Cour constitutionnelle
Arrêt n° 106/2023
du 29 juin 2023
Numéro du rôle : 7879
En cause : la question préjudicielle concernant l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour », posée par le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
La Cour constitutionnelle,
composée des présidents P. Nihoul et L. Lavrysen, et des juges T. Giet, J. Moerman, M. Pâques, Y. Kherbache, T. Detienne, D. Pieters, S. de Bethune, E. Bribosia, W. Verrijdt et K. Jadin, assistée du greffier F. Meersschaut, présidée par le président P. Nihoul,
après en avoir délibéré, rend l’arrêt suivant :
I. Objet de la question préjudicielle et procédure
Par jugement du 12 octobre 2022, dont l’expédition est parvenue au greffe de la Cour le 25 octobre 2022, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles a posé la question préjudicielle suivante :
« En ce qu’il limite aux étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume, l’inscription à l’adresse du centre public d’action sociale d’une commune en raison d’un manque de ressources suffisantes des personnes qui, n’ayant pas ou n’ayant plus de résidence, sollicitent l’aide sociale au sens de l’article 57 de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres public[s] d’aide sociale, l’article 1, § 1er, alinéa 1, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 ne viole-t-il pas les articles 10 et 11 de la Constitution dès lors qu’il traite de manière identique, d’une part, les étrangers en séjour illégal auxquels s’applique l’article 57, § 2, alinéa 1er, 1° de la loi du 8 juillet 1976 et, d’autre part, les étrangers en séjour illégal auxquels l’article 57, § 2, alinéa 1er, 1° précité ne s’applique pas pour le motif qu’ils sont dans l’impossibilité absolue pour des raisons médicales de retourner dans leur pays d’origine ? ».
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Des mémoires ont été introduits par :
- le centre public d’action sociale de Schaerbeek, assisté et représenté par Me C. Sepulchre, avocate au barreau de Bruxelles;
- le Conseil des ministres, assisté et représenté par Me N. Bonbled et Me D. Serafin, avocats au barreau de Bruxelles.
Le Conseil des ministres a également introduit un mémoire en réponse.
Par ordonnance du 26 avril 2023, la Cour, après avoir entendu les juges-rapporteurs M. Pâques et Y. Kherbache, a décidé que l’affaire était en état, qu’aucune audience ne serait tenue, à moins qu’une partie n’ait demandé, dans le délai de sept jours suivant la réception de la notification de cette ordonnance, à être entendue, et qu’en l’absence d’une telle demande, les débats seraient clos le 17 mai 2023 et l’affaire mise en délibéré.
Aucune demande d’audience n’ayant été introduite, l’affaire a été mise en délibéré le 17 mai 2023.
Les dispositions de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle relatives à la procédure et à l’emploi des langues ont été appliquées.
II. Les faits et la procédure antérieure
M. Y.F. est un étranger qui séjourne illégalement en Belgique. Le 9 mars 2021, il introduit auprès de l’Office des étrangers une demande d’autorisation de séjour de plus de trois mois pour raisons médicales, sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers ».
Par une décision du 26 octobre 2021, l’Office des étrangers déclare cette demande recevable mais non fondée.
Le 21 décembre 2021, M. Y.F. introduit devant le Conseil du contentieux des étrangers un recours (non suspensif)
contre cette décision de rejet.
Le 28 décembre 2021, M. Y.F. demande au centre public d’action sociale (ci-après : le CPAS) de Schaerbeek de lui octroyer une aide sociale équivalente au revenu d’intégration, une adresse de référence et une aide médicale urgente. Par une décision du 2 mars 2022, le CPAS de Schaerbeek accorde à M. Y.F. une aide médicale urgente, mais refuse de lui octroyer une aide sociale financière et une adresse de référence, au motif qu’il séjourne illégalement sur le territoire belge.
M. Y.F. conteste ce double refus devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Le Tribunal condamne le CPAS de Schaerbeek à accorder à M. Y.F. une aide sociale financière équivalente au revenu d’intégration, à partir du 28 décembre 2021. Le Tribunal considère en effet que, dès lors que M. Y.F. se trouve depuis cette date dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine, l’article 57, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale, en ce qu’il prévoit que la mission du CPAS se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente à l’égard d’un étranger qui séjourne illégalement dans le Royaume, ne s’applique pas à sa situation.
Le Tribunal constate cependant que, par un arrêt du 12 octobre 2020
(ECLI:BE:CASS:2020:ARR.20201012.3F.2), la Cour de cassation a jugé que l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, de
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la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour » ne s’applique pas aux étrangers en séjour illégal, de sorte que M. Y.F. ne peut prétendre à une adresse de référence.
Le Tribunal relève que l’octroi d’une adresse de référence est une forme d’aide sociale qui tend à éviter la marginalisation sociale et administrative des personnes concernées. Il s’agit de veiller à ce que toute personne ait une adresse, indispensable à la mise en œuvre et au maintien de nombreux droits et obligations en matière administrative, sociale ou judiciaire. L’adresse de référence n’entraîne en outre aucune dépense pour le CPAS. Le Tribunal renvoie par ailleurs à l’arrêt de la Cour n° 80/99 du 30 juin 1999 (ECLI:BE:GHCC:1999:ARR.080).
Le Tribunal interroge dès lors la Cour sur le caractère discriminatoire ou non de l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991, en ce qu’il traite de la même manière les étrangers en séjour illégal, qu’ils soient ou non dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine.
III. En droit
-A-
A.1.1. Le Conseil des ministres allègue que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle repose sur une interprétation erronée de la disposition en cause.
Le Conseil des ministres soutient que l’article 1er, §§ 1er et 2, de la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour » (ci-après :
la loi du 19 juillet 1991) fait uniquement une distinction entre les personnes qui sont inscrites au registre de la population ou au registre des étrangers, et celles qui ne le sont pas. Seules les personnes relevant de la première catégorie peuvent bénéficier d’une adresse de référence dans les conditions visées à l’article 1er, § 2, alinéa 5, de la loi du 19 juillet 1991. Il s’agit des Belges et des étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume, autorisés à s’y établir, ou des étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers »
(ci-après : la loi du 15 décembre 1980). La disposition en cause n’a en revanche pas pour objet de créer une quelconque identité de traitement entre les personnes qui sont en séjour illégal, qu’elles se trouvent ou non dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine.
Selon le Conseil des ministres, l’octroi d’une telle adresse de référence vise à permettre aux bénéficiaires de rester inscrits dans les registres de la population, y compris lorsqu’ils n’ont pas de résidence fixe où ils peuvent être inscrits et qui, sans cela, pourraient être privés du bénéfice de l’aide sociale d’un centre public d’action sociale (ci-après : CPAS) ou de tout autre avantage social.
Le Conseil des ministres souligne que la loi du 19 juillet 1991 ne porte pas sur l’aide sociale, mais concerne, comme son intitulé l’indique, les registres de la population, les cartes d’identité, les cartes des étrangers et les documents de séjour. L’objectif de l’article 1er, § 2, de cette loi n’est pas d’octroyer une aide sociale sous la forme d’une adresse de référence, mais d’instituer une obligation, pour les personnes concernées, de s’inscrire dans les registres de la population de la commune et de solliciter éventuellement, à cet effet, l’obtention d’une adresse de référence auprès du CPAS. Le fait que le CPAS accepte que l’adresse de référence soit établie en son sein et qu’il accepte donc de veiller à ce que le courrier postal soit bien transféré à la personne concernée constitue l’aide sociale dont il est question.
Le Conseil des ministres rappelle qu’il est administrativement impossible d’inscrire un étranger en séjour illégal au registre de la population, au registre des étrangers ou au registre d’attente. La juridiction a quo ne tient pas compte de l’objectif poursuivi par la disposition en cause et elle confond l’adresse de référence, au sens de l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991, avec une aide sociale qui pourrait être octroyée à un étranger en séjour
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illégal se trouvant dans l’impossibilité, pour des raisons médicales ou administratives, de retourner dans son pays d’origine, auquel l’article 57, § 2, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale (ci-
après : la loi du 8 juillet 1976) ne s’applique pas. Rien n’empêche le CPAS d’octroyer à cette personne une aide sociale qui prendrait la forme d’une adresse d’identification à laquelle l’intéressé pourrait par exemple recevoir son courrier. Il ne s’agirait cependant pas d’une inscription en « adresse de référence » au sens de la loi du 19 juillet 1991 et cela ne donnerait pas lieu à une inscription dans les registres de la population ou des étrangers.
A.1.2. Le Conseil des ministres soutient qu’en tout état de cause, l’inconstitutionnalité alléguée résulte d’une lacune qui ne découle pas de la disposition en cause, ni de la loi du 19 juillet 1991, dès lors que les étrangers en séjour illégal mentionnés dans la question préjudicielle ne peuvent pas bénéficier d’une adresse de référence conformément à l’article 1er, § 2, alinéa 5, de la loi du 19 juillet 1991. La disposition en cause ne peut dès lors pas être jugée inconstitutionnelle.
Le Conseil des ministres estime que la question préjudicielle vise en réalité la faculté d’accorder aux étrangers en séjour illégal qui sont dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine une adresse de référence non pas au sens de la loi du 19 juillet 1991, mais en tant qu’aide sociale. Une telle adresse de référence servirait, par exemple, de point de contact ou de boîte aux lettres pour la personne concernée. Une telle adresse de référence, en tant qu’aide sociale matérielle, relève du champ d’application de la loi du 8 juillet 1976. La question de savoir si une telle aide matérielle pourrait être apportée par les CPAS ne relève pas du champ de la question préjudicielle posée à la Cour.
A.1.3. Le Conseil des ministres fait valoir que les catégories de personnes comparées ne se trouvent pas dans des situations essentiellement différentes au regard de la disposition en cause, en ce qu’il s’agit, dans les deux cas, de personnes en séjour illégal en Belgique qui ne peuvent pas être inscrites au registre des étrangers ni dans les registres de la population. Le fait que certaines de ces personnes se trouvent dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine n’est pas de nature à modifier ce constat, dès lors que, même dans ce cas, elles ne peuvent pas être inscrites au registre des étrangers.
Selon le Conseil des ministres, les exceptions qui ont été développées en jurisprudence au principe selon lequel la légalité du séjour conditionne le droit à l’aide sociale permettent aux étrangers en séjour illégal qui se trouvent dans l’impossibilité absolue, pour des motifs médicaux, de retourner dans leur pays d’origine d’obtenir une aide sociale sous toutes ses formes, sans que cette dernière soit limitée à une aide médicale urgente. Or, la loi du 19 juillet 1991 ne règle pas l’aide sociale. Elle règle une modalité du séjour en Belgique et concerne l’obligation, pour les personnes visées, d’être inscrites dans l’un des trois registres, sous peine de sanctions pénales, conformément à l’article 7 de la loi du 19 juillet 1991.
Le Conseil des ministres rappelle que les titres d’identité sont délivrés sur la base de l’inscription au registre de la population ou au registre des étrangers. Les personnes en séjour illégal sur le territoire ne bénéficient pas - et ne peuvent bénéficier - d’un tel titre d’identité.
Le Conseil des ministres souligne par ailleurs que l’inscription au registre de la population ou au registre des étrangers des personnes visées à l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, de la loi du 19 juillet 1991 est également justifiée par le souci d’assurer une certaine stabilité administrative, comme le montrent les conclusions de l’avocat général Vanderlinden précédant l’arrêt de la Cour de cassation du 12 octobre 2020, précité.
Enfin, le Conseil des ministres rappelle que le législateur dispose d’un large pouvoir d’appréciation en matière d’accès au territoire, de séjour, d’établissement et d’éloignement des étrangers. Il en va de même à l’égard des matières réglées par la loi du 19 juillet 1991.
A.1.4. Le Conseil des ministres soutient que l’identité de traitement ne produit pas des effets disproportionnés à l’égard des personnes concernées. Dès lors que les étrangers en séjour illégal ne peuvent être inscrits légalement dans ces registres, l’octroi d’une adresse de référence au sens de la loi du 19 juillet 1991 ne produit aucun effet à l’égard de ces étrangers. La juridiction a quo relève d’ailleurs elle-même que, dans l’état
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actuel de la procédure, le demandeur ne pourrait pas bénéficier d’autres avantages sociaux. En effet, l’octroi d’une telle adresse de référence ne lui permettrait pas d’être inscrit au registre des étrangers.
Le Conseil des ministres signale enfin que les étrangers se trouvant dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine peuvent obtenir une autorisation de séjour sur la base de l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 et, le cas échéant, être inscrits au registre des étrangers et bénéficier d’une adresse de référence.
A.2. Le CPAS de Schaerbeek renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 octobre 2020 précité, ainsi qu’à l’arrêt de la Cour n° 50/2009 du 11 mars 2009 (ECLI:BE:GHCC:2009:ARR.050). Il en déduit que le CPAS est uniquement tenu, à l’égard d’un étranger séjournant illégalement en Belgique, de répondre - après vérification des conditions d’octroi - à une demande d’aide médicale urgente, et que la question préjudicielle n’appelle pas de réponse, dès lors qu’elle repose sur une lecture erronée de la disposition en cause.
A.3. En réaction au mémoire introduit par le CPAS de Schaerbeek, le Conseil des ministres précise que, lorsqu’un étranger en séjour illégal est dans l’impossibilité, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine, l’article 57, § 2, 1°, de la loi du 8 juillet 1976 ne s’applique pas et qu’une aide sociale ordinaire peut être due, conformément à la jurisprudence de la Cour. La disposition en cause n’est cependant pas l’article 57 de la loi du 8 juillet 1976, mais l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991, qui poursuit un objectif différent.
-B-
B.1. La Cour est interrogée sur la compatibilité de l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour » (ci-après : la loi du 19 juillet 1991) avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
La question préjudicielle porte en particulier sur l’identité de traitement, qui résulte de la disposition en cause, entre les étrangers en séjour illégal auxquels s’applique l’article 57, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 8 juillet 1976 organique des centres publics d’action sociale (ci-
après : la loi du 8 juillet 1976) et les étrangers en séjour illégal auxquels l’article 57, § 2, alinéa 1er, 1°, précité, ne s’applique pas dès lors qu’ils sont dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine. En effet, aucun des étrangers qui sont en séjour illégal et qui, en raison d’un manque de ressources suffisantes, n’ont pas ou plus de résidence ne peut être inscrit à l’adresse du centre public d’action sociale (ci-après : CPAS)
d’une commune.
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B.2. L’article 1er de la loi du 19 juillet 1991 dispose :
« § 1er. Dans chaque commune, sont tenus :
1° des registres de la population dans lesquels sont inscrits au lieu où ils ont établi leur résidence principale, qu’ils y soient présents ou qu’ils en soient temporairement absents, les Belges et les étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume, autorisés à s’y établir, ou les étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, à l’exception des étrangers qui sont inscrits au registre d’attente visé au 2° ainsi que les personnes visées à l’article 2bis de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques;
[...]
2° un registre d’attente dans lequel sont inscrits au lieu où ils ont établi leur résidence principale, les étrangers qui introduisent une demande d’asile et qui ne sont pas inscrits à un autre titre dans les registres de la population.
[...]
§ 2. Les personnes visées au § 1er, alinéa 1er, 1°, sont, à leur demande, inscrites à une adresse de référence par la commune où elles sont habituellement présentes :
- lorsqu’elles séjournent dans une demeure mobile;
- lorsque, pour des raisons professionnelles ou par suite de manque de ressources suffisantes, elles n’ont pas ou n’ont plus de résidence.
Par adresse de référence, il y a lieu d’entendre l’adresse soit d’une personne physique inscrite au registre de la population au lieu où elle a établi sa résidence principale, soit d’une personne morale, et où, avec l’accord de cette personne physique ou morale, une personne physique dépourvue de résidence fixe est inscrite.
La personne physique ou la personne morale qui accepte l’inscription d’une autre personne à titre d’adresse de référence s’engage à faire parvenir à celle-ci tout courrier ou tous les documents administratifs qui lui sont destinés. Cette personne physique ou cette personne morale ne peut poursuivre un but de lucre. Seules des associations sans but lucratif, des fondations et des sociétés à finalité sociale jouissant de la personnalité juridique depuis au moins cinq ans et ayant notamment dans leur objet social le souci de gérer ou de défendre les intérêts d’un ou plusieurs groupes de population nomades, peuvent agir comme personne morale auprès de laquelle une personne physique peut avoir une adresse de référence.
[...]
De même, les personnes qui, par manque de ressources suffisantes n’ont pas ou n’ont plus de résidence et qui, à défaut d’inscription dans les registres de la population, se voient privées
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du bénéfice de l’aide sociale d’un centre public d’aide sociale ou de tout autre avantage social, sont inscrites à l’adresse du centre public d’aide sociale de la commune où elles sont habituellement présentes.
[...] ».
B.3.1. Les articles 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et 5, § 1er, de la loi du 19 juillet 1991
consacrent l’obligation, pour « les Belges et les étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume, autorisés à s’y établir, ou les étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers, à l’exception des étrangers qui sont inscrits au registre d’attente visé au 2° ainsi que les personnes visées à l’article 2bis de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques », d’être inscrits aux registres de la population de la commune dans laquelle ils ont leur résidence principale.
Ces registres constituent « un élément d’information et de contrôle pour la commune en matière de gestion de sa population » (Doc. parl., Sénat, 1990-1991, n° 1150/1, p. 2). Ils donnent lieu à l’octroi des cartes d’identité, des cartes d’étranger et des documents de séjour et servent à la mise en œuvre de nombreuses réglementations dans les matières fiscale, sociale, administrative ou encore électorale. Les registres de la population sont, dans de nombreux cas, devenus le lien entre les administrations centrales et la population (ibid.).
B.3.2. L’inscription dans les registres de la population suppose d’avoir une résidence, qui est le lieu où la personne concernée vit habituellement (article 3 de la loi du 19 juillet 1991).
Pour tenir compte du fait que « nombre de personnes en Belgique, et singulièrement dans les grandes villes, n’ont pas de résidence, ou viennent à la perdre » (Doc. parl., Chambre, 1995-
1996, n° 122/1, p. 2), le législateur a introduit, dans la loi du 19 juillet 1991, le mécanisme de l’adresse de référence, par la loi du 24 janvier 1997 « modifiant la loi du 19 juillet 1991 relative aux registres de la population et aux cartes d’identité et modifiant la loi du 8 août 1983
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organisant un Registre national des personnes physiques, en vue d’imposer l’inscription aux registres de la population des personnes n’ayant pas de résidence en Belgique ».
B.3.3. L’article 1er, § 2, alinéa 2, de la loi du 19 juillet 1991 définit l’adresse de référence comme l’adresse soit d’une personne physique inscrite au registre de la population au lieu où
elle a établi sa résidence principale, soit d’une personne morale, et où, avec l’accord de cette personne physique ou morale, une personne physique dépourvue de résidence fixe est inscrite.
La personne qui accepte l’inscription d’une autre personne à titre d’adresse de référence s’engage à faire parvenir à celle-ci tout courrier ou document administratif qui lui est destiné.
L’obligation pour les personnes qui n’ont pas de résidence de s’inscrire aux registres de la population au moyen d’une inscription à une adresse de référence tend à ce que ces personnes ne perdent pas le lien qui les rattache à l’administration, et notamment aux services sociaux, ainsi qu’aux tiers, qui ne seraient plus en mesure d’entrer en contact avec elles (Doc. parl., Chambre, 1995-1996, n° 122/1, p. 3). Il est précisé qu’« il s’agit de porter remède à de telles situations, tout d’abord dans l’intérêt de ces personnes », mais également « dans l’intérêt des tiers, créanciers, adversaires en justice, ou autres et dans l’intérêt de l’administration, pour renforcer l’exactitude de son contrôle et l’efficacité de ses services » (ibid.).
B.3.4. L’article 1er, § 2, alinéa 5, de la loi du 19 juillet 1991 prévoit que « les personnes qui, par manque de ressources suffisantes n’ont pas ou n’ont plus de résidence et qui, à défaut d’inscription dans les registres de la population, se voient privées du bénéfice de l’aide sociale d’un centre public d’aide sociale ou de tout autre avantage social, sont inscrites à l’adresse du centre public d’aide sociale de la commune où elles sont habituellement présentes ».
B.3.5. Par un arrêt du 12 octobre 2020 (ECLI:BE:CASS:2020:ARR.20201012.3F.2), la Cour de cassation a jugé que seules peuvent demander leur inscription à une adresse de référence, sur la base de l’article 1er, § 2, alinéa 5, de la loi du 19 juillet 1991, les personnes visées à l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, de la même loi, à savoir « les Belges et les étrangers admis ou autorisés à séjourner plus de trois mois dans le Royaume, autorisés à s’y établir, ou les étrangers inscrits pour une autre raison conformément aux dispositions de la loi du
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15 décembre 1980 ». Il s’en déduit qu’un étranger en séjour illégal ne peut en principe pas être inscrit à l’adresse du CPAS de la commune où il réside habituellement.
B.4. Il appartient à la Cour de déterminer s’il est discriminatoire qu’un étranger en séjour illégal qui est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine ne puisse pas être inscrit à l’adresse du CPAS.
B.5.1. Le Conseil des ministres et le CPAS de Schaerbeek allèguent que la question préjudicielle repose sur une interprétation erronée de l’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, en cause, de la loi du 19 juillet 1991, et qu’elle n’appelle dès lors pas de réponse.
B.5.2. Selon le Conseil des ministres, la disposition en cause distingue uniquement les personnes inscrites aux registres de la population et celles qui ne le sont pas, en ce sens que seules les personnes relevant de la première catégorie peuvent bénéficier d’une adresse de référence auprès du CPAS dans les conditions visées à l’article 1er, § 2, alinéa 5, de la loi du 19 juillet 1991. La disposition en cause n’a en revanche pas pour objet de créer une quelconque identité de traitement entre les personnes en séjour illégal, qu’elles se trouvent ou non dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine.
Le Conseil des ministres soutient que la juridiction a quo ne tient pas compte de l’objectif poursuivi par l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991, qui n’est pas d’octroyer une aide sociale sous la forme d’une adresse de référence, mais d’instituer une obligation pour les personnes concernées de s’inscrire dans les registres de la population de la commune et de solliciter éventuellement, à cet effet, l’obtention d’une adresse de référence auprès du CPAS.
B.5.3. Le CPAS de Schaerbeek soutient quant à lui que la mission du CPAS à l’égard d’un étranger en séjour illégal se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente.
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B.5.4. Étant donné que les exceptions soulevées par le Conseil des ministres et par le CPAS de Schaerbeek concernent en réalité le bien-fondé de l’identité de traitement visée dans la question préjudicielle, l’examen de ces exceptions se confond avec celui du fond de l’affaire.
B.6. Le principe d’égalité et de non-discrimination n’exclut pas qu’une différence de traitement soit établie entre des catégories de personnes, pour autant qu’elle repose sur un critère objectif et qu’elle soit raisonnablement justifiée. Ce principe s’oppose, par ailleurs, à ce que soient traitées de manière identique, sans qu’apparaisse une justification raisonnable, des catégories de personnes se trouvant dans des situations qui, au regard de la mesure critiquée, sont essentiellement différentes.
L’existence d’une telle justification doit s’apprécier en tenant compte du but et des effets de la mesure critiquée ainsi que de la nature des principes en cause; le principe d’égalité et de non-
discrimination est violé lorsqu’il est établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
B.7. L’article 57, § 2, alinéa 1er, 1°, de la loi du 8 juillet 1976 prévoit que la mission du CPAS à l’égard d’un étranger en séjour illégal se limite à l’octroi de l’aide médicale urgente.
Par ses arrêts n° 80/99 du 30 juin 1999 (ECLI:BE:GHCC:1999:ARR.080) et n° 194/2005
du 21 décembre 2005 (ECLI:BE:GHCC:2005:ARR.194), la Cour a jugé que, si la mesure consistant à supprimer l’aide sociale à tout étranger ayant reçu un ordre de quitter le territoire est appliquée aux personnes qui sont dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de donner suite à l’ordre de quitter la Belgique, elle traite de la même manière, sans qu’existe une justification raisonnable à cet égard, des personnes qui se trouvent dans des situations fondamentalement différentes : celles qui peuvent être éloignées et celles qui ne peuvent l’être, pour des raisons médicales.
Il s’ensuit que l’étranger qui est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de quitter le territoire doit pouvoir bénéficier de l’aide sociale. L’article 57, § 2, alinéa 1er, 1°,
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précité, doit être interprété comme ne s’appliquant pas à cet étranger (voy. également Cass., 15 février 2016, ECLI:BE:CASS:2016:ARR.20160215.5).
B.8. Comme il est dit en B.3.2, le mécanisme de l’adresse de référence réglé à l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991 a été créé en vue de permettre aux personnes dépourvues de résidence fixe de s’inscrire dans les registres de la population, comme elles en ont l’obligation.
Seules les personnes qui sont inscrites dans les registres de la population ou qui doivent l’être peuvent prétendre à une adresse de référence.
Certes, l’inscription à l’adresse du CPAS de la commune où elle est présente habituellement, à titre d’adresse de référence, d’une personne visée à l’article 1er, § 1er, 1°, de la loi du 19 juillet 1991 est une forme d’aide sociale qui permet à cette personne de bénéficier de l’ensemble des droits, notamment sociaux, qui, en fonction des réglementations, dépendent d’une inscription dans les registres de la population, et de ne pas être marginalisée sur le plan administratif. Il n’en demeure pas moins que cette inscription réglée à l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991 est un mécanisme étroitement lié à l’inscription dans les registres de la population des personnes concernées et séjournant légalement en Belgique.
B.9. Compte tenu de ce qui précède, il est pertinent que les étrangers en séjour illégal soient exclus du mécanisme de l’adresse de référence réglé à l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991, indépendamment de la question de savoir s’ils se trouvent ou non dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans leur pays d’origine. En effet, dans les deux cas, l’étranger ne séjourne pas légalement en Belgique et ne peut pas être inscrit aux registres de la population. La circonstance qu’en matière d’aide sociale, une juridiction a constaté que l’étranger est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine ne conduit pas à une autre conclusion, dès lors qu’une telle décision n’a pas d’incidence sur le statut de séjour de l’étranger.
B.10. Pour le surplus, il n’est pas établi que l’identité de traitement soulevée dans la question préjudicielle produise des effets disproportionnés à l’égard des personnes concernées, dès lors que la juridiction a quo a établi que celles-ci peuvent bénéficier de l’aide sociale
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complète, à l’exception de l’adresse de référence réglée à l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991. En outre, la question préjudicielle ne porte pas, comme le précise le Conseil des ministres, sur le point de savoir si l’intéressé peut être inscrit à l’adresse du CPAS au titre de l’aide sociale matérielle visée à l’article 57 de la loi du 8 juillet 1976, compte tenu de ce que, comme il est dit plus haut, la limitation à l’aide médicale urgente n’est pas applicable à l’intéressé, dans la situation dans laquelle il se trouve.
Enfin, conformément à l’article 9ter de la loi du 15 décembre 1980 « sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers », l’étranger en séjour illégal « qui souffre d’une maladie telle qu’elle entraîne un risque réel pour sa vie ou son intégrité physique ou un risque réel de traitement inhumain ou dégradant lorsqu’il n’existe aucun traitement adéquat dans son pays d’origine ou dans le pays où il séjourne, peut demander l’autorisation de séjourner dans le Royaume auprès du ministre ou son délégué ». En cas de décision favorable, le cas échéant après que l’intéressé a introduit un recours devant le Conseil du contentieux des étrangers, le séjour devient légal et, si les conditions sont remplies, l’étranger peut être inscrit à l’adresse du CPAS de la commune où il est présent habituellement, sur la base de l’article 1er, § 2, de la loi du 19 juillet 1991.
B.11. L’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 est compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il ne permet pas d’inscrire à l’adresse du CPAS de la commune où il est présent habituellement, à titre d’adresse de référence au sens de cette loi, l’étranger en séjour illégal qui est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine.
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Par ces motifs,
la Cour
dit pour droit :
L’article 1er, § 1er, alinéa 1er, 1°, et § 2, alinéa 1er, de la loi du 19 juillet 1991 « relative aux registres de la population, aux cartes d’identité, aux cartes des étrangers et aux documents de séjour » ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il ne permet pas d’inscrire à l’adresse du CPAS de la commune où il est présent habituellement, à titre d’adresse de référence au sens de cette loi, l’étranger en séjour illégal qui est dans l’impossibilité absolue, pour des raisons médicales, de retourner dans son pays d’origine.
Ainsi rendu en langue française et en langue néerlandaise, conformément à l’article 65 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le 29 juin 2023.
Le greffier, Le président,
F. Meersschaut P. Nihoul