Cour constitutionnelle
Arrêt n° 109/2023
du 6 juillet 2023
Numéro du rôle : 7953
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil, posée par le tribunal de la famille du Tribunal de première instance de Liège, division de Liège.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges J. Moerman, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 10 mars 2023, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 17 mars 2023, le tribunal de la famille du Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 318, § 4 de l’ancien Code civil viole-t-il les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lu ou non en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, en ce qu’il instaure une fin de non-recevoir absolue, due au consentement donné par le mari à l’insémination artificielle ou à un autre acte ayant la procréation pour but, sauf si la conception de l’enfant ne peut en être la conséquence, à l’action en contestation de la paternité du mari introduite par l’homme qui se prétend le père de l’enfant, dans l’hypothèse où cet enfant a été conçu dans le cadre d’une gestation pour autrui s’inscrivant dans un projet parental mené par lui et son épouse et non par la mère porteuse de l’enfant et son mari ? ».
Le 11 avril 2023, en application de l’article 72, alinéa 1er, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, les juges-rapporteures E. Bribosia et J. Moerman ont informé la Cour qu’elles pourraient être amenées à proposer de mettre fin à l’examen de l’affaire par un arrêt rendu sur procédure préliminaire.
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Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me B. Renson, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire justificatif.
Les dispositions de la loi spéciale précitée du 6 janvier 1989 relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
F.W. et Ch.V. forment un couple hétérosexuel marié qui désire avoir un enfant. Ils décident de recourir à une gestation pour autrui puisque Ch.V. ne peut pas mener une grossesse à terme pour des raisons médicales. Un ovocyte de Ch.V. est alors fécondé in vitro avec les gamètes de F.W. et est implanté chez Cl.V., la sœur de Ch.V.
Cl.V. tombe enceinte et l’accouchement est prévu le 6 mai 2023.
Cl.V. est mariée à A.J.
Avant l’accouchement, F.W., qui est le père biologique de l’enfant, introduit devant le Tribunal de première instance de Liège, division de Liège, une action en contestation de la paternité d’A.J., qui est présumé être le père de l’enfant à naître puisqu’il est marié à Cl.V. F.W. demande également au Tribunal d’établir sa paternité à l’égard de cet enfant.
À l’audience, A.J. indique qu’il n’a pas pris part à la convention de gestation pour autrui. Son épouse a décidé de recourir à la gestation pour autrui et n’a pas sollicité son consentement. Cl.V., A.J., Ch.V. et F.W. ont discuté à quatre du projet de gestation pour autrui dont le but était d’offrir un enfant au couple F.W. et Ch.V. Par ailleurs, A.J. ne peut être le père biologique de l’enfant car il a subi une vasectomie.
La juridiction a quo constate que l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil établit une cause d’irrecevabilité liée au consentement du mari à l’insémination artificielle. Selon la juridiction a quo, cette cause d’irrecevabilité empêche F.W., qui est le père biologique de l’enfant, de contester la paternité du mari de la mère et d’établir sa propre paternité. Elle décide alors de poser à la Cour la question préjudicielle reproduite ci-dessus.
III. En droit
-A-
A.1.1. Le Conseil des ministres se rallie aux conclusions des juges-rapporteures selon lesquelles il y a lieu de rendre un arrêt sur procédure préliminaire qui reproduit les motifs exposés dans l’arrêt de la Cour n° 56/2023
du 30 mars 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.056). En outre, à la lecture des travaux préparatoires, il apparaît que la cause d’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité du mari doit être interprétée comme s’appliquant uniquement lorsque l’insémination artificielle, à laquelle le mari a consenti, a été précédée d’un projet parental liant les époux, que ceux-ci forment un couple homosexuel ou hétérosexuel. Le législateur n’a donc nullement voulu priver le mari qui n’a jamais eu l’intention d’être le père de l’enfant à naître, de la possibilité de contester la présomption de paternité.
Le Conseil des ministres se réfère pour le surplus à la motivation de l’arrêt n° 56/2023 précité.
A.1.2. Le Conseil des ministres conclut que l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil, interprété en ce sens qu’il ne conduit pas à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité dans le cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont
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pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto, ne viole pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus isolément ou en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1.1. L’article 318 de l’ancien Code civil règle la possibilité de contester la présomption de paternité du mari de la mère de l’enfant. La présomption de paternité a été instituée par l’article 315 de l’ancien Code civil.
L’article 318 de l’ancien Code civil dispose :
« § 1er. À moins que l'enfant ait la possession d'état à l’égard du mari, la présomption de paternité peut être contestée devant le tribunal de la famille par la mère, l’enfant, l’homme à l’égard duquel la filiation est établie, l’homme qui revendique la paternité de l’enfant et la femme qui revendique la comaternité de l’enfant.
§ 2. L'action de la mère doit être intentée dans l'année de la naissance. L’action du mari doit être intentée dans l’année de la découverte du fait qu’il n'est pas le père de l’enfant, celle de celui qui revendique la paternité de l’enfant doit être intentée dans l’année de la découverte qu’il est le père de l’enfant et celle de l’enfant doit être intentée au plus tôt le jour où il a atteint l’âge de douze ans et au plus tard le jour où il atteint l’âge de vingt-deux ans ou dans l’année de la découverte du fait que le mari n'est pas son père. L’action de la femme qui revendique la comaternité doit être intentée dans l’année de la découverte du fait qu’elle a consenti à la conception, conformément à l’article 7 de la loi du 6 juillet 2007 relative à la procréation médicalement assistée et à la destination des embryons surnuméraires et des gamètes, et que la conception peut en être la conséquence.
[…]
§ 3. Sans préjudice des §§ 1er et 2, la présomption de paternité du mari est mise à néant s’il est prouvé par toutes voies de droit que l’intéressé n'est pas le père.
[…]
§ 4. La demande en contestation de la présomption de paternité n'est pas recevable si le mari a consenti à l’insémination artificielle ou à un autre acte ayant la procréation pour but, sauf si la conception de l’enfant ne peut en être la conséquence.
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[…] ».
B.1.2. Le paragraphe 4 de l’article 318 de l’ancien Code civil, qui est la disposition en cause, instaure une fin de non-recevoir à l’action en contestation de la présomption de paternité, quel que soit le titulaire de l’action, lorsque le mari a consenti à l’insémination artificielle de son épouse ou à un autre acte ayant la procréation pour but, sauf si la conception de l’enfant ne peut en être la conséquence.
B.1.3.1. La fin de non-recevoir en cause a été introduite par la loi du 31 mars 1987
« modifiant diverses dispositions légales relatives à la filiation » (ci-après : la loi du 31 mars 1987).
Il ressort des travaux préparatoires :
« La volonté de régler l’établissement de la filiation en cernant le plus possible la vérité doit avoir pour conséquence d’ouvrir largement les possibilités de contestation.
Il y a toutefois une réserve lorsque le mari a consenti à un acte ayant eu la conception pour but par ex. l’insémination artificielle (article 318, § 4). En ce cas, il serait injuste à l’égard de la mère et de l’enfant que la paternité puisse encore être contestée.
L’expression ‘ a consenti à un acte ayant eu la conception pour but ’ ne vise pas chaque acte susceptible d’entrainer la conception (Comp. Code civil néerlandais, art. 201 et suiv.) mais seulement les actes accomplis dans le but de provoquer la grossesse; dans l’état actuel des choses il s’agit notamment :
a) De rapports sexuels en vue de la grossesse;
b) D’insémination artificielle.
La disposition proposée aura surtout pour effet d’éviter des situations inéquitables en cas d’insémination artificielle.
Le texte proposé n’empêche pas la contestation lorsque le mari a consenti à ce que son épouse entretienne des rapports sexuels avec un tiers, pour autant qu’il n’ait pas explicitement consenti à sa grossesse.
Il a été fait remarquer qu’il ne convient pas, dans l’hypothèse envisagée, d’exclure la contestation lorsque la mère ou l’enfant en prennent l’initiative.
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Ceci semble inexact : si la mère a consenti à l’insémination artificielle, il n’est pas indiqué qu’elle intente une action en contestation : la décision de recourir à l’insémination artificielle lie les deux époux. Quant à l’enfant, il n’a pas le droit d’intervenir dans la décision de ses parents d’assumer une parenté qui se situe entre la parenté biologique et des formes de parenté socio-affective comme l’adoption » (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 12).
Le rapport fait au nom de la commission de la Justice mentionne :
« En d’autres termes, la contestation – et donc le désaveu – doit être possible lorsque la conception est le résultat d’un acte que le mari n’a pas voulu. Tel est également le cas lorsque la femme seule a consenti à pareil acte. En effet, le texte parle expressément du consentement du mari, de telle sorte que la contestation est possible lorsque l’acte n’a été posé que du consentement de la femme.
La Commission marque son accord sur cette interprétation […] » (Doc. parl., Sénat, 1984-
1985, n° 904/2, p. 56).
B.1.3.2. Par la loi du 31 mars 1987, le législateur a souhaité favoriser l’établissement de la filiation biologique en permettant largement de contester la filiation paternelle établie par présomption à l’égard du mari de la mère et ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’il est impossible de contester la paternité du mari au motif qu’elle ne répond pas à la vérité biologique, à savoir lorsque le mari a donné son consentement à l’insémination artificielle ou à tout autre acte ayant la procréation pour but.
B.1.4. La loi du 1er juillet 2006 « modifiant des dispositions du Code civil relatives à l’établissement de la filiation et aux effets de celle-ci » (ci-après : la loi du 1er juillet 2006) a procédé à une réforme importante en matière de filiation. Elle n’a toutefois pas modifié la fin de non-recevoir contenue dans la disposition en cause.
Quant à la question préjudicielle
B.2. La Cour est interrogée sur la compatibilité de la disposition en cause avec les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison ou non avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’interprétation selon laquelle elle conduit
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à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité, introduite par l’homme qui revendique la paternité d’un enfant conçu dans le cadre d’une gestation pour autrui réalisée par une gestatrice mariée, sans que la femme gestatrice, ni son mari n’aient de projet parental à l’égard de l’enfant né de cette gestation pour autrui, à laquelle il a été recouru pour réaliser le projet parental de l’homme qui revendique la paternité, ainsi que de son épouse.
B.3.1. Par son arrêt n° 56/2023 du 30 mars 2023 (ECLI:BE:GHCC:2023:ARR.056), la Cour s’est prononcée sur la constitutionnalité de la cause d’irrecevabilité contenue dans l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil, lorsqu’elle est appliquée au cas d’une gestation pour autrui menée par une femme mariée.
L’arrêt est motivé comme suit :
« B.3.1. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu'elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.3.2. Le Constituant a recherché la plus grande concordance possible entre l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (Doc. parl., Sénat, 1992-1993, n° 997/5, p. 2). La portée de cet article 8 est analogue à celle de la disposition constitutionnelle précitée, de sorte que les garanties que fournissent ces deux dispositions forment un tout indissociable.
B.3.3. Le régime de contestation de la présomption de paternité en cause relève de l’application de l’article 22 de la Constitution et de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.3.4. Le droit au respect de la vie privée et familiale, tel qu’il est garanti par les dispositions précitées, a pour but essentiel de protéger les personnes contre les ingérences dans leur vie privée et leur vie familiale.
L’article 22, alinéa 1er, de la Constitution, pas plus que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’exclut une ingérence de l’autorité publique dans le droit
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au respect de la vie privée, mais exige que cette ingérence soit prévue dans une disposition législative suffisamment précise, réponde à un besoin social impérieux et soit proportionnée à l’objectif légitime poursuivi. Ces dispositions engendrent en outre l’obligation positive pour l’autorité publique de prendre des mesures visant à garantir un respect effectif de la vie familiale, même dans le cadre des relations entre individus (CEDH, 27 octobre 1994, Kroon e.a. c. Pays-Bas, ECLI:CE:ECHR:1994:1027JUD001853591, § 31).
B.3.5. Les procédures relatives à l’établissement ou à la contestation de paternité concernent la vie privée, parce que la matière de la filiation englobe d’importants aspects de l’identité personnelle d’un individu (CEDH, 28 novembre 1984, Rasmussen c. Danemark, ECLI:CE:ECHR:1984:1128JUD000877779, § 33; 24 novembre 2005, Shofman c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2005:1124JUD007482601, § 30; 12 janvier 2006, Mizzi c. Malte, ECLI:CE:ECHR:2006:0112JUD002611102, § 102; 16 juin 2011, Pascaud c. France, ECLI:CE:ECHR:2011:0616JUD001953508, §§ 48-49; 21 juin 2011, Krušković c. Croatie, ECLI:CE:ECHR:2011:0621JUD004618508, § 20; 22 mars 2012, Ahrens c. Allemagne, ECLI:CE:ECHR:2012:0322JUD004507109, § 60; 12 février 2013, Krisztián Barnabás Tóth c. Hongrie, ECLI:CE:ECHR:2013:0212JUD004849406, § 28; 5 avril 2018, Doktorov c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2018:0405JUD001507408, § 18; 13 octobre 2020, Koychev c. Bulgarie, ECLI:CE:ECHR:2020:1013JUD003249515, § 44).
B.3.6. Lorsqu’il élabore un régime légal qui entraîne une ingérence de l’autorité publique dans la vie privée, le législateur doit ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble (CEDH, 26 mai 1994, Keegan c. Irlande, ECLI:CE:ECHR:1994:0526JUD001696990, § 49; 27 octobre 1994, Kroon et autres c. Pays-
Bas, ECLI:CE:ECHR:1994:1027JUD001853591, § 31; 2 juin 2005, Znamenskaya c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2005:0602JUD007778501, § 28; 24 novembre 2005, Shofman c. Russie, ECLI:CE:ECHR:2005:1124JUD007482601, § 34).
À cet égard, le législateur dispose d’une marge d’appréciation qui n’est toutefois pas illimitée : pour apprécier si une règle légale est compatible avec le droit au respect de la vie privée, il convient de vérifier si le législateur a trouvé un juste équilibre entre tous les droits et intérêts en cause. Pour cela, il ne suffit pas que le législateur ménage un équilibre entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble, mais il doit également ménager un équilibre entre les intérêts contradictoires des personnes concernées (CEDH, 6 juillet 2010, Backlund c. Finlande, ECLI:CE:ECHR:2010:0706JUD003649805, § 46), sous peine de prendre une mesure qui ne serait pas proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis.
B.4. Bien que la gestation pour autrui ne soit pas réglementée en droit belge, elle est pratiquée de facto en Belgique. En revanche, tout contrat destiné à lier les parties impliquées dans une gestation pour autrui, par exemple concernant la remise de l’enfant à la naissance, est illicite. Un tel contrat ne produit aucun effet juridique et ne pourra faire l’objet d’aucune exécution forcée.
À défaut de cadre légal spécifique, les règles du droit commun en matière de filiation s’appliquent à l’enfant né d’une gestation pour autrui. Ainsi, en vertu de l’article 312 de l’ancien Code civil, la mère légale de l’enfant est la femme qui est désignée dans l’acte de naissance, c’est-à-dire celle qui a donné naissance à l’enfant, à savoir la gestatrice. Si la gestatrice est
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mariée, le père légal de l’enfant est le mari de la mère, en vertu de la présomption de paternité contenue dans l’article 315 de l’ancien Code civil.
B.5. Comme le relève le Conseil des ministres, la question préjudicielle repose sur l’interprétation de la disposition en cause selon laquelle celle-ci empêche la contestation de la présomption de paternité qui s’applique au mari d’une femme qui a mené une gestation pour autrui afin de réaliser le projet parental d’une autre personne, sauf dans l’hypothèse où le mari de la gestatrice n’a pas donné son consentement à l’insémination artificielle ou à tout autre acte ayant la procréation pour but.
La Cour limite son examen à la constitutionnalité de la disposition en cause, ainsi interprétée par la juridiction a quo, sans se prononcer sur la gestation pour autrui en tant que telle.
B.6.1. Il ressort des travaux préparatoires […] qu’en instaurant la fin de non-recevoir en cause, le législateur a souhaité éviter des situations inéquitables dans le cadre d’un projet parental partagé entre conjoints sur la base d’une insémination artificielle ou de tout autre acte ayant la procréation pour but, le conjoint acceptant de devenir le père légal d’un enfant avec lequel il n’a pas de lien biologique. Ces situations inéquitables surviendraient, à l’égard de la mère et de l’enfant, si le mari de la mère, après avoir consenti à l’insémination artificielle ou à tout autre acte ayant la procréation pour but, c’est-à-dire après avoir accepté un projet parental dans lequel il devient le père légal d’un enfant avec lequel il n’a pas de lien biologique, se rétracte et souhaite contester sa paternité par la suite. Des situations inéquitables surviendraient également, à l’égard du mari de la mère, si la mère ou l’enfant cherchaient à contester la paternité du mari, après que celui-ci a consenti à l’insémination artificielle ou à tout autre acte ayant la procréation pour but, au seul motif qu’il n’est pas le père biologique.
Le législateur a donc considéré que ‘ la décision de recourir à l’insémination artificielle lie les deux époux. Quant à l’enfant, il n’a pas le droit d’intervenir dans la décision de ses parents d’assumer une parenté qui se situe entre la parenté biologique et des formes de parenté socio-
affective comme l’adoption ’ (Doc. parl., Sénat, 1977-1978, n° 305/1, p. 12).
