 à 13 entrent en vigueur à partir de l’exercice d’imposition 2017 ’.
À défaut de disposition contraire, les autres articles de la loi du 3 août 2016 sont entrés en vigueur dix jours après la publication de celle-ci au Moniteur belge du 11 août 2016, à savoir le 21 août 2016, en vertu de l’article 4, alinéa 2, de la loi du 31 mai 1961 ‘ relative à l’emploi des langues en matière législative, à la présentation, à la publication et à l’entrée en vigueur des textes légaux et réglementaires ’.
[...]
B.4. La première question préjudicielle dans l’affaire n° 7478, l’unique question préjudicielle dans l’affaire n° 7504 et la première question préjudicielle dans l’affaire n° 7515
portent sur la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution
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(affaires nos 7478, 7504 et 7515) et avec les articles 16 et 172 de la Constitution (affaires nos 7478 et 7504), lus en combinaison avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec plusieurs principes, dont le principe général de la non-rétroactivité des lois.
La Cour examine ces questions préjudicielles conjointement.
B.5. Il ressort du libellé des questions préjudicielles et des motifs des décisions de renvoi que les questions préjudicielles concernent uniquement l’exercice d’imposition 2016. La Cour limite dès lors son examen à cet exercice d’imposition.
[...]
B.7. La Cour examine d’abord la compatibilité des dispositions en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général de la non-
rétroactivité des lois.
B.8. Les articles 10 et 11 de la Constitution ont une portée générale. Ils interdisent toute discrimination, quelle qu’en soit l’origine : les règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-
discrimination sont applicables à l’égard de tous les droits et de toutes les libertés.
B.9. La non-rétroactivité des lois est une garantie ayant pour but de prévenir l’insécurité juridique. Cette garantie exige que le contenu du droit soit prévisible et accessible, de sorte que le justiciable puisse prévoir, dans une mesure raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte est accompli. La rétroactivité ne se justifie que si elle est indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général.
B.10. Lorsqu’il est demandé à la Cour si une disposition ayant force de loi est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, combinés avec un principe général du droit garantissant un droit fondamental, la catégorie des personnes dont ce droit fondamental serait violé doit être comparée à la catégorie des personnes auxquelles ce droit fondamental est garanti.
En l’espèce, la catégorie des personnes dont le droit fondamental garanti par le principe général du droit de la non-rétroactivité des lois serait violé doit par conséquent être comparée à la catégorie des personnes auxquelles ce droit fondamental est garanti.
B.11. La Cour examine en premier lieu si les dispositions en cause sont rétroactives.
B.12. Une règle de droit fiscal n’est rétroactive que si elle s’applique à des faits, actes et situations qui étaient définitivement accomplis au moment où elle est entrée en vigueur.
B.13. Il résulte de l’article 5 de la loi du 3 août 2016 que, pour l’exercice d’imposition 2016, la taxe en cause est exigible le 1er janvier 2016. Il s’ensuit nécessairement que le fait imposable est définitivement accompli au plus tard à cette date. Il n’est donc pas
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possible de suivre la thèse du Conseil des ministres selon laquelle, pour l’exercice d’imposition 2016, le fait imposable devrait être apprécié à la date d’entrée en vigueur de la loi du 3 août 2016, à savoir le 21 août 2016.
Par conséquent, sans qu’il soit nécessaire d’examiner si la taxe en cause constitue une taxe nouvelle ou la modification d’une taxe existante et sans qu’il soit nécessaire de déterminer si la taxe en cause est un impôt direct ou un impôt indirect, il y a lieu de constater que les situations auxquelles les dispositions en cause s’appliquent étaient définitivement accomplies le 1er janvier 2016 au plus tard. Il s’ensuit que les dispositions en cause s’appliquent à des situations qui étaient définitivement accomplies au moment où ces dispositions sont entrées en vigueur. Les dispositions en cause sont donc rétroactives.
B.14. La Cour examine à présent si la rétroactivité des dispositions en cause est indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général.
B.15. L’exposé des motifs du projet à l’origine de la loi du 3 août 2016 indique :
‘ Après consultation du secteur, le gouvernement a opté, parmi les différentes options, pour les dettes envers la clientèle comme base imposable pour la taxe unique. Il est vrai que cette base imposable ne tient pas compte du profil de risque des institutions financières. Elle présente cependant, par rapport aux autres options envisagées, les avantages suivants:
- l’incitant aux délocalisations est limité;
- cette base imposable réalise le tax shift souhaité sans déplacements extrêmes. Les contributions visent à refléter la “ part de marché ” de chaque institution contributrice ’ (Doc.
parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/001, p. 6).
