Cour constitutionnelle
Arrêt n° 129/2023
du 21 septembre 2023
Numéro du rôle : 7903
En cause : le recours en annulation des articles 3 et 4 du décret de la Région flamande du 15 juillet 2022 « modifiant le décret du 18 juillet 2003 relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 », introduit par Inti De Bock et autres.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges J. Moerman, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l'arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 23 décembre 2022 et parvenue au greffe le 26 décembre 2022, un recours en annulation des articles 3 et 4 du décret de la Région flamande du 15 juillet 2022 « modifiant le décret du 18 juillet 2003 relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 » (publié au Moniteur belge du 13 septembre 2022) a été introduit par Inti De Bock, Vera De Moor, Ilias Sfikas, Jean Solon et Marleen Verbruggen, assistés et représentés par Me M. Deweirdt, avocat au barreau de Gand.
Le Gouvernement flamand, assisté et représenté par Me B. Martel et Me K. Caluwaert, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire, les parties requérantes ont introduit un mémoire en réponse et le Gouvernement flamand a également introduit un mémoire en réplique.
Par ordonnance du 28 juin 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteures J. Moerman et E. Bribosia, a décidé que l'affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 juillet 2023 et l’affaire mise en délibéré.
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Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 juillet 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A-
Quant à la recevabilité
A.1.1. Les parties requérantes estiment qu’elles ont intérêt au recours en premier lieu parce qu’elles entrent dans le champ d’application des dispositions attaquées, en ce sens qu’elles peuvent être obligées de faire installer dans leur habitation un compteur d’eau numérique qui communique sans fil. Selon elles, le fait que l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau installe le compteur d’eau n’y change rien. La circonstance que le décret de la Région flamande du 15 juillet 2022 « modifiant le décret du 18 juillet 2003 relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 » (ci-après : le décret du 15 juillet 2022) n’exclut pas l’installation d’un compteur raccordé par câble n’affecte selon elles pas davantage leur intérêt, dès lors qu’il n’existe pas actuellement de compteur d’eau numérique câblé. Selon elles, leur intérêt résulte également du fait que les compteurs d’eau numériques émettent un rayonnement électromagnétique qui, à terme, peut affecter leur santé. Elles ajoutent que les première et cinquième parties requérantes sont électrohypersensibles, ce qui signifie qu’elles sont hypersensibles aux rayonnements électromagnétiques et qu’un tel rayonnement peut selon elles leur causer des symptômes, tels des troubles de sommeil, des maux de tête, des irritations et du stress. Elles soulignent enfin que la quatrième partie requérante a des enfants et veut les protéger autant que possible contre les rayonnements électromagnétiques.
A.1.2. Le Gouvernement flamand conteste l’intérêt des parties requérantes, car elles ne sont pas les destinataires des dispositions attaquées. Selon lui, l’article 3, attaqué, n’a en tant que tel pas de destinataire, puisque cette disposition comporte uniquement des définitions et que le destinataire de l’article 4, attaqué, est l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau. Le simple fait que les parties requérantes relèvent du champ d’application de ces dispositions ne suffit pas, selon lui, à démontrer leur intérêt au recours. À l’estime du Gouvernement flamand, l’absence d’intérêt découle également de ce que les dispositions attaquées ne s’opposent pas à l’installation d’un compteur numérique câblé, tant que celui-ci dispose des fonctionnalités requises. En ce que certaines parties requérantes déduisent leur intérêt de l’affirmation selon laquelle elles sont électrohypersensibles, le Gouvernement flamand fait valoir que l’hypersensibilité des intéressées n’est étayée par aucune pièce. Il estime ensuite qu’il n’y a aucune base scientifique démontrant le lien de causalité allégué par les parties requérantes entre le rayonnement électromagnétique et les problèmes de santé. Il fait valoir qu’il y a de très fortes raisons de penser que les affirmations générales des parties requérantes concernant l’électrohypersensibilité ne sont pas fondées et doivent en tout cas être fortement nuancées.
A.1.3. En ce que le Gouvernement flamand fait valoir que les parties requérantes n’étayent nullement l’électrohypersensibilité de certaines d’entre elles, les parties requérantes répondent, en faisant référence à l’article 9, paragraphe 3, de la Convention d’Aarhus du 25 juin 1998 sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, que l’accès à la justice ne peut être restreint en le subordonnant à la production d’un dossier médical et que le risque qu’apparaissent des problèmes de santé suffit. Par référence à l’arrêt de la Cour n° 133/2022 du 20 octobre 2022
(ECLI:BE:GHCC:2022:ARR.133), elles estiment en outre que tout utilisateur du réseau, qu’il soit électrohypersensible ou non, a le droit d’opter pour un compteur câblé, sans devoir motiver son choix.
A.2.1. Le Gouvernement flamand estime que les parties requérantes n’invoquent pas de griefs à l’encontre de toutes les parties des dispositions attaquées et que le recours ne peut, pour cette raison, être recevable qu’en ce qu’il est dirigé contre des dispositions à l’égard desquelles des griefs sont effectivement invoqués. En ce qui
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concerne l’article 3, attaqué, il relève que cette disposition contient exclusivement des définitions et que les parties requérantes n’exposent pas en quoi ces définitions leur feraient grief. En ce qui concerne l’article 4, attaqué, les parties requérantes invoquent, selon le Gouvernement flamand, uniquement des griefs à l’encontre de l’article 2.2.2, § 2/1, inséré par cet article dans le décret de la Région flamande du 18 juillet 2003 « relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 » (ci-après : le décret du 18 juillet 2003), de sorte que le recours est selon lui irrecevable en ce qui concerne les autres aspects de cet article 4.
A.2.2. Le Gouvernement flamand est également d’avis que le moyen unique est irrecevable en ce qu’il est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime et avec le principe de la sécurité juridique, étant donné que les parties requérantes n’exposent pas, dans leur requête, quelles catégories de personnes seraient traitées de manière inégale par les dispositions attaquées, ni en quoi il y aurait discrimination. Le Gouvernement flamand ne voit du reste absolument pas en quoi les dispositions attaquées violeraient le principe de la confiance légitime et le principe de la sécurité juridique. Il estime que les parties requérantes n’indiquent même pas quelle attente légitime elles penseraient avoir.
Quant au moyen unique
A.3. Les parties requérantes prennent un moyen de la violation, par les articles 3, 2°, 3° et 6°, et 4 du décret de la Région flamande du 15 juillet 2022, des articles 10, 11 et 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime et avec le principe de la sécurité juridique.
A.4. Les parties requérantes exposent que les dispositions attaquées imposent une obligation à l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau d’installer des compteurs d’eau numériques, dont il découle, selon elles, également une obligation pour les consommateurs d’eau d’accepter l’installation d’un tel compteur dans leur habitation. Elles relèvent que, bien que ces dispositions ne précisent pas elles-mêmes si un compteur d’eau numérique peut être câblé ou non, il ressort des travaux préparatoires qu’il n’existe pas de compteur d’eau numérique communiquant par câble. Elles relèvent également que l’article 4, 2°, attaqué, du décret du 15 juillet 2022 habilite le Gouvernement flamand à fixer des règles complémentaires relatives aux modalités afférentes aux exceptions à l’installation d’un compteur numérique, mais estiment que la portée précise de cette délégation n’est pas claire.
A.5.1. Les parties requérantes estiment qu’en ce qu’elles n’obligent pas l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau à installer un compteur numérique câblé à la demande d’un abonné, les dispositions attaquées violent l’obligation de standstill contenue dans l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution et dans ses articles 10
et 11, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime et avec le principe de la sécurité juridique. Elles considèrent que les dispositions attaquées entraînent un recul significatif du degré de protection existant en matière de droit à un environnement sain, en ce que le consommateur d’eau est exposé à des rayonnements électromagnétiques et n’a aucun contrôle sur l’intensité des rayonnements auxquels il est exposé. Elles font valoir qu’il n’existe aucune justification raisonnable à ce recul significatif, puisque l’exposition aux rayonnements électromagnétiques peut facilement être évitée en prévoyant un dispositif de communication câblé. Elles estiment que chacun a le droit de se protéger et de protéger ses proches contre les rayonnements électromagnétiques. Elles ajoutent que les rayonnements provenant des compteurs numériques ne peuvent, en l’espèce, être comparés aux rayonnements causés par les téléphones mobiles et par les réseaux wifi, étant donné que chacun peut éviter d’utiliser un téléphone mobile et un réseau wifi dans sa propre habitation, alors que tel n’est pas le cas d’un compteur d’eau numérique. Elles considèrent que l’intensité des rayonnements qui émanent d’un compteur d’eau numérique n’est pas négligeable et elles soulignent que ces rayonnements viennent s’ajouter à ceux du compteur d’électricité numérique.
A.5.2. Les parties requérantes estiment que les articles 10 et 11 de la Constitution sont violés, en ce que l’absence d’un régime transitoire entraîne une différence de traitement pour laquelle il n’existe pas de justification raisonnable. Selon elles, il est également porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime, étant donné que les attentes légitimes des parties requérantes ne sont pas respectées sans qu’existe un motif impérieux d’intérêt général susceptible de justifier l’absence d’un régime transitoire. Elles considèrent qu’elles pouvaient s’attendre à ce que le législateur décrétal tire les enseignements nécessaires de la jurisprudence de la Cour relative aux compteurs numériques. Elles relèvent que le principe de la confiance légitime est étroitement lié au principe de la sécurité juridique.
A.5.3. Les parties requérantes contestent la thèse du législateur décrétal exposée dans les travaux préparatoires selon laquelle il n’y a pas d’autre solution que la communication sans fil pour les compteurs d’eau.
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Selon elles, le législateur décrétal aurait également pu autoriser un compteur d’eau numérique câblé, un compteur d’eau sans communication ou un compteur d’eau analogique classique. Elles font également valoir que les dispositions attaquées prévoient l’installation de compteurs d’eau numériques d’ici 2030, si bien qu’il reste du temps pour étudier et trouver des solutions de remplacement.
A.5.4. La circonstance que le compteur d’eau numérique détecte et communique un éventuel retour d’eau polluée dans le réseau d’eau de distribution ne saurait selon elles raisonnablement justifier les dispositions attaquées, parce qu’il ne ressort pas de la définition décrétale de la notion de « compteur d’eau » que ce compteur doit mesurer et communiquer le retour d’eau et parce que chaque compteur d’eau doit comporter une sécurité destinée à empêcher ce retour d’eau. Le nombre de cas enregistrés de retour d’eau est tellement faible, selon elles, que le risque lié à ce retour ne compense pas le rayonnement continu d’un compteur d’eau numérique.
A.5.5. Selon les parties requérantes, les dispositions attaquées ne peuvent pas davantage être justifiées par l’objectif d’économiser l’eau, puisque cet objectif peut également être poursuivi au moyen de compteurs analogiques et de compteurs numériques câblés et que les compteurs d’eau ne peuvent pas être utilisés pour détecter les fuites dans le réseau de distribution d’eau. Elles estiment également que, contrairement au compteur d’électricité numérique, le compteur d’eau numérique n’est pas nécessaire dans le cadre de la transition énergétique. Enfin, elles déduisent de la circonstance que le législateur décrétal a lui-même prévu qu’un compteur numérique doit seulement être installé « où cela est techniquement possible » qu’il n’est pas possible d’installer un compteur numérique partout, de sorte que le choix d’une partie de la population en faveur d’un compteur câblé ou d’un compteur analogique ne saurait avoir une incidence négative sur la gestion de l’eau.
A.6.1. Le Gouvernement flamand considère en premier lieu que le moyen repose sur des prémisses tout à fait inexactes ou qui doivent à tout le moins être fortement nuancées et que, pour cette seule raison déjà, il ne saurait être question d’une violation de l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution. Il souligne qu’un compteur câblé n’est pas disponible actuellement sur le marché, mais que le décret n’empêche pas l’installation d’un tel compteur. Le fait qu’il n’est pas possible d’installer un compteur câblé chez un consommateur ne saurait donc, selon lui, être reproché au législateur décrétal. Il relève qu’il n’existe aucune autre solution et qu’un compteur dépourvu de moyen de communication ne peut pas réaliser les objectifs poursuivis par le législateur décrétal. Il souligne également qu’il n’existe aucune base scientifique au lien de causalité, invoqué par les parties requérantes, entre le rayonnement électromagnétique et certains symptômes de maladies. Il conteste enfin la thèse des parties requérantes selon laquelle le rayonnement des téléphones mobiles et des réseaux wifi ne peut être comparé au rayonnement d’un compteur d’eau numérique.
A.6.2. Le Gouvernement flamand estime qu’il n’y a aucun recul du degré de protection. Il souligne qu’il est inexact d’affirmer que la population n’est pas protégée contre les rayonnements électromagnétiques, puisque l’arrêté du Gouvernement flamand du 1er juin 1995 « fixant les dispositions générales et sectorielles en matière d’hygiène de l’environnement (ci-après : VLAREM II) contient une réglementation relative aux rayonnements.
Lorsqu’une personne allègue que son droit à un environnement sain est réduit du fait qu’elle est exposée à un rayonnement électromagnétique, il faut, selon le Gouvernement flamand, examiner avant tout si le degré de protection qui était prévu sur ce point dans la réglementation a été modifié et, dans l’affirmative, s’il l’a été d’une manière qui implique un recul significatif ou non. Dès lors que le décret attaqué ne règle pas le niveau de rayonnement d’un compteur numérique, le Gouvernement flamand ne voit pas en quoi il pourrait être question d’un quelconque recul du degré de protection offert. Le Gouvernement flamand estime ensuite que la réglementation en matière de rayonnements contenue dans le VLAREM II offre encore une protection adéquate.
Il relève que les normes flamandes en matière de rayonnements sont beaucoup plus sévères que les normes fixées par les institutions de l’Union européenne, non seulement parce que les limites fixées sont beaucoup plus exigeantes, mais également parce que ces valeurs sont des limites pour l’immission cumulative (à un point de mesure déterminé, il faut qu’il soit satisfait à cette norme d’immission en tenant compte de l’intensité de tous les champs électromagnétiques qui se trouvent à ce point de mesure) et parce que des normes supplémentaires sont en outre applicables par opérateur.
A.6.3. Selon le Gouvernement flamand, il n’y a pas davantage de recul significatif du degré de protection parce que le rayonnement émis par un compteur d’eau numérique est négligeable. Étant donné que ce rayonnement est tellement faible et par ailleurs à ce point peu fréquent, ce serait selon lui une erreur d’appréciation manifeste de qualifier les dispositions attaquées de recul significatif du degré de protection offert.
A.6.4. Dans l’hypothèse où il serait néanmoins admis que les dispositions attaquées causent un recul significatif du degré de protection, ces dispositions sont, selon le Gouvernement flamand, en tout cas justifiées par des motifs impérieux d’intérêt général. Il fait valoir que ces dispositions sont dictées par l’objectif du législateur
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décrétal consistant à 1) pérenniser la consommation d’eau, 2) réduire les risques de pauvreté et 3) protéger la santé publique. Il expose qu’un compteur d’eau numérique doit disposer des fonctionnalités techniques pour détecter et signaler à temps les fuites et ruptures de conduites, de sorte que l’utilisateur du réseau puisse être averti rapidement en cas de suspicion de fuites ou de ruptures de canalisations intérieures. Selon lui, la détection rapide de fuites d’eau contribue à l’efficacité de la gestion d’eau et à l’objectif consistant à éviter les pénuries d’eau. À son estime, le compteur d’eau numérique contribue également, du fait de sa fonction d’avertissement, à l’objectif consistant à éviter des frais inutiles pour l’utilisateur, ce qui réduit le risque de pauvreté pour les groupes vulnérables. Enfin, selon lui, le compteur d’eau numérique contribue aussi à garantir la qualité de l’eau potable, puisqu’un tel compteur est capable de détecter et de signaler un retour d’eau potentiellement polluée. Un tel risque de retour n’est selon lui pas purement théorique, puisqu’un tel retour s’est déjà produit à plusieurs reprises par le passé, affectant de nombreux utilisateurs du réseau. En ce que les parties requérantes font valoir qu’une vanne anti-retour empêche le retour d’eau, le Gouvernement flamand observe qu’une telle vanne ne couvre pas tous les risques. Les motifs d’intérêt général précités impliquent selon le Gouvernement flamand que la jurisprudence de la Cour relative aux compteurs d’électricité numériques ne peut pas être appliquée purement et simplement à la réglementation relative au compteur d’eau numérique.
A.7. En ce qui concerne la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Constitution, le Gouvernement flamand fait valoir qu’en ce qu’elles prétendent que la section de législation du Conseil d’État a dit, dans son avis relatif au décret attaqué, qu’il faut prévoir un régime transitoire, les parties requérantes tirent des conclusions erronées de cet avis. Selon lui, il peut uniquement être déduit de cet avis, d’une part, que le Conseil d’État s’est demandé si, par analogie avec ce qui est applicable pour le compteur d’énergie numérique, il ne fallait pas prévoir un régime transitoire dans lequel le consommateur pourrait par exemple demander à disposer provisoirement d’un compteur d’eau dépourvu de dispositif de communication et, d’autre part, que le Conseil d’État a estimé que cette question n’appelle pas nécessairement une réponse affirmative. Il souligne ensuite que, dans les travaux préparatoires, le législateur décrétal a précisé les différences entre les deux systèmes et qu’il a procédé à une mise en balance correcte. Pour le surplus, le Gouvernement flamand se réfère à son argumentation tendant à réfuter la violation alléguée de l’article 23 de la Constitution.
-B-
Quant aux dispositions attaquées
B.1. Les parties requérantes demandent l’annulation des articles 3 et 4 du décret de la Région flamande du 15 juillet 2022 « modifiant le décret du 18 juillet 2003 relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 » (ci-après : le décret du 15 juillet 2022). Dans leur mémoire en réponse, elles indiquent qu’en ce qui concerne l’article 3, attaqué, leur recours se borne aux définitions d’un compteur d’eau contenues dans les points 2°, 3° et 6° de cette disposition.
B.2.1. Les dispositions attaquées apportent des modifications aux articles 2.1.2 et 2.2.2 du décret de la Région flamande du 18 juillet 2003 relatif à la politique intégrée de l’eau, coordonné le 15 juin 2018 (ci-après : le décret du 18 juillet 2003).
B.2.2. L’article 3, 2°, 3° et 6°, attaqué, du décret du 15 juillet 2022 dispose :
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« A l’article 2.1.2 du même décret [du décret du 18 juillet 2003], les modifications suivantes sont apportées :
[…]
2° il est inséré un point 3°/1 et un point 3°/2, rédigés comme suit :
‘ 3°/1 […]
3°/2 compteur d’eau analogique : un compteur d’eau qui n’est pas un compteur d’eau numérique; ’;
3° il est inséré un point 5°/1, rédigé comme suit :
‘ 5°/1 compteur d’eau numérique : un compteur d’eau qui est équipé d’un dispositif de communication unidirectionnel ou d’un dispositif de communication bidirectionnel, permettant une lecture non seulement locale mais aussi à distance des données, et qui est en mesure de recevoir des données localement ou à distance; ’;
[…]
6° le point 35° est complété par la phrase ‘ Un compteur d’eau peut être un compteur d’eau analogique ou numérique ’ ».
B.2.3. L’article 4, attaqué, du décret du 15 juillet 2022 dispose :
« A l’article 2.2.2 du même décret [du décret du 18 juillet 2003], modifié par le décret du 26 avril 2019, les modifications suivantes sont apportées :
1° il est inséré un paragraphe 1/1, rédigé comme suit :
‘ § 1/1. L’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau peut décider d’équiper le branchement de composants permettant, entre autres, d’assurer les fonctionnalités suivantes :
1° surveiller à distance la consommation d’eau et avertir l’abonné ou l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau en cas de consommation anormale d’eau ou de retours d’eau;
2° surveiller et régler à distance le débit et accorder et interrompre à distance l’accès au réseau public de distribution d’eau;
3° mesurer la température ambiante à l’endroit où se trouve le compteur d’eau et avertir l’abonné ou l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau en cas de risque de gel des canalisations;
4° contrôler la qualité de l’eau fournie;
5° mesurer la pression de l’eau au niveau du branchement.
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L’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau peut décider de mettre à disposition d’autres fonctionnalités en plus de celles énumérées à l’alinéa 1er.
Le Gouvernement flamand peut arrêter des modalités pour la structure, les composants, les fonctionnalités et le financement du branchement.
Les fonctionnalités, mentionnées aux alinéas 1er et 2, des composants du branchement sont obligatoirement acceptées par l’abonné. ’;
2° il est inséré un paragraphe 2/1, rédigé comme suit :
‘ § 2/1. L’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau doit installer un compteur d’eau numérique dans tous les branchements où cela est techniquement possible avant le 31 décembre 2030.
Le compteur d’eau numérique possède au moins toutes les fonctionnalités suivantes :
1° il peut mesurer, afficher et enregistrer le volume d’eau fourni et mettre les données de mesure à la disposition de l’abonné sous la forme d’un standard ouvert, soit directement, soit via un portail;
2° il peut communiquer à distance dans une ou deux directions avec l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau;
3° il permet de prévenir l’abonné et l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau en cas de suspicion de fuite sur le réseau de distribution domestique;
4° il permet d’avertir l’abonné et l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau en cas de suspicion de rupture dans le réseau de distribution domestique;
5° il peut détecter un retour d’eau du réseau de distribution domestique, dû à un clapet anti-retour non ou mal fonctionnant et en informer l’abonné ou l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau.
Le Gouvernement flamand peut arrêter ou compléter des modalités relatives aux alinéas 1er et 2, concernant :
1° le calendrier et la priorisation pour l’installation et le financement d’un compteur d’eau numérique;
2° les fonctionnalités du compteur d’eau numérique;
3° les exceptions à l’installation d’un compteur d’eau numérique.
Dans l’intérêt de l’abonné, l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau coordonne dans toute la mesure du possible l’exécution des obligations qui lui incombent en vertu du présent paragraphe avec le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité et de gaz désigné pour la zone en question. Ce faisant, l’exploitant examine, avant le 31 décembre 2023 au plus tard, comment la communication des données provenant d’un compteur d’eau numérique peut
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être alignée sur la communication des données de mesure et des données techniques provenant du compteur d’énergie numérique visé aux articles 4.1.22/2 à 4.1.22/13 du Décret sur l’Energie du 8 mai 2009. ’ ».
B.3. Il ressort des travaux préparatoires du décret du 15 juillet 2022 que le législateur décrétal a poursuivi deux objectifs : « d’une part, l’organisation du déploiement et de la gestion des compteurs d’eau numériques en Flandre et, d’autre part, l’organisation de la gestion et du traitement des données collectées dans le cadre des activités contenues dans le projet de décret »
(Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, p. 3).
La critique des parties requérantes porte exclusivement sur les dispositions du décret du 15 juillet 2022 qui visent à réaliser le premier objectif poursuivi, plus précisément le déploiement des compteurs d’eau numériques en Région flamande.
B.4.1. Un compteur d’eau numérique est « un compteur d’eau qui est équipé d’un dispositif de communication unidirectionnel ou d’un dispositif de communication bidirectionnel, permettant une lecture non seulement locale mais aussi à distance des données, et qui est en mesure de recevoir des données localement ou à distance » (article 2.1.2, 5°/1, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 3, attaqué, du décret du 15 juillet 2022).
Le compteur d’eau numérique doit disposer au moins de plusieurs fonctionnalités, énumérées à l’article 2.2.2, § 2/1, alinéa 2, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, du décret du 15 juillet 2022. Ces fonctionnalités minimales « consistent notamment à enregistrer la consommation, à prévenir l’abonné en cas de suspicion de fuite et à détecter un retour d’eau du réseau de distribution domestique vers le réseau public de distribution d’eau »
(Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, p. 3).
En ce qui concerne le compteur d’eau numérique, les travaux préparatoires mentionnent :
« Pour ce qui est des compteurs d’eau numériques, il n’existe actuellement pas de solution par câble, en raison notamment des normes internationales en matière d’étanchéité des compteurs d’eau. Cela signifie qu’il n’y a pour l’instant pas d’autre solution qu’un compteur d’eau communiquant sans fil. La solution de remplacement au compteur d’eau numérique serait donc un compteur d’eau sans communication ou un compteur d’eau analogique classique » (ibid., p. 10).
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« La ministre répond que le marché ne propose pas de compteur câblé pour le moment. Le projet de décret en autorise l’installation dès que cela sera possible techniquement » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/2, p. 7).
B.4.2. L’article 4, attaqué, insère dans l’article 2.2.2 du décret du 18 juillet 2003 deux paragraphes, à savoir les paragraphes 1er/1 et 2/1. Alors que le paragraphe 1er/1 prévoit la possibilité pour les exploitants d’un réseau public de distribution d’eau d’équiper un branchement de composants permettant d’assurer certaines fonctionnalités, le paragraphe 2/1
prévoit une obligation de principe pour ces exploitants d’installer un compteur d’eau numérique dans tous les branchements pour une certaine date.
