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21/09/2023 | BELGIQUE | N°128/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 21 septembre 2023, 128/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 128/2023
du 21 septembre 2023
Numéro du rôle : 7882
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 12.7 de la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, de l’ancien Code civil, et à l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme », posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L.

Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune,...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 128/2023
du 21 septembre 2023
Numéro du rôle : 7882
En cause : les questions préjudicielles relatives à l’article 12.7 de la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, de l’ancien Code civil, et à l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme », posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet des questions préjudicielles et procédure
Par jugement du 19 octobre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 4 novembre 2022, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé les questions préjudicielles suivantes :
« - L’article 12.7 de la loi sur les baux à ferme viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’en prévoyant une révision des superficies fixées par le Roi tous les 5 ans sans mettre en place de système permettant de pallier l’incurie éventuelle de celui-ci, il crée une différence de traitement entre d’une part, les preneurs à ferme dont le congé a été donné par un exploitant agricole ayant acquis la terre louée durant la période de validité des superficies fixée par arrêté royal en conformité à l’article 12.7 de la loi et d’autre part, les preneurs dont le congé a été adressé par un exploitant agricole ayant acquis la terre louée entre l’expiration de la période de validité des superficies fixée par arrêté royal et l’entrée en vigueur d’un nouvel arrêté royal, la seconde catégorie de preneurs se retrouvant privée du droit de faire invalider ledit congé ?
- L’article 15 du Décret wallon du 2 mai 2019 modifiant diverses législations en matière de bail à ferme viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’en précisant que les
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superficies revues tous les 5 ans par le Gouvernement restent d’application jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel arrêté, sans prévoir de rétroactivité de cette garantie pour les situations antérieures au décret, il crée une différence de traitement entre d’une part, les preneurs à ferme dont le congé a été adressé par un exploitant agricole ayant acquis la terre louée postérieurement à l’entrée en vigueur du décret du 2 mai 2019, à l’expiration de la période de validité des superficies fixée par arrêté du Gouvernement conformément à l’article 12.7 et l’entrée en vigueur d’un nouvel arrêté du Gouvernement et, d’autre part, les preneurs à ferme dont le congé a été donné par un exploitant agricole ayant acquis la terre louée entre l’expiration de la période de validité des superficies fixée par arrêté du Gouvernement et l’entrée en vigueur d’un nouvel arrêté du Gouvernement mais antérieurement à l’entrée en vigueur du décret du 2 mai 2019, la seconde catégorie de preneurs se retrouvant privée du droit de faire invalider ledit congé ? ».
Des mémoires ont été introduits par :
- David Everarts, assisté et représenté par Me A. Grégoire, avocat au barreau de Liège-Huy;
- Carl Gauthier, assisté et représenté par Me R. Adam, avocat au barreau de Dinant;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me S. Depré, Me E. de Lophem et Me N. Picard, avocats au barreau de Bruxelles.
David Everarts a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 28 juin 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Giet et S. de Bethune, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 12 juillet 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 12 juillet 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Par acte du 15 mars 2012, D. Everarts acquiert des terres agricoles exploitées par C. Gauthier en vertu d’un bail à ferme verbal. D. Everarts notifie à C. Gauthier un congé pour exploitation personnelle, moyennant un préavis qui expirera après enlèvement de la récolte de l’année 2015. C. Gauthier n’ayant pas acquiescé au congé dans le délai légal, il est invité en conciliation devant la Justice de paix du canton concerné. Cette conciliation ayant échoué, D. Everarts assigne C. Gauthier devant la Justice de paix du canton de Philippeville.
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Par jugement du 19 juin 2013, le Juge de paix constate qu’aucun arrêté royal ne détermine les superficies maximales de rentabilité et il en déduit qu’il n’est pas possible d’appliquer l’article 12.7 de la section 3 du livre III, titre VIII, chapitre II, de l’ancien Code civil (ci-après : la loi sur le bail à ferme), dès lors qu’une de ses conditions d’application, qui porte en l’occurrence sur le dépassement des superficies maximales de rentabilité, n’est pas remplie. En conséquence, il fait droit à la demande de D. Everarts et valide le congé donné pour exploitation personnelle à son profit.
