Cour constitutionnelle
Arrêt n° 108/2023
du 6 juillet 2023
Numéro du rôle : 7880
En cause : la question préjudicielle relative à l’article 4, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020
habilitant le Roi à prendre de mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) », posée par le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges Y. Kherbache, T. Detienne, S. de Bethune, E. Bribosia et W. Verrijdt, assistée du greffier N. Dupont, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 17 octobre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 octobre 2022, le tribunal correctionnel francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« L’article 4, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II), viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution en ce que la suspension de la prescription de l’action publique instituée par l’article 3 de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 est applicable de manière générale, sans en excepter les procédures dont le jugement a accusé un retard pour des raisons étrangères à la crise sanitaire ayant justifié l’institution de ladite suspension ? ».
Le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me N. Bonbled, avocat au barreau de Bruxelles, a introduit un mémoire.
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Par ordonnance du 17 mai 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs T. Detienne et W. Verrijdt, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins que le Conseil des ministres n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendu, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 31 mai 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 31 mai 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
Quatre prévenus ont comparu devant la sixième chambre correctionnelle du Tribunal de première instance francophone de Bruxelles pour une série d’infractions relatives à des substances soporifiques, stupéfiantes ou psychotropes.
Plusieurs prévenus considèrent que les faits sont prescrits à leur égard, compte tenu du fait que la suspension prévue par les articles 1er et 3 de l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux n° 3 du 9 avril 2020 « portant des dispositions diverses relatives à la procédure pénale et à l’exécution des peines et des mesures prévues dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 » ne devrait pas leur être appliquée. Ils estiment en effet que la lenteur de la procédure dans leur dossier est étrangère à la pandémie de COVID-19. Ils attirent également l’attention sur le fait que, le 20 octobre 2021, la Cour de cassation a posé à la Cour constitutionnelle une question préjudicielle portant sur le même arrêté royal dont la réponse pourrait leur être appliquée.
À la demande des prévenus et du ministère public, le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles, juridiction a quo, pose, dès lors, la question préjudicielle reproduite plus haut.
III. En droit
-A-
A.1. À titre principal, le Conseil des ministres fait valoir que les justiciables relevant des deux catégories identifiées dans la question préjudicielle ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes. Il rappelle que l’objectif poursuivi par la mesure est de garantir l’application effective des lois pénales, de protéger la société et de garantir l’État de droit, compte tenu de la limitation des activités des instances judiciaires aux affaires les plus urgentes et les plus importantes. Selon lui, la question de savoir si un jugement a souffert d’un retard en raison de la crise sanitaire ou non n’est pas un critère de distinction pertinent au regard de cet objectif. Il lui paraît hasardeux de déterminer à l’avance les affaires susceptibles d’être touchées ou non par la crise sanitaire.
La mesure part au contraire du postulat que la crise a bouleversé le fonctionnement des juridictions de manière générale. Il s’ensuit que toutes les affaires sont susceptibles d’avoir accusé du retard sur cette base.
A.2. Il soutient que l’on ne peut pas davantage distinguer les deux catégories de justiciables visées dans la question préjudicielle selon que la fixation pour plaidoiries de la procédure avait déjà eu lieu ou non au jour de l’entrée en vigueur de la mesure de suspension. Ce critère n’est pas pertinent. Le Roi ne pouvait exclure l’éventualité que des actes suspensifs ou interruptifs de la procédure puissent intervenir avant l’audience ou encore qu’une audience puisse être remise ou reportée sine die, surtout au cours d’une période de crise.
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Le Conseil des ministres estime que cette distinction équivaut à prévoir une exception à la mesure de suspension du délai de prescription de l’action publique pour les affaires déjà fixées, de sorte que les justiciables dont l’action publique aurait dû être prescrite entre le 9 avril 2020 et le 17 juillet 2020 mais dont l’audience de plaidoiries n’était pas fixée n’auraient pas pu bénéficier de cette prescription. Il considère que cette différence de traitement n’est ni justifiable ni susceptible d’être mise en œuvre en pratique.
A.3. À titre subsidiaire, le Conseil des ministres fait valoir que l’identité de traitement des deux catégories de justiciables en cause est raisonnablement justifiée.
Il rappelle que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour fixer les règles de la prescription.
Selon le Conseil des ministres, étant donné l’impact considérable de la crise sanitaire sur les juridictions, y compris sur les juridictions pénales, que ce soit au stade de l’information, de l’instruction ou des poursuites, le législateur a raisonnablement pu estimer qu’une suspension générale des délais de prescription de l’action publique était justifiée par la nécessité de garantir l’application effective des lois pénales, de protéger la société et de garantir l’État de droit, compte tenu de la limitation des activités des instances judiciaires aux affaires les plus urgentes et les plus importantes.
Le Conseil des ministres réitère l’argumentation qu’il a développée à titre principal.
Il soutient, en outre, que les enseignements de l’arrêt de la Cour de cassation du 19 août 2020 (P.20.0840.F, ECLI:BE:CASS:2020:ARR.20200819.VAC.1) ne sont pas transposables à l’examen de la question préjudicielle, dès lors que le demandeur devant la juridiction a quo ne critique pas la mise en place d’une cause de suspension de la prescription de l’action publique, mais son application aux prévenus dont l’affaire avait été introduite avant la crise sanitaire et fixée pour plaidoiries après la fin du délai de suspension de la prescription.
Le Conseil des ministres expose également que l’arrêt du 19 août 2020 porte sur une cause de suspension de l’exécution de la peine. Il est par conséquent étranger aux règles de prescription de l’action publique. En outre, l’arrêt du 19 août 2020 ne conclut pas qu’il y avait lieu de prévoir une exception à l’application de cette mesure générale pour une catégorie déterminée de condamnés.
-B-
Quant à la disposition en cause et à son contexte
B.1. La question préjudicielle porte sur la compatibilité de l’article 4, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » (ci-après : la loi du 24 décembre 2020) avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que la suspension de la prescription de l’action publique instituée par l’article 3 de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 « portant des dispositions diverses relatives à la procédure pénale et à l’exécution des peines et des mesures prévues dans le cadre de la lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 » (ci-après : l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020)
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est applicable de manière générale, sans que soient exceptées les procédures dont le jugement a accusé un retard pour des raisons étrangères à la crise sanitaire qui a justifié l’institution de la suspension.
B.2.1. L’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 a été pris en vertu de la délégation contenue dans les articles 2, alinéa 1er, et 5, § 1er, 7°, de la loi du 27 mars 2020 « habilitant le Roi à prendre des mesures de lutte contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » (ci-après : la loi du 27 mars 2020).
Cette loi a été prise dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire liée à la pandémie de COVID-19.
B.2.2. Afin de permettre à la Belgique de réagir face à la pandémie de COVID-19 et d’en gérer les conséquences, le Roi pouvait, par arrêté délibéré en Conseil des ministres (article 2, alinéa 1er), prendre des mesures visant à garantir le bon fonctionnement des instances judiciaires, et plus particulièrement la continuité de l’administration de la justice, tant en matière civile qu’en matière pénale, dans le respect des principes fondamentaux d’indépendance et d’impartialité du pouvoir judiciaire et dans le respect des droits de la défense des justiciables. À cette fin, Il pouvait notamment adapter l’organisation de la compétence et la procédure, en ce compris les délais prévus par la loi (article 5, § 1er, 7°).
B.2.3. Ces arrêtés de pouvoirs spéciaux pouvaient abroger, compléter, modifier ou remplacer les dispositions légales en vigueur, même dans les matières qui sont expressément réservées à la loi par la Constitution (article 5, § 2).
Les arrêtés de pouvoirs spéciaux devaient être confirmés dans un délai d’un an à compter de leur entrée en vigueur, sans quoi ils étaient réputés ne jamais avoir produit d’effets (article 7, alinéas 2 et 3).
Les pouvoirs spéciaux ont expiré le 30 juin 2020 (article 7, alinéa 1er).
B.3.1. Aux termes des articles 1er, alinéa 1er, et 3 de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020, les délais de prescription de l’action publique relative aux infractions au Code pénal et aux
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infractions aux lois particulières sont suspendus pendant un délai égal à la durée de la période du 18 mars 2020 au 3 mai 2020 inclus, complétée d’une période d’un mois.
Conformément à l’article 1er, alinéa 3, de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020, cette période a été prolongée à deux reprises jusqu’au 17 juin 2020 (arrêtés royaux du 28 avril 2020 et du 13 mai 2020).
Il en résulte que la période de suspension du délai de prescription de l’action publique a couru jusqu’au 17 juillet 2020.
B.3.2. Dans le rapport au Roi de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020, il est exposé :
« […] il faut des dispositions portant sur la suspension des délais de prescription.