Un branchement est l’ensemble des canalisations et appareillages utilisés pour l’approvisionnement en eau d’un bien immobilier, installés par l’exploitant à partir de la canalisation de distribution jusqu’au réseau de distribution domestique (article 2.1.2, 3°, du décret du 18 juillet 2003, tel qu’il a été remplacé par l’article 3 du décret du 15 juillet 2022).
B.4.3. Selon l’article 2.2.2, § 1er/1, du décret du 18 juillet 2003, l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau peut décider d’équiper le branchement de composants permettant d’assurer certaines fonctionnalités. Ces fonctionnalités sont énumérées de manière non exhaustive à l’alinéa 1er de cette disposition, de sorte que l’exploitant peut mettre encore d’autres fonctionnalités à disposition. Les fonctionnalités énumérées consistent notamment à surveiller à distance la consommation d’eau, à avertir l’abonné en cas de consommation anormale d’eau ou de retours d’eau, à accorder et à interrompre à distance l’accès au réseau, à avertir en cas de risque de gel des canalisations et à contrôler la qualité de l’eau fournie. Les fonctionnalités mises à disposition par l’exploitant doivent, selon le dernier alinéa du paragraphe précité, obligatoirement être acceptées par l’abonné.
En ce qui concerne cette disposition, les travaux préparatoires mentionnent :
« Cette disposition vise à donner aux exploitants d’un réseau public de distribution d’eau suffisamment de flexibilité quant au choix des fonctionnalités, de sorte que le service puisse être adapté tant aux caractéristiques du branchement qu’aux besoins de l’abonné.
Au même point, il est précisé que les fonctionnalités des composants du branchement doivent obligatoirement être acceptées par l’abonné. En d’autres termes, il a été décidé de donner le choix
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des fonctionnalités à l’exploitant, et non à l’abonné. C’est important pour assurer l’efficacité des investissements. Dans le cas du compteur d’eau numérique, il est important, par exemple, que tous les abonnés acceptent effectivement que les index des compteurs d’eau soient lus automatiquement » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, p. 16).
B.4.4. Selon l’article 2.2.2, § 2/1, alinéa 1er, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau doit installer un compteur d’eau numérique dans tous les branchements où cela est techniquement possible avant le 31 décembre 2030. Comme il est dit en B.4.1, le compteur d’eau numérique doit disposer au moins des fonctionnalités énumérées à l’alinéa 2 de ce paragraphe.
Selon l’article 2.2.2, § 2/1, alinéa 3, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, le Gouvernement flamand peut arrêter ou compléter des modalités relatives aux alinéas 1er et 2 de cette disposition, concernant 1) le calendrier et la fixation des priorités pour l’installation et le financement d’un compteur d’eau numérique, 2) les fonctionnalités du compteur d’eau numérique et 3) les exceptions à l’installation d’un compteur d’eau numérique.
Selon l’article 2.2.2, § 2/1, dernier alinéa, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, l’exploitant d’un réseau public de distribution d’eau doit, dans l’intérêt de l’abonné, coordonner dans toute la mesure possible l’exécution des obligations qui lui incombent avec le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité et de gaz désigné pour la zone en question.
À cet effet, l’exploitant doit au moins examiner, avant le 31 décembre 2023 au plus tard, comment la communication des données provenant d’un compteur d’eau numérique peut être alignée sur la communication des données de mesure et des données techniques provenant du compteur d’énergie numérique.
B.5. Il ressort des travaux préparatoires du décret du 15 juillet 2022 que le déploiement des compteurs d’eau numériques est dicté par plusieurs objectifs qui sont résumés dans ces travaux comme suit :
« 1° encourager une consommation durable de l’eau en donnant au client un meilleur aperçu de sa propre consommation;
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2° gérer les sources d’eau de manière plus durable en réduisant les eaux dites ‘ non-
revenues ’ [les eaux qui sont perdues avant d’atteindre le client] ainsi que les pertes de réseau grâce à un comptage plus correct;
3° rendre la facturation plus précise grâce à la transmission automatisée des relevés de compteur, dans l’intérêt du client comme de l’exploitant;
4° mieux contrôler la qualité continue de l’eau destinée à la consommation humaine au moyen d’alarmes en temps réel, par exemple en cas de retours d’eau;
5° simplifier l’administration pour le client et lui épargner quelques soucis, notamment grâce aux méthodes suivantes :
a) le suivi de la consommation d’eau en général;
b) une notification en cas de suspicion de fuites sur le réseau de distribution domestique;
c) une notification en cas de consommation anormalement élevée;
d) une simplification des procédures de reprise et de résiliation;
6° augmenter l’efficacité des processus chez les exploitants en rendant la transmission de l’information plus rapide et plus précise » (ibid., p. 5).
Quant à la recevabilité
B.6. La Constitution et la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle imposent à toute personne physique ou morale qui introduit un recours en annulation de justifier d’un intérêt. Ne justifient de l’intérêt requis que les personnes dont la situation pourrait être affectée directement et défavorablement par la norme attaquée.
B.7. Les parties requérantes, qui sont toutes des personnes physiques, estiment qu’elles justifient de l’intérêt requis, dès lors qu’en vertu des dispositions attaquées, elles sont tenues, en tant qu’abonnées d’un exploitant d’un réseau public de distribution d’eau, de faire installer dans leur domicile un compteur d’eau numérique qui communique sans fil et dès lors que les compteurs d’eau numériques qui communiquent sans fil produisent des rayonnements électromagnétiques qui, selon elles, risquent d’avoir à terme des conséquences néfastes sur leur santé. Elles souhaitent toutes éviter autant que possible l’exposition aux rayonnements électromagnétiques. Elles font également valoir que les première et cinquième parties requérantes sont électrohypersensibles, ce qui signifie qu’elles sont hypersensibles au
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rayonnement électromagnétique, l’exposition à un tel rayonnement entraînant, selon elles, plusieurs problèmes de santé. Elles ajoutent enfin que la quatrième partie requérante souhaite protéger autant que possible ses enfants contre les rayonnements électromagnétiques.
B.8. Le Gouvernement flamand conteste l’intérêt des parties requérantes. Il fait valoir que les parties requérantes ne sont pas les destinataires des dispositions attaquées, que ces dispositions ne s’opposent pas à l’installation d’un compteur numérique câblé, tant que celui-
ci dispose des fonctionnalités requises, qu’en ce que certaines parties requérantes se prétendent électrohypersensibles, elles ne présentent aucune pièce permettant de le démontrer, et que ce que les parties requérantes prétendent concernant l’électrohypersensibilité est sans fondement et doit être fortement nuancé.
B.9.1. S’il est exact que l’article 4, attaqué, en prévoyant, d’une part, une possibilité et, d’autre part, une obligation pour les exploitants d’un réseau public de distribution d’eau d’équiper les branchements de composants permettant d’assurer certaines fonctionnalités, s’adresse en ordre principal à de tels exploitants, cette disposition instaure également une obligation pour les abonnés de ces exploitants. Selon l’article 2.2.2, § 1er/1, dernier alinéa, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, les fonctionnalités des composants du branchement que l’exploitant installe doivent en effet être obligatoirement acceptées par l’abonné.
B.9.2. En leur qualité d’abonnées d’un exploitant d’un réseau public de distribution d’eau, les parties requérantes sont donc toutes directement affectées par les dispositions réglant le déploiement du compteur d’eau numérique. En ce qu’un compteur d’eau numérique émet un rayonnement électromagnétique et en ce que toutes les parties requérantes tendent à éviter autant que possible l’exposition au rayonnement électromagnétique, elles sont également affectées défavorablement par ces dispositions. En leur qualité d’abonnées d’un exploitant d’un réseau public de distribution d’eau, elles justifient donc toutes d’un intérêt suffisant à leur recours.
La seule circonstance que les dispositions attaquées ne s’opposeraient pas à l’installation d’un compteur d’eau numérique communiquant par câble et ne produisant donc pas de rayonnement électromagnétique ne change rien à l’intérêt des parties requérantes. Ainsi qu’il ressort des travaux
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préparatoires du décret attaqué, cités en B.4.1, les compteurs d’eau numériques communiquant par câble ne sont en effet pas disponibles actuellement sur le marché, de sorte que les dispositions attaquées ont pour effet que les compteurs d’eau numérique sans fil sont les seuls à pouvoir être installés à l’heure actuelle.
B.9.3. Dès lors que toutes les parties requérantes, en leur qualité d’abonné d’un exploitant d’un réseau public de distribution d’eau, justifient d’un intérêt suffisant, il n’est pas nécessaire d’examiner les exceptions soulevées par le Gouvernement flamand concernant l’électrohypersensibilité de certaines parties requérantes et concernant l’électrohypersensibilité en général.
B.10.1. Le Gouvernement flamand fait valoir que les parties requérantes ne formulent pas de griefs contre toutes les dispositions attaquées et parties de ces dispositions. Il estime que le recours ne peut être recevable qu’en ce qu’il est dirigé contre les dispositions et parties de dispositions qui font l’objet de griefs.
Il fait également valoir qu’en ce qu’elles allèguent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la confiance légitime et avec le principe de la sécurité juridique, les parties requérantes n’exposent pas en quoi les dispositions attaquées seraient contraires à ces articles constitutionnels et principes. Il estime que le moyen n’est dès lors pas recevable, en ce qu’il est pris de la violation de ces articles constitutionnels et de ces principes.
B.10.2. Pour satisfaire aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, les moyens de la requête doivent faire connaître, parmi les règles dont la Cour garantit le respect, celles qui seraient violées ainsi que les dispositions qui violeraient ces règles et exposer en quoi ces règles auraient été transgressées par ces dispositions.
B.10.3. La Cour examine le moyen en ce qu’il satisfait aux exigences précitées.
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Quant au moyen unique
B.11. Les parties requérantes prennent un moyen de la violation, par les articles 3, 2°, 3° et 6°, et 4 du décret du 15 juillet 2022, des articles 10, 11 et 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime, en ce que les dispositions attaquées, sans prévoir un régime transitoire, ont pour effet d’exposer les abonnés des exploitants d’un réseau public de distribution d’eau au rayonnement électromagnétique du compteur d’eau numérique sans fil.
B.12. L’article 23 de la Constitution dispose :
« Chacun a le droit de mener une vie conforme à la dignité humaine.
À cette fin, la loi, le décret ou la règle visée à l'article 134 garantissent, en tenant compte des obligations correspondantes, les droits économiques, sociaux et culturels, et déterminent les conditions de leur exercice.
Ces droits comprennent notamment :
[…]
4° le droit à la protection d'un environnement sain;
[…] ».
Cette disposition contient une obligation de standstill qui interdit au législateur compétent de réduire significativement, sans justification raisonnable, le degré de protection offert par la législation applicable.
B.13.1. Comme il est dit en B.4.4, l’article 2.2.2, § 2/1, alinéa 1er, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, prévoit l’installation obligatoire de compteurs d’eau numériques dans tous les branchements où cela est techniquement possible.
Il résulte de la définition de « compteur d’eau numérique », contenue dans l’article 2.1.2, 5°/1, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 3, attaqué, qu’un tel compteur doit être équipé d’un dispositif de communication permettant la lecture et la réception locales et à distance des données. Il ne saurait être déduit de cette définition que le dispositif de communication dont est équipé le compteur d’eau numérique doit communiquer sans fil. Le
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décret du 15 juillet 2022 ne s’oppose donc pas à l’installation d’un compteur d’eau numérique câblé n’émettant aucun rayonnement électromagnétique. Il ressort néanmoins des travaux préparatoires cités en B.4.1 qu’il n’existe pas actuellement sur le marché de compteur d’eau numérique câblé et qu’à l’exception du compteur d’eau analogique classique (qui ne comporte pas de dispositif de communication permettant la lecture et la réception locales et à distance des données), il n’existe pas d’autre solution qu’un compteur d’eau numérique sans fil.
B.13.2. L’article 2.2.2, § 1er/1, alinéa 3, et § 2/1, alinéa 3, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, habilite le Gouvernement flamand à arrêter des modalités pour la structure, les composants, les fonctionnalités et le financement du branchement, ainsi qu’à arrêter des modalités relatives au calendrier et à la fixation des priorités pour l’installation et le financement d’un compteur d’eau numérique, aux fonctionnalités du compteur d’eau numérique et aux exceptions à l’installation d’un compteur d’eau numérique.