C. Gauthier interjette appel de ce jugement. Par jugement du 18 juin 2014, le Tribunal de première instance de Namur, division de Dinant, constatant que le congé aurait pour effet de faire dépasser les seuils de superficie maximale fixés par l’arrêté du Gouvernement wallon du 5 février 2009 « fixant les superficies maximales de rentabilité » (ci-après : l’arrêté du Gouvernement wallon du 5 février 2009) en ce qui concerne les parcelles exploitées par D. Everarts, réforme le jugement précité et refuse de valider le congé.
Par arrêt du 8 juin 2017, la Cour de cassation casse ce jugement. Elle juge, en substance, que l’arrêté du Gouvernement wallon du 5 février 2009 est entaché d’un excès de compétence et qu’il est donc illégal.
Par jugement du 6 novembre 2019, le Tribunal de première instance du Hainaut, division de Charleroi, saisi sur renvoi après cassation, refuse de valider le congé litigieux, en se fondant sur les seuils de superficie maximale déterminés par l’arrêté royal du 5 février 1998 « fixant les superficies maximales de rentabilité visées par la législation sur le bail à ferme ». Ce jugement écarte l’application de l’article 2 de l’arrêté royal du 5 février 1998, qui limite à cinq ans la validité des superficies de rentabilité qu’il fixe, considérant qu’une telle limitation est illégale, et applique en conséquence ces superficies au litige.
Par arrêt du 1er avril 2021, la Cour de cassation casse ce jugement au motif que l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme n’interdit pas au Roi de limiter à cinq ans les effets d’un arrêté d’exécution. Il s’en déduit que l’article 2
de l’arrêté royal du 5 février 1998, qui limite à cinq ans la validité des superficies de rentabilité qu’il fixe, est légal et qu’à la date du congé litigieux, il n’existait plus de disposition réglementaire fixant les superficies maximales de rentabilité.
Saisi sur renvoi après cassation, le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, constate qu’il se déduit de l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme, tel qu’il était applicable en mai 2012, que le juge ne peut refuser la validité d’un congé que lorsque ce congé a pour conséquence de porter la superficie totale exploitée par l’entreprise agricole du futur exploitant au-delà de la superficie maximale fixée par le Roi. Le Tribunal juge qu’il doit appliquer les conditions de superficie telles qu’elles existaient à la date de l’acte d’acquisition des terres, soit au 15 mars 2012. Il constate que le Gouvernement wallon n’était pas, en sa qualité d’organe exécutif régional, habilité à adopter un arrêté d’exécution de l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme, il en déduit que l’arrêté du Gouvernement wallon du 5 février 2009 est donc illégal et il écarte l’application de cet arrêté en vertu de l’article 159 de la Constitution. Il constate ensuite que l’arrêté royal du 5 février 1998 mentionne que les seuils de rentabilité qu’il fixe sont valables pour cinq ans, conformément à l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme. Il en déduit qu’à la date du 15 mars 2012, il n’existait aucun seuil de rentabilité applicable, il estime qu’il ne peut combler cette lacune réglementaire et il constate en conséquence qu’il est privé du pouvoir de refuser la validité du congé.
Le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, estime que cette situation crée une différence de traitement entre deux catégories de preneurs de bail à ferme. À la demande de C. Gauthier, il pose la première question préjudicielle reproduite plus haut. Il pose en outre, d’initiative, la seconde question préjudicielle reproduite plus haut.
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III. En droit
-A-
Quant à la première question préjudicielle
A.1.1. D. Everarts fait valoir que l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme n’était pas applicable à la date de l’acquisition des parcelles litigieuses et il en déduit que le juge ne peut refuser de valider un congé au seul motif qu’il aurait pour conséquence que la taille maximale des superficies qui était antérieurement en vigueur serait dépassée dans le chef du propriétaire des terrains.
A.1.2. D. Everarts estime que la réponse à la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige au fond parce que l’éventuelle discrimination trouve son origine dans une carence du pouvoir exécutif fédéral, lequel n’est pas à la cause devant la juridiction a quo. Il considère que l’éventuel constat de discrimination n’aurait aucune conséquence sur la validité du congé en cause et qu’il ne présenterait une utilité que dans le cadre d’une hypothétique action en responsabilité dirigée contre l’État belge. Il ajoute que cette question préjudicielle repose sur une prémisse erronée parce que l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme est une loi d’habilitation, de sorte que le législateur a toujours la possibilité d’exercer sa propre compétence, laquelle constitue un mécanisme correcteur.
Il suggère que la Cour renvoie la question à la juridiction a quo afin que celle-ci détermine si la question est utile, par exemple dans l’hypothèse où C. Gauthier citerait l’État belge en intervention forcée et garantie.
A.2. C. Gauthier estime que D. Everarts tente d’exploiter le vide juridique résultant de l’incurie de l’État belge, lequel n’a pas révisé les superficies maximales de rentabilité visées par l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme à l’issue du délai de cinq ans fixé par cette disposition et par l’arrêté royal du 5 février 1998. Il indique que le dépassement, conséquent au congé donné par D. Everarts pour exploitation personnelle, des superficies anciennement fixées n’est ni contesté ni contestable. Il relève que la durée de ce vide juridique s’étend du 25 novembre 2002 (date d’expiration des seuils fixés par l’arrêté royal du 5 février 1998) au 1er janvier 2020 (date d’entrée en vigueur du décret wallon du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme », qui prévoit que les superficies minimales et maximales de rentabilité restent d’application jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel arrêté), de sorte que les juridictions saisies d’une demande de validation d’un congé-renom donné par un agriculteur pour une terre acquise entre ces deux dates ne pourraient pas exercer le pouvoir de refuser la validation pour cause de dépassement des seuils. Il n’aperçoit pas quels seraient les critères objectifs qui justifieraient la différence de traitement, constatée par la juridiction a quo, entre les deux catégories de preneurs à ferme identifiées.
A.3.1. À titre principal, le Conseil des ministres propose une interprétation conciliante de l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme. Il fait valoir que l’arrêté royal fixant les seuils de superficie maximale de rentabilité ne peut empêcher l’article 12.7 sur le bail à ferme de sortir ses effets, sauf à créer une discrimination inconstitutionnelle.
Il estime que, puisque l’application de cette disposition législative dépend de sa mise en œuvre par un arrêté d’exécution, cette disposition doit être interprétée comme ne permettant pas au Roi de limiter dans le temps les effets de son arrêté royal. Se référant aux travaux préparatoires de l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme, il rappelle que celui-ci poursuit un objectif de protection des petits exploitants agricoles et de lutte contre la concentration excessive des exploitations. Il ajoute que l’alinéa 4 de cette disposition, qui porte sur la révision quinquennale des seuils de superficie maximale de rentabilité par le Roi, a pour but de permettre la prise en compte de l’évolution des réalités agricoles de chaque région. Il fait valoir que la lecture conciliante de la disposition en cause qu’il propose est conforme à cet objectif et qu’elle n’est pas contraire aux termes de l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme. Il considère que cette lecture conciliante est confortée par le fait que, même lorsque des seuils sont fixés par un arrêté royal en vigueur, le juge de paix n’est pas tenu de refuser le congé en cas de dépassement de la superficie maximale, puisqu’il dispose d’un pouvoir d’appréciation total quant à l’opportunité de valider ou non le congé, de sorte que la prise en compte du seuil n’est qu’un élément d’appréciation parmi d’autres. Il insiste sur le fait que les travaux préparatoires de la disposition en cause permettent de déduire que le défaut d’adoption d’un arrêté royal fixant les seuils ne peut faire obstacle à la faculté du juge de paix de refuser le congé.
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A.3.2. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres estime que, s’il faut considérer qu’il existe une lacune législative, elle ne provient pas du texte de la disposition en cause, mais plutôt du défaut d’adoption d’un arrêté royal mettant en œuvre cette disposition. Il fait valoir que l’article 108 de la Constitution s’impose directement au pouvoir exécutif et qu’il n’appartient pas au pouvoir législatif de s’assurer que le Roi ne suspend pas les lois ou qu’Il ne dispense pas de leur exécution. Il considère que la potentielle situation de discrimination reprochée à la disposition en cause découle en réalité du défaut d’adoption d’un arrêté royal, de sorte que, le cas échéant, il faudrait constater une lacune réglementaire, ce qui ne relèverait pas de la compétence de la Cour constitutionnelle.
Il ajoute que le défaut d’adoption d’un arrêté royal ne découle pas de la loi même.
A.4. D. Everarts rappelle que l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme concerne tant les intérêts du preneur que ceux du bailleur et qu’il s’agit d’une règle d’équité qui profite tant au bailleur qu’au preneur. Il considère qu’autoriser le juge de paix à appliquer des seuils anciens et non revus tous les cinq ans conduit à priver toutes les parties impliquées des garanties qu’offre un organe démocratiquement élu contre les considérations subjectives relevant de choix politiques. Il conteste l’allégation selon laquelle l’interprétation conciliante proposée par le Conseil des ministres est nécessairement conforme à la volonté du législateur exprimée dans les travaux préparatoires relatifs à la disposition en cause.
Quant à la seconde question préjudicielle
A.5. D. Everarts estime que la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige au fond, dès lors que l’article 52 du décret wallon du 2 mai 2019 prévoit expressément que les congés notifiés antérieurement à son entrée en vigueur sont régis par les dispositions qui étaient applicables au moment où le congé a été notifié, mais habilite le Gouvernement à déterminer une date d’entrée en vigueur antérieure pour certaines dispositions spécifiques, et notamment pour celles qui concernent les superficies minimales et maximales de rentabilité. Il ajoute que le régime en cause est conforme au droit commun du droit transitoire et qu’il respecte les droits acquis générés par la notification d’un congé.
A.6. C. Gauthier relève que le décret wallon du 2 mai 2019 laisse entière la question de la période litigieuse précitée. Il en déduit que la seule issue est de considérer que, pour la période litigieuse, les superficies minimales et maximales de rentabilité fixées restent d’application jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle norme.
A.7. Le Conseil des ministres estime que la réponse à la question préjudicielle n’est pas utile à la solution du litige, puisque la règle sur laquelle porte cette question n’est pas applicable aux faits de celui-ci. Il rappelle qu’au moment du congé litigieux, le gouvernement fédéral était seul compétent pour adopter un arrêté de fixation des seuils de superficie maximale de rentabilité. Il estime que la deuxième catégorie de personnes qui fait l’objet d’une comparaison par la juridiction a quo ne peut concerner que les preneurs auxquels le congé a été adressé entre l’entrée en vigueur de la loi spéciale du 6 janvier 2014 relative à la Sixième réforme de l’État et l’entrée en vigueur du décret wallon du 2 mai 2019, à l’exclusion des preneurs auxquels le congé a été adressé avant l’entrée en vigueur de la loi spéciale du 6 janvier 2014. Il considère en effet qu’il n’est pas envisageable que le décret du 2 mai 2019 soit appliqué rétroactivement à des situations qui se sont produites à un moment où le législateur décrétal wallon n’était pas encore compétent. Dès lors que le congé litigieux en l’espèce a été donné avant l’entrée en vigueur de la loi spéciale du 6 janvier 2014, il ne saurait être concerné par une éventuelle application rétroactive du décret wallon du 2 mai 2019.
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-B-
Quant à la première question préjudicielle
B.1.1. La loi du 4 novembre 1969 « modifiant la législation sur le bail à ferme et sur le droit de préemption en faveur des preneurs de biens ruraux », dénommée la loi sur le bail à ferme, forme la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, de l’ancien Code civil.
La première question préjudicielle porte sur l’article 12.7 de cette loi, qui, dans sa version applicable au litige pendant devant la juridiction a quo, dispose :
« Quand le preneur exerce la profession agricole à titre principal le juge peut refuser de valider le congé lorsque celui-ci a pour conséquence de porter la superficie totale exploitée de l’entreprise agricole du futur exploitant au-delà de la superficie maximale fixée par le Roi.
Il en est de même pour toute extension supplémentaire, lorsque l’entreprise du futur exploitant s’étend déjà sur une superficie supérieure à la superficie maximale.
Le Roi fixe par arrêté délibéré en Conseil des ministres les superficies maximales de rentabilité sur proposition de la chambre provinciale d’agriculture compétente et sur avis conforme du Conseil national de l’agriculture.
Ces superficies sont revues au moins tous les cinq ans.
Elles sont fixées au sein de chaque province selon les régions agricoles telles que celles-ci sont déterminées par l’arrêté royal du 24 février 1951 fixant la délimitation des régions agricoles.
Lorsqu’un exploitant agricole acquiert une terre donnée à bail en vue d’en réaliser l’exploitation personnelle, les conditions de superficie applicable à un congé éventuel, sont celles existant à l’acquisition ».
B.1.2. Lorsque le propriétaire d’un terrain qui fait l’objet d’un bail à ferme met fin à celui-
ci pour exploitation personnelle et que le locataire n’acquiesce pas au congé, le juge peut être saisi par le propriétaire d’une demande de validation du congé. La disposition en cause permet au juge de refuser de valider le congé, dans certaines circonstances, au motif que l’exploitation des terres concernées par le nouvel exploitant porterait la superficie totale des terres exploitées
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par lui à une valeur supérieure à celle qui est fixée par le Roi comme étant la superficie maximale de rentabilité.
B.1.3. La disposition en cause précise que les superficies maximales de rentabilité sont fixées par le Roi selon les régions agricoles et qu’elles sont revues « au moins tous les cinq ans ».
B.2.1. La disposition en cause a été insérée par l’article 11 de la loi du 7 novembre 1988
« modifiant la législation sur le bail à ferme et la limitation des fermages ». La proposition de loi originaire contenait une disposition ainsi rédigée :
« En outre, le juge ne pourra valider le congé en vue de l’exploitation personnelle que si l’activité principale du futur exploitant consistera en l’exploitation de l’entreprise dans laquelle les biens ruraux en question seront exploités, à condition que le preneur exerce lui-même la profession agricole à titre principal. [...] Si le preneur et le futur exploitant répondent aux deux conditions précitées le juge statue en équité, en tenant compte de la situation familiale, sociale et économique du preneur et du futur exploitant et de l’incidence de la superficie pour laquelle le congé a été donné sur la viabilité et l’exploitation rationnelle des exploitations respectives.
Si aucun des deux ne répond aux conditions citées, rien n’empêche la validation du congé »
(Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 171/1, pp. 8-9).
B.2.2. Le rapport des travaux de la Commission spéciale chargée de l’examen des propositions de loi sur le bail à ferme mentionne :
« Au cours de ses travaux, la commission a essayé de réaliser un équilibre entre les intérêts du preneur quant à sa sécurité d’entreprise et ceux du bailleur en tant qu’investisseur en biens ruraux. Outre les intérêts des parties, il a été tenu compte de ceux de la communauté. Une exploitation agricole rentable est en effet un facteur économique important » (Doc. parl., Chambre, 1981-1982, n° 171/40, p. 7).
La disposition adoptée est issue d’un amendement qui a fait l’objet des commentaires suivants :
« Le texte proposé procède du même objectif que la proposition de loi [...].
Cette proposition de loi a pour but de sauvegarder au maximum le potentiel d’occupation des entreprises agricoles, petites et moyennes, en soutenant la concentration nécessaire des terres et, si possible, l’association de type familial entre exploitants, mais en évitant les
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concentrations excessives qui aboutissent au gigantisme, économiquement et socialement dangereux.
La proposition était également motivée par des raisons d’ordre économique et social. En effet, surtout au-delà d’un certain seuil – variable suivant les régions et les types d’exploitations – l’agrandissement des entreprises agricoles entraîne une diminution de la main d’œuvre occupée et de la valeur de la production par hectare.
[...]
De plus, l’impossibilité de donner congé dans l’hypothèse prévue par l’amendement tient compte de la situation existante dans chaque région. La rentabilité d’une exploitation agricole n’est, en effet, pas identique dans toutes les régions du pays. La grandeur de l’exploitation à prendre en considération dépendra chaque fois de la région envisagée.
Si le congé tend à accroître encore la superficie d’une exploitation suffisamment grande, il peut être considéré comme abusif » (ibid., p. 81).
En ce qui concerne la révision quinquennale des superficies maximales, il a été indiqué :
« un ensemble d’éléments objectifs et de critères qui seront actualisés en fonction de l’évolution agricole introduisent une série de garanties qui rendent l’amendement et les sous-
amendements acceptables et excluent tout risque d’une politique dirigiste qui serait fonction du gouvernement en place » (ibid., p. 83).
B.3.1. Le dernier arrêté adopté par le Roi en exécution de cette disposition est l’arrêté royal du 5 février 1998 « fixant les superficies maximales de rentabilité visées par la législation sur le bail à ferme » (Moniteur belge, 26 février 1998). En vertu de son article 3, il produit ses effets le 25 novembre 1997. L’article 2 de cet arrêté royal dispose :
« Les superficies maximales de rentabilité sont valables pour cinq ans ».
Par un arrêt du 1er avril 2021, rendu dans l’affaire présentement examinée, la Cour de cassation a jugé qu’en limitant la durée de validité des superficies maximales qu’Il déterminait à cinq ans, le Roi n’avait pas violé l’article 12.7 de la loi sur le bail à ferme (Cass., 1er avril 2021, C.20.0346.F, ECLI:BE:CASS:2021:ARR.20210401.1F.3).
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B.3.2. Le 5 février 2009, le Gouvernement wallon a pris un arrêté « relatif à la fixation des superficies maximales de rentabilité visées par la législation sur le bail à ferme » (Moniteur belge, 3 mars 2009).
Par un arrêt du 8 juin 2017, rendu dans l’affaire présentement examinée, la Cour de cassation a jugé qu’« avant le 1er juillet 2014, les superficies maximales de rentabilité, nécessaires pour apprécier la validité de la résiliation du bail à ferme sont fixées par l’autorité fédérale, seule habilitée à régler la relation contractuelle entre le bailleur et le preneur », de sorte que le juge ne pouvait fonder sur l’arrêté précité du Gouvernement wallon sa décision de refus de validation du congé (Cass., 8 juin 2017, C.16.0066.F).
B.4. La juridiction a quo déduit de ce contexte législatif et réglementaire et de ces deux arrêts de la Cour de cassation qu’au moment de l’acquisition des terres concernées, aucune superficie maximale de rentabilité n’était fixée, de sorte que le juge saisi d’une demande de validation de ce congé est privé du pouvoir de la refuser.
La Cour est invitée à examiner la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10 et 11 de la Constitution, dans l’interprétation selon laquelle, en ce qu’elle ne prévoit pas de « système permettant de pallier l’incurie éventuelle » du Roi, la disposition en cause crée une différence de traitement entre les preneurs d’un bail à ferme auxquels le congé a été donné à un moment où des superficies maximales de rentabilité fixées par le Roi étaient applicables et les preneurs d’un bail à ferme auxquels le congé a été donné à un moment où les superficies de rentabilité n’étaient fixées par aucun arrêté royal en vigueur.