Afin de garantir le bon fonctionnement des instances judiciaires tout en protégeant le personnel et les justiciables contre les risques d’infection par le coronavirus, et afin d’assurer la continuité du processus judiciaire au niveau pénal, il s’impose d’adapter la procédure pénale, en ce compris les délais prévus par la loi.
Une cause de suspension des délais de prescription est prévue en matière pénale pour un délai égal à la durée de la crise de coronavirus, complétée d’un mois.
[Cette] cause de suspension fait obstacle à l’écoulement des délais de prescription de l’action publique. Pendant ces délais de prescription, qui varient selon la gravité de l’infraction (crime, délit, contravention), l’action publique doit être menée à bien.
Or, les instances judiciaires sont contraintes par la crise liée à la pandémie de coronavirus, de limiter drastiquement leurs activités aux affaires les plus urgentes et les plus importantes.
Elles ne sont plus en mesure d’assumer leurs missions habituelles, en particulier d’exercer les poursuites des infractions, en tenant compte des priorités de politique criminelle qui leur ont été confiées avant l’arrivée de la pandémie. Dès lors, pour garantir l’application effective des lois pénales, protéger la société et garantir l’état de droit, il est nécessaire de suspendre légalement et pour une durée limitée, l’effet d’écoulement du temps sur la prescription des infractions.
[…]
Compte tenu du fait que de nombreuses affaires pénales ne peuvent être poursuivies ni en termes de procédure pénale ni en termes d’exécution, cet article prévoit que les délais de prescription sont suspendus pour une certaine durée. La durée est fixée à la période de la crise, complétée d’un mois. Ce délai supplémentaire d’un mois est justifié par le fait qu’après la fin
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de la crise, ces cas d’enquête, de procès et d’exécution ne peuvent être traités ou récupérés immédiatement en un seul jour ».
B.4. L’article 4 de la loi du 24 décembre 2020 confirme l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020
ainsi que les arrêtés royaux du 28 avril 2020 et du 13 mai 2020, qui ont prolongé la période de suspension de la prescription de l’action publique.
La loi du 24 décembre 2020 est entrée en vigueur le jour de sa publication au Moniteur belge, à savoir le 15 janvier 2021 (article 34).
Quant au fond
B.5. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 4 de la loi du 24 décembre 2020
avec les articles 10 et 11 de la Constitution, en ce que la suspension de la prescription de l’action publique instaurée par l’article 3 de l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 et prolongée par les arrêtés royaux du 28 avril 2020 et du 13 mai 2020 est applicable de manière générale, sans qu’il soit fait une distinction selon que les procédures pénales ont subi ou non un retard dû à la pandémie de COVID-19.
B.6. La question préjudicielle porte sur l’identité de traitement de deux catégories de personnes : d’une part, les personnes dont le prononcé dans la procédure pénale a subi un retard pour des motifs qui sont étrangers à la pandémie de COVID-19 et, d’autre part, les personnes dont le prononcé dans la procédure pénale a subi un retard imputable à la pandémie de COVID-
19.
B.7. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
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L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.8. Comme il est dit en B.3.2, l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 a pour objectif de garantir l’application effective des lois pénales, de protéger la société et de garantir l’État de droit, étant donné que les instances judiciaires ont été contraintes, en raison de la crise liée à la pandémie de COVID-19, de limiter drastiquement leurs activités aux affaires les plus urgentes et les plus importantes. Ces objectifs sont légitimes.
B.9. Le législateur a pu raisonnablement considérer que, dans les circonstances exposées en B.8, il n’était pas nécessaire ni réalisable d’exiger de ces instances judiciaires qu’elles déterminent au cas par cas si la pandémie a eu une incidence concrète sur le traitement d’une affaire pour décider que la prescription de l’action publique est suspendue dans telle ou telle affaire.
En outre, étant donné que l’arrêté royal n° 3 du 9 avril 2020 a pour objectifs de garantir le bon fonctionnement des instances judiciaires et d’assurer la continuité du processus judiciaire au niveau pénal, il n’est pas déraisonnable d’éviter d’imposer une charge de travail supplémentaire aux instances judiciaires.
B.10. Il résulte de ce qui précède que l’article 4 de la loi du 24 décembre 2020 n’est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 4, § 1er, de la loi du 24 décembre 2020 « portant confirmation des arrêtés royaux pris en application de la loi du 27 mars 2020 habilitant le Roi à prendre des mesures contre la propagation du coronavirus COVID-19 (II) » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 6 juillet 2023.
Le greffier, Le président,
N. Dupont P. Nihoul