Il ressort des travaux préparatoires que cette habilitation faite au Gouvernement flamand a été jugée souhaitable notamment « pour permettre une certaine flexibilité en fonction des évolutions technologiques, pour pouvoir utiliser efficacement les occasions de synergie et aussi pour pouvoir décider d’accélérer éventuellement le déploiement du compteur d’eau numérique » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, p. 17).
B.14. Ainsi que la Cour l’a déjà jugé par ses arrêts nos 162/2020 (17 décembre 2020, ECLI:BE:GHCC:2020:ARR.162) et 5/2021 (14 janvier 2021, ECLI:BE:GHCC:2021:ARR.005), l’exposition potentielle au rayonnement électromagnétique peut entraîner, pour la catégorie de personnes pour laquelle cette exposition présente un risque pour la santé, un recul significatif du degré de protection existant en matière de droit à un environnement sain. Il peut être nécessaire, pour les personnes sensibles aux champs électromagnétiques, de limiter dès le début et autant que possible, leur exposition à un tel rayonnement.
B.15.1. Contrairement à ce qui était le cas dans les affaires qui ont donné lieu aux arrêts nos 162/2020 et 5/2021, on ne peut pas, en l’espèce, aisément éviter le rayonnement électromagnétique émis par les compteurs numériques en prévoyant la possibilité d’une communication par câble au lieu d’une communication sans fil.
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Il ressort en effet des travaux préparatoires cités en B.4.1 que, « pour ce qui est des compteurs d’eau numériques, il n’existe actuellement pas de solution par câble, en raison notamment des normes internationales en matière d’étanchéité des compteurs d’eau ». Le Gouvernement flamand précise que « les normes internationales en matière d’étanchéité des compteurs d’eau » portent sur l’étanchéité à l’eau du compteur et ont pour but d’éviter que son fonctionnement mécanique ou électromagnétique soit perturbé s’il entre en contact avec l’eau.
B.15.2. En ce qui concerne le choix du législateur décrétal de ne pas prévoir une exception de principe à l’obligation d’installer un compteur d’eau numérique, la section de législation du Conseil d’État a relevé :
« La question est de savoir si, par analogie avec ce qui est prévu pour le compteur d’énergie numérique, il ne faudrait pas prévoir un régime transitoire permettant à l’utilisateur de demander à l’exploitant, par exemple, de pouvoir disposer provisoirement d’un compteur d’eau dépourvu de dispositif de communication. Une telle exception à l’obligation d’installer un compteur d’eau numérique serait conforme au parallélisme entre la fourniture d’eau et la distribution d’électricité et de gaz, qui est recherché dans certains autres volets de la réglementation en projet (voy.
l’article 2.2.2, § 2/1, alinéa 4, en projet, du décret à modifier) et répondrait également à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle relative au choix en matière d’utilisation de compteurs numériques – d’énergie il est vrai – qui, selon la Cour, doit être offert aux utilisateurs du réseau pour des raisons de santé.
Si le législateur décrétal devait estimer – à la différence de ce qui est prévu pour l’utilisation du compteur d’énergie numérique – qu’il ne peut pas prévoir une exception comparable dans le cas de l’installation d’un compteur d’eau numérique, il conviendrait qu’il soit dûment démontré, au cours des débats parlementaires, que le choix préconisé repose sur une juste mise en balance des intérêts, d’une part, de l’abonné qui souhaite disposer d’un compteur d’eau le moins irradiant possible et, d’autre part, de l’exploitant qui doit tenir compte des possibilités et contraintes techniques sans négliger la santé publique en général » (CE, avis n° 70.646/1 du 9 février 2022, ibid., pp. 77-78).
B.15.3. En ce qui concerne la mise en balance des intérêts en cause, les travaux préparatoires mentionnent notamment :
« L’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle dans le cadre des compteurs d’électricité numériques n’est pas tout simplement transposable à la situation du compteur d’eau numérique.
[…]
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Pour ce qui est des compteurs d’eau numériques, il n’existe actuellement pas de solution par câble, en raison notamment des normes internationales en matière d’étanchéité des compteurs d’eau. […]
En ce qui concerne la question du rayonnement, la situation du compteur d’énergie numérique et celle du compteur d’eau numérique ne sont pas comparables. Le rayonnement qui émane du compteur d’eau et qui utilise par exemple la technologie Sigfox est en effet nettement inférieur au rayonnement produit par le compteur d’énergie numérique. Il ressort en outre d’une étude de la KU Leuven intitulée « De bijdrage van ‘ Slimme Watermeters ’ tot het algehele elektromagnetische stralingsniveau » (La part des compteurs d’eau intelligents dans les rayonnements électromagnétiques en général) que la proportion du rayonnement qui émane du compteur d’eau numérique est négligeable par rapport au rayonnement provenant des téléphones portables et du wifi.
L’installation d’un tel compteur d’eau dépourvu de dispositif de communication comporte des risques dépassant le risque individuel de la personne potentiellement exposée au rayonnement électromagnétique.
Le compteur d’eau numérique détecte non seulement les retours d’eaux (potentiellement polluées) dans le réseau de distribution mais notifie également ces retours.
De telles pollutions se sont déjà produites à plusieurs reprises dans le passé (jusqu’à cinq incidents par an) avec des répercussions potentielles sur la santé de plus grands groupes de personnes : une rue, un quartier, voire des zones plus vastes encore. La rapidité de détection et de localisation de cette source de pollution détermine s’il y a un risque pour la santé publique et, dans l’affirmative, quelle est l’ampleur de ce risque.
Dès lors que le compteur d’eau numérique comporte un aspect lié à la santé publique à l’échelle de la société, le raisonnement utilisé pour le compteur d’électricité (qui tient compte du risque pour la santé d’une seule personne) ne saurait être tout simplement appliqué au compteur d’eau numérique.
Pour les motifs précités, il n’est donc pas prévu d’exception à l’installation d’un compteur d’eau numérique » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, pp. 9-10).
B.15.4. Il ressort de ce qui précède que le législateur décrétal a mis en balance, d’une part, l’intérêt de l’abonné qui souhaite disposer d’un compteur d’eau le moins irradiant possible et, d’autre part, les avantages que peut présenter un compteur d’eau numérique pour la détection et la notification rapides des retours d’eaux potentiellement polluées dans le réseau de distribution, retours qui pourraient mettre en danger la santé de plusieurs personnes. Il ressort également des travaux préparatoires cités en B.15.3 que, dans cette mise en balance, le législateur décrétal a tenu compte du fait que le rayonnement qui émane d’un compteur d’eau numérique « est nettement inférieur au rayonnement produit par le compteur d’énergie numérique » et, ainsi qu’il ressort d’une étude scientifique, qu’il « est négligeable par rapport au rayonnement provenant des téléphones portables et du wifi ».
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B.15.5. Il ressort des travaux préparatoires cités en B.5 qu’en instaurant l’obligation d’installer un compteur d’eau numérique, le législateur décrétal a également poursuivi, entre autres, des objectifs liés à la durabilité en matière de consommation d’eau et de gestion des sources d’eau.
Ces objectifs sont commentés plus en détail dans les travaux préparatoires :
« La fonction de base la plus importante est que le compteur enregistre la consommation d’eau numériquement et à distance et qu’il la communique au client et à la compagnie des eaux. Cela présente des avantages pour les deux parties, dont les plus importants sont un meilleur aperçu de la consommation, une facturation plus précise, la simplification administrative et le fait d’encourager une consommation plus durable de l’eau. La communication en temps réel de la consommation est importante pour détecter des fuites sur le réseau public de distribution d’eau.
Un compteur numérique permet également d’avertir le client en cas de suspicion d’une fuite ou d’une rupture des canalisations domestiques. Aujourd’hui, cela prend parfois plusieurs jours.
Une information en temps réel permet également au client de consommer l’eau de manière plus durable et d’éviter de consommer sans le vouloir de grandes quantités. […] Ceci est utile pour les compagnies des eaux et pour l’environnement, mais surtout pour le client. Le compteur numérique permet aussi de contrôler la qualité de l’eau. Il déclenche une alarme si de l’eau provenant de bâtiments reflue vers le réseau d’eau potable. Chaque année, il arrive à plusieurs reprises que l’eau potable soit polluée parce que de l’eau de pluie ou d’autres eaux sales sont pompées via le compteur d’eau vers le réseau d’eau public. Grâce à cette alarme, la compagnie des eaux peut intervenir plus rapidement » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/2, pp. 4-5).
B.15.6. Il ressort enfin des travaux préparatoires qu’en instaurant l’obligation d’installer un compteur d’eau numérique, le législateur décrétal a poursuivi des objectifs non seulement en matière de santé publique et de consommation durable de l’eau, mais également sur le plan social :
« L’économie d’eau est également importante pour le portefeuille. Tant pour les abonnés domestiques que non domestiques, la facture d’eau intégrale devient inutilement élevée si l’abonné ne détecte pas une fuite d’eau à temps » (Doc. parl., Parlement flamand, 2021-2022, n° 1324/1, p. 4).
Ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires cités en B.15.5, un compteur numérique permet au client d’être informé immédiatement en cas de suspicion d’une fuite ou d’une rupture dans les canalisations domestiques.
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B.16. Compte tenu du pouvoir d’appréciation appartenant en l’espèce au législateur décrétal, du fait qu’un compteur d’eau communiquant par câble n’est actuellement pas disponible et du fait que le rayonnement produit par les compteurs d’eau numériques sans fil est minime, le recul significatif du degré de protection existant en matière de droit à un environnement sain causé par les dispositions attaquées est raisonnablement justifié par les objectifs d’intérêt général poursuivis par le législateur décrétal – et mentionnés en B.15.3 à B.15.6. Compte tenu notamment du rayonnement minime émis par les compteurs d’eau numériques sans fil, le législateur décrétal a pu considérer en l’espèce que l’intérêt de l’abonné qui souhaite disposer d’un compteur d’eau sans rayonnement ne l’emporte pas, dans l’état actuel de la science et de la technologie, sur les intérêts liés aux objectifs qu’il poursuit.
B.17.1. Bien qu’il n’existe pas actuellement sur le marché un compteur d’eau numérique communiquant par câble, il n’est toutefois pas à exclure qu’à la suite d’évolutions technologiques, de tels compteurs d’eau soient disponibles à l’avenir.
B.17.2. Comme il est dit en B.13.2, l’article 2.2.2, § 1er/1, alinéa 3, et § 2/1, alinéa 3, du décret du 18 juillet 2003, inséré par l’article 4, attaqué, habilite le Gouvernement flamand à arrêter des modalités qui peuvent notamment porter sur la structure et les composants du branchement ainsi que les exceptions à l’installation d’un compteur d’eau numérique et cette habilitation est dictée notamment par le souhait de permettre une certaine flexibilité en fonction des évolutions technologiques.
B.17.3. Dès lors que, ainsi que la Cour l’a jugé par les arrêts nos 162/2020 et 5/2021, précités, le recul significatif du degré de protection existant en matière de droit à un environnement sain causé par l’exposition potentielle au rayonnement électromagnétique provenant de compteurs numériques ne saurait être raisonnablement justifié si l’on peut aisément éviter le rayonnement électromagnétique en prévoyant la possibilité d’une communication par câble au lieu d’une communication sans fil, l’habilitation précitée conférée au Gouvernement flamand doit être interprétée en ce sens que le Gouvernement flamand est tenu, dès que des compteurs d’eau communiquant par câble seront disponibles, de prévoir pour les abonnés des exploitants d’un réseau public de distribution d’eau le droit d’opter pour l’installation d’un compteur d’eau numérique communiquant par câble.
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B.18. En ce qu’il est pris de la violation de l’article 23, alinéa 3, 4°, de la Constitution, le moyen n’est pas fondé, sous réserve de l’interprétation mentionnée en B.17.3.
B.19. En ce qu’il est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime, le moyen ne répond pas aux exigences de l’article 6 de la loi spéciale du 6 janvier 1989. Les parties requérantes n’exposent en effet pas de manière claire et univoque en quoi les dispositions attaquées créeraient une différence de traitement, quelles sont les catégories de personnes qui devraient être comparées et en quoi ces dispositions porteraient atteinte au principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime.
B.20. En ce qu’il est pris de la violation des articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique et avec le principe de la confiance légitime, le moyen est irrecevable, conformément à ce qui est dit en B.10.2 à B.10.3.
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Par ces motifs,
la Cour,
sous réserve de l’interprétation mentionnée en B.17.3, rejette le recours.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 septembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont L. Lavrysen