B.5. La Cour ne peut se prononcer sur le caractère justifié ou non d’une différence de traitement au regard des dispositions de la Constitution qu’elle est habilitée à faire respecter que si cette différence de traitement est imputable à une norme législative.
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La différence de traitement concrète au sujet de laquelle la Cour est invitée à se prononcer ne peut pas être imputée à la disposition législative en cause, mais résulte de l’absence d’un arrêté royal fixant les superficies maximales de rentabilité en exécution de cette disposition.
B.6. La Cour n’est donc pas compétente pour répondre à la première question préjudicielle.
Quant à la seconde question préjudicielle
B.7.1. La seconde question préjudicielle porte sur l’article 15 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme », qui remplace l’article 12 de la loi sur le bail à ferme. Le paragraphe 7 de cette disposition précise que le juge peut, dans certaines circonstances, refuser le congé donné pour exploitation personnelle lorsque celui-ci a pour conséquence de porter la superficie totale exploitée de l’entreprise agricole du futur exploitant au-delà de la superficie maximale fixée par le Gouvernement ou celle de l’entreprise agricole de l’exploitant actuel en dessous de la superficie minimale de rentabilité fixée par le Gouvernement. Cette disposition charge le Gouvernement wallon de fixer les superficies minimales et maximales de rentabilité.
Elle précise ensuite :
« Ces superficies sont revues au moins tous les cinq ans. Les superficies minimales et maximales de rentabilité restent d’application jusqu’à l’entrée en vigueur du nouvel arrêté ».
Conformément à l’article 55 du même décret, cette disposition entre en vigueur à une date déterminée par le Gouvernement.
B.7.2. La compétence en matière de bail à ferme a été attribuée aux régions par l’article 6, § 1er, V, 3°, de la loi spéciale du 8 août 1980 de réformes institutionnelles, inséré par l’article 16
de la loi spéciale du 6 janvier 2014 relative à la Sixième réforme de l’État.
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B.8. La Cour est invitée à examiner cette disposition en ce qu’elle n’est pas rendue applicable aux situations antérieures à son entrée en vigueur, ce qui crée une différence de traitement entre les preneurs de bail à ferme auxquels le congé a été adressé par l’exploitant ayant acquis la terre postérieurement à son entrée en vigueur et les preneurs de bail à ferme auxquels le congé a été adressé par l’exploitant ayant acquis la terre antérieurement à son entrée en vigueur. La juridiction a quo observe que la disposition adoptée par le législateur décrétal contient la garantie, pour les preneurs de bail à ferme, que même en cas de non-révision des superficies par le Gouvernement wallon à l’issue d’une période de cinq ans, le juge saisi aura le pouvoir de refuser de valider le congé, alors que les preneurs qui se sont vu adresser un congé avant l’entrée en vigueur de cette disposition à un moment où aucun arrêté fixant les superficies n’était en vigueur ne bénéficient pas de cette garantie.
B.9. La circonstance que le législateur décrétal légifère pour le futur, ce qui est la règle, n’est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- La Cour n’est pas compétente pour répondre à la première question préjudicielle.
- Les articles 15 et 55 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme » ne violent pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 21 septembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul


Synthèse
Numéro d'arrêt : 128/2023
Date de la décision : 21/09/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

- La Cour n'est pas compétente pour répondre à la première question préjudicielle - Non-violation (articles 15 et 55 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019)

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - les questions préjudicielles relatives à l'article 12.7 de la section 3 (« Des règles particulières aux baux à ferme ») du livre III, titre VIII, chapitre II, de l'ancien Code civil, et à l'article 15 du décret de la Région wallonne du 2 mai 2019 « modifiant diverses législations en matière de bail à ferme », posées par le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège. Droit civil - Bail à ferme - Congé donné par le bailleur - Congé pour exploitation personnelle - Demande de validation du congé au juge - Superficies maximales de rentabilité


Origine de la décision
Date de l'import : 03/10/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-09-21;128.2023 ?

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