B.6.2. Tout en étant conscient de la possibilité que les techniques de fécondation connaissent des évolutions scientifiques (Doc. parl., Sénat, 1984-1985, n° 904/2, p. 55), l’objectif du législateur en 1987 était donc d’éviter des situations inéquitables susceptibles de se produire uniquement au sein de la famille composée des deux époux et de leur enfant, réunis par un projet parental. En effet, c’est ce projet parental entre époux, sur lequel ceux-ci ont, par hypothèse, donné leur consentement et qui les a conduits à recourir à l’insémination artificielle ou à tout autre acte ayant la procréation pour but, qui justifie ultérieurement l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité.
B.6.3. L’intention du législateur d’imposer la loyauté entre époux par le respect de l’engagement qu’ils ont pris dans leur propre projet parental et, plus largement, de protéger ce projet parental de toute contestation, constitue un objectif légitime.
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B.7.1. Dans le cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, ni cette dernière, c’est-à-dire la gestatrice, ni son mari n’ont nourri un projet parental à l’égard de l’enfant né de cette gestation.
La disposition en cause, telle qu’elle est interprétée par la juridiction a quo, empêche néanmoins que la présomption de paternité du mari de la gestatrice puisse être contestée par l’homme qui prétend être le père de l’enfant, dans le cas où, comme l’a jugé la juridiction a quo, le mari a donné son consentement à l’insémination artificielle dans le cadre d’une gestation pour autrui menée par son épouse ‘ s’inscrivant dans un projet parental mené par cet homme et non par la mère de l’enfant et son mari ’.
Le consentement dont il est question à l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil ne peut que concerner un projet parental entre époux. Le mari ne dispose d’aucun droit sur la personne et le corps de son épouse.
Élargir ce consentement à la situation exposée ci-dessus impliquerait une ingérence dans la vie privée pour le mari de la gestatrice et pour l’homme qui revendique la paternité, voire pour l’enfant, qui ne peut être justifiée par la volonté du législateur d’éviter des situations inéquitables entre les époux réunis autour d’un projet parental et leur enfant, puisque ce projet parental fait défaut en l’espèce.
B.7.2. En conséquence, interprétée en ce sens qu’elle empêche la contestation de la présomption de paternité dans le cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto, la disposition en cause n’est pas proportionnée au but légitime qu’elle poursuit. Tel est d’autant plus le cas qu’en ce qu’elle constitue une exception à la possibilité générale de contester la présomption de paternité du mari, la disposition en cause doit être interprétée de manière restrictive.
Dans cette interprétation, la disposition en cause n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
B.7.3. Comme le soutient le Conseil des ministres, la Cour constate toutefois qu’une autre interprétation de la disposition en cause est possible.
Si elle est interprétée comme n’empêchant pas la contestation de la présomption de paternité dans le cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto, la disposition en cause est proportionnée au but légitime qu’elle poursuit.
Dans cette interprétation, la disposition en cause est compatible avec les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme ».
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B.3.2. La circonstance que l’arrêt n° 56/2023 concerne une gestation pour autrui qui a été menée pour réaliser le projet parental d’un couple masculin homosexuel et non pas, comme en l’espèce, pour réaliser un projet parental d’un couple hétérosexuel n’implique pas que le raisonnement dans l’arrêt n° 56/2023 devrait être modifié.
B.4. Dès lors, pour les mêmes motifs que ceux qui sont mentionnés dans l’arrêt n° 56/2023, l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil n’est pas compatible avec les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, s’il est interprété en ce sens qu’il conduit à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité en cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto.
En revanche, l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil est compatible avec ces mêmes dispositions, s’il est interprété en ce sens qu’il ne conduit pas à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité en cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
- Interprété en ce sens qu’il conduit à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité en cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto, l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil viole les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
- Interprété en ce sens qu’il ne conduit pas à l’irrecevabilité de l’action en contestation de la présomption de paternité en cas d’une gestation pour autrui réalisée par une femme mariée, lorsque cette dernière, à savoir la gestatrice, et son mari n’ont pas de projet parental à l’égard de l’enfant à naître, ce qu’il appartient à la juridiction de vérifier in concreto, l’article 318, § 4, de l’ancien Code civil ne viole pas les articles 10, 11 et 22 de la Constitution, lus en combinaison avec l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 6 juillet 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul