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14/09/2023 | BELGIQUE | N°118/2023

Belgique | Belgique, Cour constitutionnel, 14 septembre 2023, 118/2023


Cour constitutionnelle
Arrêt n° 118/2023
du 14 septembre 2023
Numéro du rôle : 7843
En cause : le recours en annulation des articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022
« portant des dispositions fiscales diverses », introduit par la SA « Société d’Exploitation du Pioneering Spirit ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
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rès en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requê...

Cour constitutionnelle
Arrêt n° 118/2023
du 14 septembre 2023
Numéro du rôle : 7843
En cause : le recours en annulation des articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022
« portant des dispositions fiscales diverses », introduit par la SA « Société d’Exploitation du Pioneering Spirit ».
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents L. Lavrysen et P. Nihoul, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président L. Lavrysen,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet du recours et procédure
Par requête adressée à la Cour par lettre recommandée à la poste le 26 juillet 2022 et parvenue au greffe le 27 juillet 2022, la SA « Société d’Exploitation du Pioneering Spirit », assistée et représentée par Me A. Visschers et Me S. Vanthienen, avocats au barreau de Bruxelles, a introduit un recours en annulation des articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022
« portant des dispositions fiscales diverses » (publiée au Moniteur belge du 28 janvier 2022).
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par A. Lauwens et S. Dedeli, conseillers au service juridique du SPF Finances, a introduit un mémoire et la partie requérante a introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 17 mai 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs S. de Bethune et T. Giet, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 31 mai 2023 et l’affaire mise en délibéré.
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Aucune demande recevable d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 31 mai 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. En droit
-A–
Quant au premier moyen
A.1. La partie requérante prend un premier moyen de la violation des articles 10, 11 et 170 de la Constitution, lus en combinaison avec les principes de la sécurité juridique et de la confiance légitime, en ce que les articles 79
et 81 de la loi du 21 janvier 2022 « portant des dispositions fiscales diverses » (ci-après : la loi du 21 janvier 2022)
modifient l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002 sans prévoir de mesure transitoire concernant le crédit d’impôt pour recherche et développement (ci-après : le crédit d’impôt R&D) constitué préalablement à la période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021, de sorte que les actes juridiques posés durant cette période ont des conséquences fiscales non prévisibles.
A.2.1. La partie requérante soutient qu’il y a violation du principe de la sécurité juridique en ce que les dispositions attaquées portent atteinte à des droits acquis. Selon elle, le montant du crédit d’impôt R&D est fixé durant l’année de sa constitution dans l’avertissement-extrait de rôle établi pour cette année et est donc définitif.
Si le crédit d’impôt peut être imputé au cours de cette année, le contribuable en bénéficie immédiatement. Si le crédit d’impôt ne peut pas être utilisé au cours de cette année à défaut d’une dette fiscale sur laquelle être imputé, le crédit est reporté aux années suivantes, avec la garantie que le contribuable en obtiendra le remboursement au plus tard dans les cinq ans de sa constitution. Elle estime que l’on peut donc parler d’une créance certaine et liquide à partir de l’année de constitution du crédit. L’on peut déjà parler d’une situation définitive au cours de l’année de constitution du crédit d’impôt, le cas échéant au cours de l’année précédant l’exercice d’imposition 2022. Pour le contribuable, il s’agit d’un droit acquis. Le contribuable est certain d’obtenir le remboursement de son crédit au plus tard dans les cinq ans de sa constitution. Les seuls éléments qui sont entourés d’incertitude sont les modalités (moment précis) et le mode de remboursement (en compensation d’une dette ou directement).
A.2.2. La partie requérante soutient qu’il est également porté atteinte au principe de la confiance légitime parce que la mesure modificative n’a pas été annoncée à l’avance et parce que le législateur n’a pas prévu de mesure transitoire concernant le crédit d’impôt constitué au cours des exercices d’imposition précédant l’entrée en vigueur de la modification législative. Elle soutient que les contribuables soumis au régime de taxation sur la base du tonnage ont délibérément opté pour ce régime en raison de sa durée de validité de dix ans, dans le cadre duquel, selon elle, ils ont également pris en compte la possibilité de le cumuler avec l’avantage fiscal qu’est le crédit d’impôt R&D. Elle souligne que, lors de l’introduction du régime de taxation forfaitaire sur la base du tonnage, le législateur n’avait prévu aucune incompatibilité avec le crédit d’impôt R&D. Il n’a pas non plus prévu de régime transitoire lorsqu’il a modifié ce régime en instaurant cette incompatibilité. Ce faisant, il porte atteinte aux attentes légitimes du contribuable. Elle affirme que si les contribuables avaient su qu’ils ne pourraient plus utiliser leur crédit d’impôt R&D, ou à tout le moins pendant une longue période, ils n’auraient peut-être pas opté pour le régime de taxation sur la base du tonnage. Au moment où ils ont été informés qu’ils ne bénéficieraient temporairement pas du crédit d’impôt, ils s’étaient déjà engagés irrévocablement pour dix ans à appliquer le régime de la taxation sur la base du tonnage.
A.2.3. Selon la partie requérante, l’atteinte portée aux principes de la sécurité juridique et de la confiance légitime n’est pas justifiée par des circonstances particulières qui sont indispensables pour réaliser un objectif d’intérêt général.
Les travaux préparatoires des dispositions attaquées ne comportent aucune indication à propos de tels objectifs. Ils renvoient seulement à l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi du 26 novembre 2019 « portant des
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dispositions fiscales diverses ». Le but de la mesure devrait se déduire des explications données par le délégué.
L’objectif du législateur aurait donc consisté à éviter le cumul prétendument abusif de la taxation sur la base du tonnage avec l’imputation du crédit d’impôt R&D parce que ce cumul n’était pas conforme avec l’objectif de la taxation sur la base du tonnage. Les travaux préparatoires de la loi-programme du 2 août 2002 ne permettent toutefois pas de déduire que, lorsqu’il a instauré la taxation sur la base du tonnage, le législateur estimait que cette taxation serait incompatible avec l’application du crédit d’impôt R&D. Il ressort en revanche des travaux préparatoires que la taxation sur la base du tonnage a été instaurée à titre d’avantage fiscal pour faire croître le secteur du transport maritime en Belgique, tout en restant dans les limites des règles relatives aux aides d’État. Le crédit d’impôt R&D vise également à encourager la croissance de l’économie belge par des investissements. En 2007, lors de l’adoption du crédit d’impôt R&D, il n’a été précisé nulle part que cette mesure serait incompatible avec la taxation sur la base du tonnage.
Selon la partie requérante, la comparaison avec le régime des pertes reportables ne peut pas non plus servir de justification puisque le législateur a explicitement exclu que le contribuable puisse combiner la taxation sur la base du tonnage avec la déduction de pertes reportables, ce dont il faut inférer a contrario que le crédit d’impôt R&D peut effectivement s’appliquer sous le régime de la taxation sur la base du tonnage. Pour le surplus, la partie requérante conteste la comparabilité du crédit d’impôt R&D avec les pertes reportables, si bien que l’argumentation n’est pas transposable au crédit d’impôt. Enfin, elle conteste le fait que le contribuable ait toujours la possibilité de choisir entre l’application ou non de la taxation sur la base du tonnage, de sorte qu’il ne perdrait aucun droit. Elle fait valoir que la violation invoquée réside dans le fait que le législateur n’a prévu aucun régime transitoire pour les contribuables qui, au moment de l’entrée en vigueur des dispositions attaquées, étaient déjà irrévocablement assujettis à la taxation sur la base du tonnage pour une période d’au moins dix ans. Elle estime que le législateur ne laisse en fait aucun choix au contribuable.
A.3. Le Conseil des ministres observe que, lorsque le législateur a instauré la taxation sur la base du tonnage, il ne pouvait pas savoir qu’elle serait cumulée avec le crédit d’impôt R&D puisque ce dernier régime n’a été introduit que plus tard. Il fait toutefois remarquer que, lorsqu’il a instauré la taxation sur la base du tonnage et le crédit d’impôt R&D, le législateur n’entendait pas permettre le cumul des deux régimes. C’est ce qui résulte de la lecture des dispositions applicables et de leurs travaux préparatoires. Les dispositions attaquées sont justifiées.
L’on peut déduire de l’article 116 de la loi-programme, qui fait référence à l’article 207 du Code des impôts sur les revenus 1992 (ci-après : le CIR 1992), que le contribuable ne peut plus recourir aux déductions pour investissement lorsqu’il opte pour la taxation sur la base du tonnage. Il n’est pas déraisonnable ni imprévisible que le contribuable qui a opté pour la taxation sur la base du tonnage et qui ne peut dès lors plus recourir aux déductions pour investissement ne puisse plus non plus recourir au crédit d’impôt R&D. Admettre le contraire reviendrait à créer un privilège en violation des articles 10, 11 et 170 de la Constitution. À titre surabondant, il observe que le bénéfice du crédit d’impôt R&D n’est pas perdu, mais qu’il est seulement gelé et qu’il sera à nouveau imputable dès que le contribuable décide de quitter le régime de la taxation sur la base du tonnage.
Quant au deuxième moyen
A.4. La partie requérante prend un deuxième moyen de la violation des articles 10, 11 et 170 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 16 de la Constitution et avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, en ce que les articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022 modifient l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002 sans prévoir de mesure transitoire par rapport au crédit d’impôt R&D constitué préalablement à la période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021, ce qui porte ainsi atteinte aux droits acquis.
A.5.1. La partie requérante fait valoir que, pour qu’un impôt ne constitue pas une violation du droit de propriété, il faut que l’ingérence soit prévue par une disposition légale suffisamment précise répondant à un besoin social impérieux, et qu’elle soit proportionnée à l’objectif poursuivi. Elle estime que le crédit d’impôt R&D
constitue une créance protégée par l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. Les dispositions attaquées ont pour conséquence qu’à partir de l’exercice d’imposition 2022, les contribuables assujettis à la taxation sur la base du tonnage ne pourront plus prétendre au crédit d’impôt R&D, ni à la moindre imputation ou au moindre versement du crédit d’impôt constitué depuis l’exercice d’imposition 2018.
Elle affirme qu’au moment de prendre des décisions d’investissement, les entreprises tenaient compte du fait qu’elles pourraient prétendre à un crédit d’impôt R&D qui serait payé au plus tard cinq ans après la réalisation de
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l’investissement. Les contribuables ont tenu le même raisonnement au moment de choisir d’adopter le régime de la taxation sur la base du tonnage, considérant qu’ils pourraient prétendre durablement à un crédit d’impôt imputable et payable. Il s’agit donc d’une attente justifiée et légitime quant à cette imputation ou à ce versement du crédit d’impôt durant la période escomptée. En gelant la possibilité d’imputer ou de verser le crédit d’impôt R&D déjà constitué, le législateur a donc restreint en grande partie la jouissance d’un bien ou, du moins, les possibilités d’en jouir.
A.5.2. La partie requérante soutient que l’ingérence introduite dans le droit de propriété ne satisfait pas à l’exigence de prévisibilité et qu’elle n’est pas non plus proportionnée.
Elle affirme qu’à la suite de l’introduction de la taxation sur la base du tonnage, les contribuables qui ont opté pour ce régime de taxation ne pouvaient pas prévoir, avant le 28 janvier 2022, qu’ils ne pourraient pas utiliser dans les cinq ans de sa création le crédit d’impôt R&D qu’ils constituaient, comme cela était prévu au moment de la décision d’engager les investissements. Lorsqu’il a instauré la taxation sur la base du tonnage, le législateur n’a pas explicitement indiqué que le cumul avec le crédit d’impôt R&D était inconciliable, alors qu’il l’a exclu pour les pertes reportables, de sorte que l’on pouvait en déduire a contrario que la combinaison avec le crédit d’impôt R&D était effectivement possible.
A.5.3. Selon la partie requérante, les motifs et objectifs indiqués dans les travaux préparatoires ne peuvent justifier, pour des raisons identiques à celles qui sont mentionnées en A.2.3, une telle ingérence dans le droit de propriété.
A.6. Le Conseil des ministres estime que le droit de propriété n’est pas violé. Il souligne tout d’abord qu’en tant qu’avantage fiscal, le crédit d’impôt R&D accumulé par le contribuable ne fait pas définitivement partie de ses fonds propres. Il renvoie à cet égard à l’article 292bis, § 1er, du CIR 1992. Selon lui, pour bénéficier de l’avantage fiscal du crédit d’impôt, le contribuable doit remplir certaines conditions, si bien qu’il ne s’agit pas d’un droit de propriété absolu. Il ajoute que les dispositions attaquées ne mettent pas un terme définitif à la possibilité, pour le contribuable, de bénéficier de cet avantage, mais qu’elles la suspendent seulement pour une période donnée.
Quant au troisième moyen
A.7.1. La partie requérante prend un troisième moyen de la violation des articles 10, 11 et 172 de la Constitution, en ce que les articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022 modifient l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002 sans prévoir de mesure transitoire par rapport au crédit d’impôt R&D qui a déjà été constitué préalablement à la période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021, de sorte que des catégories comparables de contribuables sont traitées de manière inégale.
A.7.2. La partie requérante soutient que les dispositions attaquées créent une différence de traitement entre, d’une part, les contribuables dont le droit à un crédit d’impôt R&D est né au cours d’une année précédant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées et qui ont donc pu l’utiliser lors de l’un des exercices d’imposition précédant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées et, d’autre part, les contribuables dont le droit à un crédit d’impôt est né au cours d’une année précédant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées et qui n’ont pas pu l’utiliser lors d’un des exercices d’imposition précédant l’entrée en vigueur des dispositions attaquées. En effet, lorsqu’elles ont engagé les investissements, les deux catégories pouvaient légitimement s’attendre à ce que le crédit d’impôt R&D soit payé au plus tard dans les cinq ans, soit par compensation avec une dette, soit par un versement effectif. Les dispositions attaquées violent cette attente légitime vis-à-vis uniquement de la deuxième catégorie.
Pour la partie requérante, cette distinction n’est pas raisonnablement justifiée. L’objectif de la taxation sur la base du tonnage étant d’encourager les investissements dans le secteur du transport maritime, il ne peut justifier la différence de traitement. En revanche, l’absence de régime transitoire a pour effet de traiter différemment des situations identiques, sans qu’existe pour ce faire une justification raisonnable.
A.8. Le Conseil des ministres estime que le principe d’égalité n’est pas violé. Il relève qu’au regard de l’article 171 de la Constitution, les catégories de contribuables invoquées par la partie requérante ne sont pas comparables parce que la comparaison porte sur la situation d’un contribuable au cours d’une année donnée et sur celle d’un autre contribuable au cours de l’année suivante. Il ajoute que le fait de permettre la constitution d’un crédit d’impôt R&D lorsque la taxation sur la base du tonnage est appliquée fait naître un privilège qui porte atteinte au principe d’égalité. Le contribuable qui opte pour la taxation sur la base du tonnage ne peut plus recourir
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à la déduction pour investissement, de sorte qu’il n’est pas déraisonnable qu’il ne puisse pas davantage prétendre au crédit d’impôt R&D.
Quant au quatrième moyen
A.9. La partie requérante prend un quatrième moyen de la violation des articles 10, 11 et 170 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la non-rétroactivité, avec l’article 1er de l’ancien Code civil et en combinaison ou non avec le principe de la sécurité juridique, en ce que l’article 81 de la loi du 21 janvier 2022 rend l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002 applicable rétroactivement à partir de l’exercice d’imposition se rattachant à une période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021.
A.10. Pour les contribuables qui tiennent leur comptabilité sur un exercice qui coïncide avec l’année civile et qui sont taxés forfaitairement sur la base du tonnage, cela signifie qu’à partir de l’exercice d’imposition 2022, ils ne pourront plus prétendre au versement du crédit d’impôt R&D déjà constitué. Les dispositions attaquées ont été publiées au Moniteur belge du 28 janvier 2022. La partie requérante souligne que la dette fiscale en matière d’impôts sur les revenus naît à la date de clôture de la période imposable. Selon la jurisprudence de la Cour, une loi qui, avant ce délai, modifie la détermination de la base imposable n’a pas d’effet rétroactif. Comme les dispositions attaquées n’ont été publiées que le 28 janvier 2022, la période imposable d’un contribuable dont l’exercice comptable coïncide avec l’année civile 2021 était déjà définitivement clôturée au moment de la publication. Pour ces contribuables, le crédit d’impôt R&D payable pour l’exercice d’imposition 2022 avait donc été fixé irrévocablement avant la publication des dispositions attaquées.
Étant donné que les dispositions attaquées ont été publiées le 28 janvier 2022 et que les dispositions sont entrées en vigueur à partir de l’exercice d’imposition se rattachant à la période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021, et donc à partir de l’exercice d’imposition 2022 pour un contribuable dont l’exercice comptable coïncide avec l’année civile, l’article 81, attaqué, de la loi du 21 janvier 2022 confère un effet rétroactif à l’article 79 de cette même loi. Selon la partie requérante, aucune explication n’a été donnée pour justifier cette situation. L’article 81 n’est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce qu’il rend, à partir de l’exercice d’imposition 2022, l’incompatibilité du cumul de la taxation sur la base du tonnage avec le crédit d’impôt R&D applicable au contribuable dont l’exercice comptable coïncide avec l’année civile.
A.11. Le Conseil des ministres expose que l’intention initiale du législateur était de faire entrer le régime attaqué en vigueur à partir de l’exercice d’imposition 2022. Cet objectif n’a cependant pas pu être réalisé pour diverses raisons (entre autres à cause de la pandémie de COVID-19 et du calendrier parlementaire chargé). Compte tenu du déroulement de la procédure parlementaire, la loi n’a finalement pu être adoptée que le 13 janvier 2022, ce qui explique l’absence de justification explicite concernant l’effet rétroactif dans les travaux préparatoires.
Selon le Conseil des ministres, les dispositions attaquées poursuivent néanmoins un objectif d’intérêt général qui consiste, d’une part, à garantir le traitement égal des contribuables dans le cadre de l’application du régime de la taxation sur la base du tonnage et, d’autre part, à éviter les abus fiscaux afin de protéger les intérêts du Trésor.
Ces abus consistent selon lui à cumuler la taxation sur la base du tonnage avec le crédit d’impôt R&D, alors que l’intention du législateur n’était pas de permettre ce cumul. Un tel cumul comporterait d’ailleurs le risque que le régime ne soit plus conforme aux règles relatives aux aides d’État pour le transport maritime. C’est la raison pour laquelle il était nécessaire de geler les droits du contribuable tant que celui-ci est soumis à l’application du système de la taxation sur la base du tonnage. Opter pour un régime transitoire irait à l’encontre de cet objectif.
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-B-
Quant aux dispositions attaquées et à leur contexte
B.1. La partie requérante demande l’annulation des articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022 « portant des dispositions fiscales diverses » (ci-après : la loi du 21 janvier 2022).
B.2.1. Les dispositions attaquées modifient le régime de taxation sur la base du tonnage qui a été établi par la loi-programme du 2 août 2002.
B.2.2. La taxation sur la base du tonnage est un régime dérogeant à l’impôt sur les revenus pour la navigation maritime, ainsi que pour les bénéfices provenant de la gestion de navires pour le compte de tiers, dans le cadre duquel les bénéfices sont déterminés forfaitairement sur la base du tonnage des navires qui ont généré ces bénéfices (article 116, alinéa 1er) ou pour lesquels la gestion est exercée (article 124, § 1er). Le champ d’application de ce régime dépend de la définition légale de notions telles que « les bénéfices provenant de la navigation maritime » et « la gestion d’un navire pour le compte de tiers » (article 115). Le contribuable doit introduire lui-même auprès de l’administration fiscale la demande d’application de la taxation sur la base du tonnage (article 117). Si la demande est acceptée par l’administration fiscale, le régime de taxation sur la base du tonnage produit ses effets à partir de la période imposable qui suit celle pendant laquelle la demande a été introduite, et ce pendant dix ans, avec tacite reconduction pour une même période de dix ans, sauf si le contribuable y renonce en temps utile (article 118). Les bénéfices qui proviennent de la navigation maritime sont déterminés forfaitairement par navire, par jour et par 100 tonnes nettes sur la base d’un tableau précisant les tranches pour le tonnage et les montants forfaitaires par tranche (article 119, § 1er), les plus-values et les moins-values sur ce navire étant censées être comprises dans les bénéfices déterminés forfaitairement. Tant que le contribuable relève de l’application de la taxation sur la base du tonnage, il ne peut pas déduire de ses bénéfices les pertes professionnelles subies (article 120) et ne peut pas recourir à la déduction pour investissement (article 123, §§ 2 à 4).
B.2.3.1. L’article 79, attaqué, de la loi du 21 janvier 2022 insère un alinéa 2 et un alinéa 3
dans l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002.
Ainsi modifié, l’article 116 de la loi-programme du 2 août 2002 dispose :
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« En ce qui concerne les sociétés résidentes et les établissements belges de sociétés non résidentes, les bénéfices imposables en Belgique provenant de la navigation maritime sont, par dérogation aux articles 183, 185, 189 à 207, é, alinéa 1er, et 235 à 240 du Code des impôts sur les revenus 1992, à la demande du contribuable, déterminés de manière forfaitaire sur base du tonnage des navires qui ont généré ces bénéfices.
Aucun crédit d’impôt pour recherche et développement conformément aux articles 289quater à 289novies, 292bis et 530 du même Code n’est applicable pendant la période au cours de laquelle les bénéfices provenant de la navigation maritime sont déterminés en fonction du tonnage. La partie éventuellement non imputée du crédit d’impôt pour recherche et développement qui subsiste à la fin de la période imposable qui se clôture au plus tard le 31 décembre 2020 ou qui précède la période imposable au cours de laquelle les bénéfices provenant de la navigation maritime sont déterminés pour la première fois en fonction du tonnage, peut à nouveau être imputée après l’expiration de la période durant laquelle les bénéfices sont ainsi déterminés.
Le report du crédit d’impôt pour recherche et développement non imputé visé à l’article 292bis, § 1er, alinéa 2, du même Code, est suspendu à partir de l’exercice d’imposition se rattachant à la période imposable qui suit la période visée à l’alinéa 1er [lire : l’alinéa 2] et reprend son cours après l’expiration de la période durant laquelle les bénéfices sont déterminés en fonction du tonnage.
[…] ».
Le législateur a ainsi, d’une part, exclu de façon générale que l’application du régime de taxation sur la base du tonnage soit cumulée avec l’application du crédit d’impôt pour recherche et développement (ci-après : le crédit d’impôt R&D) et, d’autre part, suspendu l’imputation du crédit d’impôt existant et le versement de la partie non imputée du crédit d’impôt tant que le contribuable est assujetti à la taxation sur la base du tonnage.
B.2.3.2. Il ressort des travaux préparatoires de la mesure attaquée (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2351/001, p. 29) que la mesure est une version remise à jour d’une mesure identique, qui avait été initialement introduite par le projet de loi du 26 novembre 2019
« portant des dispositions fiscales diverses, portant création d’une commission pour la reconnaissance des formations spécialisées relatives à la réglementation douanière et d’accises en Belgique et relative au Théâtre royal de la Monnaie et à l’Orchestre national de Belgique »
(Doc. parl., Chambre, 2019-2020, DOC 55-0792/001).
Invité par la section de législation du Conseil d’État à fournir des précisions quant à la mesure visée par le projet de loi précité, le délégué a fait le commentaire suivant :
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« Le régime de taxation forfaitaire sur la base du tonnage pour les entreprises de navigation maritime ou pour la gestion de navires pour le compte de tiers repose sur le principe suivant :
le bénéfice réel provenant de la navigation maritime ou de la gestion de navires pour le compte de tiers est soustrait de la base imposable à l’impôt des sociétés et, après application de toutes les déductions, un bénéfice fixé forfaitairement est ajouté à la base imposable. En rédigeant les articles 115 à 120 ou 124 de la loi-programme du 2 août 2002, le législateur avait pour objectif de taxer également, de manière effective, ce bénéfice forfaitaire et de ne pas accorder de déductions sur celui-ci.
Pour les pertes reportées, les articles 120, § 2, et 124, § 5, de la loi-programme du 2 août 2002 prévoient la règle suivante :
‘ La partie éventuelle non imputée des pertes provenant de la gestion de navires pour le compte de tiers, qui subsiste au moment où les bénéfices sont déterminés pour la première fois en fonction du tonnage, peut être portée à nouveau en déduction des bénéfices après l’expiration de la période durant laquelle les bénéfices sont ainsi déterminés. ’
Il a toutefois été constaté que certaines sociétés qui avaient constitué d’importants crédits d’impôt pour la recherche et le développement optaient (en tout ou en partie) pour le régime de la taxation forfaitaire sur la base du tonnage, et qu’elles pouvaient ainsi obtenir d’importantes restitutions. Le Gouvernement estime qu’accorder le bénéfice du régime de la taxation forfaitaire sur la base du tonnage avec celui de l’imputation du crédit d’impôt ne correspond pas à la philosophie de la loi-programme du 2 août 2002. En s’inspirant du régime existant pour les pertes reportées, le Gouvernement a choisi de ‘ geler ’ le crédit d’impôt pendant l’application de la taxation forfaitaire sur la base du tonnage et de réaccorder les droits y afférents au moment de la sortie du régime de taxation forfaitaire sur la base du tonnage »
(traduction libre) (ibid., pp. 108-109).
Le délégué a encore ajouté le commentaire suivant :
« Les sociétés ne perdent aucun droit. Elles peuvent opter librement soit pour la taxation du bénéfice réel issu de la navigation maritime et obtenir dans ce cas l’imputation du crédit d’impôt pour recherche et développement, soit pour l’application de la taxation forfaitaire sur la base du tonnage, avec pour conséquence l’impossibilité d’opérer des déductions sur ce bénéfice fixé forfaitairement, ni d’imputer un crédit d’impôt pour recherche et développement.
Le crédit d’impôt n’est alors pas perdu, mais gelé jusqu’à ce que la société soit de nouveau assujettie à un régime normal en matière d’impôt des sociétés. La période durant laquelle ce crédit d’impôt doit être exercé (5 ans) ne compte plus non plus, puisqu’elle est également suspendue. Le Gouvernement considère que la possibilité actuelle de cumuler le régime de la taxation forfaitaire sur la base du tonnage avec l’imputation du crédit d’impôt constitue une forme d’abus et qu’elle n’est pas conforme à l’objectif de la loi-programme du 2 août 2002 »
(traduction libre) (ibid., p. 109).
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Le projet de loi précité a ensuite été retiré de l’ordre du jour, mais la mesure a été reprise par le projet de loi qui est devenu la loi du 21 janvier 2022 (Doc. parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2351/001, p. 29).
Les travaux préparatoires de la loi du 21 janvier 2022 commentent en ces termes la mesure attaquée :
« Les modifications apportées aux articles 116 et 124 de la loi-programme du 2 août 2002
par, respectivement, les articles 49 et 50 ont pour but de ne plus permettre l’application du crédit d’impôt pour recherche et développement (articles 289quater à 289novies, 292bis et 530, CIR 92) durant l’application du régime de taxation forfaitaire en fonction du tonnage en ce qui concerne le profit qui est taxé de la manière précitée. L’imputation du crédit d’impôt pour recherche et développement qui subsisterait à la fin de la période imposable qui se clôture au plus tard le 31 décembre 2020 (soit que le contribuable serait déjà dans le régime de taxation forfaitaire en fonction du tonnage, soit qu’il en bénéficierait pour la première fois à partir de l’exercice d’imposition se rattachant à la période imposable qui se clôture au plus tard le 30 décembre 2020), ou ultérieurement (pour les contribuables qui bénéficieront pour la première fois du régime de taxation forfaitaire en fonction du tonnage à partir de l’exercice d’imposition 2022 se rattachant à une période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021), pourra à nouveau se poursuivre à la sortie dudit régime.
Il est également précisé que le report de crédit d’impôt pour recherche et développement aux quatre exercices d’imposition successifs visé à l’article 292bis, § 1er, alinéa 2, du même Code, sera désormais suspendu pendant l’application du régime de taxation forfaitaire en fonction du tonnage et pourra reprendre son cours à sa sortie.
L’article 51 en projet rend ces dispositions applicables à partir de l’exercice d’imposition 2022 se rattachant à une période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021.
Suite à l’avis du Conseil d’État n° 66.608/3-4 du 14 novembre 2019, le vocabulaire de l’article 124, § 1er, alinéas 2 et 3 a été adapté en réponse à la remarque relative à l’article 3 en projet.
En outre, en réponse à la remarque reprise sous le point 2.3 de l’avis du Conseil d’État n° 66.608/3-4 du 14 novembre 2019 précité, nous ajoutons ci-dessous un exemple chiffré.
Enfin, l’occasion est mise à profit pour apporter quelques corrections techniques » (Doc.
parl., Chambre, 2021-2022, DOC 55-2351/001, pp. 29 et 30).
B.2.4. L’article 81, attaqué, de la loi du 21 janvier 2022 règle l’effet dans le temps de l’article 79 de cette même loi. Il dispose ainsi que l’article 116, alinéas 2 et 3, de la loi-
programme du 2 août 2002 s’applique à partir de l’exercice d’imposition 2022 se rattachant à une période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021.
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Quant au fond
En ce qui concerne les premier, deuxième et troisième moyens (absence de mesures transitoires)
B.3.1. La partie requérante conteste dans trois de ses moyens l’article 79 de la loi du 21 janvier 2022. Elle prend ces moyens de la violation, d’une part, des articles 10, 11 et 170 de la Constitution, lus en combinaison soit avec le principe de la sécurité juridique et avec celui de la confiance légitime (premier moyen), soit avec l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme et avec l’article 16 de la Constitution (deuxième moyen), et, d’autre part, de la violation des articles 10, 11 et 172 de la Constitution (troisième moyen).
Elle critique l’absence de toute mesure transitoire concernant le crédit d’impôt R&D déjà constitué préalablement à la période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021.
B.3.2. Dès lors que les premier, deuxième et troisième moyens critiquent la même disposition et que les trois moyens sont pris en substance de normes de référence invoquées en combinaison avec le principe de la sécurité juridique ou de normes de référence qui garantissent implicitement la sécurité juridique, la Cour les examine conjointement.
B.4. Si le législateur estime qu’un changement de politique s’impose, il peut décider de lui donner un effet immédiat et il n’est pas tenu, en principe, de prévoir un régime transitoire.
Les articles 10, 11, 170 et 172 de la Constitution ne sont violés que si l’absence d’une mesure transitoire entraîne une différence de traitement qui n’est pas susceptible de justification raisonnable ou s’il est porté une atteinte excessive au principe de la confiance légitime. Ce principe est étroitement lié au principe de la sécurité juridique, qui interdit au législateur de porter atteinte sans justification objective et raisonnable à l’intérêt que possèdent les sujets de droit d’être en mesure de prévoir les conséquences juridiques de leurs actes.
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Le législateur doit toutefois, lorsqu’il instaure un nouveau régime légal, examiner au cas par cas si des mesures transitoires sont nécessaires, compte tenu de l’impact des nouvelles règles et des attentes légitimes des justiciables concernés.
B.5. Le crédit d’impôt, par exemple pour recherche et développement (article 289quater du Code des impôts sur les revenus 1992, ci-après : le CIR 1992), est une mesure fiscale qui vise à permettre aux contribuables qui investissent dans de nouveaux brevets ou dans la recherche et le développement de nouveaux produits et technologies avancées respectueux de l’environnement de déduire une certaine partie de cet investissement des impôts dont ils sont redevables. Contrairement à d’autres avantages fiscaux, le crédit d’impôt profite toujours intégralement au contribuable, même lorsqu’il n’a pas de revenus imposables ou des revenus imposables de façon limitée, et donc y compris dans le cas où il n’a pas d’impôts à payer ou seulement des impôts très limités. Le crédit d’impôt R&D peut ainsi être imputé sur l’impôt des sociétés dû lors des cinq exercices d’imposition suivants, et le solde du crédit peut finalement être versé au contribuable (article 292bis du CIR 1992).
B.6. L’article 116, alinéa 2, de la loi-programme du 2 août 2002, inséré par l’article 79, attaqué, de la loi du 21 janvier 2022, exclut qu’un contribuable qui relève du régime de la taxation sur la base du tonnage puisse recourir au crédit d’impôt R&D. Il résulte en outre de l’article 116 précité que, pour les contribuables qui relèvent du régime de la taxation sur la base du tonnage, l’imputation (alinéa 2) et le report (alinéa 3) de la partie non encore imputée du crédit d’impôt R&D précédemment constitué sont suspendus jusqu’à ce qu’ils ne relèvent plus du régime de la taxation sur la base du tonnage.
B.7. Le législateur a pu raisonnablement considérer que les contribuables qui relèvent du régime avantageux de la taxation sur la base du tonnage sont effectivement tenus de payer des impôts sur les bénéfices fixés forfaitairement et qu’ils ne peuvent dès lors pas bénéficier d’autres avantages fiscaux.
B.8. À la lumière de ce qui est dit en B.7, le législateur pouvait prévoir que le crédit d’impôt R&D ne peut pas ou plus être appliqué par des contribuables soumis au régime de la taxation sur la base du tonnage.
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B.9.1. La situation des contribuables qui relèvent du régime de la taxation sur la base du tonnage et qui ont déjà eu recours au crédit d’impôt R&D, et qui ont donc constitué un tel crédit dont l’imputation, le report ou le paiement est toujours pendant, est affectée défavorablement par l’incompatibilité instaurée par la disposition attaquée entre le régime de la taxation sur la base du tonnage et l’application du crédit d’impôt R&D.
B.9.2. Les contribuables qui recourent au régime de la taxation sur la base du tonnage bénéficient déjà d’un traitement fiscal très favorable de leurs revenus, de sorte qu’ils ne pouvaient pas considérer purement et simplement qu’ils pourraient continuer à bénéficier, sans aucun changement de politique du législateur, d’autres avantages fiscaux, certes déjà existants.
Il y a d’ailleurs lieu de constater à cet égard que le législateur a aligné la mesure attaquée sur les incompatibilités existantes entre le régime de la taxation sur la base du tonnage et l’application d’autres avantages fiscaux. Lorsque le législateur constate l’usage cumulé de régimes fiscaux avantageux et qu’il souhaite y mettre fin, il peut estimer raisonnablement que ce changement de politique doit être réalisé immédiatement et il n’est donc pas obligé de prévoir une réglementation transitoire. Si le législateur avait dû prévoir un régime transitoire en ce qui concerne le crédit d’impôt constitué durant les exercices d’imposition antérieurs à l’entrée en vigueur des dispositions attaquées, cela aurait eu pour conséquence que le cumul de l’application du régime de la taxation sur la base du tonnage et de l’application du crédit d’impôt R&D aurait continué d’exister, de sorte que la réalisation de l’objectif poursuivi par les dispositions attaquées, à savoir de taxer également, de manière effective, le bénéfice forfaitaire, aurait pris plusieurs années de retard.
B.9.3. L’absence de régime transitoire repose d’autant plus sur une justification raisonnable que le législateur a prévu que l’imputation, le report et le paiement du crédit d’impôt R&D déjà constitué sont suspendus.
La mesure attaquée n’empêche donc pas la récupération du crédit d’impôt constitué lors d’investissements précédemment effectués. Comme la mesure attaquée ne prévoit en l’espèce qu’une suspension temporaire de l’imputation, du report et du paiement du crédit d’impôt R&D, elle ne supprime pas en effet l’aide financière des autorités publiques aux investissements déjà
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engagés, mais les modalités de cette mesure fiscale sont soumises, à l’instar de mesures fiscales similaires, à une condition supplémentaire, qui prévoit que le contribuable ne recoure pas à l’application du régime de la taxation sur la base du tonnage, ce qui relève du libre choix du contribuable à la fin de chaque période décennale.
Dès que le contribuable choisit de ne plus recourir au régime de taxation sur la base du tonnage, il peut de nouveau imputer sur sa dette fiscale le crédit d’impôt R&D précédemment constitué, reporter le solde de ce crédit d’impôt sur un exercice suivant et, le cas échéant, obtenir finalement le versement du solde du crédit d’impôt R&D non encore imputé.
La mesure attaquée prévoit dès lors que le contribuable qui recourt au régime de taxation sur la base du tonnage devra le cas échéant patienter durant un laps de temps supplémentaire pour bénéficier, par rapport à des investissements précédemment engagés, de l’aide apportée par l’application du crédit d’impôt R&D. Bien que cette suspension temporaire du crédit d’impôt R&D puisse perturber la gestion des activités du contribuable, elle ne semble pas être d’une gravité telle que l’absence de mesures transitoires mettrait en péril la survie du contribuable. La partie requérante ne démontre pas le contraire en l’espèce.
L’absence de mesures transitoires ne porte donc pas une atteinte disproportionnée à la confiance légitime ou aux droits acquis du contribuable.
B.10. Les premier, deuxième et troisième moyens ne sont pas fondés.
En ce qui concerne le quatrième moyen (effet rétroactif)
B.11. La partie requérante prend un quatrième moyen de la violation, par l’article 81 de la loi du 21 janvier 2022, des articles 10, 11 et 170 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la non-rétroactivité, avec le principe de la sécurité juridique et avec l’article 1er de l’ancien Code civil.
Elle critique cette disposition parce qu’elle conférerait un effet rétroactif à l’article 79 de la même loi et rend donc la nouvelle mesure relative à l’incompatibilité entre la taxation sur la
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base du tonnage et un recours au régime du crédit d’impôt R&D applicable rétroactivement à partir de l’exercice d’imposition se rattachant à une période imposable qui débute au plus tôt le 1er janvier 2021.
B.12. La non-rétroactivité des lois est une garantie ayant pour but de prévenir l’insécurité juridique. Cette garantie exige que le contenu du droit soit prévisible et accessible, de sorte que le justiciable puisse prévoir, dans une mesure raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte est accompli. La rétroactivité ne se justifie que si elle est indispensable à la réalisation d’un objectif d’intérêt général.
B.13. La Cour doit d’abord examiner si la disposition attaquée confère un effet rétroactif à l’article 79 de la loi du 21 janvier 2022.
B.14. Une règle de droit fiscal n’est rétroactive que si elle s’applique à des faits, actes et situations qui étaient définitivement accomplis au moment où elle est entrée en vigueur.
B.15.1. En matière d’impôts sur les revenus, la dette d’impôt naît définitivement à la date de clôture de la période au cours de laquelle les revenus qui constituent la base d’imposition ont été acquis.
Par conséquent, toutes les modifications qui ont été apportées aux impôts sur les revenus avant la fin de la période imposable peuvent être appliquées sans qu’elles puissent être réputées avoir un effet rétroactif.
B.15.2. Il découle de l’article 79 de la loi du 21 janvier 2022 que l’application du régime de taxation sur la base du tonnage est incompatible avec l’application du crédit d’impôt R&D.
Cet article prend effet à partir de l’exercice d’imposition 2022, lequel se rattache à une période imposable qui a débuté au plus tôt le 1er janvier 2021.
B.15.3. À l’égard des sociétés, la période imposable dans le cadre de l’impôt sur les revenus coïncide soit avec l’année qui précède celle dont le millésime désigne l’exercice d’imposition, lorsqu’il n’existe pas de comptabilité ou que la comptabilité est tenue par année
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civile, soit avec l’exercice comptable – quelle qu’en soit la durée – clôturé pendant l’année dont le millésime désigne l’exercice d’imposition, si la comptabilité n’est pas clôturée le 31 décembre, soit avec l’exercice comptable qui précède l’année dont le millésime désigne l’exercice d’imposition, lorsque cet exercice comptable – inférieur ou supérieur à douze mois –
est clôturé le 31 décembre.
B.15.4. Cependant, l’article 79, attaqué, de la loi du 21 janvier 2022 n’a été publié que le 28 janvier 2022 au Moniteur belge et est entré en vigueur le 7 février 2022.
B.15.5. Il résulte de ce qui précède que l’article 81 de la loi du 21 janvier 2022 confère un effet rétroactif à l’article 79 de cette même loi en ce qu’il s’applique aux contribuables dont les revenus sont déterminés sur la base d’une période imposable qui se clôture le 31 décembre 2021. Dès lors qu’il s’avère que la dette fiscale résulte non seulement des revenus recueillis, mais aussi du crédit d’impôt constitué pendant la période imposable, la disposition attaquée a pour effet de porter rétroactivement atteinte à la situation fiscale du contribuable déjà établie de manière définitive.
B.16. Comme le Conseil des ministres le reconnaît lui-même, l’effet rétroactif résulte simplement de l’adoption tardive des dispositions attaquées, ce qui explique l’absence de justification dans les travaux préparatoires.
Dans son mémoire, le Conseil des ministres renvoie cependant à l’objectif de protéger les intérêts du Trésor et à la nécessité, eu égard au principe d’égalité et aux règles relatives aux aides d’État, de mettre un terme au recours, non souhaité par le législateur, au crédit d’impôt R&D par des contribuables bénéficiant déjà du régime avantageux de la taxation sur la base du tonnage.
B.17. Les objectifs d’intérêt général ainsi invoqués peuvent certes justifier que des contribuables qui recourent à la taxation sur la base du tonnage ne puissent pas bénéficier simultanément du crédit d’impôt R&D, mais ils ne peuvent pas justifier l’effet rétroactif de la mesure. Il n’est pas davantage avéré que l’effet rétroactif serait nécessaire pour mettre le régime de taxation sur la base du tonnage en conformité avec les exigences en matière d’aides d’État.
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L’article 81 de la loi du 21 janvier 2022 viole les articles 10 et 11 de la Constitution, lus en combinaison avec le principe de la sécurité juridique, et doit être annulé.
B.18. Le quatrième moyen est fondé.
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Par ces motifs,
la Cour
- annule l’article 81 de la loi du 21 janvier 2022 « portant des dispositions fiscales diverses »;
- rejette le recours pour le surplus.
Ainsi rendu en langue néerlandaise, en langue française et en langue allemande, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 14 septembre 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont L. Lavrysen


Synthèse
Numéro d'arrêt : 118/2023
Date de la décision : 14/09/2023
Type d'affaire : Droit constitutionnel

Analyses

- Annulation (article 81 de la loi du 21 janvier 2022) - Rejet du recours pour le surplus

COUR CONSTITUTIONNELLE - DROIT PUBLIC ET ADMINISTRATIF - COUR CONSTITUTIONNELLE - le recours en annulation des articles 79 et 81 de la loi du 21 janvier 2022 « portant des dispositions fiscales diverses », introduit par la SA « Société d'Exploitation du Pioneering Spirit ». Droit fiscal - Bénéfices provenant de la navigation maritime - Taxation sur la base du tonnage - Suspension temporaire de l'imputation, du report et du paiement du crédit d'impôt pour recherche et développement - Absence de mesures transitoires - Effet rétroactif


Origine de la décision
Date de l'import : 29/09/2023
Fonds documentaire ?: juportal.be
Identifiant URN:LEX : urn:lex;be;cour.constitutionnel;arret;2023-09-14;118.2023 ?

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