Dans l’analyse d’impact intégrée, le ministre des Finances a indiqué que ‘ l’objectif est d’une part d’instaurer une simplification des taxes bancaires et d’autre part de réaliser une recette récurrente de 805 millions d’euros pour le Trésor ’ (ibid., p. 21). Il a aussi précisé que ‘ l’unification des taxes bancaires emporte une hausse de la contribution globale du secteur bancaire de 55 millions d’euros ’ (ibid., p. 23). Lors des discussions en commission, le ministre des Finances a encore exposé :
‘ La nouvelle taxe est calculée sur base de la taxe annuelle sur les établissements de crédit.
Après consultation du secteur, le gouvernement a choisi, parmi les différentes options, de prendre les dettes envers la clientèle comme base imposable pour la taxe unique. Cette base imposable ne tient en effet pas compte du profil de risque des institutions financières. Elle présente cependant, par rapport aux autres options envisagées, les avantages suivants :
- les incitants à la délocalisation sont limités;
- cette base imposable réalise le tax shift souhaité à l’avantage des banques d’épargne.
Après la réforme, les grandes banques contribueront à hauteur de 69,9 % du total des taxes bancaires (il s’agit du total des nouvelles taxes bancaires, ainsi que des contributions SGD
[(Système de garantie de dépôts)] et FRU [(Fonds de résolution unique)]), les banques d’épargne à hauteur de 21,6 % et les succursales des banques étrangères à hauteur de 8.5 %.
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Pour les banques d’épargne, cela représente une diminution relative de 24,9 % à 21,6 % et une diminution nominale de 22,6 millions d’euros, et ce, malgré l’augmentation de la facture globale du secteur bancaire en 2016 ’ (Doc. parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/002, p. 4).
En ce qui concerne la disposition transitoire prévue à l’article 14 de la loi du 3 août 2016, le délégué du Gouvernement a indiqué à la section de législation du Conseil d’État que cette disposition vise, pour l’exercice d’imposition 2016, à déterminer la base imposable en fonction d’une date, à savoir le 31 décembre 2015, à laquelle le montant de celle-ci est établi et ne peut plus être manipulé (Doc. parl., Chambre, 2015-2016, DOC 54-1950/001, pp. 30-31).
B.16. L’intérêt général peut exiger qu’une mesure fiscale que le législateur considère comme nécessaire ait un effet rétroactif, à la suite duquel il est impossible pour les contribuables de réduire par anticipation les effets poursuivis par la mesure.
Il ressort des travaux préparatoires mentionnés en B.2 et en B.15 que la loi du 3 août 2016
vise (1) à remplacer par une taxe unique plusieurs taxes et contribution à charge du secteur bancaire, dans un objectif de simplification, (2) à générer une recette fiscale récurrente de 805 millions d’euros, ce qui représente une hausse de 55 millions d’euros de la contribution globale du secteur bancaire et (3) à déterminer la base imposable de telle sorte qu’elle reflète la ‘ part de marché ’ de chaque établissement de crédit, qu’elle n’incite pas à la délocalisation et qu’elle opère un glissement fiscal (tax shift) à l’avantage des banques d’épargne. Outre ces objectifs, le Conseil des ministres ajoute, dans ses mémoires, que la loi du 3 août 2016 vise également à assurer la continuité de la perception de l’impôt.
Ni les travaux préparatoires ni les mémoires du Conseil des ministres ne font toutefois apparaître pourquoi il est indispensable, pour atteindre ces objectifs, de conférer un effet rétroactif aux dispositions en cause.
B.17. Il découle de ce qui précède que la rétroactivité des dispositions en cause n’est pas justifiée.
B.18. En ce qu’ils s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016, les articles 2, 3, 5, 14 et 15
de la loi du 3 août 2016 ne sont pas compatibles avec les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe général du droit de la non-rétroactivité des lois.
L’examen des dispositions en cause au regard des autres normes de référence visées dans les questions préjudicielles ne saurait aboutir à un constat d’inconstitutionnalité plus étendu ».
B.5. Pour des motifs identiques à ceux qui ont été exposés dans l’arrêt n° 136/2022 précité, le moyen unique est fondé.
Il y a lieu d’annuler les articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 en ce qu’ils s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016.
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Par ces motifs,
la Cour
annule les articles 2, 3, 5, 14 et 15 de la loi du 3 août 2016 « instaurant une nouvelle taxe annuelle sur les établissements de crédit en remplacement des taxes annuelles existantes, des mesures de limitation de déductions à l’impôt des sociétés et de la contribution à la stabilité financière » en ce qu’ils s’appliquent à l’exercice d’imposition 2016.
Ainsi rendu en langue française, en langue néerlandaise et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 septembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul